Oeuvres et Critiques
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Totaliser l'Histoire en marche: de Gaule et France (1833) au "Drame de la France" (1833-1870) d’Alexandre Dumas
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Julie Anselmini
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Totaliser l’Histoire en marche : de Gaule et France (1833) au « Drame de la France » (1833-1870) d’Alexandre Dumas Julie Anselmini Quels historiens cela ferait, que les poètes, s’ils consentaient à se faire historiens 1 ! En 1833, au moment où il publie l’essai historique Gaule et France 2 , Dumas (né en 1802) est un jeune auteur de trente et un ans qui est devenu célèbre en 1829 avec son drame Henri III et sa cour, et encore plus célèbre en 1831 avec son autre drame Antony, qui fut perçu comme « peut-être le plus grand événement littéraire de son temps » 3 ; en 1831, Charles VII chez ses grands vassaux et, en 1832, Richard Darlington, Teresa et La Tour de Nesle sont venus prolonger ces succès. Dumas n’est pas seulement ce dramaturge talentueux qui contribue, aux côtés de Hugo et d’autres encore, à l’assaut romantique des théâtres : il a déjà publié des Impressions de voyage en Suisse et écrit pour La Revue des Deux Mondes, en 1831 et 1832, des « Scènes historiques » 4 qu’il décrit comme « un genre de littérature qui tenait le milieu entre le roman et le drame […], où le dialogue alternait avec le récit » 5 . Quelle impulsion, quelle ambition le pousse alors à écrire ce vaste essai, Gaule et France, qui s’attache aux origines gauloises de la France et retrace les grandes lignes de son histoire jusqu’à l’avènement de Philippe de Valois 1 Dumas, Alexandre, « Un mot au lecteur », Les Compagnons de Jéhu [1857]. Paris : P.O.L., 1992, t. I, p. 5. 2 Le texte paraît pour la première fois chez Canel et Guyot. C’est à cette édition princeps que renvoient les citations du texte. 3 Du Camp, Maxime, « Souvenirs littéraires », La Revue des Deux Mondes, 15 juin 1882. 4 Dumas, Alexandre, Scènes historiques (Chroniques de France), La Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1831, 15 janvier 1832, 1 er novembre 1832, 1 er décembre 1832 et 15 décembre 1832. Il s’agit d’un état fragmentaire d’Isabel de Bavière, qui paraîtra en librairie en 1835. 5 Dumas, Alexandre, Mes Mémoires, éd. par Schopp, Claude. Paris : Laffont, 1989, t. II, chap. CCXXXI, p. 696. Le genre des scènes historiques avait notamment été mis à la mode par Ludovic Vitet. OeC01_2014_I-102AK2.indd 55 OeC01_2014_I-102AK2.indd 55 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 56 Julie Anselmini en 1328 ? Dans quelle mesure la dynamique enclenchée en 1833 va-t-elle déboucher sur l’entreprise totalisante d’écriture de l’Histoire que constitue ce « Drame de la France » que Dumas se flattera plus tard d’écrire à travers la somme de ses œuvres historiques 6 ? Cette production colossale, que l’écrivain poursuivra jusqu’à la fin de sa vie (1870), est-elle dans la droite ligne des théories esquissées dans Gaule et France, ou des infléchissements significatifs sont-ils notables au fil des années ? Après avoir resitué Gaule et France dans le contexte de la « rénovation » de l’histoire qui s’est opérée en France sous la Restauration, sur les traces d’Augustin Thierry notamment mais aussi de Walter Scott, nous verrons en quoi ce texte, bientôt complété par une « Introduction à nos Scènes historiques » qui lui tiendra lieu de préface, se présente lui-même comme un avant-propos à l’ensemble de l’entreprise historique dumasienne (qui prend un essor décisif dans les années 1840, avec la trilogie romanesque des Mousquetaires 7 ) ; nous tâcherons enfin de préciser les principales lignes de continuité mais aussi de rupture qui rapprochent ou éloignent le « Drame de la France » de Gaule et France. Écrire l’Histoire en 1833 Au début de la monarchie de Juillet, un jeune auteur avide de gloire a de bonnes raisons de se faire historien. Dès le début des années 1820, le public se montre en effet de plus en plus intéressé par l’histoire, qui promet de donner au XIX e siècle son « cachet » 8 . Quelles sont les causes de cet engouement ? On a souvent avancé, à juste titre, que le succès des romans de Walter Scott, traduits en France dès le milieu des années 1810, était pour beaucoup dans cette vogue. De fait, la curiosité passionnée que provoqua cet auteur est soulignée par des écrivains tels que Balzac ou Dumas ; ce dernier, au début des années 1820, compose deux drames « injouables » 9 (Ivanhoé et Les Puritains d’Écosse) adaptés de Scott, et il lui rend cet hommage appuyé : 6 Cf. Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XLIV, p. 223 : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne […], peut s’intituler Le Drame de la France ». 7 Les Trois Mousquetaires (1844) ; Vingt ans après (1845) ; Le Vicomte de Bragelonne (1848-1851). 8 Cf. Thierry, Augustin, Dix ans d’études historiques [1834]. Paris : Garnier, s. a. préface, p. 19 : « Le nombre et l’importance des publications qui parurent successivement de 1824 à la fin de 1830 […] donna lieu à cette opinion, déjà très répandue, que l’histoire serait le cachet du XIX e siècle, et qu’on lui donnerait son nom, comme la philosophie avait donné le sien au dix-huitième ». 9 Cf. Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCLIII, p. 918 : « Ni l’un ni l’autre n’avaient été joués, et ni l’un ni l’autre n’étaient jouables. » Les Puritains d’Écosse fut écrit avec Frédéric Soulié. OeC01_2014_I-102AK2.indd 56 OeC01_2014_I-102AK2.indd 56 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 57 Walter Scott aux qualités instinctives de ses prédécesseurs joignait les connaissances acquises, à l’étude du cœur des hommes la science de l’histoire des peuples ; […] doué d’une curiosité archéologique, d’un coup d’œil exact, d’une puissance vivifiante, son génie résurrectionnel évoque toute une époque, avec ses mœurs, ses intérêts, ses passions […]. 10 Mais la révélation opérée par Scott est aussi évoquée par l’historien Augustin Thierry : Mon admiration pour ce grand écrivain était profonde ; elle croissait à mesure que je confrontais dans mes études sa prodigieuse intelligence du passé avec la mesquine et terne érudition des historiens modernes les plus célèbres. Ce fut avec un transport d’enthousiasme que je saluai l’apparition du chef-d’œuvre d’Ivanhoe [en 1819]. Walter Scott venait de jeter un de ses regards d’aigle sur la période historique vers laquelle, depuis trois ans, se dirigeaient tous les efforts de ma pensée. […] mon ardeur et ma confiance furent doublées par l’espèce de sanction indirecte qu’un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l’homme que je regarde comme le plus grand maître qu’il y ait jamais eu en fait de divination historique. 11 Si Walter Scott a révélé aux auteurs un art - une manière à la fois dramatique et pittoresque - d’écrire l’histoire, l’intérêt pour celle-ci a aussi des causes plus profondes. En 1789, en amenant dans la société française des bouleversements sans précédent, en arrachant les contemporains à tous leurs repères antérieurs et en creusant avec le passé un fossé qui ne pourra plus être franchi - un « fleuve de sang » 12 , dit Chateaubriand -, la Révolution a fait naître, surtout chez les générations postérieures, une quête de continuité et de racines : « Nous sommes dans un temps où l’on veut connaître et où l’on cherche la source de tous les fleuves » 13 . Par l’étude du passé, il sera possible de surmonter le traumatisme révolutionnaire et de comprendre le présent, ce qui explique largement que l’Histoire envahisse (une fois, surtout, que se sont tues les trompettes de l’épopée napoléonienne) l’ensemble de la production littéraire, notamment le théâtre (le drame romantique est essentiellement historique) et le roman. 10 Dumas, Alexandre, « Introduction à nos feuilletons historiques », La Presse, 15 juillet 1836. 11 Thierry, Augustin, Lettres sur l’histoire de France (Première série, publiées dans le Courrier français [juillet à octobre 1820]). Citées par Gauchet, Marcel (éd.), Philosophie des sciences historiques : Le moment romantique. Paris : Seuil, 2002, p. 53. 12 Chateaubriand, François René de, Mémoires d’outre-tombe, éd. par Berchet, Jean- Claude. Paris : Bordas, 1989, t. I, V, 7, p. 305 : « Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras ». 13 Vigny, Alfred de, « Réflexions sur la vérité dans l’Art » [1827], Cinq-Mars, éd. par Picherot, Annie. Paris : Gallimard, 1980, p. 21. OeC01_2014_I-102AK2.indd 57 OeC01_2014_I-102AK2.indd 57 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 58 Julie Anselmini Ajoutons qu’aux séismes de la Révolution et plus encore de la Terreur, succèdent d’autres secousses majeures : la chute fracassante de Napoléon I er , puis le nouvel exil des Bourbons et l’avènement de Louis-Philippe au lendemain de la révolution de juillet 1830 - révolution qui vient donner corps à ce que les historiens de la Restauration conçoivent déjà comme un principe essentiel d’intelligibilité du mouvement historique : l’idée de Nation 14 . Les Trois Glorieuses sont ainsi citées par Michelet comme la cause immédiate qui le conduit à entreprendre