Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Introduction
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Béatrice Jakobs
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Introduction Béatrice Jakobs « …que la postérité douteroit si ce seroit une Histoire, ou un roman » 1 Qui entre de nos jours dans une librairie, soit en France, en Italie ou en Allemagne, tombera assez vite sur le rayon des romans historiques : positionnés dans un lieu privilégié du magasin, s’alignent des volumes dont les pages sont peuplées de médecins et de moines, d’artisans, de filles malheureuses, de grands seigneurs…, tous issus des époques passés, a priori le Moyen Âge et le XVII e siècle. De même sur internet : qui fait entrer « roman historique » comme mot de recherche, aura bientôt le choix entre des centaines de textes plus ou moins récents, traitant l’Histoire. Parmi les auteurs de ces œuvres, on trouvera aussi bien ceux connus, tels que Ken Follett 2 et Noah Gordon 3 , écrivains anglophones dont les romans historiques sont des best-sellers depuis une bonne vingtaine d’années que ceux d’auteurs moins célèbres qui n’ont publié qu’un ou deux romans historiques à succès. Ce sont par exemple Ildefonso Falcones, auteur de La catedral del Mar, paru en espagnol en 2006 et bientôt traduit dans plusieurs langues européennes 4 ; Robert 1 Huet, Pierre Daniel, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », Segrais, Jean Regnault, Zayde. Histoire espagnole. Avec un traité de l’Origine des Romans. Paris : Barbin, 1670, 99. Pour la signification de l’œuvre cf. la deuxième partie de cette introduction (« La vieille question… »). 2 Parmi les romans de Ken Follett, The Pillars of the Earth (1989) aussi bien que sa « suite » World Without End (2007) sont certainement les plus célèbres. Ces deux romans furent traduits en plus de 30 langues (versions françaises : Les piliers de la terre ; 1990 ; Monde sans fin (2008), le premier a servi de base à un jeu de société et un film - ce qui prouve de nouveau sa popularité. 3 Ce sont surtout les trois romans (historiques) formant la trilogie de la famille Cole (The Physician/ Le médecin d’Ispahan (1986, tr. frç. 1988/ 2003), Shaman/ Shaman (1992, tr. frç. 1994/ 2004) et Matters of Choice/ Une femme médecin de campagne (1996, tr. frç. 1996/ 1998) qui firent connaître l’auteur et lui valut le prix littéraire « Fenimore Cooper » pour le meilleur roman historique de l’année 1991/ 1992). 4 Cf. Ildefonso Falcones, La catedral del Mar, 2006. La version française (La cathédrale de la mer) fut publiée - comme celle en anglais en 2009 ; les versions allemandes et italiennes parurent dès 2007. OeC01_2014_I-102AK2.indd 3 OeC01_2014_I-102AK2.indd 3 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 4 Béatrice Jakobs Merle, créateur de la série Fortune de France 5 - ou Rebecca Gablé, autrice allemande d’une série de romans historiques concernant le XII e siècle anglais. 6 Fait remarquable : les romans historiques qui sont au centre du fascicule présent - pour ainsi dire les ancêtres des œuvres de Gordon, Merle et autres - ne se trouvent presque jamais rangés dans le rayon en question mais, selon les librairies, disposés avec d’autres œuvres du même écrivain dans un classement souvent alphabétique. 7 Ce qui les unit aux premiers n’est pas seulement l’intérêt de leurs auteurs pour telle ou telle période du temps passé, mais encore un certain « mélange » entre les fruits de leur recherche historique d’un côté et celles de leur imagination créative de l’autre. 8 Mais tandis que la relation entre ces deux ingrédients nécessaires à un roman historique fut pendant de longs siècles la pierre d’achoppement du genre - nous reviendrons là-dessus - ce rapport ne semble plus poser de grands problèmes aux lecteurs modernes. Si l’on en croit les commentaires en ligne, 5 La série Fortune de France, en treize volumes fut créée par Robert Merle entre 1977 et 2004. Pendant cette période, la majorité de ces livres furent traduits en allemand, mais ni en anglais, ni en italien ou espagnol. Un an avant sa mort, qui mit fin à la série, Merle obtint le prix Jean Giono pour cette « grande fresque d’un siècle d’Histoire de France à partir des guerres de religion » ; Wolfe, Mélanie, sur http: / / www.republique-des-lettres.fr/ 10481-robert-merle.php (29/ 03/ 2014). 6 Rebecca Gablé a publié son premier roman historique Das Lächeln der Fortuna en anglais en 1997 ; jusqu’à présent, huit autres romans à succès ont suivi dont Der Hüter der Rose en 2005 qui lui a valu le prix « Walter Scott » en 2006. Plusieurs livres de Gablé ont été traduits en anglais mais ni en espagnol, ni en italien ou français. On peut donc supposer que la décision de traduire un roman (historique) dans une autre langue dépend dans certains cas des thèmes traités : puisque les œuvres de Gablé se focalisent sur l’histoire anglaise, on les rend accessibles à un public anglais, la série de Fortune de France par contre ne fut traduite qu’en allemand car le conflit catholico-protestant - pendant de longs siècles - fut virulent en Allemagne et ainsi plus intéressant pour un public assez hétérogène quant aux confessions professées que pour celui presque uniformément catholique en Espagne ou en Italie. 7 Certainement, cela ne vaut pas pour la série des Colombes du Roi (Anne-Marie Desplat-Duc, 2005-2013), sujet de la contribution de Frederike Rass « Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine ». Mais comme les jeunes lecteurs de la série de Desplat-Duc sont pour ainsi dire les héritiers des commentateurs cités ci-dessous, ayant comme eux un goût pour le passé, les remarques concernant les romans historiques de nos jours et les prédilections des lecteurs valent souvent de même pour les Colombes. 8 Cette définition lato sensu du roman historique nous servira désormais de base argumentative. Elle ne considère pourtant que l’existence d’une liaison des deux composantes dans un ouvrage sans déterminer ni la qualité de cette jonction, ni des seules composantes. Pour les difficultés à définir cette forme romanesque cf. la deuxième partie de la présente introduction (« La vieille question… »). OeC01_2014_I-102AK2.indd 4 OeC01_2014_I-102AK2.indd 4 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 5 ceux-ci apprécient justement ce mélange typique, accentuant cependant l’importance de l’exactitude du fond historique. A propos des Piliers de la terre de Follet par exemple, on lit : Il s’agit d’une œuvre remarquable sur bien des aspects. Les bâtisseurs de cathédrale sont un support, pour ne pas dire un prétexte, pour nous présenter une fresque historique de l’Angleterre moyenâgeuse et féodale du XII e siècle. Celle-ci est rendue avec beaucoup de détails et précisions, qui donnent au récit un grand réalisme et une grande légitimité ; on mesure le travail considérable de recherche et de documentation auquel s’est livré l’auteur avant d’entamer son talentueux exercice romanesque. 9 Un autre lecteur loue de même « le contexte historique précis et très renseigné » du roman et ajoute - peut-être avec en mémoire des souvenirs désagréables de ses cours d’histoire à l’école - « et tout ça sans jamais nous ennuyer » 10 . Un lecteur enthousiasmé établit aussi ce lien entre la lecture d’un roman historique des volumes de Fortune de France et l’enseignement scolaire : Revivre l’histoire des Valois et le début des Bourbons, sans retourner sur les bancs du lycée ; se forger un vocabulaire décalé et désuet mais tellement imagé qu’il en paraît évident (méfiance, parfois vous le réutiliserez…) ; voilà à quoi nous invite Robert Merle dans cette saga qui se lit à grande vitesse tant l’histoire de France, déjà palpitante en elle-même, est ici sublimée. Invité au chevet de nos Rois, nous devenons les témoins privilégiés d’un siècle mouvementé. […] 11 Réviser de façon agréable ses leçons d’histoire ou même en apprendre quelques aspects nouveaux : voilà la raison qui fait lire ces lecteurs, qui s’intéressent aux faits historiques, mais sans trop se soucier des limites exactes entre fiction et réalité. 9 « Un pilier du roman historique » ; commentaire de « Hervé » (05/ 02/ 2005) ; http: / / www.amazon.fr/ Piliers-Terre-Ken-Follett/ dp/ 2253059536/ ref=sr_1_1 ? s=books ie=UTF8&qid=13911204&sr=1-l&keywords=les+piliers+de+la+terre (29/ 03/ 2014). 10 Ibid., commentaire de « Stephane du 23/ 08/ 2008 (29/ 03/ 2014). 