Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
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"La boutique de malédiction": Jean Boucher et l'hypocrisie
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2013
Luc Racaut
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie Luc Racaut Newcastle University Le 31 décembre 1589, le duc d’Aumale s’adresse ainsi au Pape Sixte V : « nos plus grands ennemis se meslent entre nous, prenans mesme visage de Catholicques, pour couvertement praticquer la ruyne de nostre religion » 1 . D’emblée la Ligue se présente comme l’union des catholiques authentiques contre les protestants, bien sûr, mais également contre les hypocrites qui prétendent être catholiques mais ne le sont qu’en apparence. Au premier abord, il est facile d’identifier ceux-ci comme étant les ‘politiques’ restés fidèles au roi. La remarque d’Aumale reflète néanmoins une préoccupation antérieure à la Ligue dont on trouve déjà les traces dans les deux premières décennies des guerres de religion. La Ligue ne serait qu’un symptôme particulièrement marqué d’une crise identitaire du catholicisme français qui commence avec l’émergence de la réforme protestante et se poursuit au dixseptième siècle avec la controverse janséniste 2 . Même si cette préoccupation n’est pas spécifique à la Ligue, elle est particulièrement développée chez ceux qui deviennent « les ligueurs de l’exil » pour avoir refusé le compromis avec Henri IV, avec leur chef de file Jean Boucher 3 . La dissimulation, l’hypocrisie et le parjure sont des thèmes cruciaux pour comprendre son œuvre et sa pensée qui eut une postérité et un écho indéniable, même si les ligueurs sont souvent relégués au rang de perdant et jeté dans la poubelle de l’histoire. L’œuvre de Boucher se situe dans une perspective plus longue que la seule contestation de la légitimité d’Henri IV, en amont aussi bien qu’en aval de son abjuration en 1593. Aux dix-neuvième et vingtième siècles elle est souvent placée dans le contexte d’une longue durée de la contestation du pouvoir royal avec pour ligne d’horizon téléologique la Révolution française 1 Aumale à Sixte Quint, Paris, 31 décembre 1589 ; Nicolas Le Roux, Un Régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III, 1 er août 1589. Paris : Gallimard, 2006, p. 166. 2 Politics and Religion in Early Bourbon France. Alison Forrestal et Eric Nelson, éd. New York : Palgrave Macmillan, 2009 ; Anthony D. Wright, The Divisions of French Catholicism, 1629-1645 : ‘The Parting of the Ways’. Farnham : Ashgate, 2011. 3 Robert Descimon et Jose Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil : le refuge catholique français après 1594. Paris : Champ Vallon, 2005. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 83 18.12.13 08: 12 84 Luc Racaut et l’exécution de Louis XVI deux siècles plus tard 4 . Comme l’a souligné récemment Denis Crouzet, on peut faire remonter ce mouvement en amont à Louis XII ; les règnes de Charles IX et d’Henri III étant des étapes successives d’une désacralisation graduelle du pouvoir royal 5 . Celle-ci se serait manifestée à des moments symboliques importants : l’abolition de la cérémonie des écrouelles sous Henri III et le sacre précipité de Louis XIII, sans que la procession du corps du roi défunt Henri IV ait eu lieu, comme l’a fort bien souligné Ralph Giesey 6 . À ce titre l’autopsie du corps de Charles IX peut également être versée comme pièce à ce dossier, la nécessité de démentir la rumeur d’empoisonnement ayant été capitale alors que le pouvoir royal se trouvait de nouveau fragilisé par la mort prématurée d’un roi. Bien que l’autopsie fût restée secrète, les rumeurs qui circulent alors dans les milieux protestants sur la sudation de sang comme preuve quasi médico-légale de sa responsabilité dans le massacre de la St Barthélemy sont bien le signe que le corps du roi est le réceptacle symbolique des maux du royaume 7 . Ce n’est qu’avec difficulté que les Bourbons réinventent le corps symbolique du roi, avec un succès mitigé, à la cour de Louis XIV. L’invective dont Henri III fut l’objet pendant la Ligue ne serait donc qu’une étape parmi d’autres dans ce long processus de déconsidération de la sacralité de la personne royale qui culmine avec son assassinat en 1589. L’œuvre de Boucher constitue à juste titre un jalon important de cette histoire, brossant un portrait des rois comme parjures, hypocrites et dissimulateurs. Le portrait d’Henri III que brosse Boucher transforme les rois thaumaturges en sorciers malveillants, s’appropriant volontiers les histoires fabuleuses qui circulent lors des persécutions des premiers chrétiens au sujet des empereurs païens, et même en-deçà dans la tradition vétérotestamentaire, sur les rois assyriens. Mais au-delà de la désacralisation de la personne royale, que la tradition protestante aurait inaugurée et que la Ligue aurait reprise à bon compte, on peut deviner une problématique plus profonde de la symbolique des corps comme signes de la sincérité ou de l’hypocrisie : si les rois de France en ont fait les frais, quel impact a-t-elle pu avoir sur l’ensemble des laïcs et des clercs 8 ? 