sa vaste Histoire de France : « Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France » 15 . Dumas, lui, a directement et activement pris part à ces journées révolutionnaires 16 , et cet événement l’a profondément marqué : il renforce chez lui des opinions progressistes et démocratiques qu’il ne cessera plus d’affirmer, et, dans l’immédiat, le « soleil de juillet » 17 fait mûrir Gaule et France, première ébauche du vaste « Drame de la France » qu’il élaborera par la suite. Gaule et France, un avant-propos au « Drame de la France » L’essai publié pour la première fois en 1833 couvre une période de plus de dix siècles. Dans un prologue, Dumas remonte en effet aux origines du peuplement aux « temps primitifs » de l’histoire biblique puis sous l’Antiquité romaine (jusqu’au sac de Rome par Alaric et au déferlement des troupes d’Attila dans les Gaules) ; il suit ensuite l’histoire de la Gaule sous la monarchie « franco-romaine » (la première partie, « Gaule - Race conquérante. Monarchie franco-romaine », s’étend des invasions des Huns, au milieu du V e siècle, au début du règne de Pépin-le-Bref en 751), sous la monarchie carolingienne (Deuxième partie : « Gaule - Monarchie franke »), puis sous la monarchie « nationale » inaugurée par l’avènement d’Hugues Capet en 987 (Dernière partie : « France - Race nationale. Monarchie française »). 14 Sur ce point, cf. Gauchet, Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, op. cit., pp. 32/ 33 : « La révolution de Juillet consacre les droits de la Nation. Elle intronise sans retour la légitimité représentative qui se cherchait depuis 1820 dans l’opposition à la légitimité dynastique. […] C’est précisément cette puissance collective qui s’est révélée dans la fulgurance des Trois Glorieuses ». 15 Michelet, Jules, Œuvres complètes - Histoire de France t. IV [1869], éd. par Viallaneix, Paul. Paris : Flammarion, 1974, préface, p. 11. 16 Sur ce point, cf. « Révolution de 1830 », Schopp, Claude, Dictionnaire Alexandre Dumas. Paris : CNRS, 2010, pp. 491/ 492, qu’on peut confronter à ce que raconte Dumas lui-même dans ses Mémoires aux chapitres CXLIII-CLIII. 17 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 355. OeC01_2014_I-102AK2.indd 58 OeC01_2014_I-102AK2.indd 58 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 59 Pour écrire ce vaste résumé de l’histoire de la France de sa fondation jusqu’au début du XIV e siècle (1328), quelles sources l’auteur a-t-il utilisées ? Dumas a pu avoir facilement accès, au cours de ses années de formation en autodidacte (dans les années 1820), à la Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France de Claude-Bernard Petitot et Louis Jean Nicolas Monmerqué (1819-1829), à la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au XIII e siècle de François Guizot (1823-1826) ou encore à la Collection des chroniques nationales françaises du XIII e au XVI e siècle d’Alexandre Buchon (1824-1829). Il considère néanmoins qu’en 1831 il « ne savai[t] pas le premier mot [de l’histoire de France] - excepté ce qui avait rapport à Henri III ». 18 Sur le conseil de son ami Delanoue, il découvre alors l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825) et les Lettres sur l’histoire de France (1827) d’Augustin Thierry, les Études historiques de Chateaubriand (1831), ainsi que leurs sources : Jornandès, Zozime, Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours, etc. 19 Gaule et France se fonde ainsi (directement ou indirectement) sur une multitude de chroniques écrites par des auteurs appartenant aux différentes périodes embrassées par l’essai 20 : ce sont principalement Zozime, Jornandès, Grégoire de Tours, Frédégaire et Éginhard pour le prologue et la première partie ; Éginhard, Abbon et Frodoard pour la deuxième partie ; Guillaume de Nangis, Helgald, Jean de Serre, Guillaume de Tyr, Guibert de Nogent, Suger, Rigord et Guillaume Lebreton pour la troisième partie. Si on en croit ses Mémoires, Dumas aurait du reste découvert ces sources à mesure qu’il les faisait découvrir à ses lecteurs : « C’était une chose singulière que l’exécution de ce livre : j’apprenais moi-même pour apprendre aux autres » 21 . Est-ce parce qu’elles sont quelque peu mal digérées qu’elles sont exhibées de manière aussi ostentatoire (dans les nombreuses notes de bas de pages de l’auteur, mais parfois aussi dans le corps même du texte) ? Dumas veut-il prouver son statut d’historien en faisant ainsi continûment référence à ses sources ? Dans ses notes, il renvoie également à maintes reprises aux travaux d’historiens contemporains dont il s’est inspiré, et à qui il rend hommage : Guizot, Sismondi, mais surtout Chateaubriand, souvent cité, et plus encore Augustin Thierry, référence majeure à tel point qu’on reprochera à Dumas de l’avoir plagié 22 . 