11 « De l’histoire en perfusion », commentaire de « nanardstef » (18/ 06/ 2002) ; http: / / www. amazon.fr/ Fortune-France-l-Robert-Merle/ dp/ 2253135356/ ref=sr_1_l ? s=books &ie=UTF8&qid=1396112390&sr=1-1&keywords=Fortune+de+France (29/ 03/ 2014). Pour la question de langage à choisir pour les dialogues des personnages historiques d’un côté et le récit du narrateur d’un roman historique de l’autre, cf. de nouveau la contribution de Frederike Rass, de même celles d’Aude Déruelle « Le roman historique selon le bibliophile Jacob » et de Michael Tilby « Le roman historique des années 1830 vu à travers le personnage de Cosme Ruggieri » et la dernière partie de la présente introduction (« Quel langage utilisé ? »). OeC01_2014_I-102AK2.indd 5 OeC01_2014_I-102AK2.indd 5 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 6 Béatrice Jakobs Cependant, en survolant les commentaires des internautes, on en découvre quelques-uns dont les rédacteurs se montrent parfaitement conscients de cette « frontière ». Après avoir achevé la lecture de La cathédrale de la mer, « Nico » note : Ildefonso Falcones a réussi avec un premier roman à s’approcher des Piliers de la terre. Son livre est très bien documenté sur Barcelone et l’histoire de la Catalogne. Si vous aimez les narrations historiques fluides avec une belle romance, des personnages attachants, une intrigue, des coups tordus, des ennemis, etc. ce livre est pour vous. Si vous cherchez un livre vraiment plus historique, moins romancé, alors passez votre chemin. Moi j’ai beaucoup aimé et vais acheter son autre roman, les Révoltés de Cordoue… 12 Complimentant d’un côté la bonne documentation historique, l’auteur du commentaire évoque de même que le goût pour l’amour, l’intrigue et les aventures a un peu emporté l’écrivain sur le récit historique, ce qui pourrait gêner l’un ou l’autre des lecteurs préférant le côté histoire au côté romanesque. Un exemple pour illustrer une telle attitude se trouve parmi les commentaires à propos du Médecin d’Ispahan : Les intrigues sont multiples et parfaitement nouées, les références historiques et géographiques très précises, visiblement très documentées. Légère déception en lisant l’épilogue ou l’on apprend qu’une majeure partie des personnages sont fictifs, inspirés malgré tout de personnes réelles. Cette histoire est tellement passionnante que l’on se prend à rêver d’une suite… 13 Ce n’est donc pas seulement l’exactitude des données historiques et géographiques qu’on apprécie, mais encore un fond historique quasi-total, dans le cadre duquel les aspects romanesques sont limités aux actions et dialogues des personnages réels ! Nous pourrions certainement discuter les raisons de cette position un peu extrême ou nous poser la question de savoir pourquoi les lecteurs actuels adorent combler leurs lacunes ou corriger les méfaits de l’enseignement scolaire par une telle lecture. Mais puisque de telles questions relèvent des domaines pédagogiques et sociologiques, nous les laisserons de côté et 12 « Très bon premier roman historique », commentaire de « Nico », (18/ 09/ 2012). http: / / www.amazon.fr/ product-reviews/ 2266186574/ ref=cm_cr_dp_see_all_ btm ? ie=UTF8&showViewpoints=1&sortBy=bySubmissionDateDescending (02/ 04/ 2014). Majuscules et mise en relief par nous. 13 « L’histoire d’Avicenne pour les nuls… », commentaire de « Roulman », (01/ 11/ 2008). http: / / www.amazon.fr/ M%C3%A9decin-dIspahan-Noah-Gordon/ dp/ 2 253052353/ ref=sr_1_1 ? s=books&ie=UTF8&qid=1396471225&sr=1- 1&keywords+ +medecin+d%27ispahan (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 6 OeC01_2014_I-102AK2.indd 6 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 7 nous mettrons le focus sur un phénomène littéraire, devenu inhabituel dans les romans historiques de nos jours, mais fort en vogue aux siècles passés : les pièces liminaires. De fait, les trois volumes de Gordon formant la trilogie de la famille Cole sont presque les seuls ouvrages dotés d’un tel texte. En feuilletant les œuvres du rayon en question, on ne trouve que rarement des parties textuelles dans lesquelles l’auteur s’adresse directement à ses lecteurs. Par contre, nous trouvons souvent une note de l’éditeur, mettant en valeur l’autorité de l’auteur dans le domaine historique et son application aux recherches menées pour le volume en question. 14 Certes, une stratégie de vente réussie : grâce à ces remarques souvent placées sur la quatrième de couverture, les maisons d’édition répondent exactement au goût de leurs lecteurs, accordant autant d’importance - comme nous l’avons vu - à l’exactitude historique d’un texte ! À la base de ces données, il faut bien se demander pourquoi les créateurs de romans historiques modernes n’entrent plus en contact avec leurs lecteurs, comme le faisaient les auteurs autrefois, leur adressant la parole dans les pièces liminaires de leurs œuvres ? Parce qu’ils n’ont plus rien à dire ? Car le genre du roman historique est tellement connu et populaire de nos jours que les problèmes qui ont tourmenté leurs « ancêtres » sont déjà tous résolus ? Pour pouvoir répondre à ces questions, nous allons d’abord reconsidérer les fonctions traditionnelle et moderne des pièces liminaires en général pour mieux comprendre le discours préfaciel tenu par les auteurs des siècles passés et maintes fois utilisé - et pour causes - pour analyser l’esprit des romans historiques en question par les contributeurs à ce volume. 15 Puis, nous allons revoir les deux aspects les plus controversés par les auteurs dans les préfaces de leurs romans historiques, à savoir la relation entre Histoire et fiction et le choix du langage approprié. Évidemment, ces deux thèmes font aussi l’objet des contributions qui suivent. Notre intention n’est donc assurément ni de les corriger, ni de les compléter mais d’intégrer les discussions évoquées dans l’histoire du roman historique depuis le XVII e siècle. 14 Cf. par exemple les indications sur la deuxième de couverture de La cathédrale de la mer (Paris : Pocket, 2009) : « Barcelonais de naissance, Ildefonso Falcones vit toujours dans la capitale catalane, où il exerce la profession d’avocat. Grand lecteur et fin connaisseur de l’Espagne médiévale, il a consacré dix années à l’écriture de La cathédrale de la mer, son premier roman, qui lui vaut une renommée internationale et plus de deux millions de lecteurs dans le monde ». 15 Cf. surtout les contributions centrées sur des textes parus pendant la première moitié du XIX e siècle, c’est-à-dire d’Aude Déruelle et Michael Tilby, déjà mentionnées, ainsi que celle de Julie Anselmini : « Totaliser l’histoire en marche : de Gaule et France (1833) au « Drame de France » (1833-1870) d’Alexandre Dumas ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 7 OeC01_2014_I-102AK2.indd 7 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 8 Béatrice Jakobs A quoi bon les préfaces ? Ayant parlé de la présence ou de l’absence de pièces liminaires en général, nous limiterons nos remarques désormais aux préfaces. Car c’est en général dans cette partie du paratexte 16 que les auteurs fournissent les informations qui nous intéressent et entrent le plus directement en contact avec leurs lecteurs. De nos jours, ces renseignements aussi bien que cette communication peuvent aussi certainement avoir lieu dans la postface - comme dans l’œuvre de Noah Gordon - mais puisque leur position traditionnelle est au début d’un texte, nous allons nous focaliser sur la préface 17 , qui est aussi la forme la plus discutée dans les contributions rassemblées dans le volume présent. 18 Pourquoi un auteur munit-il son œuvre d’une préface ? Pour quelle raison un auteur juge-t-il favorable d’en ajouter une à un ouvrage paru d’abord sans 16 Cf. Genette, Gérard, Seuils. Paris : Seuil, 1987, p. 7 : « Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public ». Les autres parties du paratexte sont par exemple le titre, le nom de l’auteur, l’invocation, la dédicace, les notes, la postface, le privilège du roi. 17 Le concept de « préface » tient ici lieu de toutes les autres notions dérivées, comme « préface » même, de mots latins ou grecs anciens, désignant dès les débuts de la littérature en langue vulgaire l’« avant-garde » d’un texte, située devant la partie introductive du texte même et n’appartenant pas directement à celui-ci. Parallèlement à « préface », dérivé du latin « praefatio », il y a encore la notion d’« exorde », dérivé du latin « exordium » et « prologue », dérivé du latin « prologus », dérivé du grec ancien prologos Tandis qu’en grec ancien, prologos ne désignait que le début d’un poème dramatique, son sens fut déjà élargi après la transition en latin. Dès lors, « prologus » et son dérivé « prologue » se réfèrent à toutes sortes de textes (dramatique, épique etc.). Le terme proemion désignant le commencement d’un poème épique ou d’un discours, entra dans la langue latine, devenant « prooemium » et synonyme de « prologus ». Utilisé en France dans sa forme latine aux XVI e et XVII e siècles, « prooemium » est désormais, comme « praelocutio/ n » hors d’usage. Le terme « praelocutio » fut en latin classique synonyme de « prologus » et « praefatio ». Pour des informations plus détaillées sur l’histoire de ces mots et leurs sens cf. Rey, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1993, entrées : préface, prologue. En français moderne, le terme de « préface » est largement le plus utilisé. 