4 Mark Greengrass, « Europe’s ‘Wars of Religion’ and their Legacies ». Communication personnelle du 23 novembre 2011, à paraître. 5 Denis Crouzet, « From Christ-like King to Antichristian Tyrant : A First Crisis of the Monarchical Image at the Time of Francis I » dans Ritual and Violence : Natalie Zemon Davies and Early Modern France, Past and Present. Graeme Murdock, Penny Roberts et Andrew Spicer, éd. Supplément n°7 (2012), pp. 220-40. 6 Ralph Giesey, « Royal Ceremonial and the Advent of Absolutism », dans Rulership in France, 15 th -17 th Centuries. Ralph Giesey, éd. Aldershot : Ashgate, 2004, pp. 251-68. 7 Article à paraître dans French History. 8 Le Roux, Un régicide, pp. 94 et 199. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 84 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 85 Un lieu commun de la première modernité réside dans l’idée que les corps en général, et celui des rois en particulier, doivent porter les signes extérieurs de leur état intérieur : chez les Protestants pour qui le corps de Charles IX porte la preuve de sa culpabilité du massacre de la St Barthélemy comme chez les ligueurs en ce qui concerne Henri III. Au même titre que le châtiment des suppliciés qui s’inspire de la tradition vétérotestamentaire le corps devient un signe qui signifie le crime. La justice humaine se fait l’instrument de la justice divine en reportant sur le corps la marque du crime, à plus forte raison si le corps ne montre aucun signe extérieur de corruption intérieure. L’unicité thomiste entre les lois naturelles, divines et humaines pose comme une évidence le crime de lèse-majesté humaine et divine comme étant « contre-nature » et le corps du supplicié, déformé, écartelé, morcelé par le truchement du châtiment en devient un signe. Or avec l’émergence de la Réforme apparaît une sorte de crise sémiotique du corps, et de nombreux auteurs dénoncent une contradiction entre l’intérieur (le signifié) et l’extérieur (le signifiant). Ceci est une préoccupation fondamentale et une source d’angoisse indéniable pour les polémistes catholiques qui se lamentent sur l’impossibilité de distinguer les protestants des bons catholiques. Ainsi Gentian Hervet, auteur antiprotestant notoire proche des Guise, écrit en 1561 dans le sillage des premiers soubresauts des guerres de religion : Et si bien ils [les Juifs] sont alienez de la vraye religion, on les auroit aussi en tel estime qu’ils meritent et fuyroit on leur conversation, et pour les mieux cognoistre ils auroient leur marque, comme ils ont es autres pays.... Mais vous..., vous estes tellement meslez parmy les autres que... on est contrainct bon gré mal gré de converser avecques vous, et neantmoins vostre conversation est si contagieuse que la peste ne l’est pas plus 9 . Un autre « rite de violence » des guerres de religion aurait eu comme fonction de démontrer l’iniquité des protestants en déformant leur corps jusqu’à les rendre méconnaissable : montrer les « monstres » 10 . Cette problématique d’indifférenciation se retrouve dans les récits des martyrologues protestants pour qui la violence est précisément aveugle et sans discrimination et peut frapper les catholiques 11 . Chez Jean Boucher, on retrouve cette problématique au plus fort de la Ligue dans son discours sur le règne d’Henri III mais 9 Gentian Hervet, Apologie ou defense contre une reponse des Ministres de la nouvelle eglise d’Orleans. Paris : Nicolas Chesneau, 1561, fol. L5 v°-L6 r°. 10 Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence : Religious Riots in Sixteenth-Century France ». Past and Present, 59 (1973), 51-91. 11 Jean Crespin. Histoire des martyrs : persecutez et mis à mort pour la verité de l’Evangile, depuis le temps des Apostres jusques à l’an 1597. Genève : [les héritiers d’Eustache Vignon], 1597, fol. 456a-b. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 85 18.12.13 08: 12 86 Luc Racaut également dans sa contestation de la légitimité de la conversion d’Henri IV. En 1614 il compile une somme, sorte de généalogie de la trahison qu’il fait remonter à Judas Iscariote, d’où les ligueurs tirent l’anagramme ‘de Valois’ se transformant en ‘O le Judas’ 12 . Boucher remarque que, à l’instar de Judas dont les entrailles se répandent sur le sol (même si la tradition retient surtout sa pendaison), Henri III est touché au ventre par Jacques Clément : Judas Prince des hypocrites, qui se pendit par le col, & creva par le ventre … Et depuis peu de temps, pour revenir aux Princes, Henry de Valois III. Apres tant de parjures & hypocrisies, tue par le ventre, comme l’on scait 13 . Les ligueurs font de Clément un instrument de la providence divine qui frappe là où les hommes ont pêché alors que la justice humaine, à l’image du prince, est devenue inopérante 14 . Boucher commence ses sermons de la simulée conversion prêchés dans sa paroisse de Saint-Merry en août 1593 sur cette remarque significative qui est martelée dans l’œuvre comme une scansion : Car Dieu commence a l’interieur, & le simulé à l’exterieur. Dieu commence a ce qui est verite, & le simule commence a l’umbre. Ce que Dieu cherche le premier, ce qu’il convertit le premier, ce qu’il habite & illumine, ce qu’il possede le premier, c’est le cœur & les entrailles 15 . Les viscères (le cœur en particulier) sont posées comme principales vectrices de la révélation divine et le ventre est reconnu comme attestant de la vraie nature d’un individu, comme en témoignent les paroles d’une parisienne en 1596 rapportées par Descimon et Ibáñez : « une femme … lance au lieutenant de la milice bourgeoise venu effectuer la saisie : ‘espagnol dans le ventre, comme il l’avait este auparavant’ » 16 . Reprenant l’antijudaïsme ins- 12 Anonyme, Le faux-visage découvert du fin renard de la France. Toulouse : s. n., 1589, fol. A1 v° ; Jean Boucher, Le Mystere d’infidelité commencé par Judas Iscarioth, premier Sacramentaire, renouvelé & augmenté d’impudicité, par les Heretiques ses successeurs, & principalement par ceux de ce temps. Châlons : 1614. 13 Jean Boucher, Sermons de la simulee conversion et nullité de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Juillet, 1593. Sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, Attendite a falsis Prophetis, etc. Matth. 7 Prononcez en l’Eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au neufiesme dudict mois. Par Me Jean Boucher Docteur en Theologie. Paris : G. Chaudière, 1594, fol. B2 v°. 14 Le Roux, op. cit., p. 313. 15 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. A8v° ; « j’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair ». Ezéchiel 36 : 26. 16 Descimon et Ruiz Ibañez, op. cit., p. 100 ; pour reprendre une expression favorite de Paul Veyne, le christianisme « prend aux tripes » ; Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394). Paris : Michel, 2007, pp. 312-94. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 86 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 87 titutionnel dont Hervet fait preuve en 1561, Boucher cite la seconde épitre aux Romains de Paul (2 : 28) pour illustrer l’idée que l’intérieur du corps est un gage de sincérité contrairement aux apparences extérieures : Et de dire que la seule mine suffise, pour dire un homme Catholique, cela est un atheisme trop lourd, & condamné par l’escriture qui dict : ce n’est pas ce qui se voit qui fait le Juif, ni la marque visible dans la chair qui fait la circoncision, mais c’est ce qui est caché qui fait le Juif, et la circoncision est celle du cœur, celle qui relève de l’Esprit et non de la lettre … c’est assez declarer que l’exterieur ne suffit. Je demande donc quels sont ces signes 17 . Boucher puise ces signes de duplicité chez les politiques dans le registre familier du monde renversé, que l’on retrouve fréquemment dans la polémique des premières guerres de religion : « Quelle discorde concordante … ? La nuict est elle faicte lumiere, la suye miel, & le fiel sucre ? …. O Evangile renversé ! … la glace est chaude … le feu est froid … la neige est noire » 18 . Par-delà le monde renversé, c’est un monde inversé, le dehors en dedans et le dedans en dehors, dont Boucher veut témoigner. C’est précisément l’absence de signes extérieurs d’une corruption intérieure qu’il déplore et la dissimulation serait le pire des péchés dont