18 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 699. 19 Cf. à ce sujet le chapitre CCXXXII de Mes Mémoires. 20 « J’écrivais Gaule et France, ouvrage qui me fatiguait beaucoup comme recherches », se souviendra Dumas dans Mes Mémoires (op. cit., t. II, chap. CCXXXIV p. 718). 21 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCLIII, p. 917. 22 « Dieu avait fait d’Augustin Thierry un mineur, et de moi un orfèvre », préférera considérer Dumas (Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 702). OeC01_2014_I-102AK2.indd 59 OeC01_2014_I-102AK2.indd 59 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 60 Julie Anselmini De fait, il n’emprunte pas seulement à Thierry la trame des événements, mais aussi les partis pris méthodologiques : il lui emboîte par exemple le pas dans sa graphie des noms propres, qu’il écrit Hlode-wig (Clovis), Hilde-rik (Childéric), Karl-le-Grand (Charlemagne) ou Lod-her (Lothaire), ou encore en adoptant son concept central de « races » (qui sera contesté par Michelet). Enfin, il partage les positions idéologiques (libérales et progressistes) de Thierry, pour qui l’histoire a d’évidents enjeux politiques, comme il l’écrit : La rénovation de l’histoire de France, dont je signalais vivement le besoin, se présentait à moi sous deux faces : l’une scientifique et l’autre politique. J’invoquais à la fois une complète restauration de la vérité altérée ou méconnue, et une sorte de réhabilitation pour les classes moyennes et inférieures, pour les aïeux du tiers-état mis en oubli par nos historiens modernes. 23 De même, le projet de Dumas, qui, sur les pas de Thierry, aspire aux « hautes fonctions d’historiographe de la liberté française » 24 , est foncièrement démocratique. Au-delà d’une logique purement événementielle, et tout en soulignant à chaque stade important les progrès des mœurs, des lettres et des arts, il met en évidence la formation et l’évolution des grands ordres politique et sociaux (voués à être subsumés dans la Nation) : la Royauté (élective, puis héréditaire), la Noblesse (d’abord « cheftainerie », puis féodalité), l’Église (« championne » du peuple avant d’en trahir la cause), et le Peuple. Mais il est particulièrement attentif au mouvement de constitution et d’émancipation de ce dernier 25 - émancipation et naissance du Peuple étant en réalité une seule et même chose, puisqu’ « [i]l n’y a pas de peuple sans liberté » 26 . Avec Gaule et France, Dumas accumule donc une érudition historique qui lui sera précieuse pour toute son œuvre ultérieure ; il acquiert une vision surplombante de la généalogie des grandes forces sociales dont il montrera les rapports de force et les mutations ; il repère enfin les manifestations de cette émancipation progressive du peuple qui sera une ligne directrice majeure de sa vision du mouvement historique. 23 Thierry, Lettres sur l’histoire de France [1820]. Citées par Leterrier, Sophie-Anne dans Le XIX e siècle historien. Anthologie raisonnée. Paris : Belin, 1997, p. 32. 24 Ibid. Cité par Leterrier, op. cit., p. 98. 25 « Quant à nous, nous essaierons de ne pas perdre de vue ce peuple, qui est le seul ancêtre du peuple français ; et pour cela, nous ne détournerons pas un instant nos regards de ces hommes qui, subissant les conséquences de la double conquête de la civilisation et de la barbarie, de Gaulois qu’ils étaient, sont devenus Romains avec César, et de Romains que les avait faits César, se sont réveillés esclaves avec Hlode-wig », lit-on par exemple dans la première partie de l’essai. 26 Dumas, Le Docteur mystérieux [1872], éd. par Wagner, Nicolas. Paris-Genève : Slatkine, 1980, chap. XXXVI, deuxième partie, p. 115. OeC01_2014_I-102AK2.indd 60 OeC01_2014_I-102AK2.indd 60 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 61 Gaule et France n’est pas seulement un creuset de l’œuvre à naître. Deux textes au statut particulier, dans cet essai, lui attribuent explicitement le statut d’introduction à la production ultérieure, tout en lui conférant une importante dimension théorique. Le premier de ces deux textes est l’épilogue, qui brosse à grands traits la suite de l’histoire de la France, de l’avènement de Philippe VI aux Trois Glorieuses, et qui constitue à la fois un essai de philosophie historique (le providentialisme de l’auteur, nous y reviendrons, y est clairement exprimé) et un essai de philosophie politique ; il s’achève notamment sur quelques pages prophétiques 27 dans lesquelles Dumas éclaire « le gouffre où va s’engloutir le gouvernement actuel » et annonce la chute logique du régime monarchique, destiné à être emporté pacifiquement et progressivement par une « révolution parlementaire » pour céder la place à une « magistrature quintennale » [sic] dirigée par un homme « né parmi le peuple » 28 , pages très polémiques à l’encontre du régime de Louis-Philippe, et qui disparaîtront d’ailleurs, comme trop subversives, des éditions suivantes. Enfin, cet épilogue confère à Gaule et France le statut d’introduction à l’œuvre à venir (voir pp. 341/ 342) et dresse déjà le plan de celle-ci : plan ambitieux, puisqu’il va des débuts de la Guerre de Cent Ans au Premier Empire. Le second de ces textes est une « Introduction à nos Scènes historiques » qui est ajoutée en guise de préface à Gaule et France à partir de l’édition Gosselin de 1842, et qui acquiert officiellement le statut d’avant-propos dans l’édition Lévy frères de 1854. Avant cela, ce texte liminaire a paru dans le journal quotidien La Presse sous le titre « Introduction à nos feuilletons historiques » le 15 juillet 1836, précédant une série de « Scènes historiques » qui furent ensuite réunies en volume sous le titre La Comtesse de Salisbury. Ce texte, particulièrement riche, opère d’une part un bilan des conceptions de Dumas en matière d’écriture historique. Le constat suivant est établi par l’auteur : entre les livres d’histoire à proprement parler, exacts mais ennuyeux, les chroniques d’époque, dont la lecture « cause une fatigue que les hommes spéciaux 29 ont seuls le courage de supporter », et le genre du roman historique (qui, selon Dumas, n’a encore produit en France que deux chefs-d’œuvre : Cinq-Mars de Vigny et Notre-Dame de Paris de Hugo, et qui dans la majorité des cas « n’est qu’une lanterne magique sans lumière, sans couleur et sans portée »), il y a une place à prendre. Gaule et France 27 Cf. Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXVI, p. 738 : « Gaule et France [est un] ouvrage bien incomplet au point de vue de la science, mais singulièrement remarquable au point de vue de la prédiction qui le termine », et t. II, chap. CCLIII, p. 917 : « Gaule et France […] se termine par la plus étrange prophétie qui ait jamais été imprimée seize ans à l’avance [avant 1848] ». 28 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, pp. 372-375. 29 Il faut comprendre : les spécialistes. OeC01_2014_I-102AK2.indd 61 OeC01_2014_I-102AK2.indd 61 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 62 Julie Anselmini prétend naviguer entre ces trois écueils (l’ennui, l’illisibilité, l’affabulation), et trouver un « régime » d’écriture idéal, permettant de mettre l’histoire à la portée du grand nombre sans la « maigrir » ni la « défigurer ». D’autre part, comme l’épilogue de Gaule et France, l’ « Introduction » qualifie ce dernier texte de « longue préface » à l’œuvre future et annonce une série de « chroniques » où, dit Dumas, « nous abandonnerons la concision chronologique pour le développement pittoresque ». De fait, les « Scènes historiques » de La Comtesse de Salisbury, pré-publiées dans La Presse du 15 juillet au 11 octobre 1836, s’ouvrent tout juste dix ans après l’époque sur laquelle s’achevait Gaule et France : elles nous ramènent en 1338 et aux débuts de la Guerre de Cent Ans entre Philippe VI et Édouard III. On remarquera aussi que la dernière référence citée dans Gaule et France, le chroniqueur Froissart, constitue le principal hypotexte de La Comtesse de Salisbury (sous-titré : Chronique de France). On le voit, Gaule et France est donc le creuset mais aussi le premier fragment de l’œuvre future, qui se déploiera, de façon quasi systématique, à partir de 1836, en exploitant le « filon d’or » 30 de l’histoire. Pour ne citer que quelques romans : La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante- Cinq (1845-1848) reviennent sur les règnes de Charles IX et Henri III, le cycle des Mousquetaires (1844-1851) sur ceux de Louis XIII et Louis XIV, Olympe de Clèves (1852) sur celui de Louis XV, et de nombreux romans, enfin (nous y reviendrons), sur le règne de Louis XVI et l’époque révolutionnaire et post-révolutionnaire. Continuité et ruptures du projet dumasien, de 1833 à 1870 : « chaîne vitale » des passions et personnages fictifs L’œuvre colossale entreprise par Dumas dès 1833 31 , et qui ne prend fin qu’avec sa vie (ou plutôt ne prend pas fin, puisque certains romans sont restés inachevés, comme Le Chevalier de Sainte-Hermine, exhumé il y a quelques années par Claude Schopp), revêt explicitement une dimension totalisante 32 ; c’est à La Comédie humaine que Dumas compare son œuvre au 30 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 698. 