eJournals Oeuvres et Critiques 38/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
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Le soldat du Christ. Jean Boucher et militantisme catholique dans La Couronne mystique

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2013
Amy Graves-Monroe
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Le soldat du Christ. Jean Boucher et militantisme catholique dans La Couronne mystique Amy Graves-Monroe University at Buffalo, The State University of New York Jean Boucher ne fait pas les choses à moitié. À l’époque où la Ligue est au plus fort de son pouvoir, son engagement dans les activités de la Sainte Union est total. Le curé tonne alors ses sermons passionnés et envoûtants dans sa paroisse de Saint-Benoît et incite tout Paris avec ses prédications audacieuses et ses positions outrées contre Henri III, souverain qu’il vitupère et dénigre en chaire suivant ses convictions ainsi que les billets de la Montpensier. Les imputations d’hypocrisie, de dissolution et de sacrilège qu’il lance dans la Vie et Faits notables de Henry de Valois 1 se joignent à la vague d’accusations de ses coreligionnaires. Son enthousiasme est tel qu’il inspire, chez le modéré Pierre de L’Estoile, tour à tour de la répugnance, de l’incompréhension et - cela est révélateur - un profond malaise. Même l’assassinat du roi, que Boucher semblait avoir préconisé dans son De Justa Abdicatione, n’a su moduler sa ferveur ni encourager le militant catholique à repenser sa position 2 . De toute apparence sous presse au moment du coup de couteau de Jacques Clément, l’apologie latine pour le tyrannicide n’a pas été frustrée de l’approbation de son auteur, qui ose doubler sa mise en faisant réimprimer l’ouvrage avec une préface et deux chapitres supplémentaires. Voilà que Boucher actualise l’ouvrage et l’accorde au diapason d’une nouvelle réalité politique. La résistance contre le pouvoir jugé illégitime se pérennise donc dans la pensée du monarchomaque ligueur ; Boucher se plonge dans ses Sermons de la simulée conversion pour mettre en doute la validité de l’abjuration d’Henri IV, et par extension l’autorité royale, et fait une surenchère en 1 La Vie et Faits notables de Henry de Valois, tout au long, sans rien requerir. Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite & Apostat, ennemy de la religion Catholique, s. l., 1589. Édition critique moderne établie et annotée par Keith Cameron, Paris : Champion, 2003. 2 Voir l’étude de Frederic Baumgartner, Radical Reactionaries : The Political Thought of the French Catholic League. Genève : Droz, 1976, pp. 123-144 mais aussi pp. 101-22 et Charles Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, seconde édition corrigée. Paris : Durand, 1883. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 95 18.12.13 08: 12 96 Amy Graves-Monroe publiant l’Apologie pour Jean Chastel à la suite de l’attentat contre la vie du Vert Galant qui commençait à regagner son royaume et les cœurs du peuple. Le refuge et l’exil du curé engagé sont les conséquences inéluctables du refus de battre la retraite sur le plan idéologique. Il ne s’agit pourtant pas d’un énergumène. Sa position de recteur de l’université de Paris, son influence en Sorbonne et son érudition lui confèrent une autorité indiscutable et empêchent que le curé Catholique soit pris pour un insensé. L’auteur du De Justa Abdicatione est dangereux dans la mesure où il jouit encore de quelque crédit. Il ne faut pas pour autant caractériser le curé ligueur comme raisonnable ; au contraire, la truculence du personnage a forcé une brève période de refuge parmi le restant de la Ligue à Amiens et la conviction inébranlable a fini par lui mériter une existence marginalisée à Tournai où il a vaqué à ses fonctions d’archidiacre et de chanoine et où il a soigneusement maintenu son réseau espagnol et ultramontain. C’est ce dernier, cet homme de l’exil et de la défaite cuisante, qui nous livre le portrait du pénible vieillissement du fanatisme ligueur et qui nous offre un regard sur les difficultés inhérentes dans l’effort de maintenir, face à l’éloignement géographique et au passage du temps, l’intensité d’une conviction née dans la crise. L’urgence de Boucher change de caractère, mais s’obstine et rencontre de nouveaux objets ; son discours radical continue à gêner et à importuner tant que l’auteur refuse de disparaître et ainsi prendre avec lui le souvenir d’une période fâcheuse. Au quatrième âge, Boucher est à la recherche de valorisation, cherchant à s’associer encore une fois à quelque chose de plus grand. Le désœuvrement semble le travailler, et la perspective d’une croisade et du renouvellement des efforts pour extirper l’hérésie a de quoi ravir le vieil homme d’Église. Il met la main à la plume pour donner forme à son enthousiasme. Pénétré d’un mysticisme poussé, La Couronne mystique, ou Dessein de chevallerie chrestienne, pour exciter les princes Chrestiens à rendre le debvoir à la pieté Chrestienne contre les ennemis d’icelle : et principalement contre le Turc 3 , annonce un programme ambitieux dont on reconnaît l’énergie comme appartenant à Jean Boucher, mais peut-être pas les principes hermétiques et les croyances absconses. Loin d’être une anomalie dans l’œuvre de Boucher, ce traité de la miles Christi s’insère dans un courant de la Réforme catholique en pleine expansion entre 1616 et 1625. La Couronne mystique figure parmi les œuvres de piété et d’érudition catholique émanant de la mouvance jésuite qu’Adrien Quinqué publiait alors. 4 L’ouvrage paraît en deux éditions, dont la première, 3 Tournai : Adrien Quinqué, 1623. 4 Quinqué était au début de sa carrière à Tournai à l’époque de cette édition. Il devient l’imprimeur du magistrat, et s’acquiert progressivement le marché des éditions scolaires pour le Collège. Il prend le monogramme des jésuites. Charles- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 96 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 97 datée de 1623, semble avoir été principalement destinée aux autorités de Tournai, le pape et le duc de Nevers. Une version plus dépouillée de cette même édition porte la date de 1624, 5 et à La Couronne mystique survit en un petit nombre d’exemplaires qui sont conservés principalement dans les bibliothèques religieuses ou royales 6 . L’ouvrage de Boucher vise à encourager les efforts de Charles de Gonzague, duc de Nevers, de fonder sa Milice chrétienne et ensuite partir en croisade contre le Turc avec l’appui du Père Joseph, l’« Éminence grise » de Richelieu. Les enseignements mystiques qui animent La Couronne mystique signalent une intensification des idées politiques et religieuses de Boucher. En effet, le document nous met devant le constat - assez surprenant d’ailleurs - que la pensée de Jean Boucher sur le fondement du pouvoir ainsi que les conditions de la légitimité de celui-ci a un fort soubassement de violence symbolique. Quoique le projet de croisade qui prend forme dès 1616 soit une authentique entreprise militaire, très peu est dit dans La Couronne mystique sur l’engagement armé proprement dit et le symbole emblématique que propose Boucher aux futurs croisés exerce tout son pouvoir au niveau de l’acte mystique de signification. Nous voudrions proposer, au cours de cette étude, de voir dans La Couronne mystique une sublimation des idées sur l’autorité, le pouvoir et le militantisme catholique auxquelles Boucher tenait déjà à la fin du XVI e siècle. Il s’agit de montrer que le monarchomaque catholique quitte momentanément la question de Joseph Voisin, Monseigneur le vicaire-général, donne des détails sur les impressions imprimées par Quinqué dans un inventaire des œuvres de Boucher dans sa « Notice sur le chanoine Jean Boucher » dans Mémoires de la Société Histoire et Archéologique de Tournai, t. IV, pp. 101-20, Tournai : Malo et Levasseur, (mai 1856), p. 114 et F. F. J. Lecouvet offre des précisions bibliographiques dans son Tournay littéraire, ou recherches sur la vie et les travaux d’écrivains appartenant par leur naissance ou leur séjour à l’ancienne province de Tournay-Tournésis. Gand : L. Hebrelynck, 1861, pp. 267-303. Voir aussi la notice sur Quinqué dans le catalogue des impressions tournaisiennes d’E. Desmazièles, « Bibliographie Tournaisienne ». Bulletins de la Société historique et littéraire de Tournai, vol. 18, pp. 116-383 et suite vol 19, Tournai : Vve H Casterman, 1880, et plus particulièrement ‘Adrien Quinqué et sa veuve. 1620-1676’, t. XVIII, pp. 166-257 pour la liste des impressions de cette officine. Les deux états de La Couronne mystique sont les n° 75 et n° 79, respectivement, pp. 173-75. 5 Il s’agit d’un cancellans qui omet le frontispice, l’épître au magistrat de Tournai et un titre légèrement remanié. 6 L’Abbé Sepher en a possédé un exemplaire qu’il a annoté de sa main (Aix), la Bibliothèque de la Sainte Geneviève conserve une copie, et Amiens, une ville où Jean Boucher n’est certes pas un inconnu, en possède un autre, par exemple. Lecouvet a travaillé avec l’exemplaire que Jean Boucher a offert à l’abbaye de Saint-Denis-en-Brocqueroie (op. cit., p. 204). Il semble que cet ouvrage ait été destiné à un cercle assez restreint. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 97 18.12.13 08: 12 98 Amy Graves-Monroe l’illégitimité en faveur d’un traitement de la nature de l’établissement de la légitimité, cherchant alors dans le mysticisme à asseoir l’imperium sur des bases sémiotiques qui confirment la primordialité de la Nouvelle Alliance comme le contrat social de base. Il s’agit de comprendre les possibilités du pouvoir selon les idées de la légitimité qui sont particulières à la Ligue et, par là, sonder ce qui sépare la pensée monarchomaque catholique de son incarnation protestante. Destins et destinataires La Couronne mystique n’est compréhensible qu’à travers les trois dédicataires et donc principaux destinataires de l’ouvrage. En tête de son tome pesant qui compte presque mille pages, Boucher adresse, en premier lieu au pape Grégoire XV et ensuite aux « Rois, Princes, et Souverains de Chrestienté », des dédicaces élogieuses qui poussent à l’action et qui sondent la nature de la foi et du devoir qui interpelle le chrétien. Une troisième épître se trouve intégrée au corps de l’ouvrage et présente le cinquième et dernier livre de La Couronne mystique : adressée « À la Noble et Saincte Milice, de Chevaliers Chrestiens, nouvellement erigée, pour courir sus à l’impieté, spécialement du Turc, et de toute la secte Mahometane : Et au très-illustre Prince promoteur d’icelle, Monsieur Charles de Gonsague, et Cleves, Duc de Nevers… » 7 , la lettre fixe le destin des destinataires de l’ouvrage comme des champions élus qu’attendaient les fidèles. Boucher place son appel à Nevers et aux chevaliers de la Milice chrétienne à la suite de tant de présages, de prophéties, de vaticinations, de manifestations astrologiques dans le ciel, et de promesses divines, qu’il présente la croisade et l’élection de son chef comme l’aboutissement inévitable d’un mouvement dévot robuste, plutôt que l’entreprise moribonde et sans avenir qu’elle était en réalité en 1623. Grégoire XV est trépassé avant de recevoir formellement le volume que Boucher lui adresse, mais son successeur Urbain VIII a dû considérer l’exemplaire de La Couronne mystique comme un encouragement à poursuivre le projet de croisade que l’on pressait le Saint Siège à mettre sous son égide depuis l’ambassade du Père Joseph auprès de Paul V 8 . Dans un écrit destiné à accompagner la présentation de La Couronne mystique et par là à réaffecter l’ouvrage au nouveau pontificat 9 , Boucher réitère son message sur l’urgence 7 Couronne mystique, p. 819. 8 Voir Gustave Fagniez, « Le Père Joseph et Richelieu. Le projet de Croisade (1616-1625) ». Extrait de La Revue des Questions historiques, octobre, 1889. Paris : Bureaux de la Revue, 1889. 9 Jean Boucher, De idonea quae nunc est, Urbano VIII. Pontifice supra illam quæ sub Urbano II. fuit sacri pro restituenda Orientis Ecclesia contra Turcam gerendi belli tempes- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 98 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 99 de la guerre contre le Turc. Selon Boucher, Urbain VIII y est lié grâce au nom qu’il partage avec le pontife qui a lancé la première croisade et il lui incombe de continuer la sainte initiative de son homonyme contre l’infidèle. L’aspect le plus fascinant de ce geste est le soin avec lequel Boucher maintient le prétexte de La Couronne mystique : l’auteur fait la présentation solennelle d’un symbole vénérable dont la redécouverte récente coïncide de façon hautement significative au moment de la reconstitution d’une milice sainte pour combattre l’hérésie. Le symbole de la couronne mystique demeure à tout moment la fixation de Boucher, car elle représente le signe visible du Deum trinun 10 capable de confondre les trois ennemis de l’Église, à savoir les athées, les hérétiques et les infidèles. Le pouvoir signifiant du symbole, résultat des conditions de la trouvaille mystérieuse, confère à la couronne de curieuses propriétés actives ; le texte de Boucher et les démarches de son propos donnent une impression assez singulière. Grégoire XV, quant à lui, ne saurait disparaître complètement, car loin de vouloir effacer le pape défunt, Boucher semble conserver l’esprit des projets entamés au cours des trois courtes années du règne de Grégoire. Ce dernier avait, en 1622, formalisé la Sacra Congregatio de Propaganda Fide et la double mission de celle-ci de semer et de défendre la foi. Jean Boucher, à toute évidence, se croyait instrumental dans l’exécution de ce devoir ; le projet de croisade qu’il voyait avec consternation perdre son souffle était à ses yeux le moyen de garantir le succès de la mission de la Congrégation 11 . L’apparition de la couronne mystique, que Boucher compare à l’Arche du Testament qui « estonnoit les ennemis », est « un hiéroglyphique ancien, tiré tate : desque commodo ad hoc ipsum pro sacra militiae visibili symbolo Circuli Trinuni dudum inventi, sed nuper reperti, qui Corona Mystica dicitur, usu. Tournai : Adrian Quinque, 1623. Voir E. Desmazièles, art. cit., pp. 173-74 (catalogue n° 76). 