l’origine est le protestantisme : « Si du costé du levant, on sçait la resolution du Consistoire de Geneve, Qu’il est loisible, pour eviter un inconvenient, & accommoder les affaires de la religion, de dissimuler sa religion » 19 . À la quinzième partie du second sermon, Boucher en vient au principal, c’est-à-dire aux catholiques qui se rallient à la cause d’Henri IV : Mais venons aux Catholiques, qui ont esté de la partie, & qui y ont operé comme les autres. Et voyons tant en general, qu’en particulier, quels arbres ils peuvent estre, pour produire quelque bon fruit. Or pour les descrire en general, de quelque qualité qu’ils soient, Ecclesiastiques ou Laïques, je ne voy à quoy plus doucement & gratieusement on les puisse comparer, sinon à ceux qui estant de mesme religion, combattoient contre David 20 . Après une longue exposition déclinant le parallèle entre le conflit entre politiques et ligueurs et l’épisode vétérotestamentaire de la révolte de Saul contre David, Boucher conclut que les politiques sont pires que les hérétiques. Décrivant l’hérésie comme « la boutique de malediction » : 17 Boucher, op. cit., fol. F3 v°. 18 Ibid., fol. G5 r°-v°, G6 r°. 19 Ibid., fol. G7 v°. 20 Ibid., fol. G8 v°-H1 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 87 18.12.13 08: 12 88 Luc Racaut Le repaire des Lamies, des Centaures & Satyres, si la caverne des loups, si le lac des serpens, des lezars, couleuvres & bestes venimeuses, si le trou d’enfer, si le puys de l’abysme, d’où sort la fumée qui obscurcist l’air, & ternist le Soleil, si la cloaque d’ordure, puanteur, & immondicité 21 . Mais il conclut que les catholiques qui supportent et soutiennent les hérétiques sont bien pires que ces derniers reprenant l’idée force de la Ligue que ses pires ennemis ne sont pas les hérétiques mais les catholiques hypocrites. « Mais si l’on vient au special, si on penetre plus avant au particulier » poursuit Boucher pour fustiger ceux qui avaient partagés ses opinions avant de retourner leur veste, ses « frères ennemis » dont il aurait plus à se plaindre que les autres 22 . En effet, en 1593 les ligueurs doivent faire un choix difficile : reconnaître l’absolution d’Henri IV comme légitime ou fuir le royaume. Alors que Jean Boucher choisit la seconde possibilité, d’autres prélats que l’on qualifie volontiers de « prélats politiques » se rangent à la cause d’Henri IV. Pour Boucher, c’est le comble de l’hypocrisie alors que plusieurs d’entre eux avaient souscris à l’édit d’Union en 1588 et aux bulles du pape Grégoire XIV qui renouvellent l’excommunication d’Henri IV en 1591. C’est le cas, par exemple de René Besnoit, que l’on retrouve aux côtés du roi lors de la cérémonie d’absolution et qui contribue à la campagne de légitimation du pouvoir royal et à la réconciliation des parisiens avec leur roi 23 . Au-delà donc du roi, ce sont les prélats qui l’entourent et par extension les laïcs qui reconnaissent le roi et l’acclament lors de son entrée triomphale dans Paris que Boucher fustige. Les sermons de Boucher se placeraient donc dans un système ecclésiologique cohérent, propre à la Ligue, dont les enjeux dépasseraient la simple déconsidération du nouveau roi et l’appel à la croisade des princes catholiques (Philippe II en tête) contre lui. Les historiens n’ont souvent retenus de l’œuvre de Jean Boucher que la dimension polémique qui se place dans la longue durée de la désacralisation de la personne royale et la sécularisation de la société française. Les héritiers de la révolution française n’auront retenus, dans un exercice de mémoire sélective, que les aspects participatifs ou électifs de la conception ligueuse de la monarchie en laissant la notion profondément conservatrice de peuple comme ‘corps du christ’ de côté. Or c’est un véritable projet d’état dans l’Église, un retour aux conceptions moyenâgeuses de la sacralité du roi dont le peuple se porterait garant (vox populi vox dei), que proposent les ligueurs face à une église dans 21 Ibid., fol. H7 v°. 22 Ibid., fol. H8 r°. 23 Thierry Amalou. « Deux frères ennemis, deux sensibilités catholiques : les prédications de René Benoist et de Gilbert Génébrard à Paris pendant la Ligue (1591-1592) ». Communication personnelle, à paraître. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 88 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 89 l’état dont on fait l’origine, de façon anachronique, de la loi de séparation de 1905. Paradoxalement c’est la vision ligueuse de l’Église qui paraît anachronique, en regard de « l’autonomisation de la raison politique » qu’inaugurent les édits de pacification, sorte de « bricolage » face à un pluralisme religieux qui s’inscrit pour la première fois dans la durée 24 . Mais ce n’est qu’a posteriori qu’on a pu faire cette évaluation, et les ligueurs sont en fait bien plus proches, en 1594, de la conception de l’Église des prélats soi-disant politiques, obligés pour des raisons contingentes propres aux guerres de religion de se ranger à la voix de la raison dont Henri IV, après une campagne de propagande rondement menée, devient l’incarnation. Les fréquents emprunts de Boucher à la tradition vétérotestamentaire des rois d’Israël et au Moyen-âge, qui constitue pour lui un âge d’or, témoignent d’un conservatisme qui n’était peut-être plus très courant. Mais cela serait compter sans la myriade de textes et de sermons qui s’opposent, pendant plus de trois décennies, aux édits de pacification avec laquelle Jean Boucher se trouve en résonnance 25 . On doit ici rendre hommage au génie de l’appareil de propagande monarchique, qui mériterait à lui seul une étude systématique, qui à partir de 1594 se met en branle pour faire de la Ligue le repoussoir d’une politique de réconciliation entre catholiques et protestants qui s’impose alors comme une évidence. L’ « oubliance » que prône Henri IV concernant les violences des guerres de religion s’étend également aux écrits et libelles, d’ailleurs interdits sans grande efficacité par la succession d’édits de pacification qui précédent l’Edit de Nantes, et inclue une amnistie pour les anciens opposants au régime 26 . Le discours du roi au parlement pour l’enregistrement de l’Edit de Nantes est un véritable pensum pour ceux qui s’opposeraient encore à lui et mêle la douceur aux menaces : « ce que j’en ay fait est pour le bien de la paix. Je l’ay faite au dehors, je la veux au-dedans » 27 . 24 Olivier Christin, Les Paix de Religion : l’autonomisation de la raison politique. Paris : Seuil, 1997. 25 Luc Racaut, Hatred in Print : Catholic Propaganda and Protestant Identity during the French Wars of Religion. Aldershot : Ashgate, 2002. 26 On peut faire un rapprochement avec la guerre civile espagnole et el pacto de olvido mis en place en 1975 à la mort de Franco afin de faciliter la transition démocratique en Espagne, qui n’a été que récemment remis en question par le gouvernement Zapatero en 2005 afin d’entériner une loi sur la récupération de la mémoire historique afin de rendre justice aux victimes du franquisme. 27 Discours d’Henri IV au parlement de Paris, pour l’enregistrement de l’édit de Nantes, le 7 janvier 1599 reproduit dans Eric Nelson, « Royal Authority and the Pursuit of a Lasting Religious Settlement : Henri IV and the Emergence of the Bourbon Monarchy » dans Politics and Religion in Early Bourbon France. Forrestal et Nelson, éd. New York : Palgrave Macmillan, 2009, pp. 107-31, pp. 124-27. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 89 18.12.13 08: 12 90 Luc Racaut Le fait que l’amnistie ne s’étend pas aux « ligueurs de l’exil », condamnés par contumace, en font des victimes expiatoires idéales pour la majorité des catholiques dont on doute qu’ils se soient rangés de façon si prompte à la vision du roi de raison. En amont de cette politique expiatoire, les sermons de Jean Boucher sur l’hypocrisie sonnent comme une mise en garde même si la postérité en a fait un perdant. Dès 1589 le fin renard de la France évoque la thématique de l’ennemi intérieur évoqué par d’Aumale dans sa lettre au Pape, et pointe du doigt les politiques qui prennent l’eucharistie comme les vrais catholiques, mais complotent sous cape pour la ruine de l’Église : Les fins renards (comme nos politicques, avec leur prince) traistres de nostre religion, participants de mesmes sacrements que nous, qui desirent establir sous main sur noz fleurs de lys ce relaps Henry de Navarre, pour asseoir une meilleure fortune 28 . Les politiques sont accusés de mettre en avant leur intérêt particulier devant celui du bien commun, leitmotiv de la Ligue pour justifier sa rébellion, et sont fait du même moule que le roi : on cherche ici à démarquer l’attitude de la Ligue de l’ensemble des catholiques restés fidèles au roi. Le double assassinat des frères Guise à Blois donne à l’auteur du fin renard l’occasion de marquer le contraste entre l’extérieur séduisant du monarque et l’intérieur qui renferme un cœur de pierre