31 Et même, si on l’en croit, dès 1831. Cf. ibid., t. II, chap. CCXXXII, p. 698 : « Mes Scènes historiques sur le règne de Charles VI [1831/ 1832] furent un des premiers succès de La Revue des Deux Mondes./ Ce succès me décida à faire une suite de romans qui s’étendraient du règne de Charles VI jusqu’à nos jours. ». 32 L’idée de totalité s’applique ici à la fois à la synchronie (comme cohérence organique des composantes d’une période donnée) et en diachronie (comme unité interne d’un développement, sur un temps très long). OeC01_2014_I-102AK2.indd 62 OeC01_2014_I-102AK2.indd 62 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 63 moment où il invente, en 1857, cette expression de « Drame de la France » 33 qui en dévoile rétrospectivement l’unité : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne […], peut s’intituler Le Drame de la France » 34 . Le projet est par ailleurs démocratique dans son essence : « Apprendre l’histoire au peuple, dira l’auteur à la fin de sa vie, c’est lui donner ses lettres de noblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n’y aura pas de nuit du 4 août » 35 ; et il citera avec orgueil un compliment de Michelet (« l’homme que j’admire comme historien, et je dirai presque comme poète au dessus de tous »), qui l’aurait félicité en ces termes : « Vous avez appris plus d’histoire au peuple que tous les historiens réunis ». En quoi cette vaste entreprise d’instruction publique (autant que de divertissement) est-elle restée conforme aux conceptions exprimées dès 1833 ? En quoi s’est-elle détachée de celles-ci ? Tout d’abord, la continuité et la cohérence de ce projet sont évidentes. On a déjà souligné, d’un point de vue chronologique, la quasi-systématicité du projet dumasien. Mais cette cohérence est aussi celle de méthodes définies dès l’ « Introduction à nos feuilletons historiques ». Une idée centrale de Dumas (également énoncée par Balzac 36 ) est en effet qu’il ne faut pas se contenter d’exhumer le « squelette chronologique » d’une époque : […] nous nous sommes convaincu que les dates et les faits chronologiques ne manquaient d’intérêt que parce qu’aucune chaîne vitale ne les unissait entre eux, et que le cadavre de l’histoire ne nous paraissait si repoussant que parce que ceux qui l’avaient préparé avaient commencé par en extraire le sang, puis par enlever les chairs nécessaires à la ressemblance, les muscles nécessaires au mouvement, enfin les organes nécessaires à la vie […]. 37 33 Peut-être naît-elle d’une réminiscence de Victor Cousin, qui déclare dans « De la philosophie de l’histoire » (1823) : « La vie de l’humanité se compose d’un certain nombre d’événements qui se suivent, mais dont chacun, considéré en lui-même, forme […] un drame plus ou moins long, qui a ses commencements, son progrès et sa fin. Ces différents drames sont les différentes époques de l’humanité. » (Cité par Gauchet dans Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, op. cit., p. 189). 34 Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit, t. II, chap. XLIV, p. 223. 35 Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., deuxième partie, chap. XXXVI, p. 115. 36 Cf. l’Avertissement du Gars [ca. 1828], de la première version des Chouans : Balzac évoque l’ambition « de ne plus faire […] de l’histoire un charnier, une gazette, […] un squelette chronologique ». (éd. par Regard, Maurice. Paris : Garnier, 1964, p. 423. 37 Dumas, « Introduction à nos feuilletons historiques ». Nous citons le texte tel que paru dans La Presse le 15 juillet 1836. OeC01_2014_I-102AK2.indd 63 OeC01_2014_I-102AK2.indd 63 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 64 Julie Anselmini Filant une métaphore organique qui n’a rien d’étonnant, puisque les sciences naturelles offrent alors un puissant paradigme pour les autres sciences et pour l’art même, et refusant de faire de l’histoire « un squelette sans cœur » (comme les simples chroniqueurs) ou un « mannequin sans squelette » (comme les mauvais romanciers historiques), Dumas affirme ainsi qu’il veut reconstituer tout l’organisme d’une époque, et même rendre vie à celle-ci, usant d’une métaphore de la résurrection qu’on trouve déjà chez Scott et qu’on retrouve également chez Vigny 38 ou Michelet (qui la reprend à son compte dans son fameux projet de « résurrection de la vie intégrale » 39 ). Or quel est ce souffle vital que