10 Cette désignation latine pour les trois aspects de Dieu réunis dans la Trinité est populaire dans les cercles d’alchimistes et de mystiques, et notamment chez les personnages comme Guillaume de Postel, comme le note Jean-Pierre Brach : « Cet Un ou Être, simultanément premier et ultime, se trouve naturellement assimilé au Dieu trinun qui déploie et rassemble à la fois, dans l’unité de l’Intelligibilité absolue (rapportée au Saint-Esprit), le Connaissant (Père) et le Connu (Fils) », « Le Petit traité de la signification ultime des cinq corps reguliers ou éléments de l’éternelle vérité de Guillaume Postel », pp. 223-44, Documents oubliés sur l’alchimie, la Kabbale, et Guillaume Postel offerts à François Secret. Genève : Droz, 2001, p. 225. Boucher l’emploie dans le titre de cet ouvrage destiné au pape, mais il l’avait aussi utilisé dans La Couronne mystique ; nous y voyons donc une trace des lectures dont le vieux ligueur se nourrit à l’époque. 11 « Et d’autant plus soubs V. S…. sonne la trompette Apostolique, pour exciter l’univers, par la sommation qu’elle faict à tous, de contributer à ce grand œuvre, que Dieu luy a mis dans le cœur, DE LA PROPAGATION DE LA FOY … », La Couronne mystique, fol. a2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 99 18.12.13 08: 12 100 Amy Graves-Monroe d’une pièce antique, en forme de Couronne d’espines » 12 . Citant le Psaume 119 (120), Boucher parle de cet emblème comme le « charbon de genevre » (braise des genêts) qu’il couve dans son sein et il utilise la métaphore du feu qui rompt la nuée pour décrire les effets de l’émergence de la couronne de la poussière de l’antiquité ainsi que du plus profond de son cœur. Cantique du pèlerin, le Psaume 119 (120) insiste sur le discours de la paix 13 et ce mot revient souvent sous la plume de Boucher dans son plaidoyer pour la croisade. Le dévouement à la paix est affirmé sans la moindre ironie - voire, l’insistance sur ce point nous dit tout sur une vision du monde où les chrétiens sont en état de guerre tant qu’il existe des athées, des hérétiques et des infidèles. Les métaphores de « l’endormissement » des chrétiens, et du « réveil » qui parsèment La Couronne mystique font comprendre que la grande erreur fut de croire qu’il existât du tout l’état de paix. C’est donc comme un objet qui arrache au sommeil qu’il faut comprendre l’apparition de la couronne d’épines, et la comparaison que fait Boucher entre sa trouvaille sainte et les cris d’Eurêka ! Eurêka ! d’Archimède 14 illustre l’intensité de l’inspiration liée au saint objet. Face à l’énorme responsabilité de la découverte, Boucher assume la fonction de ‘mercure’ qui transmet le message de la couronne mystique aux têtes couronnées d’Europe. La Couronne mystique envisage la collaboration militaire et spirituelle à l’échelle européenne qui prendrait la forme d’une alliance entre la France et l’Espagne. Des chapitres entiers, voués aux présages sur ces nations glorieuses et à l’exégèse des textes mystiques, renferment la dimension politique de l’œuvre. La coopération des pays, prédite par Michel de Nostredame entre autres illustres 15 , 12 Ibid., fol. a2 v°. Il est à noter que Jean Boucher publie son Arche du Testament, ou l’object d’éternelle adoration Par le double sacrifice de la Croix et de l’Autel… Tournai : Adrian Quinqué, 1635 ; l’intérêt du vieil archidiacre pour ce symbole continue à nourrir son étude. 13 « Aussi qu’estant messager, non de troubles entre les Chrestiens, ains de paix et amitié : non de fraude et simulation, ains de sincérité et candeur : non de schisme et division, ains de concorde et union, dont cete COURONNE est le signe : et union non oysive ou endormie, ains active et vigoureuse (telle que JÉSUS - CHRIST couronné, en la maniere des victimes du temps jadis, allant au combat de la croix) pour courre sus aux ennemis de celuy, qui donnant la paix aux siens, n’oublie quant et quant de leur mettre le glaive en main, pour combattre ses revelles, à qui de tout temps il jure la guerre… », fol. e2 r°. 14 Ibid., fol. e1 r°-v°. 15 « Le cocq royal resveille le lyon » est un vers de provenance incertaine qui a déjà été utilisé dès 1612 pour célébrer l’alliance Franco-Espagnole, donc Jean Boucher ne fait que suivre des textes qui l’ont précédé. Voir à ce sujet le chapitre « Le mirage de croisade » dans Alexandre Haran, Le lys et le globe : messianisme dynastique et rêve impérial en France au XVI e et XVII e siècles. Seyssel : Champ Vallon, 2000, pp. 293-98, où il commente le phénomène et plus particulièrement ce passage de La Couronne mystique. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 100 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 101 est donc « divinement commencée » 16 . Il faut se garder, à notre sens, de prendre la présence de ce présage comme une simple manifestation de l’hispanophilie de son auteur ou de supposer que l’archidiacre de Tournai ne fait que songer à sa pension espagnole. Derrière l’idée d’union se trouve sûrement aussi le rêve impérial d’instaurer un règne en Terre Sainte qui réunirait les grandes puissances Catholiques. Par conséquent, c’est aussi une occasion pour Boucher de porter la discussion de l’imperium sur le terrain supranational et illustrer l’utilité d’un modèle du pouvoir basé sur la communauté des fidèles et, par extension, sur la foi partagée. Naturellement, la qualité de cette affinité entre en relation directe avec la pureté de cette foi, et nous nous retrouvons à la case départ : le bien-être de l’état, nous rappelle Boucher dans les premiers chapitres de La Couronne mystique, repose sur la piété. Chez Boucher, la piété ne se résume pas à de simples pratiques vulgaires ou à la gestuelle stérile, mais comprend une notion plus abstraite et plus active de la dévotion, de la parole vivante et du dévouement à la vie menée sur les traces du Christ. La couronne mystique représente la piété objective puisqu’elle est symbole, mais il faut y joindre la subjective qui « est la vertu de pieté résidente en l’homme » 17 pour que l’emblème réalise son potentiel. Le bien-être de