18 Il faut ajouter qu’au moins depuis l’époque des Lumières, les œuvres littéraires disposent soit d’une préface, soit d’une postface qui se remplacent souvent de manière réciproque. C’est pour cela que dans la terminologie de Genette, développée au XX e siècle, la postface figure comme variante (manquée) de la préface ; cf. Genette, Seuils, op. cit., p. 219. Pour l’histoire du mot « postface » et de son synonyme en français moderne - « épilogue », cf. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., entrées : préface, épilogue. OeC01_2014_I-102AK2.indd 8 OeC01_2014_I-102AK2.indd 8 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 9 préface ? Alfred de Vigny par exemple ne joignit qu’à la quatrième édition de Cinq-Mars (1829), sorti pour la première fois en 1826, la préface « Réflexions sur la vérité dans l’art » 19 , désormais devenu célèbre en tant que « poétique » du roman historique de l’époque. 20 De même, Victor Hugo et Honoré de Balzac - pour rester dans le domaine des romans historiques - n’ajoutèrent les préfaces de Notre Dame de Paris : 1482 et des Chouans qu’après coup. 21 Pour comprendre les décisions de ces auteurs, il faut connaître la valeur accordée à ces parties textuelles non seulement par ceux qui les formulent, mais encore par ceux qui les lisent. Les dictionnaires de l’époque nous en fournissent quelques indices : tandis que l’entrée « préface » du Dictionnaire de l’Académie Française n’offre que la définition neutre d’« Avant-propos. Discours préliminaire que l’on met ordinairement à la tête d’un livre, pour avertir le lecteur de ce qui regarde l’ouvrage » 22 , celle du Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle est beaucoup plus éloquent pour notre égard : « Discours qui précède un livre et contient des explications préalables que l’auteur a jugé nécessaire de donner au lecteur : Il est fort inutile que l’auteur défende, dans sa préface, le livre qui ne répond pas pour lui-même devant le public (Locke). Une bonne préface, selon nous, doit ressembler à une ouverture d’opéra (P. Léroux). Les préfaces sont la substance des œuvres (H. Castille). Une préface est au livre que le vestibule est à l’édifice (E. Texler) […]. Un auteur à genoux, dans une humble préface,/ Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce (Boileau) […]. 23 19 Vigny, Alfred de, Cinq Mars, éd. par Gascar, Pierre/ Picherot, Anne. Paris : Gallimard, 1980, pp. 21ss. Pour les quatorze éditions de Cinq Mars, parues du vivant de l’auteur et l’accueil de la critique qui s’acharna plus sur la préface que sur le contenu du roman cf. la notice à la fin de l’édition citée, pp. 545-548. Pour la préface de Vigny cf. aussi les quatre premières contributions de ce volume. 20 Cf. par exemple Chartier, Pierre, Introduction aux grandes théories du Roman. Paris : Bordas, 1990, pp. 109/ 110. 21 Cf. Hugo, Victor, Notre Dame de Paris : 1482, éd. par Anderson, Benedikte. Paris : Gallimard, 2009. La première version de l’œuvre parut en 1831, la deuxième, définitive, augmentée de cinq chapitres et de la préface en question, un an plus tard. Honoré de Balzac par contre, réutilisa un texte critique, écrit déjà quelques mois plus tôt, comme préface pour Les Chouans, cf. Balzac, Les Chouans, éd. par Regard, Maurice. Paris : Garnier, 1964. La « préface » est intitulée « L’Avertissement du Gars » (Le Gars était le premier titre des Chouans). 22 Académie française : Dictionnaire de l’Académie Françoise, revue, corrigé et augmenté par l’Académie elle-même. Paris/ Londres : Bossange et Masson/ Garnery/ Nicolle/ Bossange et Masson, 1814, entrée : préface. 23 Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle. Paris : Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1875, entrée : préface. Mise en relief dans l’original. OeC01_2014_I-102AK2.indd 9 OeC01_2014_I-102AK2.indd 9 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 10 Béatrice Jakobs Les deux premières lignes répètent à peu près ce qu’avait livré le Dictionnaire de l’Académie soixante et un ans plus tôt : la préface y est justement définie comme la partie du texte donnant l’occasion de s’adresser directement à ses lecteurs pour les renseigner sur l’œuvre subséquente. Ce sont plutôt les énoncés d’auteurs et de critiques, cités dans l’entrée qui donnent une idée du développement survenu dans l’univers des préfaces. Considérant ces témoignages, nous pouvons constater d’une part une appréciation positive de ces préludes, connus pour leur capacité à éveiller la curiosité du lecteur et à le faire aimer ce qui suit, voire même à être parfois plus importants que les œuvres qu’ils précèdent. D’autre part, nous observons un certain reproche aux auteurs qui utilisent à outrance les stratégies de vente, à savoir les différentes formes de captatio benevolentiae, ennuyant et trompant ainsi le lecteur. Le fait que les directeurs d’un dictionnaire, donc d’un ouvrage censé être plutôt neutre, décident d’intégrer de tels jugements dans cette entrée permet de supposer une abondance peut-être même un emploi abusif des ces parties textuelles au moment de la parution de l’ouvrage autant que pendant les décennies qui la devancèrent, c’est-à-dire : au temps fort du roman historique au XIX e siècle. Ce soupçon peut être facilement confirmé par les travaux de Duchet et Malinowski, notant d’un côté qu’entre 1815-1832 « dans l’ensemble on peut dire qu’environ la moitié des romans nouveaux ont une préface, mais plus de la moitié pour les romans historiques » 24 , de l’autre que « la tendance est certes un peu moins prononcée dans la deuxième moitié du siècle. Les grandes discussions étant éteintes (tout au moins en France), l’activité critique ou théorisant s’affaiblit ». 25 Avant de nous pencher du point de vue contextuel sur cette marée de préfaces, nous tenons à souligner que la forme ainsi que la fonction du discours préfaciel sont restées tout à fait traditionnelles : car non seulement dans les entrées des dictionnaires contemporains mais encore dans les anciens manuels de rhétorique, nous retrouvons toujours les mêmes com- 24 Duchet, Claude, « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815- 1832) », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), p. 251. Duchet travailla sur un corpus d’environ 700 romans (traductions incluses), donc 350 préfaces. Pour les préfaces de romans historiques cf. aussi la contribution de Déruelle. 25 Malinowski, Wieslaw Mateucz, Le roman historique en France après le romantisme (1870-1914), Poznán : UAM 1989, p. 139. Malinowski examina environ 40 romans et nouvelles historiques dont 13 dotés d’un discours préfaciel. Les tendances évoquées par l’étude de Malinowski sont d’une certaine manière confirmées par celle menée par Angels Santa pour le présent volume : « Paul Féval, romancier historique : le Capitaine Fantôme ». Dans ses romans historiques publiés dans les années soixante du XIX e siècle, l’auteur ne semble plus très enclin à théoriser sur sa façon d’écrire dans des paratextes quelconques. OeC01_2014_I-102AK2.indd 10 OeC01_2014_I-102AK2.indd 10 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 11 posantes déterminant une préface : l’auteur, l’œuvre, le lecteur. 26 Ceci n’est guère étonnant : même si les romantiques avaient en général la réputation de vouloir rompre avec les règles « surannées » des temps classiques, cela ne valait pas pour le domaine rhétorique. 27 Par contre, des auteurs tels que Chateaubriand, Hugo ou Michelet intégraient volontiers des concepts rhétoriques dans leurs œuvres et prisaient la force persuasive de la parole (littéraire). 28 En raison de ces données historico-culturelles, il semble tout à fait justifier d’évoquer - de nouveau - quelques passages de la Rhétorique aristotélicienne, pour rappeler les formes et les fonctions classiques des préfaces : L’exorde est le commencement du discours, ce qu’est le prologue dans le poème dramatique ou le prélude dans un morceau de flûte : ce sont là autant de commencements, et comme l’ouverture d’un chemin pour qui va s’y engager. […] En résumé les exordes […] se tirent des sources suivantes : éloges, blâme, exhortation, dissuasion, raisons relatives à l’auditeur ; et ces préludes sont nécessairement ou étrangers ou propres au sujet du discours. […] Dans les discours et les poèmes épiques l’exorde est un échantillon du sujet, ainsi les auditeurs sauront d’avance sur quoi doit porter le discours et leur esprit ne restera pas en suspens ; car c’est ce qui est indéterminé le laisse dans le vague ; si on lui met le commencement pour ainsi dire dans la main, en lui donne un fil qui lui permet de suivre le discours. […] La fonction la plus nécessaire de l’exorde, celle qui lui est propre, est donc d’indiquer la fin où vise le discours ; c’est pourquoi, si elle est évidente de soi et si l’affaire et de minime importance, on ne doit pas employer d’exordes […]. 