Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2014
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Le roman historique selon le bibliophile Jacob
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Aude Déruelle
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Le roman historique selon le bibliophile Jacob Aude Déruelle Les œuvres romanesques de Paul Lacroix sont peu connues aujourd’hui. On ne retient de cet auteur prolifique que les divers catalogues qui illustrent son surnom de « bibliophile », et pour en parler et justifier cet oubli, on va dénicher le jugement péremptoire de Balzac, qui en fait « le point culminant de la médiocrité » 1 . Le déclin de sa renommée proprement littéraire est amorcé dès la seconde moitié du siècle. En 1867, un opuscule signé de Mirecourt en dresse un éloge, mais qui a tout de la nécrologie anthume : « de nos jours, on ne parle plus guère du bibliophile Jacob et de ses innombrables travaux » 2 . Et lorsque Bouvard et Pécuchet s’adonnent à la lecture de romans historiques, le nom du bibliophile est cité parmi d’autres, mais pour être promptement écarté. 3 Les travaux proprement bibliographiques n’occupent pourtant qu’une faible partie de l’œuvre du prolifique Paul Lacroix, dans laquelle on peut repérer également de nombreuses éditions de textes anciens (Cyrano de Bergerac, Marot, Rabelais, entre autres) et des œuvres narratives variées : petits traités historiques, écrits seul ou en collaboration (avec Henri Martin notamment), faux mémoires (la mode était favorable à ces récits apocryphes), tels ceux du cardinal Dubois ou de Gabrielle d’Estrées, œuvres romanesques enfin, continent qui se divise encore entre romans de mœurs et romans historiques. C’est par ces derniers qu’il s’est signalé à l’attention du public. Dans les années 1830, avant les cycles de Dumas qui paraissent la décennie suivante, les romans de Paul Lacroix dessinent en effet une fresque historique, comme l’attestent les sous-titres des romans suivants : Les Deux Fous, histoire du temps de François I er , 1524 (1830) ; Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, 1514 (1831) ; La Danse macabre, histoire du temps de 1 Balzac, Honoré de, Lettre du 29 mai 1833 (à Madame Hanska), Lettres à Madame Hanska, éd. par Pierrot, Roger. Paris : Laffont, 1990, t. I, p. 41. Signalons toutefois que cet avis s’insère dans un règlement de comptes général à l’encontre de nombre de ses confrères en littérature (Sand, Janin, pour ne citer qu’eux). 2 Mirecourt, Eugène de, Le Bibliophile Jacob, Portraits et silhouettes au XIX e siècle, Paris : Faure, 1867, p. 6. 3 « La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob, leur parut insuffisante », Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1880), éd. par. Gothot-Mersch, Claudine. Paris : Gallimard, 1979, p. 202. OeC01_2014_I-102AK2.indd 27 OeC01_2014_I-102AK2.indd 27 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 28 Aude Déruelle Charles VII, 1437 (1832) 4 ; Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440 (1834) ; Pignerol, histoire du temps de Louis XIV, 1680 (1836) ; La Folle d’Orléans, histoire du temps de Louis XIV, 1692 (1836) ; La Sœur du Maugrabin, histoire du temps de Henri IV, 1606 (1838) ; La Chambre des poisons, histoire du temps de Louis XIV, 1712 (1839) ; La Comtesse de Choiseul-Praslin, histoire du temps de Louis XV, 1737 (1841) ; Le Singe ou la famille de l’athée, histoire du temps de Louis XIV, 1666 (1842). La reprise de la locution « histoire du temps », suivie d’un nom de roi et d’une date 5 , sans tisser une continuité chronologique, ni dresser un panorama systématique des temps passés, témoigne toutefois d’un désir de relier ces œuvres entre elles, et d’occuper, pour ainsi dire, le terrain du roman historique - voire de l’histoire : dès la préface des Deux Fous, Lacroix évoque ainsi « cette série de romans-histoires » qu’il s’apprête à publier les années suivantes 6 , expression qui, au rebours de l’appellation commune « roman historique », manifeste le désir d’outrepasser les bornes du seul territoire romanesque. Et en 1841, à l’ouverture du roman Le Chevalier de Chaville, histoire du temps de la Terreur - sans mention de règne, bien évidemment - une page de l’éditeur Dumont dresse la liste des « romans-histoires » déjà parus, par ordre chronologique de la fiction, avec, cette fois, la date placée en tête du titre. L’ambition de Lacroix est donc double : constituer une fresque historique, et faire du roman historique une écriture légitime de l’histoire. Nul doute que ces romans aient joué un rôle en leur temps. 7 Cependant, il est toujours délicat d’exhumer un corpus oublié, sans que la question de sa valeur vienne en quelque sorte fausser le regard et parasiter le débat. Aussi tel ne sera pas l’enjeu du propos. Il ne s’agit pas ici de défendre ces œuvres délaissées, mais de s’intéresser à leurs préfaces. Ce paratexte, qui se signale par son ampleur et l’originalité de ses dispositifs, dessine en effet les tensions propres au genre du roman historique à l’époque romantique. 8 4 Le sous-titre était d’abord « histoire fantastique du quinzième siècle », et Jacob a procédé à cette harmonisation a posteriori, afin de compléter l’effet de série. 5 La date a parfois été ajoutée a posteriori, notamment en 1838, lors de la réédition de certains romans dans le volume Romans relatifs à l’histoire de France aux XV e et XVI e siècles chez Delloye et Lecou ou dans les Œuvres complètes, qui paraissent en in-12° chez Barba, la même année. C’est le cas pour Le Roi des ribauds et La Folle d’Orléans. 