qu’il contraste avec le cœur des catholiques authentiques : Qui penseroit que sous les amorces & appas emmiellez ce ce traistre, soubs des paroles tant fardees & desguisees, soubs un visage acord, & facile tel qu’il luy portoit : bref soubs une si lache molesse il recelast en sa poitrine un cœur dur, adamantin, & regorgant de trahison ? Il fait convoquer des estats, mais ce sont pieges pour y surprendre les moins avisez, à telles façons & ceux qui ont l’ame & le cœur droit & sans deffiance …. Pensez, messieurs de Paris, en quel piteux desastre il s’est reduit, considerez un peu que le ver de conscience le bourrelle, & luy ronge le cœur & que les furies infernales voltigent sans cesse au tour de luy avec leurs flambeaux ardents 29 . Ce court traité se termine par un rappel de la nature thaumaturgique des rois de France, et le fait qu’Henri III ne guérit pas les écrouelles est en soi un symptôme de sa déchéance qui procède de l’intérieur de son propre corps : Les petits enfans qui ont rongez des escrouelles luy diront à deux doigts pres de son nez qu’il est incapable & inhabile de porter la couronne de 28 Anonyme. Le faux-visage découvert, fol. A3 r°. 29 Ibid., fol. B2 r°, C1 v°-C2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 90 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 91 France sur la teste, veu que il ne les peut guarir de ce mal … l’on sçait par une pratique ordinaire que les ulceres interieures sont moins guerissables que ceux apparoissent sur la superficie du corps : d’autant que la maladie est occulte, la tante est moins cogneue du chirurgien 30 . Le thème de l’adéquation entre l’intérieur et l’extérieur du corps du roi est déjà présent dès le massacre de la St Barthélémy alors que les ambassadeurs français montrent aux électeurs polonais le portrait du duc d’Anjou dont le visage ne porte pas les marques de la cruauté qu’on lui attribue 31 . C’est donc là un lieu commun qui est reconnu par les ambassadeurs français que la nouvelle du massacre qui parvient en Pologne alors qu’ils sont en pleines négociations met dans l’embarras. On connaît les nombreux signes que Boucher évoque dans La vie et faits notables d’Henri de Valois, puisque le visage et le corps du roi ne reflètent pas son iniquité : Boucher les cherche ailleurs, dans son comportement, dans la chute de la couronne de sa tête lors de son sacre et ainsi de suite 32 . Sa rupture avec la couronne en 1589 ne fait qu’ébaucher les thèmes que Boucher développe plus tard, alors que l’assassinat du roi entraine précisément ce que les ligueurs redoutaient le plus : l’avènement d’un protestant sur le trône. L’expérience de l’exil n’a pas émoussé le radicalisme de Boucher, comme son « Mystere d’infidelité commencé par Judas Iscarioth » publié en 1614, en témoigne. Au-delà de la sincérité du monarque c’est aussi celle des anciens compagnons de voyage de Boucher qui se rallient à la cause d’Henri IV dont il s’agit : l’hypocrisie dénoncée n’est pas seulement celle du roi mais surtout celle des prélats politiques restés en France. Parmi les protagonistes connus de l’abjuration d’Henri IV, il en serait un dont Boucher aurait peut-être eu plus de raisons de se plaindre que les autres, un curé à Paris pendant la Ligue comme lui, mais qui se retrouve néanmoins dans le camp opposé après 1593 : René Benoist. Celui-ci est par ailleurs un personnage intéressant qui participe aux efforts de conciliation du cardinal de Lorraine de la première moitié des années 1560 ce qui lui vaut d’être qualifiée par Thierry Wanegffelen « d’entre deux » 33 . Son attitude ambiguë pendant la Ligue ; il est favorable à la Sainte Union et il prononce le 3 février 30 Ibid., fol. C3 v°-C4 r°. 31 Tatiana Debaggi Baranova, À Coups de Libelles : Une culture politique au temps des guerres de religion 1562-1598. Genève : Droz, 2012, p. 374. 32 [Jean Boucher], La Vie et faits notables de Henry de Valois : Maintenant toute au long, sans rien requerir : Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et Apostat, ennemy de la religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589. 33 Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève : des fidèles entre deux chaires en France au XVI e siècle. Paris : Champion, 1997, pp. 191-93. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 91 18.12.13 08: 12 92 Luc Racaut 1590 à Saint-Eustache une oraison funèbre pour les Guises assassinés ; lui fait prêter le flan à la critique puisqu’il se range au parti d’Henri IV à la suite de la conférence de Suresnes 34 . Benoist aurait eu des sympathies avec au moins certaines des positions de la Ligue (il ne pouvait être insensible à l’exécution de Marie Stuart dont il avait été le confesseur) et ses prêches et nombreux livres en français témoignent de son anti-Calvinisme. Pourtant lorsque les Seize demandent aux curés de Paris de lever des deniers auprès de leurs paroissiens pour l’effort de guerre du duc de Mayenne, on note le peu de zèle du curé de Saint-Eustache. Comme Vladimir Angelo a pu le souligner, les curés de Paris après le double assassinat de Blois se trouvent dans une situation délicate et sont contraints d’adhérer, si ce n’est qu’implicitement à la Ligue. Benoist n’approuve par ailleurs pas la résolution d’exclure le roi de Navarre de la succession au trône et il est possible qu’il ait été ‘ligueur’ malgré lui 35 . Cette estimation tient pour beaucoup du témoignage de Pierre de l’Estoile qui lui était favorable et qui rapporte quelques péripéties de la période ligueuse de Benoist qui n’aurait pas apprécié la présence d’une garnison espagnole à Paris. En février 1589, alors que les parisiens s’enthousiasment pour les processions nocturnes, Benoist est accusé d’être politique et hérétique par ses propres paroissiens : Après ces belles dévotions processionnaires, le peuple était tellement échauffé et enragé, si l’on peut parler ainsi, que les gens se levaient bien souvent de leurs lits, la nuit, pour aller chercher les curés et les prêtres de leurs paroisses et les mener en procession. C’est ce qu’ils firent, durant ces jours, au curé de Saint-Eustache [René Benoist]. Quelques-uns de ses paroissiens l’allèrent trouver, dans la nuit, et le contraignirent à se lever pour les mener promener en procession. Comme le curé leur avait fait quelques remontrances, ils l’appelèrent « Politique » et « hérétique » et, finalement, il fut obligé de leur faire passer leur envie 36 . Benoist publie d’ailleurs un traité à ce sujet en 1578 qui est réédité en 1589 et n’aurait pas approuvé l’enthousiasme des laïcs pour les nouvelles formes de dévotions (notamment celle des 40 heures) ou les confraternités 37 . Benoist 34 René Benoist, Advertissement aux François contenant les moyens de bien et paisiblement vivre suyvant I’edict de l’union. Paris : Pierre Chevillot, 1588 ; René Benoist, Advertissement touchant les prieres lesquelles sont faictes pour l’heureux succez de l’union du roy. Paris : Pierre Chevillot, 1588. 35 Vladimir Angelo, Les curés de Paris au XVI e siècle. Paris : Cerf, 2005, pp. 486-94. 36 16 février 1589 ; Pierre de L’Estoile, À Paris pendant les guerres de religion. Pierre Papin, éd. Paris : Arléa, 2007, pp. 246-47. 37 René Benoist, Traicté des processions des chrestien. Paris : M. de Roigny, 1575 ; René Benoist, De l’institution et de l’abus survenu es confraries populaires. Paris : Nicolas Chesneau, 1578. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 92 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 93 est de ceux qui se rallient volontiers à la cause du roi et il met sa plume au service de la reconnaissance de sa légitimité même si c’est pour l’encourager à faire la guerre à ses anciens coreligionnaires 38 . Le fait qu’il ait été nommé à la chaire de Troyes en 1593, en récompense de services rendus à la couronne, en fait une cible privilégiée de Boucher. Il l’identifie indirectement lorsqu’il mentionne les prélats présents à Saint-Denis lors de l’abjuration : L’autre qui n’est de la qualité, & se dict allé par delà, non comme Prestre ou Pasteur, mais comme Docteur seulement, pour instruire les Prelats, corrige un peu le plaidoyé, & dict qu’il est en beau chemin … Vray est, que depuis ce dernier Docteur a usé de son privilege ordinaire, qui est de changer de discours quand il veut, & fusse en un mesme sermon, soubs-ombre qu’il dict, qu’il ne se veut enferrer, & veult tomber comme les chats dessus ses pieds, comme il a fait icy par ses patentes, ou plustost bulles à son Papat 39 . Comme le rapporte son biographe, Benoist aurait en effet eu une attitude ambiguë vis-à-vis d’Henri IV et aurait prêché contre lui le 26 avril 1593 peut être par dépit de ne pas avoir été invité à la conférence de Suresnes. L’Estoile rapporte qu’une atmosphère très hostile entoure la conférence, y compris des appels de prédicateurs pour « rompre les intelligences qu’avait le Bearnais dans la ville, et la purger des Politiques et Semonneux » 40 . Or dès 