l’État et l’appartenance à la communauté se calque sur le modèle de la congrégation religieuse. La question de la légitimité et de la tyrannie est, grâce à l’attelage de la piété à la santé de la chose publique, portée au niveau de la catholicité. Nous découvrons que le vrai tyran porte le turban : …ce tyran infidèle de Levant, qui nous gourmande de dehors, et nous a ravi de si belles pièces ; dont depuis quelque temps en ça, on parle, on discourt, on devise, et dont s’eschauffent les esprits, des grands, petits, et mediocres, jusqu’à en minuter et dresser des chevaleries, solliciter des supposts, enrôler des champions 18 . La croisade s’inscrit alors dans la logique de la résistance légitime contre le tyran ; la Milice chrétienne mène la révolte contre le Turc car les catholiques européens ne souffriront plus l’oppression de l’infidèle. Du coup, l’image d’Henri III comme un Turc enturbanné - étoffe de la polémique ligueuse 16 « Predictions nouvelles, déclaratives des anciennes pour l’effect que dessus, par l’alliance de France et Espaigne » et « Bien-seance particuliere és Royaumes de France et Espaigne. Alliance à cét effect, nécessaire entre ces deux, divinement commencée », La Couronne mystique, pp. 758 et 803. 17 La Couronne mystique, p. 890 et seq. 18 Ibid. fol. a2r°. L’image d’Henri III en turban dans les écrits ligueurs de Jean Boucher se comprend mieux si l’on la considère à la lumière d’une lutte contre la tyrannie qui se déroule à un niveau globalisant. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 101 18.12.13 08: 12 102 Amy Graves-Monroe et calomnie que Boucher lui-même avait lancée contre le dernier Valois 19 - peut être compris comme étant plus qu’une insulte rapidement trouvée au cours d’un échange polémique féroce. Il s’avère que l’image appartient à l’idée de la tyrannie telle qu’elle s’articule dans La Couronne mystique et constitue une désignation politique et religieuse précise au sein d’une vision cohérente que Boucher nous présente de la catholicité. La lutte contre le tyran se conçoit sur un plan plus abstrait et se déroule à l’échelle supranationale. La pensée politique de Boucher peut concevoir comme préjudicielle une oppression spirituelle qui réside dans la corruption du souverain illégitime. Après tout, « the League is defensive, not offensive ; it is the organized effort of the people to defend themselves against the tyrant » 20 et le choix de Boucher en faveur de l’Espagne et de l’exil à Tournai s’explique ainsi. Cependant, à ce nouveau stade de développement, la pensée politique de Boucher s’adapte pour accommoder la tyrannie infligée par l’infidèle et la Milice chrétienne serait alors une nouvelle incarnation de la mission principale de la Sainte Union. Charles de Gonzague, duc de Nevers, est le destinataire privilégié de l’ouvrage de Boucher et le personnage est inséparable de la découverte, l’explication, la signification et l’usage de La Couronne mystique. Le chef de l’Ordre de la Milice chrétienne est la clé de cet effort de résistance contre l’autorité illégitime de l’infidèle en Terre Sainte. Dans la lettre que Jean Boucher adresse à l’Ordre et à son chef, l’auteur de La Couronne mystique fait allusion au lignage de « l’illustre sang des Palaeologues, jadis Empereurs de Constantinople » 21 . Descendant direct d’Andronic II, empereur Byzantin, Charles de Gonzague pouvait prétendre, en tant que petit-fils de Marguerite Paléologue de Montferrat, à la succession des Paléologues à ce trône de Constantinople. L’intervention de Nevers dans le projet est de loin la plus soutenue ; le duc s’organise discrètement selon ses intérêts dynastiques et ses convictions personnelles avant 1615, mais dès 1616 il peut compter sur l’aide du Père Joseph qui devient instrumental pour décrocher le soutien de la couronne française et pour favoriser les négociations avec le Saint Siège 22 . La sympathie entre Nevers et le Père Joseph, qui se rencontrent aux négociations de Loudun, semble avoir été immédiate. Le duc de Nevers est attiré par la vision 19 Voir Charles Labitte, op. cit., p. 48, qui commente la remarque que L’Estoile prête à Boucher que « Ce teigneux [= Henri III] est toujours coeffé à la turque […] Bref c’est un Turc par la teste ». 20 Frederic Baumgartner, op. cit., p. 136. 21 La Couronne mystique, p. 821. 22 Louis Dedouvres, Le Père Joseph de Paris, capucin. L’Eminence grise. Paris : Beauchesne, 1932, pp. 360-70. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 102 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 103 de Père Joseph 23 pour une initiative européenne d’une part et sollicité par le peuple dans la terre de ses ancêtres de l’autre. Les habitants du Magne (Morée) avaient même envoyé une ambassade envers l’héritier légitime du trône qu’ils appellent alors roi Constantin Paléologue pour l’inviter à rentrer dans ses droits et prendre comme la sienne leur cause de résistance contre le Turc 24 . Il semble que le projet de croisade ait trouvé un homme qui a les ressources, l’énergie et la dévotion pour réaliser l’initiative. Le duc de Nevers et son rôle dans ce projet de croisade est donc essentiel, car cet homme incarne le trait-d’union entre la dimension politique et la signification religieuse que Jean Boucher dessine dans son traité. C’est donc Charles de Gonzague qui permet à Jean Boucher la possibilité de choisir un champion qui puisse représenter une catholicité qui dépasse les origines nationales. La grande dédicace aux « Rois, Princes et Souverains de la Chrestienté » qui figure en tête de La Couronne mystique n’est pas le seul appel à l’autorité politique, car en tête du Livre V de l’œuvre, Boucher adresse une dédicace au duc de Nevers et ses chevaliers plus particulièrement 25 . Il désigne donc un destinataire princier qui exécutera le dessein de Dieu. Grâce à sa parenté Paléologue, le duc de Nevers pouvait prétendre à une vraie couronne byzantine - aux yeux de Boucher il est par conséquent le prince 23 L’immense fortune du duc a rendu possible une flotte de cinq vaisseaux, prête dès la fin de l’année 1620, dans un développement qui ravit le Père Joseph. Voir Jacques Humbert, « Charles de Nevers et la Milice chrétienne », « Charles de Nevers et la Milice chrétienne 1598-1625 ». Revue internationale d’histoire militaire, 68 (1987), 85-114 (p. 98). 24 L’insurrection de ces Grecs et de leurs proches voisins slaves recrutés pour l’occasion - et la promesse de 60.000 hommes pour secourir leur nouveau protecteur - devient vite l’excuse de partir en croisade contre le Turc. Voir Jules Berger de Xivrey, « Mémoire sur une tentative d’insurrection organisée dans le Magne, de 1612 à 1619, au nom du duc de Nevers ». Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1841, t. II, pp. 532-53 ; Gustave Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu (1577-1638). Paris : Hachette, 1894, t. II, pp. 120-81 ; Louis Desdouvres, Le Père Joseph, pp. 355-459 ; Jacques Humbert, art. cit. ; Benoît Pierre, Le Père Joseph : l’Eminence grise de Richelieu. Paris : Perrin, 2007 et « Le père Joseph, l’empire Ottoman et la Méditerranée au début du XVII e siècle ». Cahiers de la Méditerranée, numéro 71, (‘Crises, conflits et guerres en Méditerranée’, t. 2, en ligne), 2005, http: / / cdlm.revues.org/ 968. 25 Épitre « A la noble et Saincte Milice, de Chevalliers Chrestiens, nouvellement érigée, pour courir sus à l’impieté, spécialement du Turc, et de toute la secte Mahometane ; Et au tres-illustre Prince promoteur d’icelle, Monseigneur Charles de Gonsague, et Cleves, Duc de Nevers et de Rethelois, Pair de France, Prince du S. empire, Souverain d’Arches et Charleville, Prince de Mantoüe, Comte d’Auxerre, et S. Manehould, Viconte de S. Florentin, Seigneur de S. Valeri, Gouverneur et Lieutenant general pour sa Majesté Tres Chrestienne, és Provinces de Brie et Champagne », p. 819. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 103 18.12.13 08: 12 104 Amy Graves-Monroe chrétien qui rétablira la légitimité politique et religieuse en Terre Sainte 26 . Le destin du duc de Nevers est singulier : ce fut lui qui, ayant reçu une balle à l’épaule gauche au siège de Buda en 1602, a été l’objet d’une guérison miraculeuse 27 . Jean Boucher offre son ouvrage comme une couronne symbolique pour son armée sainte - toute personne qui porte la couronne mystique a sa part de noblesse. Ce geste épargne à Boucher la nécessité de renoncer entièrement à son ancienne opposition à la dynastie des Bourbon et de donner à Louis XIII l’honneur de la couronne mystique, car le duc de Nevers peut recevoir cette charge. Le vieux ligueur exilé maintient légèrement plus de distance du fils du Béarnais de que ses coreligionnaires restés en France 28 . Il faut donc reconnaître que Boucher a un problème diplomatique épineux, car il n’est pas séant de favoriser Nevers au détriment du roi Louis XIII. Au cours de la fin du quatrième et du début du livre cinquième de La Couronne mystique, Boucher laisse ambiguë l’identité précise de ce prince élu, préférant signaler l’ensemble des magistrats de France 29 . Afin de prouver que la France a été divinement choisie pour instaurer un règne chrétien, l’auteur de La Couronne mystique prend à témoin une prophétie décrite dans la vie de Saint Ange le Carme, Patriarche de Jérusalem. Dans ce dernier texte, mention est faite de l’arrivée d’un français élu pour les Chrétiens opprimés. Car, à côté de la prédiction d’une grande alliance des royaumes d’Europe, il y a, nous dit Boucher, des « Prophéties particulières pour la France » : 26 « …ce noble et saint hieroglyphique, je dis, ô Tres-illustre Duc, estre deu à Vostre excellence, d’autant plus justement le feray-je, qu’avec le concours qui se voit en elle, de la Noblesse d’Orient et Occident, comme celle qui venue de l’illustre sang des Palaeologues, jadis Empereurs de Constantinople, et notamment de celuy, qui le dernier en tint le sceptre, perdu depuis cent septante ans, y a joint les alliances, de tout ce qu’il y a de grand, en Italie, France, Espainge, et Allemaigne : la vocation divine qui en est, par un exemple rare et singulier, avec le zele et ferveur de mesme, qui joinct le Noble et le Sainct ensemble ; en fournit un argument ; plus solide et péremptoire », Couronne mystique, pp. 820-21. 27 La Couronne mystique, p. 821. La campagne religieuse était favorisée par Henri IV, qui a encouragé la participation de Nevers. Pour comprendre la signification de la campagne et la blessure pour la vision du monde de Nevers, voir aussi Émile Baudson, Charles de Gonzague, duc de Nevers, de Rethel et de Mantou. 1580-1637. Paris : Perrin, 1947. Le duc de Nevers peut-être a-t-il songé à la symétrie avec la blessure reçue en croisade contre le Turc par Jean-sans-Peur, alors comte de Nevers à la Bataille de Nicopolis. 28 José Javier Ruiz Ibáñez et Robert Descimon nous rappelle que Boucher que « … Boucher et la Ligue ne pouvaient pas accepter le gouvernement d’Henri IV avant le rappel des Jésuites en 1603. En somme, Boucher semble avoir suivi, mais de plus loin, la même trajectoire de pensée que les dévots français… », Les Ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594. Seyssel : Champ Vallon, 2005, p. 257. 29 C’est à dire l’imperium dans le sens où l’entendait Théodore de Bèze dans le Du Droit des magistrats. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 104 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 105 S E LÈVERA EN FIN (dict J ESUS C HRIST ) UN R OY DE N ATION ANCIENNE , DE LA RACE DES F RANÇOIS , HOMME D ’ INSIGNE PIETÉ ENVERS D IEU , QUI SERA RECEU DES R OYS CHRÉTIENS QUI FERONT PROFESSION DE LA RELIGION C ATHOLIQUE ET SERA BIEN AIMÉ D ’ EUX . Sa puissance croistra par mer, et par terre. Cestuy surviendra aux affaires de l’Eglise, quand elles seront comme perdues 30 . En réalité, rien ne semblait plus ‘perdue’ que la cause de la croisade dans les années qui ont précédé la publication du texte de Boucher en 1623 : les dissensions menant à la défénestration de Prague a privé le mouvement d’une participation clé et le début de la guerre de Trente Ans avait remis les alliances si nécessaires au projet aux calendes grecques. La période entre 1621 et 1623 a vu une série de contretemps et de frustrations pour le duc de Nevers. L’arrivée d’Urbain VIII avait redonné de l’espoir à Nevers, qui se dépêche pour renouer contact avec le Saint Siège 31 et raviver les efforts de voir accepter son Ordre de la Milice chrétienne par le nouveau Pontife. Le texte de Jean Boucher vise à donner sens à la continuation des efforts ; l’auteur de La Couronne mystique couvre l’initiative de tant de discours érudits excessifs et disparates qu’il est parfois difficile de se souvenir que le propos d’origine était une proposition modeste pour l’emblème à figurer sur le blason des croisés. C’est dans ce projet de croisade que nous pouvons reconnaître ce que partage le nouveau catholique avec l’ancien. Le zèle de l’archidiacre de Tournai et celui de l’Eminence grise ne sont pas si différents sur le plan religieux, mais divergent sur le plan politique. Robert Descimon et José Javier Ruíz Ibañez font le rapprochement : Certes, Jean Boucher, en quatre-vingt-quinze ans, semble n’avoir rien appris ni rien compris. Mais qu’on le compare à un héros national, à peine un peu sulfureux aux yeux du rationalisme national…, François Leclerc du Tremblay, le « Père Joseph », « l’éminence grise » du cardinal de Richelieu […] Les contradictions des idéaux du Père Joseph ne sont pas moindres que celles de Boucher, son contemporain et son aîné […] Mais pourquoi François Leclerc du Tremblay serait-il un plus grand homme que Jean Boucher ? Parce que le Père Joseph allait dans le sens de l’histoire nationale française et Boucher contre 32 . 