6 Paul Lacroix [bibliophile Jacob], Les Deux Fous. Histoire du temps de François I er , 1524, Paris : Renduel, 1830, p. xii. 7 Les Deux Fous ont ainsi fortement inspiré Hugo pour la rédaction de son drame Le Roi s’amuse (1832). 8 Cf. sur les préfaces des romans historiques, l’étude de Claude Duchet, « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815-1832) », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), pp. 245-267. Elle s’arrête toutefois en 1832. OeC01_2014_I-102AK2.indd 28 OeC01_2014_I-102AK2.indd 28 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 29 Après Walter Scott L’œuvre qui a apporté la notoriété au bibliophile est un texte paru en 1829 et intitulé Les Soirées de Walter Scott à Paris. 9 Notons au passage que ce livre contribue également à lancer l’éditeur Eugène Renduel, qui a fait ses armes sous la Restauration auprès du libéral Touquet, et qui a été associé dans les années 1830 à la mode romantique - il publie Hugo, Sue, Nodier, Musset, Soulié, Gautier, etc. Le dispositif de ce texte est tout à fait étonnant. Il repose sur un récitcadre enchâssant une série de nouvelles historiques : invité à une soirée, l’illustre romancier écossais - rappelons qu’il est alors au sommet de sa gloire (il décédera trois ans plus tard) - se laisse aller au plaisir de la narration de quelques épisodes du temps passé, et ce plusieurs soirs de suite. Ces brefs récits, au nombre de treize, et classés par ordre chronologique des faits racontés de 1394 à 1580, sont donc attribués à Walter Scott. Le bibliophile Jacob se fait quant à lui passer pour l’auditeur zélé qui a pris en notes ces chefs-d’œuvre inconnus afin de les restituer au public. Mais il ne s’agit pas seulement pour Paul Lacroix, comme on pourrait le penser, de s’inscrire dans la lignée du romancier écossais, en espérant qu’un peu de sa gloire rejaillisse sur lui. En effet, ce dispositif est d’emblée parodique, puisque le bibliophile Jacob, en se présentant à ses lecteurs, invente une fausse biographie, en forme d’« article nécrologique » 10 . Il déclare être né en 1740, avoir l’âge de quatre-vingt-neuf ans, et dresse sa généalogie en ces termes : Ma famille était archi-noble. D’Hozier n’a pas composé ma généalogie, mais j’ai fantaisie de chercher mes ancêtres dans la Bible. Sans aller si loin, je me souviens d’avoir découvert, dans les Chroniques de Saint-Denis, que le chef des Pastoureaux, en 1250, s’appelait comme moi ; enfin je descends en droite ligne par les femmes de Louis Jacob, de l’ordre des Carmes, aumônier de S. M. Louis XIV. Je suis le dernier rejeton de cette antique famille. 11 Ici s’observe, par l’accumulation hétéroclite des références, la parodie des lignées nobiliaires. Bien plus, ce sieur Jacob, dont un portrait ouvre 9 Le sous-titre porte les précisions suivantes : recueillies et publiées par M. P.-L. Jacob, bibliophile et membre de toutes les Académies. Lacroix, qui n’avait pas encore pris son nom de plume, avait fait paraître en 1825 un roman historique intitulé L’Assassinat d’un roi, qui évoque l’histoire de Damiens et de son supplice. Mais ce texte n’a pas l’ampleur (à tout point de vue) des œuvres postérieures à 1830. 10 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], Les Soirées de Walter Scott, Paris : Renduel, 1830, p. 5. 11 Ibid., p. 6. OeC01_2014_I-102AK2.indd 29 OeC01_2014_I-102AK2.indd 29 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 30 Aude Déruelle le volume, le représentant au milieu des livres, prétend dédaigner le roman historique (car il préfère l’histoire), et n’avoir jamais lu un seul volume de Walter Scott ! Il ne rechercherait sa compagnie que pour s’emparer d’un autographe à même d’enrichir sa collection. Il ne faudrait toutefois pas non plus, inversement, prendre la déférence envers Walter Scott dont témoigne le titre pour un discours ironique qu’il conviendrait de renverser, et qui s’exercerait au détriment du célèbre auteur. Après tout, la narration des divers récits historiques qui constituent le recueil lui est bel et bien attribuée, même si, en une ultime pirouette pleine d’ironie, Jacob affirme : « je protesterai que ces espèces de notes n’étaient pas destinées à l’impression, d’autant plus que je ne m’en suis jamais regardé comme l’auteur ; Walter Scott sans doute dira de même ». 12 Ce qui peut s’entendre en deux sens : Walter Scott n’est pas l’auteur du livre, car il prétend avoir tout pris chez Froissard, ou il est pas l’auteur de ce livre, car il ne l’a pas écrit - c’est bel et bien Paul Lacroix. 13 Ce que nous dit tout d’abord ce dispositif, qui oscille, voire hésite, entre désinvolture et déférence, c’est la difficulté, pour les romanciers des années 1820 et 1830, à sortir de l’ombre du romancier écossais. Vigny, dans Cinq-Mars (1826), a ainsi imaginé une poétique romanesque qui prenait à contre-pied les schémas narratifs de Walter Scott. Il a choisi de placer les grandes figures historiques au cœur de l’intrigue, au lieu de les cantonner dans des rôles secondaires au sein du monde de la fiction romanesque, ainsi que le faisait le romancier écossais. La même année que Les Soirées de Walter 12 Lacroix, Les soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 28/ 29. 