29 26 Cf. par exemple Aristote, Rhétorique (livre III), trad. et éd. par Dufour, Médéric/ Wartelle, André. Paris : Les Belles Lettres, 1973, 1415a : « Elles se tirent de l’orateur, de l’auditeur (et) de l’affaire. « Elles » se réfèrent aux accusations dans les discours juridiques dont Aristote se servit d’exemple. A dire vrai, ces composantes ne sont pas seulement typiques pour les préfaces, mais pour la rhétorique en tant que ars persuandi et bene dicendi en général. Cf. idem, Rhétorique (livres I + II), trad. et éd. par Dufour, Médéric. Paris : Les Belles Lettres, 1960, 1356a : « […] le caractère de l’orateur […] ; les dispositions où l’on met l’auditeur […] le discours même ». L’orateur correspond donc à l’auteur, l’auditeur au lecteur et le discours à l’œuvre. 27 Cf. Michel, Arlette, « Romantisme, littérature et rhétorique », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), dir. par Fumaroli, Marc. Paris : PUF, 1999, p. 139 ; et Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, op. cit., entrée : éloquence. 28 Cf. Michel, « Romantisme, littérature et rhétorique », art. cit., p. 1053. Pour des informations plus détaillées cf. par exemple Bénichou, Paul, Les mages romantiques. Paris : Gallimard, 1988, passim. 29 Aristote, Rhétorique, op. cit., 1414a-1415a. Des préceptes semblables se trouvent également dans les manuels rhétoriques des deux autres grands orateurs de l’Antiquité, à savoir Cicéron et Quintilien ; cf. Cicéron, De l’orateur, trad. et éd. par OeC01_2014_I-102AK2.indd 11 OeC01_2014_I-102AK2.indd 11 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 12 Béatrice Jakobs Ouvrir le discours, orienter le lecteur en lui indiquant le but et la trame de ce qui suit : voilà les fonctions primaires d’une préface indiquées par Aristote. À première vue, il n’y a rien qui distingue les règles données par le philosophe de ce que noteront les responsables des dictionnaires bien deux mille ans plus tard. Examiné de plus près, le panorama ouvert par le Stagirite est cependant beaucoup plus vaste : car il « approuve » également que la préface ne traite pas tout à fait le même sujet que le texte subséquent - ce qui donne libre voie aux préfaciers théorisant par exemple sur le roman historique et défendant leurs avis contre les attaques d’autres romanciers. De même, Aristote définit l’existence d’un discours préfaciel comme marque d’importance, et ainsi peut-être aussi comme qualité du texte préfacé - ce qui incitera les auteurs à ne rien publier sans préface. Ayant parlé du contenu, le philosophe s’occupe de la façon dont l’orateur doit se conduire envers ses auditeurs : Les développements qui concernent l’auditeur se tirent de ce qui peut le rendre bienveillant et le mettre en colère ; c’est aussi parfois ce qui est propre à exciter son attention, ou le contraire ; car il n’importe pas toujours de le rendre attentif ; et c’est pourquoi beaucoup d’orateurs s’efforcent de l’amener à rire. Quant à la disposition à prendre, tout y ramènera, si on le veut, et même de paraître honnête, car on prête plus d’attention aux orateurs de ce caractère. Les auditeurs sont attentifs aux choses importantes, à celles qui les intéressent personnellement, à celle qui leur causent de la surprise, à celle qui leur sont agréables : c’est pourquoi l’orateur doit imposer que son discours porte sur de tels sujets […]. 30 Selon Aristote, la relation entre l’orateur et ses auditeurs est marquée par toute sorte de tentatives de la part du premier pour inciter les derniers à s’intéresser aux discours. Pour y réussir, l’orateur ne doit pas seulement choisir un sujet adéquat, mais encore paraître honnête à son public : la permission d’utiliser les stratégies de captatio benevolentiae, ici fortement relié à l’idée de la modération affectée, ne pourrait guère être plus clairement exprimée. 31 Et Courbauld, Edmond. Paris : Les Belles Lettres, 1950, II, pp. 313-321 ; Quintilien, Institutionis oratoriae, libri XII, éd. Radermacher, Ludwig. Leipzig : Teubner, 1965, IV, 1, 1ss. Puisque les deux Romains se sont orientés dans leurs propres recherches sur les idées aristotéliciennes et que l’ouvrage de Quintilien doit beaucoup à celui de Cicéron, il suffit d’examiner un de ces manuels à titre d’exemple. 30 Aristote, Rhétorique, op. cit., 1415b, cf. de même Cicéron, De l’orateur, op. cit. II, 322-324 ; Quintilien, Institutionis oratoriae, op. cit. IV, 1, 6. 31 Les stratégies les plus connues pour se rendre sympathique sont par exemple la louange des auditeurs ou de quelqu’un de célèbre, très aimé des lecteurs, la critique d’un ennemi commun, dont on fait rire le public. De même, les formules de modération affectée, soulignant la difficulté du sujet et le faible talent de l’orateur (l’auteur) servent à capter la bienveillance de l’auditoire, car l’orateur (= l’auteur) OeC01_2014_I-102AK2.indd 12 OeC01_2014_I-102AK2.indd 12 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 13 comme nous le savons, les auteurs de la première moitié du XIX e siècle s’en sont servi sans grands scrupules. Connaissant les règles autant que les limites et les possibilités offertes par la tradition rhétorique et littéraire en valeur, nous saurons désormais mieux apprécier les discours préfaciels rédigés par les auteurs étudiés dans les contributions subséquentes - d’autant plus que nous savons que ce mécanisme concerne également les lecteurs de l’époque. Car pour autant que nous profitions de ces connaissances, le public de l’époque pouvait faire de même, sachant comment « lire » ces préfaces et découvrir les stratégies des auteurs aussi bien que leur originalité et/ ou conformisme. 32 Ce sont peut-être ces - mauvaises - expériences des siècles passés qui empêchent les auteurs modernes de rédiger des préfaces. Car comme nous l’avons déjà constaté, ces pièces liminaires disparaissent de plus en plus. 33 Ce phénomène ne concerne pas seulement les romans historiques mais semble toucher la majorité de la production littéraire moderne (sauf les anthologies). Ce qui pourrait expliquer cette absence, c’est probablement le fait que beaucoup d’auteurs sont, de nos jours, joignables en ligne, c’est-à-dire sur leur propre site internet : c’est là qu’ils donnent des renseignements sur le contenu de leurs œuvres, sur leur famille, leur formation, leur goût littéraire, sur ce qui les incite à choisir tel ou tel sujet, leurs sources… bref, sur tout ce dont les écrivains des siècles passés ont parlé dans les pièces liminaires. Souvent, ils entrent même en contact avec leurs lecteurs, leur donnant la possibilité de poser des questions et de recevoir des réponses authentiques. C’est peut-être cette occasion de dialogue, liée à une collection de photos sympathiques et des extraits d’interviews ou du roman nouveau disponible se fait petit devant son public, lui demandant son pardon et sa patience (docilem facere). Pour une énumération plus complète de ces stratégies et leur usage dans les préfaces de romans cf. Ehrenzeller, Hans, Studien zur Romanvorrede von Grimmelshausen bis Jean Paul. Berne : Kleiner, 1955, pp. 36ss. 32 Un bon exemple de procédé littéraire autrefois originel est la « préface pseudoauctoriale », Genette, Seuils, op. cit., p. 257. Créant la fiction d’un vieux manuscrit trouvé, puis publié par le narrateur de l’ouvrage que le lecteur actuel a sous les yeux, l’auteur construit un espèce de récit-cadre qui réussissait autrefois certainement à rendre le lecteur bienveillant, parce qu’il était surprenant et important (cf. les énoncés d’Aristote cités ci-dessus). Mais comme surtout les auteurs de romans historiques avaient abusé de cette stratégie, celle-ci ne peut plus guère remplir sa fonction usuelle. L’usage excessif de cette forme de préface fut enfin ironisé par Umberto Eco, débutant son roman philosophico-historique basé sur le « manuscrit de Dom Adson de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J. Mabillon » (Eco, Umberto, Il nome della rosa. Milan : Bompiani, 10 1983, p. 11) par les mots « Naturalmente, un manoscritto », ibidem, p. 9. 33 Cf. Ehrenzeller, Studien zur Romanvorrede von Grimmelshausen bis Jean Paul, op. cit., p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 13 OeC01_2014_I-102AK2.indd 13 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 14 Béatrice Jakobs pour être téléchargé gratuitement qui remplit de nos jours la fonction de captatio benevolentiae et qui est prévue pour pousser les internautes à commander le nouvel ouvrage de l’auteur. La vieille question… Pendant notre tournée imaginaire des grandes librairies, nous avons constaté que des œuvres telles que Notre Dame de Paris : 1482 ou Les trois Mousquetaires, écrits par de grands auteurs du XIX e siècle, ne sont que très rarement rangées parmi les romans historiques, malgré leur parenté incontestable avec les ouvrages offerts dans ce rayon - une ascendance qui d’ailleurs n’a jamais été niée par les écrivains actuels. 