l’historien doit ressaisir derrière chaque époque de l’histoire et ses acteurs ? Ce sont notamment les passions de l’homme : Le seul moyen […] serait donc, selon nous, aussitôt qu’on a fait le choix d’une époque, de bien étudier les intérêts divers qui s’y agitent entre le peuple, la noblesse et la royauté ; de choisir parmi les personnages principaux de ces trois ordres ceux qui ont pris une part active aux événements accomplis pendant la durée de l’œuvre que l’on exécute ; de rechercher minutieusement quels étaient l’aspect, le caractère et le tempérament de ces personnages, afin qu’en les faisant vivre, parler et agir dans cette triple unité, on puisse développer chez eux les passions qui ont amené ces catastrophes désignées au catalogue des siècles par des dates et des faits auxquels on ne peut s’intéresser qu’en montrant la manière vitale dont ils ont pris place dans la chronologie. 40 Cet intérêt pour la vie intérieure des acteurs historiques se retrouve évidemment dans l’ensemble du « Drame de la France ». Si l’on prend l’exemple du principal cycle révolutionnaire de Dumas, les Mémoires d’un médecin 41 , on se souvient ainsi que le discrédit de Marie-Antoinette, qui explique en partie la chute de la royauté, est provoqué par sa coquetterie, qui la rend victime des intrigues de Jeanne de La Motte dans Le Collier de la reine. De même, un épisode-clef des derniers jours de la monarchie, la fuite et l’arrestation du roi à Varennes (juin 1791), est justifié par une superstition de Louis XVI, qui a pris peur après avoir contemplé un portrait de Charles I er d’Angleterre (mort sur l’échafaud en 1649) 42 . Les commentaires dépréciateurs et parfois méprisants qui ont été formulés sur l’œuvre de Dumas, qui s’est vu repro- 38 Cf. Vigny, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », op. cit., p. 29. 39 Michelet, Histoire de France, op. cit. préface, p. 12. 40 Schopp, Claude, « Préface », Dumas, Alexandre, Les Borgia, éd. par Schopp, Claude. Paris : Archipoche, 2011, p. 2. 41 Il est composé de quatre romans : Joseph Balsamo (1846-1848), Le Collier de la reine (1849/ 1850), Ange Pitou (1851) et La Comtesse de Charny (1852-1855). 42 Cf. Dumas, René Besson, un témoin de la Révolution [1862]. Paris : Bourin, 1989, chap. XVII, p. 263. OeC01_2014_I-102AK2.indd 64 OeC01_2014_I-102AK2.indd 64 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 65 cher de regarder l’histoire par le petit bout de la lorgnette et de ne proposer qu’une collection amusante d’anecdotes pittoresques, relèvent ainsi d’un contre-sens : c’est par désir de comprendre les ressorts profonds de l’histoire que Dumas fouille l’intimité des souverains et plus généralement des acteurs d’une époque. Il affirme dans Les Compagnons de Jéhu : […] pour qu’un jugement soit juste, pour que le tribunal d’appel, qui n’est autre que la postérité, confirme l’arrêt des contemporains, il ne faut point éclairer un seul côté de la figure que l’on a à peindre : il faut en faire le tour, et, là où ne peut arriver le soleil, porter le flambeau et même la bougie. 43 En revanche, il est un principe sur lequel Dumas reviendra assez vite : il concerne la présence ou non de personnages d’invention dans les œuvres historiques. L’« Introduction » de 1836 refuse clairement qu’« aucun personnage d’imagination » vienne « se mêler aux personnages réels ». Or, dès Acté (1839), roman qui met en scène Néron dans les derniers mois de son règne, tout en montrant le passage du paganisme au christianisme, Dumas transgresse cette règle en peignant la passion de l’empereur pour une héroïne éponyme inventée de toutes pièces. Mais c’est surtout à partir des années 1840 qu’il abandonne ce principe, en même temps qu’il se tourne résolument vers le roman 44 . Sans doute ce dernier genre lui semble-t-il en définitive plus propre à accomplir le double but qu’il s’est fixé : « instruire et amuser » 45 ; en outre, l’auteur pragmatique qu’est Dumas y est incité par le formidable succès des Mystères de Paris d’Eugène Sue, paru en feuilleton dans Le Journal des Débats en 1842/ 1843, et il est confirmé dans cette voie par l’accueil triomphal reçu par son propre roman Les Trois Mousquetaires, paru en feuilleton dans Le Siècle entre mars et juillet 1844. Cette dernière œuvre est une étape décisive dans la maturation mais aussi la mutation du projet de Dumas : s’y invente en effet la véritable formule du roman historique dumasien, qui s’imposera comme le paradigme même du genre pour les générations ultérieures (de Michel Zévaco à Chantal Thomas, en passant par Robert Merle, quel romancier historique ne s’est pas peu ou prou réclamé de Dumas ? ). Ce célébrissime roman (à partir duquel l’auteur 43 Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XXXVI, p. 103. 