13 On voit là que celui-ci ne se contente pas de reprendre le dispositif de l’éditeur de document propre au roman du XVIII e siècle - « fiction du non-fictif » si bien analysé par Rousset, Jean (Forme et Signification, Paris : Corti, 1962, p. 75). L’attribution des récits à un auteur nommé (et célèbre) change en effet toute la portée d’un tel enchâssement. Le bibliophile Jacob, Les Soirées […], 1830, frontispice OeC01_2014_I-102AK2.indd 30 OeC01_2014_I-102AK2.indd 30 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 31 Scott, Mérimée écrivait un « anti-roman historique » 14 , qui refuse notamment toute la veine descriptive développée par le maître du genre. Balzac, un peu plus tard, en 1842, à l’orée de sa Comédie humaine, s’inscrit quant à lui dans la lignée de Scott - mais on sait que son génie est d’avoir doublement déplacé le regard, vers les mœurs et le monde contemporain, en se faisant l’historien du temps présent. Or Lacroix, par ce dispositif parodique, use de la référence à Walter Scott mais en la court-circuitant. L’invention, tout à fait remarquable, du personnage du bibliophile, place l’œuvre sous le patronage du romancier écossais tout en instaurant des distances avec cette figure tutélaire. En creux, un tel dispositif pointe également la nécessité d’un Walter Scott français - ce qu’évoque Balzac dans Illusions perdues. 15 Le romancier écossais avoue en effet à son interlocuteur bibliophile que […] c’est dans le vieux Froissart que j’ai trouvé le germe du roman historique. La création ne m’en appartient pas, je l’avoue en toute humilité ; je n’ai fait que ressusciter des morts, ramasser des trésors dans les tombeaux et emporter dans mon pays des biens nés dans le vôtre, et que vous dédaignez, faute de les connaître. - Non, non interrompis-je en lui serrant la main violemment, je lis, je relis Froissard depuis ma jeunesse, et, tout vieux que je suis, je ne me lasse pas de ses intéressantes chroniques. C’est de l’histoire que ces tableaux, ces récits en action, et il y a loin de là à des dates et à de stériles résumés ! 16 C’est directement pointer une lacune qui doit être comblée, et qui peut l’être par ce Jacob qui sait apprécier la valeur méprisée d’un Froissard. 17 L’année suivante, la préface du roman Les Deux Fous reprend la fiction d’un Jacob âgé, versé dans l’amour des livres. Dès le titre, ce personnage 14 Mombert, Sarah, « Le public, le romanesque et l’Histoire. Vigny et Mérimée explorateurs du roman historique », Le Roman historique. Récit et histoire, dir. par Peyrache-Leborgne, Dominique et Couégnas, Daniel. Nantes : Pleins Feux, 2000, p. 132. 15 Balzac, Honoré de, La Comédie Humaine - Illusions perdues (1837-1843), éd. par Castex Pierre-Georges. Paris : Gallimard 1977, t. V, pp. 302ss. On sait que ce fut d’abord le projet de Balzac d’écrire une « Histoire de France pittoresque ». Cf. également de Maigron, Louis, Le roman historique à l’époque romantique. Essai sur l’influence de Walter Scott. Paris : Hachette, 1898. 16 Lacroix, Les soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 22/ 23. 17 Cette référence à Walter Scott appuie en outre l’éloge constant du Moyen Âge que l’on trouve sous la plume de Jacob-Lacroix - même si, à bien y regarder, son œuvre est loin de porter uniquement sur la période médiévale, à moins de l’entendre en un sens élargi, et d’y adjoindre la Renaissance. Ainsi doit-il justifier ses sorties en dehors du territoire médiéval, lorsqu’il s’attaque à des études de mœurs contemporaines (cf. la préface du roman Un divorce. Histoire du temps de l’Empire. 1812-1814, paru en 1832). OeC01_2014_I-102AK2.indd 31 OeC01_2014_I-102AK2.indd 31 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 32 Aude Déruelle est qualifié de « bibliophile membre de toutes les académies », comme dans le précédent opus, mais également d’« éditeur des Soirées de Walter Scott à Paris ». Dans la préface, l’auteur revient sur l’attribution de ces récits au romancier écossais : le caprice me vint de restituer à Walter Scott un volume dont je lui rapportai tout l’honneur […] ; enfin les contradicteurs, éplucheurs bluteurs et autres, ayant voulu rendre à César ce qui est à César, et à Walter Scott ce qui est à Walter Scott, ont déchargé sur moi toute responsabilité d’auteur ; force m’a été de me parer des plumes du paon, jusqu’à ce que le paon écossais réclamant son bien, je redevienne geai comme devant, rien que bibliophile » 18 . Cette explication, on le voit, n’éclaircit rien, et Lacroix s’amuse à brouiller les pistes, en plaçant sur son personnage de bibliophile, tour à tour, les masques d’éditeur et d’auteur. L’année suivante, Lacroix fait paraître une lettre du bibliophile à Walter Scott dans La Revue de Paris. Il y prolonge à plaisir ce jeu de cache-cache littéraire : […] je veux vous entretenir péremptoirement sur le fait des Soirées de Walter Scott, qui vous sont attribuées par les uns et contestées par les autres. Prenez-les, ne les prenez, c’est le refrain le plus sage et le plus commode. […] Toute la discussion pour et contre se réduit à ceci : il est possible que l’auteur de Waverley 19 soit aussi celui des Soirées de Walter Scott […] voilà le procès jugé et plus embrouillé que devant, car il me serait aussi difficile de prouver mathématiquement que vous êtes l’auteur des Soirées de Walter Scott, ou que vous ne l’êtes pas ; vous-même auriez autant de peine à vous faire croire dans l’une ou l’autre alternative. 20 Au reste, la désinvolture envers l’illustre romancier est ici plus affirmée : « Je vous ai même demandé votre avis à ce sujet par lettre confidentielle, et quant à la réponse, il faut que le paquebot à vapeur qui l’apportait ait péri corps et biens, puisque je l’attends encore ». 21 Le bibliophile se permet même des critiques acerbes envers les écrits de Scott qui stigmatisent la figure de Napoléon (Lettres de Paul, Histoire de Napoléon), allant jusqu’à accuser quelqu’un d’avoir usurpé le nom de l’auteur de Waverley. Il n’en proclame pas moins qu’il va faire paraître la suite de ces Soirées. 