30 Couronne mystique, p. 785. Boucher tire ces paroles de la Vita Sancti Angeli martyris ordinis Carmelitarum. Tommaso Belloroso, éd. Palermo : Maida et Spira, 1527. Lorsque Boucher rappelle qu’un Paléologue a été responsable de la dernière grande alliance « en Italie, France, Espagne et Allemagne », Couronne mystique, p. 821, nous pensons qu’il faut y voir une allusion à Manuel II Paléologue. 31 Jacques Humbert, art. cit., p. 101. 32 Op. cit., pp. 48-49. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 105 18.12.13 08: 12 106 Amy Graves-Monroe Le regard d’historien distingue clairement les différences idéologiques qui fixent le destin historiographique de ces deux hommes, offrant des raisons convaincantes pour le succès politique de l’habile diplomate capucin et l’exil réactionnaire du vieux ligueur. Jean Boucher ne donne aucune indication qu’il reconnaît lui-même la nature de l’écart qui séparait son idéologie de celle du Père Joseph. Il semble faire allusion à ce dernier dans un passage curieux de La Couronne mystique : Boucher raconte la rencontre des grands esprits autour de la question de la campagne contre le Turc 33 . La ‘vision en songe’, qui lie un religieux et un grand seigneur destiné à monter la campagne contre le Turc, donne un air de mysticisme à l’affinité entre le Père Joseph et le duc de Nevers. Boucher souligne que le religieux a été initialement l’objet de reproche formel, mais que l’authenticité de cette inspiration divine a convaincu le Père Général de l’Ordre d’envoyer le religieux en ambassade vers le Saint Siège pour exposer à sa Sainteté les mérites d’un Ordre de Chevalerie de la Milice chrétienne. Le Père Général des Capucins, Paul de Cézenne, adresse une obédience au Père Joseph à la fin de l’année 1615, et ce n’est qu’à la suite d’un entretien qu’il envoie son subalterne envers le pape avec une bénédiction spéciale de Saint François 34 . S’il per- 33 « Que diray-je mesme de plus précis, pour joindre le vieil et nouveau ensemble, et montrer par le mesme Esprit, qui auroit manifesté céte C OURONNE , la fin à laquelle elle est destinée, de la reprimende qui fut faicte, ce mesme jour de S. Michel, l’an 1615. en la ville de N. à un Religieux supérieur lors en son ordre, comme il disoit la messe du jour, en l’honneur de ce Prince des Anges, pour le mespris qu’il avoit faict, de l’avis donné à un aultre ja deffunct du mesme ordre, et par plusieurs fois, et qui mourant l’avoit confirmé, de la vocation d’un personnage, signalé entre les grands pour se préparer contre le Turc, et y disposer les affaires, avec commandement faict au mesme instant, audict celebrant, d’aller trouver ce Seigneur en personne, et luy en porter la parolle, voire avec signal d’un evenement, lors predict devoir avenir (et qui de faict seroit avenu) et en oultre d’une vision en songe, qu’eust ce mesme Seigneur (la nuict de devant, qu’en oüir les nouvelles) d’un Religieux de tel ordre, qui luy annoncoit telles nouvelles, qui fut le jour de S. François ? Et pour raison de quoy, sur l’advis qui fut pris, (toutes choses bien considérées) que l’inspiration n’estoit vaine, ce religieux ayant este, par l’advis de son general depesché à Rome, vers sa Saincteté, l’ordre de Chevallerie cy dessus mentionné, contre le Turc, auroit este accordé par elle ? », La Couronne mystique, pp. 864-65. Il faut croire que Jean Boucher insiste tant sur la Saint Michel car c’est le jour de l’Archange (p. 864), c’est aussi le jour du tremblement de terre de Pouzzoles en 1538 (p. 852), que nous discutons plus loin. 34 Dedouvres, Le Père Joseph, pp. 368-70, où il précise l’émission de l’obédience, l’occasion de l’entretien, l’appréciation du Père Joseph par Cézenne et la bénédiction et la mission données par ce dernier. La bénédiction est significative puisque les Franciscains avaient la Custodia Terræ Santæ. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 106 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 107 cevait les intérêts des autres partisans de Nevers tel le Père Joseph comme étrangers à ses propres préoccupations, Boucher ne le laisse pas apercevoir. Au contraire, l’auteur de La Couronne mystique semble se penser comme l’adjuvant des grands personnages, François Leclerc du Tremblay et Charles de Gonzague, duc de Nevers, qui sont appelés par Dieu pour défendre la foi. Nous voudrions suggérer que les fortunes divergentes de ces hommes résultent d’une dissemblance dans la conception de la souveraineté qui a dicté leurs choix respectifs. L’épisode de la Milice chrétienne permet de discerner la distance entre les deux positions plus clairement et d’en juger les conséquences. Il va sans dire que le Père Joseph habite un monde après Henri IV, où la question de l’État se pose surtout au niveau national mais où la possibilité d’une collaboration supranationale ponctuelle au nom de la religion serait souhaitable. L’univers de Boucher ne contient rien qui corresponde à cette réalité gallicane, car il s’agit de prendre l’Eglise catholique pour partenaire principal du contrat social et le monarchomaque ligueur est plus prompt à écarter le royaume particulier comme l’élément secondaire ou superflu. Le Père Joseph, une fois que la situation politique de la guerre de Trente Ans se dessinait avec plus en plus de netteté, tourne son attention aux affaires de France et donne la priorité aux pressants intérêts nationaux, au moment même où Boucher voit au contraire les développements politiques comme la raison même d’agir. La Realpolitik qui peut ponctuellement ignorer la confession comme prétexte légitime de l’action politique est complètement étrangère à Boucher, qui ne peut se séparer du vieux modèle et pour qui l’absolutisme séculier n’a pas de sens. La couronne mystique se présente comme un objet saint qui se laisse découvrir pour rappeler les puissances politiques à l’ordre et rassembler les peuples pour la reconstitution d’une organisation qui existe au-dessus des nations et en dehors de la puissance séculière. La sibylle et la couronne d’épines : une violence symbolique La bonne compréhension du message porté vers les Catholiques par la couronne mystique exige la lecture illuminée par la foi, et le langage du symbole a trouvé son exégète en Jean Boucher : C OURONNE au surplus non muette, puisque ce livre quelque qu’il soit, luy sert de langue et trucheman, pour en descouvrir les secrets, annoncer les fruicts, et en recommander l’usage 35 . 