1591, un libelle visant Benoist recommande aux Seize de « se défier d’un si dangereux renard tenant secrètement le parti du roi Henri de Bourbon » l’accusant de servir d’espion au roi 41 . Sans aller jusqu’à prendre au sérieux cette source, on peut imaginer la pression qui devait s’exercer sur les curés parisiens alors que la ville était pleine de menace de conspiration et que le 38 René Benoist, Advertissement à tous Francois d’obeir et recognoistre pour leur roy très chrestien Henry IIII. Troyes : Jean Moreau, 1594 ; René Benoist, Admonition et increpation apologétique contre ceux qui malicieusement ou trop legierement et imprudemment calomnient les uns nostre s. Pere le pape et les autres nostre Roy. Troyes : Jean de Ruau, 1595 ; René Benoist, Exhortation de prier Dieu éternel pour nostre roy tres-chrestien Henry IIII. Lyon : Benoist Rigaud, 1595 ; René Benoist, Remonstrance et exhortation au roy tres-chrestien Henry IIII de faire chrestiennement, vertueusement et constamment la guerre aux hérétiques et schismatiques. Rouen : Richard l’Allemand, 1595. 39 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. F5 r° ; Émile Pasquier, René Benoist : Le Pape des Halles 1521-1608. Genève : Droz, 1970, p. 217. 40 22-25 avril 1593 ; Pierre de L’Estoile. Papin, éd., p. 406. 41 Jean de La Mothe, Le reveil matin et mot du guet des bons catholiques, enfans de l’Eglise, apostolique et Romaine, unique espouse de Jesus Christ. Auquel y a la composition d’une aposume et triaque fort necessaire pour remedier à la maladie presente de la France. Douai : Jérôme Bourcier, 1591 ; introuvable cité par Pasquier, René Benoist, p. 217. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 93 18.12.13 08: 12 94 Luc Racaut doute planait sur leur allégeance. Toujours est-il que Benoist est un de ceux qui attaquent les placards publiés contre la conférence de Suresnes en mai alors qu’une trêve de dix jours avait été prononcée 42 . Comme beaucoup, Benoist aurait été ligueur de circonstance et change de ton alors que l’issu de la conférence semble assurée, et il est difficile de distinguer des propos tenus oralement de ce que Benoist a publié. On peut cependant revenir sur son habileté et sa capacité à s’adresser par écrit à plusieurs auditoires à la fois que l’on retrouve dans la période précédente, alors qu’on peut dire sans équivoque qu’il avait été « moyenneur » 43 . La longévité de sa carrière atteste également de sa capacité à s’adapter à différentes circonstances ce qui lui vaut d’être décrit dans l’historiographie comme une girouette, tantôt modéré tantôt boutefeu 44 . La popularité de Benoist auprès de ses paroissiens et sa nomination à l’évêché de Troyes (bien qu’il n’y siégeât pas) sont des sources supplémentaires de moqueries pour Boucher : À peine ont veu la pointe des clochers de leurs Dioceses, qui ne disent Messe ny Matine, & autres de mesme farine … les discoureurs a deux ententes, & qui se vantent de faire le chat, qui tombe tousjours sur ses pieds, les Papes par fantaisie, les escloyeurs de ministres, & qui puis courent apres, les escrivains brouillepapier, les vieux fondateurs d’heresie, les preneurs pris à la pipée, & les converstisseurs convertis 45 . Sans vouloir épiloguer sur la sincérité particulière de Benoist, que l’on peut rapprocher à cet égard de son premier patron le Cardinal de Lorraine tout aussi controversé, la sincérité en général est centrale à l’élaboration de l’identité ligueuse. L’affrontement de deux idéologies, de conceptions ecclésiologiques opposées, que représente le conflit entre ligueurs et « politiques » fait ressurgir à la fin du seizième siècle des angoisses qui apparaissent dès le début des guerres de religion. La préoccupation entre l’intérieur et l’extérieur reflète une crise de la foi, un désenchantement du monde, propre à la Ligue mais dont Boucher rend paradoxalement les « politiques » responsables. 42 Pasquier, ibid., p. 220 ; Papin, op. cit., pp. 407-08. 43 Luc Racaut, « Le sacrifice de la messe en France avant le concile : ni Rome ni Genève ? » dans Le bon historien sait faire parler les silences : hommages à Thierry Wanegffelen. Fabien Salesse, éd. Toulouse : Méridiennes, 2012, pp. 311-30. 44 Barbara Diefendorf, Beneath the Cross : Catholics and Huguenots in Sixteenth-Century Paris. Oxford : Oxford University Press, 1991, p. 151. 45 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. I1 v°-I2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 94 18.12.13 08: 12