22 18 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., p. ix. 19 On sait que longtemps Scott signa ses ouvrages de ces mots. 20 Lacroix, Paul, « Lettre du bibliophile Jacob à l’auteur de Waverley », Revue de Paris 23 (1831), pp. 206/ 207. 21 Ibid., p. 204. 22 Cf. Lacroix, Soirées de Walter Scott à Paris. 2, recueillies et publiées par P. L. Jacob. Paris : Renduel, 1831 ; Le Bon vieux temps, suite des Soirées de Walter Scott, Paris : OeC01_2014_I-102AK2.indd 32 OeC01_2014_I-102AK2.indd 32 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 33 Par la suite, ce bibliophile inventé par Lacroix va devenir un simple nom de plume - de manière plus traditionnelle. Ce détour ironique qui croise les figures du bibliophile et de Walter Scott aura permis l’émergence du projet des « romans-histoires ». « Romans-histoires » Au fil de ses préfaces, Lacroix développe un fervent plaidoyer en faveur du roman historique. L’expression de « romans-histoires » place le genre romanesque au niveau même de l’histoire, en une relation dont on ne sait d’ailleurs si elle est d’égalité ou d’équivalence. Tout l’argumentaire de Lacroix vise de fait à gommer la frontière entre le roman historique et l’historiographie, en un leit-motiv qui rythme ses préfaces : « Voici un livre où l’histoire est tellement incorporée dans le roman, et le roman dans l’histoire, que moi-même je n’oserais distinguer la part du vrai et du faux. Ce n’est pas de l’histoire ; est-ce du roman ? » 23 ; « est-ce ma faute si l’histoire et le roman historique sont tellement mêlés ensemble que je ne puisse toucher l’un sans l’autre ? » 24 ; « Le roman est souvent de l’histoire, comme l’histoire peut être du roman » 25 . Cette ambition donne même lieu à une scénographie toute particulière dans la longue préface (près de cinquante pages) des Francs-Taupins, intitulée « L’Histoire et le roman historique », où Lacroix imagine une rencontre, chez un bouquiniste, entre le bibliophile Jacob, qui s’avoue à présent pleinement romancier, et un historien. Celui-ci prend le bibliophile pour un confrère, et témoigne un certain mépris lorsqu’il apprend qu’il n’est que romancier. Décidé à « rompre une lance en faveur du roman historique », le bibliophile Jacob avoue avoir la « faiblesse de mettre sur la même ligne l’historien et le romancier » 26 . Pour étayer cette affirmation, il développe alors l’idée que l’écriture de l’histoire n’est pas une, mais plurielle : L’histoire, à votre sens, consiste-t-elle dans l’Art de vérifier les dates ? N’y a-t-il qu’une manière d’être historien, en renchérissant de sécheresse, mais Dumont, 1835. 23 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, Paris : Renduel, 1831, t. I, sans pagination. 24 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], « L’Histoire et le roman historique », Les Francs- Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, Paris : Renduel, 1834, t. I, p. xxxvii. 25 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], La Folle d’Orléans. Histoire du temps de Louis XIV, Paris : Renduel, 1836, t. I, p. 3. 26 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., pp. xxiii/ xxiv. OeC01_2014_I-102AK2.indd 33 OeC01_2014_I-102AK2.indd 33 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 34 Aude Déruelle aussi d’exactitude, sur les Mabillon, les Baluze, les Clément ? En un mot, la dissertation et la chronologie, est-ce là toute l’histoire ? autant vaudrait réduire à l’anatomie la connaissance des hommes ! L’histoire peut être, ce me semble, divisée en trois classes, qui se subdivisent elles-mêmes en autant d’espèces qu’il y a de variétés d’esprit : l’histoire mathématique, l’histoire abstraite ou problématique, l’histoire pittoresque ; la première appartient au bénédictin, qui veut des chartes et les hiéroglyphes de la diplomatique ; la seconde au rhéteur, qui veut des systèmes ; la troisième au peintre et au poète, qui veulent des couleurs et des tableaux. Je me range dans cette dernière classe, la plus riche et la plus brillante des trois, quoique à la tête des deux autres se présentent les noms de Vignier, de Labbe et de la grande congrégation de Saint-Maur d’une part, et d’autre part ceux de Bossuet, de Voltaire et de Guizot. L’histoire pittoresque, qui descend de Grégoire de Tours, du moine de Saint-Gall, de Joinville, de Froissard, de Monstrelet et des chroniqueurs du quinzième siècle, est arrivée à Thierry et à Walter Scott… […] Je ne vous dirai pas que ces trois espèces d’histoire, que je distingue, ont entre elles les mêmes dissemblances que le squelette, le cadavre et l’homme vivant ; néanmoins l’histoire pittoresque est la seule qui ait une vie réelle et complète. 