35 Couronne mystique, fol. a5r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 107 18.12.13 08: 12 108 Amy Graves-Monroe Devant la complexité de la signification de l’objet, il s’agit avant tout d’un travail de déchiffrement qui fait parler le blason de la Milice chrétienne. La couronne mystique retrouve sa voix grâce à Jean Boucher qui connaît les mystères du symbole et les prophéties qui l’entourent 36 . Pour comprendre la fonction de ce symbole pour Boucher, et, accessoirement, comment ce symbole figure comme la cristallisation de son idée de l’imperium au sein de la dernière phase de sa pensée politique, il faut faire quelques détours dans les chapitres curieux de l’œuvre et entrer dans l’antre de la sibylle. Les conditions de la découverte de la couronne mystique et la description de la couronne elle-même présentent quelques difficultés en raison de la quantité de citations et d’allusions venant de toutes les traditions. Boucher passe facilement d’un passage des Macchabées à un obélisque égyptien, ou d’un ouvrage de linguistique de Becanus à l’apparition d’une étoile dans Cassiopée, se délectant trop dans l’abondance et la diversité de ses sources pour procéder de façon très systématique. La mystification de la couronne s’opère quelque part dans la prose du mystificateur qui remplit les pages de l’œuvre, mais l’auteur nous précise qu’il s’agit d’« un hieroglyphique ancien, tiré d’une piece antique » et nous assure que la chose vient de la « poudre des ruines » 37 . Le travail de décodage de la couronne mystique commence avec le lieu et le moment du retour de cet objet vénérable. Deux événements coïncident avec la réapparition de la couronne : l’hérésie du protestantisme et un tremblement de terre à Pouzzoles. La sibylle a prédit la venue de Luther, qui est comparé à l’Antéchrist et est responsable d’avoir répandu l’hérésie 38 . La « C OURONNE [a été] descouverte du temps de Luther et Calvin pour en confondre les hérésies » et c’est sur les décombres de l’Antre de la Sibylle de Cumes après le tremblement de terre mystérieux à Pouzzoles en septembre 1538 que la couronne émerge pour signaler la gravité de l’hérésie, effectuer son avertissement et servir de bouclier pour les fidèles. Le tremblement de terre à Pouzzoles a été dévastateur pour la région proche de Cumes, de Baïes et de Naples 39 . La légende veut que le séisme a créé le Monte Nuovo au bord du lac d’Averne en un seul jour, a recouvert l’Antre de la Sibylle de Cumes de cendres et les trois colonnes du temple de 36 L’approche de Boucher s’apparente aux travaux des autres érudits dans la tradition hermétique. La métaphore ici sera reprise plus tard dans le siècle dans d’autres œuvres plus célèbres que La Couronne mystique, tel le Mutus liber. 37 Op. cit., Epître dédicatoire et p. 858. 38 La Couronne mystique, p. 689 et seq. 39 Piero Giacomo Da Toledo, Raggionamento del terremoto, del Nuovo monte, del aprimento di terra in Pozuolo nel anno 1538, e dela significatione d’essi. Naples : per Giov. Sultzbach, Alemanno, 1539. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 108 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 109 Sérapis ont été relevées de l’eau où elles restaient submergées avant 1500 40 . On a trouvé dans la région des statues devant lesquelles se sont extasiés les Antiquaires du XVI e41 . Jean Boucher commence sa description de ce lieu mystique et hautement significatif avec un passage de l’Énéide VI 42 où il s’agit de la visite de la Sibylle de Cumes et la prophétie de celle-ci. Boucher cite le passage sur la transmigration des âmes et semble considérer la chose sous l’angle pythagoricien ; la métempsycose permet à Boucher la possibilité de penser le visible et l’invisible, l’existence et l’au-delà en même temps. Le lieu est significatif, car c’est où on peut « purger les âmes » 43 . La « Sibylle d’Erythrée ou Cumeane » 44 prononce un discours dans son antre 40 Grâce, dit-on, au phénomène du bradyséisme autant que du tremblement de terre. Giulio Cesare Capaccio, Di Pozzuolo, Descritta da Giulio Cesare Capaccio Secretario dell’Inclita Città di Napoli. Naples : Appresso Gio. Giacomo Carlino et Costantino Vitale, 1607, qui a servi de source principale pour Boucher. Pour la question de la présence de la Sibylle à Cumes, voir p. 260 et seq. Voir aussi le passage sur la « grotta della sibilla » dans Lorenzo Palatino, Storia di Pozzuoli : e contorni breve tratto istorico di Ercolano, Pompei, Stabia et Pesto. Naples, Luigi Nobile, 1826 et Charles Dubois, Pouzzoles antique (histoire et topographie). Paris : Albert Fontemoing, Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1907, et plus particulièrement p. 411 et seq. 41 Les ouvrages principaux qui ont servi de source pour l’imagination de Jean Boucher sont Scipione Mazzella, Sito, et Antichità della città di Pozzuolo, et del suo amenisso distretto con la descrittione di tutti i luoghi notabili, e degni di memori, e di Cuma e di Baia, e di Miseno. Naples, nella Stamparia dello Stigliola, 1594 (pour la description de la Sibylle de Cumes, voir p. 251 et seq.) et Antonio Ferro, Apparato delle statue, nuovamente trovate nella distrutta Cuma… con la descrittione del Tempio, ove dette statue erano collocate. Naples : Tarquinio Longo, 1606 et Giulio Cesare Capaccio, Di Pozzuolo, p. 232 et seq. 42 Pour son allusion à Virgile dans le contexte de la région proche de Naples où Enée est censé avoir consulté la déesse, voir le chapitre VII du Livre cinquième de La Couronne mystique, p. 853. Virgile, L’Enéide, Paul Veynes, trad. Paris : Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012, pp. 175-212. Dans ce Livre cinquième, Jean Boucher revient à Virgile, le Livre premier de son traité contient une lecture du quatrième eclogue qui, souvent surnommé « messianique », a connu une certaine fortune dans la tradition chrétienne, Couronne mystique, pp. 119-44. Ella Bourne, « Messianic Prophecy in Virgil’s Fourth Eclogue », The Classical Journal, 11, n° 7, (Avr 1916), 390-400. 43 La Couronne mystique, p. 853. 