34 Ce lien entre les romans historiques contemporains et ceux écrits il y a deux siècles est également confirmé dans plusieurs ouvrages critiques retraçant le développement du roman historique depuis ses débuts jusqu’à nos jours. 35 Mais de quand datent ces « débuts du roman historique » ? A quel moment de l’histoire littéraire les auteurs eurent-ils pour la première fois l’idée de réunir l’histoire et la fiction dans une seule œuvre romanesque ? Et pourquoi à ce moment-là ? Et qu’y avait-il à la place de « l’histoire » dans les romans alors que le roman « historique » n’était pas encore né ? A première vue, les réponses aux premières questions semblent faciles : selon Georges 34 Merle par exemple accepta volontiers d’être surnommé « l’Alexandre Dumas du XX e siècle », cf. Wolfe, Mélanie, sur http: / / www.republique-des-lettres.fr/ 10481robert-merle.php (29/ 03/ 2014). 35 Cf. par exemple le fascicule n° 2/ 3 (1975) de la Revue d’Histoire littéraire de France, complètement dédié aux romans historiques, de même Aust, Hugo, Der historische Roman. Stuttgart/ Weimar : Metzler, 1994, passim ; Geppert, Hans Vilmar, Der Historische Roman. Geschichte umerzählt - von Walter Scott bis zur Gegenwart. Tubingue : Francke, 2009 ; Shaw, Harry E., The forms of Historical Fiction : Sir Walter Scott and his successors. Ithaca : Cornell University Press, 1983. Comme l’a bien noté Claudie Bernard dans Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle (Paris : Hachette, 1996), « la plupart des ouvrages généraux sur le sujet sont en langue allemande ou surtout anglaise. […] « En français, […] la question est surtout abordée dans des numéros spéciaux de revues, ou dans des monographies sur les auteurs » (p. 9, n. 2). Outre le fascicule de la RHLF déjà mentionné qui sert toujours d’ouvrage de référence, notons le n° 7 (2008) de la revue Narratologie, consacré aux Problèmes du roman historique. Les textes (réunis par Déruelle, Aude et Tassel, Alain) offrent une vaste panoplie de thèmes concernant les romans historiques provenant de plusieurs pays et siècles, ce qui permet de construire les lignes fortes du genre. Concernant la tradition italienne du roman historique, depuis l’ère napoléonienne fortement imprégnée des usages français, cf. les pages suivantes et Ganeri, Margherita, Il romanzo storico in Italia. Il dibattito critico dalle origini al post-moderno. Lecce : Manni, 1999, passim. OeC01_2014_I-102AK2.indd 14 OeC01_2014_I-102AK2.indd 14 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 15 Lukács, dont l’ouvrage Le roman historique 36 servit longtemps de point de repère avéré dans le domaine des romans historiques, ce type de roman survint avec Walter Scott au début du XIX e siècle. 37 Nous renonçons cependant à énumérer ici les critiques ayant adopté l’opinion de Lukács - la liste en serait beaucoup trop longue. 38 Par contre, nous préférons signaler, à titre d’exemple, deux énoncés de critiques qui démentent strictement cette thèse quant à l’origine des romans historiques, soutenu par le Hongrois. Le premier provient du numéro 2-3 (1975) de la RHLF, déjà mentionnée plusieurs fois : « Le roman historique n’a pas commencé avec W. Scott et n’est pas mort en 1830 ou 1848 » 39 , le deuxième a été formulé presque quarante ans plus tard dans le cadre d’un chapitre intitulé « entre histoire et fabula ». A propos de La Messalina, rédigée dans les années trente du XVII e par Francesco Pona, l’auteur pose la question suivante : « Quel sont dès lors les éléments structurels, diégétiques et stylistiques qui permettent de rattacher la Messalina au genre du roman historique ? » 40 Puis il continue : L’expression, il faut le souligner, n’est pas un abus de langage ou un anachronisme, quand on sait que la plupart des critiques ignorent superbement le XVII e siècle quand il s’agit de retracer l’histoire de cette sous-catégorie du genre romanesque. 41 36 Lukács, Georges, Le roman historique, trad. par Sailley, Robert. Paris : Payot, 3 1972. La version originale en langue hongroise parut en 1937. Entre 1950 et 1970, cette œuvre fut traduite dans presque toutes les langues d’Europe occidentale et orientale, ce qui prouve l’importance de ce livre. 37 Le succès des œuvres de Walter Scott depuis la publication de Waverley en 1814 est certes indéniable et pour son pays d’origine, l’Écosse respectivement la Grande- Bretagne, et pour la plupart des pays occidentaux. Quant à la réception de Scott dans les différents pays cf. Pittock, Murray (éd.), The reception of Sir Walter Scott in Europe. Londres : continuum, 2006 ; pour sa réception par les lecteurs français cf. surtout Massmann, Klaus, Die Rezeption der historischen Romane Sir Walter Scotts in Frankreich (1816-1832). Heidelberg : Winter, 1972 et les contributions de Déruelle, Tilby et Anselmini, présentes dans ce volume. Pour un éventuel développement du genre indépendant du modèle scottien cf. la publication de Geppert indiquée ci-dessus. 38 Nous tenons cependant à souligner l’apport de l’œuvre lukácsienne aux recherches dans le domaine. Comme ses thèses sont souvent ressenties comme trop extrêmes et exclusives, cela suscite les réfutations et des contre-propositions, ce qui fait progresser les connaissances. Ainsi, le texte de Lukács est « la synthèse la plus décisive dont nous disposions », Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., p. 9. 39 Molino, Jean, « Qu’est-ce que le roman historique », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), p. 202. 40 Lattarico, Jean-François, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle. Paris : Champion, 2012, p. 107. 41 Ibid., p. 107. OeC01_2014_I-102AK2.indd 15 OeC01_2014_I-102AK2.indd 15 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 16 Béatrice Jakobs Ayant déjà évoqué l’acceptation générale d’un lien entre les romans historiques datant du XIX e siècle et ceux de notre époque, nous nous intéresserons plutôt aux périodes souvent négligées par la critique spécialisée dans le roman historique. 42 En reconsidérant les concepts de l’Histoire et du roman ainsi que leur acceptation parmi les auteurs du XVII e siècle, nous voulons chercher à comprendre dans quelle mesure l’attitude des romanciers du XIX e siècle, manifeste dans leurs œuvres et analysée dans les contributions subséquentes, est la conséquence nécessaire des changements survenus entre-temps dans l’histoire (littéraire). L’Histoire, qu’est-ce que c’est ? A première vue, la réponse semble très facile : en général, c’est le récit des événements advenus dans le passé, la relation des faits relatifs à l’évolution d’un phénomène quelconque - par exemple d’un peuple, d’une famille, d’une idée - qu’on note pour qu’ils soient conservés pour la postérité… 43 Si nous comparons cette définition avec celles fournies dans les grands dictionnaires du XVII e siècle, nous constatons cependant que pour les responsables d’autrefois d’autres aspects semblaient importants. Pierre Richelet par exemple souligne l’éloquence de celui qui rédige l’Histoire aussi bien que la valeur didactique du récit : C’est une narration continuée des choses vraies, grandes & publiques, écrite avec esprit, & avec éloquence & avec jugement pour l’instruction des particuliers & des Princes, & pour le bien de la société civile. [La verité & l’exactitude sont l’âme de l’histoire]. 44 Dix ans plus tard, Furetière reprend en partie la définition de Richelet, doutant néanmoins de la vérité absolue du récit historique. Dans son Dictionnaire universel, on définit l’Histoire comme « description, narration des choses comme elles sont, ou des actions comme elle se sont passées, ou 42 Notons par contre qu’et Bernard et les responsables de la Narratologie n° 7 intègrent les romans historiques rédigés aux XVII e et XVIII e siècles dans leurs recherches, cf. Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., pp. 13-16. Dans cette Narratologie n° 7, plusieurs contributions sont dédiées aux romans historiques antérieurs au temps romantique ; cf. notamment « La théorie d’un roman héroïque (environs 1640-1660), première poétique d’un roman historique » (Camille Esmein, pp. 103ss) ou « Entre Histoire, fiction et tératologie. La Messalina de Francesco Pona » (Jean-François Lattarico, pp. 117ss). Pour la position de l’Histoire dans la recherche concernant le développement du genre romanesque en général cf. mes prochaines remarques. 43 Cf. Rey-Debove, Josette/ Rey, Alain, Nouveau Petit Robert de Paul Robert. Paris : Dictionnaires Le Robert, 10 2007, entrée : histoire. 