27 Parallèlement à l’histoire érudite des bénédictins et de l’histoire philosophique (les cours de Guizot, rappelons-le, se sont tenus à Paris à la fin des années 1820), l’histoire pittoresque, seule, peut prétendre à restituer la « vie » des temps passés, comme en témoigne la métaphore anatomique développée par Jacob. Et de citer Scott, mais aussi Augustin Thierry - auquel Lacroix dédiera en 1841 sa Comtesse de Choiseul-Praslin. De manière remarquable, l’expression « histoire pittoresque » brouille la frontière entre le roman historique et l’histoire, puisqu’on trouve rangés sous son étendard un romancier et un historien. On notera que le plaidoyer en faveur du roman historique s’appuie ici sur un éloge sans ambiguïtés de Walter Scott (la figure tutélaire, passée de vie à trépas, est, il est vrai, moins encombrante) : « Le roman historique, tel que je l’entends, tel que l’entendait Walter Scott, mon maître », dit encore le bibliophile. Il faut dire que la scénographie en dialogue permet de placer la critique du romancier dans la bouche de l’historien : « Walter Scott ! voilà l’iconoclaste, le Calvin de l’histoire ! il a gâté le public en l’amusant » 28 . Le bibliophile, qui avait commencé par entreprendre la défense d’un genre critiqué en affirmant que le roman valait l’histoire, finit ainsi par révéler qu’il est un genre de composition exigeant et ardu, et qu’il est d’une certaine façon plus historique que l’histoire même : « Un roman qui me 27 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., pp. xxvii-xxxi. 28 Ibid., pp. xxxiii et xxix. OeC01_2014_I-102AK2.indd 34 OeC01_2014_I-102AK2.indd 34 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 35 coûte plus de travail, et souvent exige plus de lectures et de notes que bien des histoires » 29 . Et de développer la somme des connaissances nécessaires à la rédaction d’un roman historique : […] l’historien ou le romancier, comme je l’entends, doit avoir une teinture de toutes les sciences, teinture légère, il est vrai, mais suffisante pour une appréciation vraie des choses, et comme préliminaire d’une étude plus approfondie ; car toutes les sciences, les plus abstraites et les plus étrangères, ont leur place dans l’histoire ou dans le roman. Il n’est pas jusqu’à l’astrologie, jusqu’à l’alchimie, jusqu’à la chiromancie, qu’il ne faille avoir effleurées ! Dieu me garde d’oser prétendre à cette universalité de savoir qui ferait ma joie, et qui est hors de la portée de ma mémoire ! Cependant j’y ai suppléé de mon mieux avec les livres, et j’aime à me bien représenter moi-même et à toucher du doigt les objets que l’histoire et le roman font surgir devant une recherche intelligente ; partant j’aime à les décrire et à les montrer tels que je les ai vus. Voilà comme le détail me conduit par degrés à l’ensemble ; je façonne chaque pierre une à une pour ériger le monument. - Vous m’étonnez de plus en plus, monsieur. Eh quoi ! pour être romancier il faut être archéologue, alchimiste, philologue, linguiste, peintre, architecte, financier, géographe, théologien, que sais-je ? abstracteur de quintessence de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres ? 30 Le bibliophile Jacob ne cesse de placer le roman et l’histoire dans une relation d’équivalence (« l’historien ou le romancier » ; « dans l’histoire ou dans le roman » ; « l’histoire et le roman »), comme s’il s’agissait là d’une simple question de dénomination peu importante à l’ensemble de la démonstration : roman-histoire, histoire et roman, roman ou histoire, c’est tout un. Mais son interlocuteur, à la fin de l’extrait, dit clairement que ces connaissances encyclopédiques sont l’apanage du romancier. L’historien, enfin convaincu que le romancier peut le rejoindre sur son terrain, voudrait bien en retour faire le romancier. Mais il finit toutefois par reculer devant la somme de travail qu’exige, selon le bibliophile, l’écriture d’un roman historique : « Monsieur, je vous remercie, je ne ferai pas de roman ! j’ai la vue trop faible, le travail trop lent et pénible… » 31 . Le romancier s’avère in fine meilleur historien que l’historien de métier. Victoire du romancier sur l’historien, à l’issue de cette joute verbale, et partant, victoire du roman sur l’histoire. Certes, le bibliophile Jacob n’est pas le premier à écrire sur le roman historique dans ces années-là, et à prendre la défense de ce genre probléma- 29 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xxx. 30 Ibid., p. xxx. 31 Ibid., p. li. OeC01_2014_I-102AK2.indd 35 OeC01_2014_I-102AK2.indd 35 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 36 Aude Déruelle tique et si souvent contesté, malgré ses succès de librairie. On peut penser à la préface de Cinq-Mars, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », qui paraît dans la quatrième édition de 1829, aux articles que Balzac fait paraître en 1824 ou en 1830. Toutefois, ces diverses réflexions s’attardent principalement sur l’opposition entre le vrai et le fictif. Face à l’histoire qui serait le récit des faits avérés, le roman, fût-il historique, court le risque de basculer du côté du faux. Dans ce face-à-face abrupt avec la vérité historique, la fiction rejoint le plan du mensonge, au lieu de déployer ses propres virtualités. Vigny a d’ailleurs tenu à déjouer cette opposition binaire en imaginant une vérité littéraire qui n’est pas le vrai de l’histoire. Celui-ci s’en tiendrait à l’exactitude anecdotique, tandis que celle-là viserait l’idéal. D’une opposition, d’une tension, Vigny construit un parallèle : il ne confronte pas les deux, mais les compare, chacun ayant sa légitimité propre - ce dont Balzac se moquera de manière peu amène : « C’est-à-dire que, suivant les doctrines professées par ce poétique écrivain dans la nouvelle préface de Cinq-Mars, il y a un vrai qui est faux et un faux qui est vrai » 32 . Toutefois, et de manière très originale, Paul Lacroix s’attarde fort peu sur cette question de la fiction, si problématique pour les auteurs de son époque. Il évoque certes le rôle de l’imagination, nécessaire au romancier pour colmater les brèches inévitables de l’histoire, les béances laissées par les chroniques et les annales : « ici je devine la cause, là, c’est l’effet ; j’invente avec d’autant plus de peine, que toujours il faut rassortir et recompléter » 33 . Mais c’est une imagination raisonnée, et non débridée, dont Jacob fait ici l’éloge, ce