44 C’est la faute à Blaise de Vigenère « A Cumes en Italie se monstre je ne sçay quelle chambre soubs-terraine de la Sibylle, qu’on dit avoir fort longuement vescu, et estre demeurée Vierge ; laquelle estoit Erythreienne ; mais quelques habitans d’Italie l’appelle Melanchrene » (Les Decades qui se trouvent de Tite Live, Jacques Du Puys, 1583, colonne 989, PP4 r°) mais surtout à Capaccio (op. cit.) et à Onofrio Panvinio (De sibyllis et carminibus sibyllinis) que Boucher associe la sibylle d’Erythrée et celle de Cumes, mais la persistance de cette confusion doit être plutôt volontaire, car OeC02_2013_I-137_Druck.indd 109 18.12.13 08: 12 110 Amy Graves-Monroe fumant de la vapeur des eaux thermales où l’on peut voir en acrostiche la prophétie du Christ. Jean Boucher tient ce discours prophétique d’Onofrio Panvinio, qui dans son De sibyllis et carminibus sibyllinis 45 donne la parole à la Sibylle et l’auteur de La Couronne mystique n’a pas de problème pour associer cette sibylle et la statue de la jeune femme avec la triple couronne à la main droite et le livre inscrit avec les paroles . Selon Onofrio Panvinio, qui s’est rendu sur les lieux en 1548, le temple n’y était déjà plus et il a dû demander aux habitants locaux l’état du terrain avant le tremblement de terre de dix ans auparavant 46 . L’antre de la Sibylle, nous dit Blaise de Vigénère, est une chambre où il y a un mosaïque par terre d’un ciel azur étoilé et les murs sont décorés avec des pierres précieuses 47 . C’est ce mosaïque qui permet à Jean Boucher le rapprochement entre la statue de la femme qu’il représente en gravure dans La Couronne mystique et la statue de femme avec la triple couronne dans la sépulture de Simandius 48 . La couronne mystique est une triple couronne qui représente le Dieu trinun avec trois cercles interlacés en or, en argent, et en laiton. Un des cercles est couvert épines. Sur la couronne, la devise Fide et Patientia et se croisent et avec le tétragrammaton et une croix montée complètent le cela arrange Jean Boucher que la Sibylle de Cumes selon la tradition annonce la naissance du Christ et qu’Eusèbe et Saint Augustin prêtent à la Sibylle d’Erythyrée la vaticination sur la question de l’arrivée du Messie. 45 Dans Onuphrii Panvinii Veronensis Fratris Eremitae Augustiniani Libri Tres, s. l. : 1588. Pour le poème avec « IESUS.CHRISTUS.DEI.FILIUS.SERVATOR.CRUX » ou « C C. C. . C. C .C C » en acrostiche, voir p. 24. Blaise de Vigenère mentionne aussi la prophétie en acrostiche, voir Les Decades, op. cit., colonne 980, f. PP 2r° 46 « Templum hoc usque ad nostram ætatem perduravit. Anno enim salutis MDXXXIX. terræmotu ingenti Campania terra quassata. Puteolis minutissimo pulvere, cinereque e mari surgente totum coopertum est, collisque satis editus enatus est, ubi olim celeberrimum Sibyllæ fanum fuerat. Mihi autem Puteolos Baiasque anno domini MDXLIIX. profecto, accolæ quos regionis peritos mercede conduxeram, et templi locum, et formam et ea omnia fuisse narrabant, quæ Justinus mille trecentis annis ante se vidisse scriptum reliquit, antequam arcanum id, templumque ingens terræmotus vi terra obrutum esset. De Sibyllis, p. 29. 47 Les Decades, p. 1762, fol. CCCc 2r°. 48 « et toute la voulte ou retube à demy rond, en forme de ciel, construicte de gros quartiers de pierre de taille, de dix pieds en diamètre ; enrichie de musaïque d’or et d’azur ; et semée d’infinies estoiles. Il y avoit une autre porte à l’opposite de la précédente, et encore plus enrichie de sculptures ; à l’entree de laquelle se rencontroyent trois statuës colossales de femme… Il y avait outre plus une autre statuë de femme, de trent pieds de hault ; ayant une tripe couronne, à guyse de Tyare en la teste ; pour monstrer qu’elle avoit este fille, femme, et mère de Roy », ibid., colonne 847, II 4 v°-5 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 110 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 111 centre de la coiffe qui s’élève ainsi en couronne. L’ensemble doit représenter la trinité et les qualités de cette existence trinitaire du Père du Fils et du Saint Esprit qui défient la logique, la physique et les mathématiques tout à la fois. La couronne est à rapprocher aux autres objets et symboles qui ont été portés devant les armées pour assurer la victoire : l’Arche du Testament, le Labarum de Constantin et la devise des Macchabées. Tous ces symboles précédents sont maintenant compris sous la triple couronne mystique, or le symbole grâce à sa forme, sa disposition et son rapport mystique avec la Trinité, agit sur un triple ennemi des athées, des hérétiques et des infidèles. La femme qui tient la couronne n’est pas simplement la Sibylle, nous dit Boucher, mais elle est l’Église, se tient debout sur un socle de pierre symbolique qui est la forme d’une cube de vérité. Elle donne les couronnes éternelles et soutient les couronnes temporelles 49 . Le cercle de cette couronne la figure de la piété, qui, à son tour, fonde l’état, qui se symbolise dans la couronne, qui est en forme de cercle 50 . C’est dans cette logique circulaire que l’Église fonde l’État 51 . L’association mystique et symbolique du pouvoir divin et séculier s’opère et s’accomplit dans le symbole, symbole qui doit agir selon ses propriétés actives de protection et de force dévastatrice contre l’impiété. La couronne inspire et doit « allumer le feu au cœur », elle doit aussi être le symbole capable de chasser et être le contrepoint de la marque de l’Antéchrist 52 . La couronne mystique est autant couronne de victime que heaume de soldat 53 . Jean Boucher nous avertit qu’il se livre à la « théologie des exemples », où l’on peut « exprimer les choses haultes, par les figures des choses basses, les divines par les humaines, les spirituelles par les corporelles, et les invisibles par les visibles » 54 . Cette « science des saincts » nous pose des enigmes et le travail de décodage de la couronne mystique n’est pas une activité oiseuse ; Boucher insiste sur l’utilité de la couronne et sur sa capacité de protéger, de servir de bouclier, d’épouvanter, d’allumer le cœur du croisé, d’assurer 49 La Couronne mystique, p. 900. 50 Ibid., p. 901. 51 « Et par ainsi l’Eglise figurée aussi par le cercle, non moins que la PIETE , et non moins que Dieu mesme : indice qu’il est pour l’Eglise, de mesme qu’il a este dit cy dessus pour la PIETE , et religion, de son unité, antiquité, durée, victoire, et universalité : ne se doit aussi moins dire, que par la description de céte Couronne, fondée au cercle, est montré que comme la PIETE fonde l’Estat, ainsi l’Eglise fonde l’Estat », La Couronne mystique, p. 902. 52 Ibid., pp. 929 et 924. 53 « en forme d’armet ou de heaume, ou de casque ou de bonnet de fer, affin de percer de tous costez, hault et bas le sacré chef, de cet agneau immaculé, de ce mouton pis au buysson, qui le tenoit arresté aux cornes… », ibid., p. 918. 54 Ibid., p. 826. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 111 18.12.13 08: 12 112 Amy Graves-Monroe la victoire. Elle comprend aussi tous les éléments où se fusionnent la victime et le champion, et où se réunissent, de façon mystique, les secrets du pouvoir divin et du pouvoir séculier. Le monarchomaque ligueur est devenu mystique, mais la violence symbolique qu’il nous dessine dans La Couronne mystique est puissante et agressive, prolongeant la pensée radicale du De Justa abdicatione et sublimant son impératif de lutter contre le tyran. La résistance légitime contre la tyrannie spirituelle se manifeste dans une violence symbolique et un acte de lecture belliqueux. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 112 18.12.13 08: 12