44 Richelet, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française. Genève : Widerhold, 1680, entrée : histoire. OeC01_2014_I-102AK2.indd 16 OeC01_2014_I-102AK2.indd 16 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 17 comme elles se pouvoient passer » 45 . L’incertitude concernant l’exactitude de l’Histoire ainsi que le terme de « narration » (éloquente), utilisé dans les deux textes, sont bien les mots-clefs qui résument les changements dans le domaine de l’Histoire, concernant et la forme et le contenu des récits historiques. Du point de vue contextuel, ces deux expressions illustrent le rapprochement des textes écrits par les historiens et ceux écrits par des poètes, relatant non pas ce qui est réellement arrivé mais ce qui aurait pu être arrivé. C’est cette opposition, dressée déjà par Aristote dans sa Poétique 46 qui sépara - du moins théoriquement - pendant de longs siècles le champ de travail des historiographes/ historiens 47 de celui des poètes mais qui s’estompa de plus en plus au XVII e siècle : comme nous avons lu chez Furetière 48 , la narration des actions « comme elles pouvoient se passer », c’est-à-dire vraisemblables, était enfin également permise dans les récits historiques. Une des raisons de ce changement fut l’association toujours plus étroite de la vraisemblance et des bienséances dans le cadre de la doctrine classique en voie de développement dès les années 30. Sachant que la vérité historique, à savoir les événements tels qu’ils se sont réellement passés, ne correspond pas toujours aux exigences des bienséances, on préférait les faits historiques corrigés à une leçon de morale erronée : une bataille finissant 45 Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots francois tant vieux que modernes et les Termes de toutes les sciences et des Arts. La Haye, Rotterdam : Leers, 1690, entrée : histoire. 46 « Or, il est clair aussi, d’après ce que nous avons dit, que ce n’est pas raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver. […] Ils (les poètes et les historiens) se distinguent […] en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. […] » ; Aristote, Poétique, trad. et éd. par Hardy, Joseph. Paris : Les Belles Lettres, 3 1961, 1451b. Ni Cicéron, ni Quintilien n’avaient séparé les deux champs de travail de façon aussi nette. 47 Au XVII e siècle, le terme « historien » désigne surtout les auteurs de récits historiques antiques, tels que Tite Live, Tacite ou Salluste dont l’exactitude et le jugement exemplaires devaient être imités par les historiens de l’époque. L’historiographe par contre, était celui qui rédigeait l’Histoire d’un roi, d’un peuple etc. et qui était souvent au service d’un monarque, cf. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., entrées : historien, historiographe, de même les lemmes respectifs dans les dictionnaires de l’époque. À l’opposé des textes écrits par les historiens, les œuvres rédigées par les historiographes furent longtemps soupçonnées d’être partiales et flatteuses, cf. Berger, Günter, « Préface et vérité : la théorie romanesque du XVII e siècle entre la contrainte de l’apologie et la tentation de l’histoire ». PFSCL XVIII, n° 35, (1991), p. 279. 48 Cf. aussi l’entrée « Histoire » du Dictionnaire de l’Académie Française. Paris : Coignard, 1694. OeC01_2014_I-102AK2.indd 17 OeC01_2014_I-102AK2.indd 17 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 18 Béatrice Jakobs par la défaite du juste et le triomphe du scélérat pouvait donc bien entrer de façon « invertie » dans les livres d’histoires, non pas par négligence ou ignorance des faits de la part de l’historien mais expressément - pour l’instruction morale du public. 49 À la base de ces observations, constatons que l’historiographie 50 , en tant que domaine responsable des récits d’événements réels, élargit son champ de travail, intégrant de même les faits vraisemblables, jugés alors comme propres aux romans. En effet, au XVII e siècle, le genre romanesque prit un essor prodigieux. Bien que méprisé par maintes critiques de l’époque en raison de l’absence d’une poétique du genre, le roman fut beaucoup apprécié par le public : le succès de L’Astrée 51 , mais aussi des romans volumineux des Scudéry 52 ou de La Calprenède 53 incita les auteurs et les critiques contemporains à réfléchir sur les traits typiques de ces textes et à défendre la décision pour ce nouveau genre. Et comme leurs héritiers dans le métier deux siècles plus tard, ils publièrent leurs pensées théoriques soit dans les discours préfaciels soit dans des textes à part. 54 Ce sont donc ces écrits qu’il faut consulter afin d’en apprendre davantage sur les conventions du genre en constitution. Parmi les nombreux textes, il y en a deux qui sont particulièrement éloquents à notre avis. Premièrement, il s’agit de la préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié entre 1641 et 1644 sous le nom de Georges de Scudéry. 55 49 Cf. Esmein-Sarrazin, Camille, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle. Paris : Champion, 2008, pp. 163/ 164 ; de même cf. Berger, « Préface et vérité : la théorie romanesque du XVII e siècle entre la contrainte de l’apologie et la tentation de l’histoire », art. cit., p. 279. 50 Ici, le terme historiographie est utilisé de façon neutre, désignant le fait d’écrire (gr. graphein) l’histoire. 51 Le roman écrit par Honoré d’Urfé parut entre 1607 et 1628. 52 Cf. Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641-1644) ; Artamène ou le Grand Cyrus (1649- 1653) ; Clélie, histoire romaine (1654-1660) ; Almahide ou l’esclave reine (1660). 53 Cf. Gautier de Coste de La Calprenède, Cassandre (1642-1645) ; Cléopâtre (1646-1658) ; Faramond ou l’histoire de France (1661-1670). 54 Pour une vue d’ensemble des « romans et textes critiques sur le roman (XVI e et XVII e siècles) » cf. Fournier, Michel, Généalogie du Roman. Émergence d’une formation culturelle au XVII e siècle en France. Québec : PUL, 2005, 297-301 et Esmein, Camille (éd.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque. Paris : Champion, 2004, passim. 55 Tandis que la question de l’attribution des romans des frères Scudéry est toujours rediscutée, on est unanime pour confirmer que Georges de Scudéry fut l’auteur de cette « préface doctrinaire » dont plusieurs arguments ressemblent à ceux soutenus par Scudéry lors de la querelle du Cid, cf. Galli Pellegrini, Rosa, « Introduction », Scudéry, Georges de, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, éd. par eadem/ Arrigoni, Antonella. Fasano/ Paris : Schena/ PU de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 30s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 18 OeC01_2014_I-102AK2.indd 18 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 19 Soulignant d’abord l’ascendance du roman de l’épopée, donc d’un genre prestigieux, le préfacier en déduit quelques règles quant à la structure et le but des romans : J’ay donc veu dans ces fameux Romans de l’antiquité qu’à l’imitation du Poème Épique, il y a une action principale, ou toute les autres sont attachées. […] (Mais) avec une adresse incomparable, ils ont commencé leur Histoire, par le milieu, afin de donner de la suspension au Lecteur dès l’ouverture du Livre : & pour s’enfermer dans les bornes raisonnables, ils ont fait (& moi après eux) que l’Histoire ne dure qu’une année, & que le reste est par narration : ainsi toutes les choses se trouvant ingénieusement placées, & d’une juste grandeur ; il en résulte indubitablement du plaisir pour celuy qui les regarde, & de la gloire pour celuy qui les a faites. 56 Après avoir anobli le nouveau genre en le reliant à l’épopée et en le dotant de principes qui triompheront quelques années plus tard 57 , Scudéry aborde la vraisemblance : Mais entre toutes les règles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages ; celle de la vray-semblance est sans doute la plus necessaire. Elle est come la pierre fondamentale de ce bastiment ; & ce n’est que sur elle qu’il subsiste. Sans elle, rien ne peut toucher ; sans elle, rien ne peut plaire ; Et si cette charmante trompeuse ne deçoit l’esprit dans les romans, cette espèce de lecture le desgouste, au lieu de le divertir, j’ay donc essayé de ne m’en esloigner jamais : j’ay observé pour cela les mœurs, les coûtumes, les loix, les religions & les inclinations des peuples : & pour donner de plus vray-semblance aux choses, j’ay voulu que les fondemens de mon Ouvrage fussent historiques, mes principaux personnages marqués dans l’Histoire veritable, comme personnes illustres & les guerres effectives. C’est sans doute par cette voye que l’on peut arriver à sa fin : Car lors que le mensonge & la verité sont confondus par une main adroite, l’esprit a peine a les démesler, & ne se porte aisément à destuire ce qui luy plaist. 