qui lui permet de glisser rapidement sur la tension entre vérité et fiction. Peu intéressé par ce débat sur la fiction, Lacroix s’arrête en revanche sur une question peu soulevée par ses contemporains, et néanmoins cruciale pour l’écriture du roman historique. La question de la langue En quelle langue raconter le passé ? Si la langue doit représenter le réel, une langue moderne qui saisirait une époque du passé introduirait inévitablement un décalage, voire une déformation. Comment, par exemple, peindre la féodalité médiévale avec une langue qui est passée par la Révolution ? Faut-il alors avoir recours à un ancien état de la langue pour saisir les temps révolus ? Mais on comprend immédiatement qu’une telle langue serait de toute façon élaborée depuis le moment de l’écriture. Certes, Paul Lacroix 32 Balzac, La Comédie Humaine - Les Deux Amis, ed. cit., t. XII, p. 696. 33 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xxxix. OeC01_2014_I-102AK2.indd 36 OeC01_2014_I-102AK2.indd 36 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 37 peut bien faire dire à son personnage de bibliophile : « mon esprit s’est rencontré apte à une étude qui fut longtemps abandonnée aux Bénédictins, je veux parler de la langue du moyen âge, dont je fais mes délices. Je m’y suis acclimaté au point que souvent je croirais volontiers être né avec elle » 34 . Admettons. Mais avec qui parler « cette langue du moyen âge » ? Le lecteur ne dispose pas de la même encyclopédie que l’auteur. Et à partir du moment où le roman historique se fait dictionnaire en veillant à incorporer des explications lexicologiques, la langue du passé est parlée depuis le présent. La solution la plus simple, et souvent adoptée par les romanciers, consiste d’ailleurs à incruster certains archaïsmes 35 dans la narration qui, elle, est toute moderne. C’est ce que Bruneau nomme, avec une ironie condescendante, et en reprenant une expression de Gautier, qui définit ainsi le romantisme, le « genre mâchicoulis », dont le seul bonheur serait d’avoir mis fin à la « langue troubadouresque », composée, elle, « d’archaïsmes banals, de niaiseries et de fadeurs » 36 . Le genre mâchicoulis, lui, donne dans l’archaïsme technique. Nommer l’habit, le meuble, l’élément architectural fait partie intégrante du projet de reconstitution des mœurs passées. Dans sa défense du roman historique comme vrai genre de l’histoire, le bibliophile Jacob reproche aux historiens de ne pas user du mot propre, absence qui crée selon lui des anachronismes culturels fort dommageables : Ces historiens […] semblent fuir les termes techniques, et il arrive de cette absence habituelle du mot propre, que les contemporains de saint Louis ou de Dagobert se présentent vêtus, meublés et armés comme nous : s’agit-il de l’oriflamme dans les croisades, on dirait le drapeau tricolore de la République une et indivisible, sinon la cornette du régiment de Champagne ; s’agit-il d’une chaire ou d’une table au douzième siècle, on dirait un fauteuil à la Voltaire et un bureau à la Tronchin, sinon des meubles de Boule, s’agit-il enfin d’un pourpoint, d’une cotte-hardie ou d’un chaperon, on dirait un chapeau à plumes ou une casquette, une redingote ou un habit à la Robespierre. 37 34 Et il précise à propos des contes de Scott qu’il est censé retranscrire : « Mon souvenir tout imprégné de gothique, a nécessairement transpiré dans mon style ; la faute en doit être imputée à moi seul » (Lacroix, Les Soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 8 et 28). 35 Terme pris ici dans le sens usuel, non celui de Charles Bally (cf. § 95 du Traité de stylistique française. Heidelberg : Winter, 1921). 36 Bruneau, Ferdinand, Histoire de la langue française. Paris : 1948, t. XII, pp. 135/ 136. En réalité, le « genre troubadour » a survécu à l’arrivée du « genre mâchicoulis », et l’on trouve ces deux modes dans les années 1820. 37 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xlii. OeC01_2014_I-102AK2.indd 37 OeC01_2014_I-102AK2.indd 37 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 38 Aude Déruelle Cette critique s’adosse à l’impératif d’historicité qui caractérise la période romantique : chaque temps a ses mœurs et son langage. Le romancier, contrairement à l’historien, ne répugne pas à la désignation exacte de ces détails qui font la chair d’une époque. Si Paul Lacroix recommande l’utilisation de termes techniques, qui permettent de cerner la spécificité d’une époque, sa réflexion sur la question de la langue dans le roman historique va bien au-delà de cet impératif, souvent admis d’ailleurs, quoiqu’il y ait ces mêmes années des auteurs réfractaires à un tel procédé stylistique. L’emploi d’archaïsmes, loin de régler ce problème de la langue du roman historique, suscite en effet des tensions : faut-il expliquer les termes anciens, ce qui induirait des procédés de glose susceptibles d’alourdir la prose ? Ou se contenter de les insérer dans la narration, mais au risque de la rendre obscure ? Sans oublier que l’archaïsme limite la question de la langue à celle du lexique. Paul Lacroix élabore ainsi une poétique qui va au-delà de l’emploi d’archaïsmes en imaginant une scission entre la parole des personnages, qui reproduit un état ancien de la langue, et la narration, toute moderne, de l’auteur. Il détaille ce « système de composition moins bizarre que logique » en ces termes : Maintenant, que si l’on me demande d’où je viens, où je vais, à quelle école je tiens, et quel système j’ai adopté dans cette série de romans-histoires, je répondrai ingénument que j’ai préféré être moi ; que je n’ai imité personne excepté les écrivains de l’époque, et que je suivrai un système de composition moins bizarre que logique. Ainsi donc, pour résumer ce système, quand il s’agit d’un récit, d’une analyse, d’une description, c’est l’auteur qui parle ; et un style clair, simple et précis me paraît indispensable ; quand les personnages prennent à leur tour la parole, l’auteur se cache derrière eux, et les laisse parler leur vieil idiome avec de légères variantes, pour l’intelligence du dialogue. 38 Le « système » semble cohérent, à première vue : chacun parle sa langue. Mais on voit tout de suite les limites de ce procédé qui durcit, au lieu de l’estomper, l’écart entre deux états langagiers. Comme tel, il entérine le fait que personnages et narrateur n’appartiennent pas à la même sphère. Si ce procédé permet de mettre en évidence la singularité d’une période historique, il ne propose pas au lecteur d’habiter le passé, mais de l’observer à distance. Les personnages, en parlant une langue qui n’est pas la nôtre, sont figés dans leur altérité. Surtout, on l’a dit, ces paroles des personnages sont évidemment reconstituées depuis le présent du romancier. C’est pourquoi la simplicité d’une telle répartition n’est qu’apparente. Chez Jacob, il est vrai, le côté archaïsant 38 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., pp. xii/ xiii. OeC01_2014_I-102AK2.indd 38 OeC01_2014_I-102AK2.indd 38 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 39 du dialogue est plus poussé que chez ses contemporains (Hugo ou Balzac, pour ne citer qu’eux). Loin de limiter l’imitation d’une langue révolue à son lexique, il cherche à encastrer les vocables anciens dans une syntaxe surannée. Le contraste n’en est toutefois que plus frappant avec la narration : Elle entra d’un pas grave dans le cabinet, et poussa les verrous de la porte qu’elle referma derrière elle. Dieu vous gard’ ! madame ma sœur, dit affectueusement François I er . Çà, une accolade pour célébrer la bienvenue de votre frère, seigneur et roi ! Dieu soit loué de votre retour, si obtempérez à me bailler des grâces pour étrennes ! […] Un page du roi, vêtu à la mode espagnole ou italienne qui commençait à s’introduire en France, vint, un genou en terre, avertir François I er que des députés du parlement de Paris sollicitaient une audience […]. 39 L’année suivante, Lacroix développe cette poétique dans la lettre du bibliophile adressée à Walter Scott, mais semble toutefois en craindre l’aspect systématique : Souvent vous mêlez à votre style, nourri d’étymologies anciennes, l’idiome héréditaire des Highlands d’Ecosse ; moi aussi j’aime à rétablir en usage la langue riche et pittoresque de notre moyen âge, avec un choix d’expressions et de tournures qui mettent de l’art jusque dans le barbarisme et l’obscurité. Mais pour toute la série de romans historiques à l’aide desquels je compte parcourir les 14 e , 15 e , 16 e , 17 e et 18 e siècles, j’ai adopté une distinction fort raisonnable dans la manière de les écrire. […] Je me suis déjà expliqué nettement dans la préface des Deux Fous sur la différence que je faisais du dialogue et de la narration. L’une est toute séparée de l’autre ; l’auteur raconte et décrit, le dialogue tout au contraire doit échapper à ce positif qui montre l’auteur agissant ou parlant à la place de ses personnages : ceux-ci sont en scène, ils doivent compléter l’illusion ; c’est maladresse si l’on voit le souffleur derrière eux, et le fil qui les fait mouvoir. Cette vérité d’art, qui a besoin d’être sentie et pour laquelle je ne réclame pas de brevet d’invention, semblera sans doute un paradoxe ; mais je maintiens qu’elle peut être au moins employée comme type dans les sujets de notre histoire de France ; d’où il ne résulte pas qu’il faille mettre du latin dans la bouche de Charlemagne, conserver le patois inintelligible des troubadours, et, après une débauche de science, élaborer des romans polyglottes ; ce serait la tour de Babel. Je crois cependant que ces bizarreries, insoutenables en système, ne sont pas impossibles dans l’exécution, pourvu que le romancier en 39 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., pp. 40-44. OeC01_2014_I-102AK2.indd 39 OeC01_2014_I-102AK2.indd 39 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 40 Aude Déruelle use modestement, comme le médecin ferait d’un remède violent dont l’application et la dose déterminent la santé ou la mort. Certes, à cette marqueterie locale il manquera bien des lecteurs, et surtout bien des lectrices ; les femmes qui lisent pour dépenser le temps et se distraire de l’ennui, les gens de la mode et du bon ton, n’achèveront pas même le volume qu’ils auront déclaré grimoire ou mal écrit, d’après l’inspection de la couverture ; d’ailleurs messieurs du bel esprit ne perdent nulle occasion de critiquer ce qu’ils ne connaissent et ne comprennent pas. 40 Ici affleure la crainte de la disparate langagière, comme en attestent les expressions « romans polyglottes » et « tour de Babel », et, au-delà, la peur d’enfreindre la loi de l’unité et de l’harmonie, loi toute classique certes, mais que les auteurs romantiques hésitent parfois à transgresser. Le personnage ne parle donc évidemment pas sa langue - ce qui n’est pas possible, dût-on prendre des fragments d’écrits anciens, car, comme l’expliquait Marguerite Yourcenar, 41 il nous manque l’accès à la langue parlée du passé. Il ne parle pas non plus sa langue telle qu’on pourrait tenter de la reconstituer, mais parle une langue susceptible d’être comprise par le public contemporain : impossible