58 La vraisemblance, admise avec précaution et à fin morale dans les récits historiques à la fin du siècle, est ici caractérisée d’essentielle pour le succès du roman, à condition qu’elle soit fondée sur des observations historiques. Car malgré le goût des lecteurs pour l’amour, les aventures et les intrigues, bien présents dans les romans des premières décennies du XVII e siècle, ces chimères étaient difficiles à accepter dans un monde toujours plus focalisé 56 Scudéry, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, op. cit., préface, pp. 78/ 79. La formule « pour celuy qui les regarde » dans l’avant-dernière ligne de l’extrait se réfère aux toiles de peintres auxquelles Scudéry avait comparé les épopées quelques lignes auparavant. 57 Notons les ébauches du commencement in medias res et l’unité du temps évoqués. 58 Scudéry, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, op. cit., préface, p. 79. OeC01_2014_I-102AK2.indd 19 OeC01_2014_I-102AK2.indd 19 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 20 Béatrice Jakobs sur la raison et le bon sens. Le fond historique tel que nous le découvrons par exemple dans Clélie, histoire romaine ou Artamène ou le Grand Cyrus est donc surtout nécessaire pour l’acceptation des textes chez les doctes et le public en mutation mais non pour l’action. 59 Soulignons que les personnages de Clélie n’agissent vraiment que sur un fond historique : il y a des noms de personnages et de lieux provenant de l’Histoire romaine, des outils, des coutumes romaines décrits de façon détaillée, mais il n’y a pas de faits historiques, prouvés par des sources adéquates. L’Histoire sert donc, du point de vue contextuel, de garant au roman, ce sont ses « ingrédients » qui rendent le roman plus acceptable car plus crédible. 60 Au niveau formel du récit, par contre, c’est le roman ou plus généralement les manières poétiques de leurs auteurs qui influencent l’écriture historique. Comme l’avait déjà formulé Scudéry, c’est la combinaison « adroite » des deux façons d’écrire - l’une axée sur la représentation de la vérité et l’instruction et donc plutôt « technique », l’autre ouverte au mensonge et focalisée sur le divertissement du lecteur - qui assure le succès des romans… et des œuvres historiques. Cette idée d’un accord adéquat des deux aspects fut formulée dans une autre préface également directive, à savoir celle devançant la première partie de Rosane, histoire tirée de celles des Romains et des Perses, écrite vers 1639 par Jean Desmarets de Saint-Sorlin. 61 Le préfacier y explique comment travaillent les historiens : Les Historiens qui font une exacte profession d’écrire la vérité ne peuvent nier qu’ils ne se servent souvent de la Fiction, quand ils insèrent dans leurs écrits des discours et des harangues qu’ils ont eux-mêmes composés pour enrichir leur narrations et quand par leurs raisonnements inventés, ils donnent souvent à ceux dont ils écrivent les actions des considérations qu’ils n’eurent jamais. 62 59 Cf. les événements relatés dans Clélie évoquent cependant ceux rapportés par Tite Live dans les premiers deux livres d’Ab urbe condita (surtout le temps des rois et l’instauration de la république) ; cf. Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, éd. par Denis, Delphine. Paris : Gallimard, 2006, passim. 60 Cf. Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., p. 174. 61 Cf. Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. Paris : Le Gras, 1639, première partie. A dire vrai, il n’existe que cette première partie, divisée en cinq livres. La préface est complètement indépendante du roman qui la suit, ne fournissant même pas un résumé de l’action. 62 Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. ed. cit., première partie, préface ; Esmein, Poétiques du roman, op. cit., p. 108. L’auteur soutient en outre que c’est grâce aux feintes des poètes que beaucoup d’événements historiques ne furent pas oubliés : « Les feintes qui ont été mêlées parmi la vérité de ce qui se passa à la guerre de Troie, en ont rendu le récit merveilleux et OeC01_2014_I-102AK2.indd 20 OeC01_2014_I-102AK2.indd 20 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 21 afin de montrer la façon dont s’entraident vérité et « mensonge » : La fiction ne doit plus être considérée comme mensonge, mais comme une belle imagination, et comme le plus grand effort de l’esprit ; et bien que la Vérité semble lui être opposée, toutefois elle s’accorde merveilleusement bien ensemble. Ce sont deux lumières qui au lieu de s’effacer l’une l’autre et de se nuire, brillent par l’éclat l’une de l’autre. La vérité de l’histoire toute seule est sèche et sans grâce, et se voit toujours traversée par les épines que la fortune jette en son chemin : d’autre côté la Fiction toute seule, telle qu’elle est dans les Romans, est vaine et chimérique, et n’a aucun soutien : il faut que l’une corrige l’autre, et que par les adoucissements qu’elles s’entredonnent, elles paraissent ensemble pleines d’utilité et de charmes. 63 Le plaisir et l’instruction du lecteur, l’éventuelle amoralité de la vérité historique corrigée par la parole poétique, les chimères de la fiction romanesque rendues raisonnables grâce à un fond historique reconnu par la tradition : voilà les aspects évoqués ici en germe et discutés tout au long du siècle avec des accentuations diverses. Fait intéressant : tandis que les effets positifs de l’écriture romanesque semblent unanimement agréés par les historiens 64 , Pierre Daniel Huet, auteur d’un traité théorique concernant le nouveau genre romanesque, tient encore à souligner en 1670 que les deux domaines se distinguent de manière significative : Ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en Prose avec art, pour le plaisir & l’instruction des Lecteurs : Ie dis des fictions, pour les distinguer des Histoires veritables. I’adjouste, d’avantures amoureuses, parce que l’Amour doit estre le principal sujet du Roman. Il faut qu’elles soient écrites avec art, & sous des certaines regles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans agréable, pource qu’il a la vérité pour fondement ; et si la vérité n’eût été ornée de la fiction, l’histoire en serait perdue comme tant d’autres du même temps et le nom de Troie eût été enseveli dans ses ruines. », ibid., p. 106. 63 Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. op. cit., première partie, préface ; p. 106. 64 Cf. par exemple les thèses servant d’intitulé au premier article de la première dissertation de De l’Histoire, publié par Pierre le Moyne en 1670 : « Que l’histoire et la poésie sont alliées » ; « Que le trajet qui les sépare n’est pas long » et surtout « Il faut être poète pour être historien », Le Moyne, Pierre, De l’Histoire, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, éd. par Ferreyrolles, Gérard e. a. Paris : Champion, 2013, p. 277. Pour les changements dans l’écriture historique cf. aussi l’« Introduction générale » de l’édition de Ferreyrolles (pp. 40ss) et Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., p. 278 : « l’historiographie se fait romanesque ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 21 OeC01_2014_I-102AK2.indd 21 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 22 Béatrice Jakobs beauté. La fin principale des Romans […] est l’instruction des Lecteurs a qui il faut toûjours faire voir la vertu couronné & le vice chastié. 65 Selon Huet, ce n’est pas seulement la valeur morale et didactique mais encore le fait qu’il soit rédigé « avec art » qui donnent enfin au roman du XVII e siècle le statut d’un genre prestigieux, doté d’une poétique. La séparation des deux domaines étant pour lui en principe assez nette, Huet les relie finalement lui-même : terminant son texte par des paroles élogieuses pour Louis XIV, il exprime le vœu que l’histoire du règne de ce monarque soit « écrite d’un stile noble, & avec autant d’exactitude & de discernement […] que la postérité douteroit si ce seroit une Histoire, ou un roman » 66 Pure opportunisme ? En feuilletant les romans et les récits historiques de l’époque, nous constatons en tout cas, que l’alliance des deux domaines au niveau contextuel et/ ou formel était ressentie comme méthode prometteuse… et cela, du reste, non seulement en France, mais encore ailleurs. Notons à titre d’exemple qu’une discussion analogue fut également menée dans les territoires italiens. Si nous comparons les discours préfaciels tenus par les auteurs de la péninsule, nous percevons la même tendance à combiner storia e favola comme en France, résultat ça et là de la relecture de la Poétique aristotélicienne. 