d’insérer du « latin » ou du « patois », des langues trop savantes ou trop populaires. Certes, la fin de l’extrait a beau jeu de réclamer des efforts aux lecteurs (passons sur le jugement porté sur les lectrices), il n’en reste pas moins que cette prétendue langue du passé parlée par les personnages est un artefact soumis à plusieurs contraintes, éditoriales entre autres. Cette poétique de la scission des dialogues et de la narration a d’ailleurs dû révéler ses limites, car Paul Lacroix envisage, la même année que l’article de la Revue de Paris, un dispositif différent, qui aurait l’avantage de gommer le heurt violent entre dialogues et narration, entre expressions vieillies, archaïsmes, tournures désuètes et langue toute moderne : On m’a reproché avec plus ou moins de raisonnements et de raison, le langage de mes acteurs anciens sur leur théâtre moderne : pour céder au bon plaisir des dames sans abjurer ma conviction d’artiste, j’ai choisi mes principaux personnages à la cour. Or la cour était et fut jusqu’à la révolution le sanctuaire de la société civilisée, corrompue ou perfectionnée ; il y avait plus d’un siècle d’intervalle entre la langue polie des belles dames à l’hôtel des belles dames à l’hôtel des Tournelles, et le jargon traditionnel du populaire aux cabarets de la Cité. Ce dernier était inintelligible à cause des dialectes, des patois et des jurons. 40 Lacroix, « Lettre du bibliophile Jacob à l’auteur de Waverley », art. cit., p. 204. 41 Yourcenar, Marguerite, « Ton et langage dans le roman historique », NRF, n° 238, (1972), p. 101. OeC01_2014_I-102AK2.indd 40 OeC01_2014_I-102AK2.indd 40 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 41 Dans le style je me suis donc borné à n’admettre pas des mots et des phrases d’invention postérieure ; dans le dialogue j’ai fait le sacrifice des expressions trop vieillies. 42 Le choix de restreindre le monde de sa fiction à la cour de France réduit la disparate langagière (point de « patois », point de « jargon »). Mais Lacroix va jusqu’à projeter d’établir une langue, ou, du moins, en l’occurrence, un lexique, qui se situerait à l’intersection du passé de la fiction et du présent de l’écriture. Cette solution, pour séduisante qu’elle soit - sans oublier qu’elle ne serait guère envisageable pour des temps particulièrement reculés - n’en crée pas moins une langue restreinte (sans archaïsme, mais aussi sans anachronisme pourrait-on dire), toute fictive, donc, et qui, surtout, procède à un arasement de ce qui, dans le passé, est passé. L’ambition de restituer le passé comme tel, dans ses différences et ses aspérités, le céderait ici à des impératifs poétiques qui sont avant tout ceux de l’unité et de l’harmonie, que vient mettre en péril une disparate langagière trop marquée. Toutefois, cette nouvelle poétique annoncée est loin de supprimer toute marque d’archaïsmes, ainsi que l’on peut s’en apercevoir à la lecture des dialogues du roman : « - Ma très-amée dame, disait familièrement le duc de Valois penché à l’oreille de madame Marie qui plus coquette que rancuneuse lui souriait en remerciement, à dextre sont les clercs de la bazoche, à senestre les Enfants-sans-souci, lesquels se sont réunis illec pour votre divertissement » 43 . Se perçoit toujours le contraste entre la narration et les dialogues. Mais s’il n’y a abandon, il y a du moins recul, pour des raisons évidentes de lisibilité, d’une poétique qui faisait la part belle aux tournures archaïques. Ce qui peut expliquer l’évolution de la création romanesque de Lacroix. En effet, le romancier, au fil des années 1830, abandonne peu à peu le Moyen Âge et la Renaissance pour se consacrer au siècle de Louis XIV, qui lui offre le sujet de plusieurs romans (La Folle d’Orléans, Pignerol, La Chambre des poisons, Le Singe) et a l’avantage de parler une langue que tout lecteur reconnaît et peut faire sienne. Le roman historique, c’est chose connue, semble ne pouvoir se passer de ses appendices théoriques, de ses béquilles préfacielles, qui cherchent à légitimer le genre, le plus souvent, ou qui, parfois, osent des discours à contre-pied (« Ceci n’est pas un roman historique », dit Aragon à l’orée de sa Semaine sainte). Dans les romans de Paul Lacroix, plus encore que l’ampleur et l’ambition de la fresque historique, ce sont bien les curieux dispositifs paratextuels, et la mise en scène de son bibliophile, qui retiennent l’at- 42 Lacroix, Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, op. cit., t. I, sans pagination. 43 Lacroix, Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, op. cit., t. II, p. 33. OeC01_2014_I-102AK2.indd 41 OeC01_2014_I-102AK2.indd 41 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 42 Aude Déruelle tention. Ils témoignent à la fois de l’emprise et des difficultés du genre à l’époque romantique. Le roman historique français doit trouver son propre chemin par rapport au modèle scottien certes, mais aussi vis-à-vis des écrits de la nouvelle historiographie libérale, qui, selon Stendhal, forment « la partie la plus brillante de la littérature française d’aujourd’hui » 44 . De là ces scénographies complexes qui convoquent un Walter Scott et un historien pour les soumettre à des dialogues fictifs : par leurs circonvolutions mêmes, elles dessinent les tensions et les impératifs du genre. 44 Stendhal, « L’état actuel de la littérature française en prose » (juin 1825), Paris- Londres : Chroniques, éd. par Dénier, Renée. Paris : Stock, 1997, p. 427. OeC01_2014_I-102AK2.indd 42 OeC01_2014_I-102AK2.indd 42 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08