67 Mais tandis qu’en France les deux domaines se rapprochent mutuellement, il y a chez les auteurs italiens un léger penchant à utiliser l’histoire de base, presque intouchable, sur laquelle s’épanouit une action imaginée, destinée à divertir les lecteurs. L’auteur génois Luca Assarino explique une telle démarche dans la préface « Al lettore » de son roman à succès, L’Almérinda, paru en 1640 : Mi è sembrato preferibile favoleggiare sulle istorie piuttosto che istoriar sulle favole […] Senza alterare minimamente il testo di Giustino, ho elaborato a partire da questi, tutta la serie di avvenimenti che potevano verosimilmente succedere ad Astiage e Mandane, e ho cercato di vestirli 65 Huet, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », op. cit., pp. 4/ 5. La lettre conçue pour servir de préface à Zayde, rédigée par Madame de la Fayette et signée par Segrais, fut publiée dès sa seconde édition indépendamment de l’œuvre de La Fayette/ Segrais et parut - après la première édition (1670) - en 1678, 1685, 1693 et 1711 ce qui prouve son statut d’œuvre de référence au tournant du XVII e et du XVIII e siècle. Pour des informations détaillées quant à la structure, le contenu et la fortune du texte en tant que poétique, cf. Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., pp. 189-200 et eadem, Poétiques du roman, op. cit., pp. 431-438, de même Chartier, Introduction aux grandes théories du Roman, op. cit., p. 54. 66 Huet, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », op. cit., pp. 99. 67 Cf. Lattarico, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle, op. cit., p. 90, de même Spera, Lucinda, Il romanzo italiano del tardo settecento (1670-1700). Milan : La Nuova Italia, 2000, pp. 40s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 22 OeC01_2014_I-102AK2.indd 22 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Introduction 23 con questa imitazione, che non solo è necessario a l’essenza della favola, ma anche alla qualità degli avvenimenti e dei personaggi di cui si tratta. 68 Une façon de procéder presque identique se révèle chez Pona, qui développa sa Messalina sur la base des épisodes de l’histoire romaine, décrits par Tacite et Juvénal auxquels il renvoie tout au long de son texte. 69 Pour expliquer le mode italien, notons d’un côté que la plupart des auteurs de romans de la péninsule étaient des historiographes en service auprès des différents ducs territoriaux et ainsi fortement habitués à la lecture et la rédaction de chroniques et d’annales, censées soutenir l’autorité de telle ou telle famille. 70 D’un autre côté rappelons que, dans la culture italienne, la raison et le bon sens autant que les bienséances jouaient un rôle beaucoup moins important qu’en France. Par conséquent, les deux composantes étaient ressenties comme moins « dangereuses » et les auteurs pouvaient développer le nouveau genre du côté qui leur était familier, s’orientant cependant sur les goûts de leurs lecteurs pour les intrigues, les aventures et l’amour, c’est-à-dire, l’héritage du poème épique. Tandis que les auteurs français se défendent d’une certaine manière d’avoir introduit l’histoire dans la fable, les Italiens justifient leur démarche d’intégrer la fable dans l’histoire. La vieille question… c’est ainsi que nous avions intitulé cette partie de l’introduction et après avoir reconsidéré les discussions du XVII e siècle quant à la relation de l’histoire et de la fable - domaine du roman - nous constatons que cette réflexion n’est pas seulement ancienne, elle doit toujours être reposée, dès que les conditions historico-littéraires changent. Après avoir observé la genèse du roman historique au XVII e siècle, nous reléguons l’étude de son essor aux contributions subséquentes, focalisées sur la période située après le grand bouleversement que fut la Révolution française, surtout pour le domaine historique. 71 Considérant la situation ita- 68 Assarino, Luca, L’Almérinda. Venise : Cester, 1640, pp. 6/ 7. Une deuxième édition du roman a paru en 1655 sous le titre I guocchi di Fortuna. Successi di Astiage e di Mandane, Monarchi della Siria. 69 Cf. Lattarico, « Entre Histoire, fiction et tératologie. La Messalina de Francesco Pona » art. cit., pp. 19s. La Messalina parut en 1633 chez Sarzina.à Venise. 70 Cf. Lattarico, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle, op. cit., pp. 90/ 91, de même Bellini, Eraldo, Agostino Mascardi tra ‘ars poetica’ et ‘ars historica’. Milan : Vita e Pensiero università, 2002, pp. 17s. Mascardi publia son traité Dell’arte istorica en 1636, soulignant les avantages de l’art poétique pour l’écriture historique. 71 Cf. Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., pp. 28s, de même Claudon, Francis e. a., L’Historiographie romantique. Actes du colloque organisé à Créteil (décembre 2006). Paris : Bière, 2007, passim - particulièrement « l’Introduction » de Chaline, Jean-Pierre, pp. 11s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 23 OeC01_2014_I-102AK2.indd 23 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 24 Béatrice Jakobs lienne, supposons que l’histoire - devenue scientifique - devrait l’emporter sur l’imagination. Quel langage utilisé ? Retournons une dernière fois dans les librairies et aux commentaires des internautes. Comme nous l’avons vu, ceux-ci préféraient les œuvres ayant un fond historique bien documenté à celles dont les bases restaient un peu floues. De plus, nous avons constaté que la place accordée à ces renseignements était soit dans les paratextes, soit sur les sites officiels des auteurs. Après avoir de nouveau feuilleté quelques romans historiques, nous devons y ajouter les notes et la marge du texte. C’est surtout cette dernière façon de procéder qui suscite maintes discussions entre les auteurs - peut-être parce qu’elle relève le plus du domaine scientifique. Doter son roman historique de notes en bas de pages lui donne donc, beaucoup plus qu’un paratexte, l’aspect d’un texte scientifique auquel on peut se fier. 72 Si l’on en croit les remarques d’un Edward Bulwer-Lytton, auteur anglais contemporain de Walter Scott, le fait de bourrer les romans historiques de notes pour leur donner une allure scientifique était très en vogue à l’époque : This last art is perhaps the better effected by not bringing the art itself constantly before the reader - by not crowding the page with quotations, and the margin with notes. Perpetual references to learned authorities have, in fiction, something at once wearisome and arrogant. They appear like the author’s eulogies of his own accuracy and his own leaning - they do not serve to elucidate his meaning, but to parade his erudition. 73 Outre ce langage voulu scientifique utilisé pour anoblir les romans à un moment où l’histoire était devenu une science 74 , il y a un autre langage 72 Cf. pour cela la contribution de Rass. 73 Bulwer-Lytton, Edward, The last Days of Pompeii. Londres : Downey & Co, 1897, p. 7. (Préface de l’édition de 1834). L’auteur évoque ici le principe rhétorique et morale de la négligence - ars est celare artem - connu depuis l’Antiquité. Edward Bulwer-Lytton écrivit plusieurs romans historiques à succès (cf. par exemple sa trilogie Rienzi, the last of the tribunes (1835), The last of the barons (1843) et Harold, the last of the saxon kings (1848). Après avoir imité Walter Scott dans ses premiers textes, il prit ses distances envers lui, permettant « the less imagination as possible », cf. Bulwer, Lytton, Edward, Rienzi, the last of the tribunes. Londres : Downey & Co, 1897, p. 9 (préface de l’édition de 1848). Les œuvres de Bulwer-Lytton furent aussi reconnues en France et traduites en français à partir de 1840. 74 Cf. par exemple la démarche de Vigny qui augmenta chaque édition de Cinq Mars de quelques notes, et de Pona, renvoyant constamment les lecteurs de La Messaline aux textes de bases de son roman, à savoir Juvenal et Tacite. Rappelons que Pona écrivit son texte comme Vigny à un moment où l’histoire semblait prédominer. OeC01_2014_I-102AK2.indd 24 OeC01_2014_I-102AK2.indd 24 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Introduction 25 évidemment présent dans les romans historiques mais nonobstant critiqué par les contemporains. Prêtons de nouveau la parole à Bulwer-Lytton : As the greatest difficulty in treating of an unfamiliar and distant period is to make the characters introduced live and move before the eye of the reader […]. The first art to the Poet (the creator) is to breathe the breath of life into his creatures ; the next is to make their words and actions appropriate to the era in which they are to speak and act. 75 Comment faire parler les personnages de façon appropriée à l’époque dans laquelle ils « vivent » ? Et comment savoir ce qui est approprié ? Les auteurs tels que Paul Lacroix ou Honoré de Balzac, étudiés dans les contributions qui suivent, en fourniront des réponses Concluons pour le moment que l’idée d’adapter le langage des personnages réels ou fictifs au moment historique dans lequel ils agissent sert à relier les deux sphères. Par conséquent l’histoire ne sera plus accessoire à l’action (imaginée) et cette dernière plus vraisemblable - souci primordial de tout auteur de roman historique ! 75 Bulwer-Lytton, The last Days of Pompeii, op. cit., preface, p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 25 OeC01_2014_I-102AK2.indd 25 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08