44 Dumas continue néanmoins à publier des récits proprement historiques, qui nourrissent les romans écrits parallèlement : Louis XIV et son siècle (1844), Les Médicis (1845), Louis XV et sa cour (1849), La Régence (1849), Louis XVI (1850/ 1851), Le Drame de 93 (1851), Les Grands Hommes en robe de chambre [César, Henri IV, Richelieu] (1855/ 1856). 45 Cf. Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XXXVI, p. 101 : « Du jour où nous avons mis la main à la plume […], nous avons eu un double but : instruire et amuser. Et nous disons instruire d’abord ; car l’amusement, chez nous, n’a été qu’un masque à l’instruction. ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 65 OeC01_2014_I-102AK2.indd 65 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 66 Julie Anselmini se fait essentiellement romancier historique, au détriment du drame 46 ) est en effet écrit à partir de mémoires apocryphes (les Mémoires de M. d’Artagnan publiés en 1700 par Courtilz de Sandras), et l’auteur y reverse toute l’érudition qu’il acquiert en écrivant parallèlement Louis XIV et son siècle (dont le titre signale l’intertextualité voltairienne 47 ) ; mais il verse aussi toute sa fantaisie débridée en même temps que sa sagesse dans certain cadet de Gascogne et ses compagnons ; il groupe « tout le VRAI d’[un] siècle », comme y invitait Vigny, « autour d’un centre inventé » 48 ; il campe des héros « moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets » 49 . Ce faisant, Dumas (puissamment secondé par son collaborateur Maquet) s’affranchit des contraintes un peu trop drastiques de la réalité, sans renoncer pour autant à une vérité supérieure, qui, comme le proclamait Vigny dès 1827 50 , appartient à l’Art - mais, en l’occurrence, à un art dont l’ambition reste bien de dire, et de dire véridiquement, l’Histoire. Faire comparaître les événements devant le « tribunal » de la postérité : progressisme et providentialisme, fils directeurs de l’œuvre dumasienne Quelle est, aux yeux de Dumas, cette vérité supérieure qui se manifeste dans l’Histoire et que l’historien, tout comme le romancier historique digne de ce nom, doivent par conséquent eux aussi rendre manifeste ? C’est (comme pour Hugo ou Michelet) la « grande et inévitable loi du progrès » 51 qui détermine le mouvement d’émancipation du peuple, mouvement inauguré par l’affranchissement des Communes au XII e siècle 52 , qui connaît son acmé 46 Après 1844, l’essentiel de la production de Dumas pour la scène sera constitué par des adaptations de ses romans, notamment pour le Théâtre-Historique fondé en 1847 (et qui fera faillite trois ans plus tard). 47 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV [1751]. 48 Vigny, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », op. cit., p. 24. 49 Ibid., p. 25. 50 Ibid., p. 22 : « […] je ne puis m’empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doit avoir l’imagination […] de faire céder parfois la réalité des faits à l’IDÉE que chacun d’eux doit représenter aux yeux de la postérité, enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de l’Art et le VRAI du Fait ». 51 Dumas, Gaule et France, op. cit., p. 141. 52 Dumas s’étend abondamment sur cet épisode dans la troisième partie de Gaule et France, soulignant à propos de la Commune de Cambrai que c’était « un véritable essai du pouvoir démocratique jeté en enfant perdu au milieu de la France féodale. » (ibid., p. 192) ; un peu plus loin, il qualifie la Commune de Laon de « première révolution populaire » et la met en parallèle avec la Révolution de 1789 (ibid., pp. 228/ 229). OeC01_2014_I-102AK2.indd 66 OeC01_2014_I-102AK2.indd 66 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 67 avec la Révolution française, et qui est appelé à se poursuivre au-delà de celle-ci, malgré des soubresauts et d’apparents retours en arrière - la ligne du progrès, chez Dumas comme Hugo, n’étant pas une ligne droite mais une ligne brisée et discontinue, même si le « fil » du progrès, « ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, […] ne casse jamais » 53 . Cette croyance au progrès, étroitement liée chez Dumas à des positions démocratiques qui ne cesseront de se renforcer, se manifeste par des propos directement assumés par l’auteur ou confiés à des personnages 54 , mais aussi par la prépondérance de l’époque révolutionnaire dans le « Drame de la France ». Dumas y revient tout au long de sa vie 55 : Le Chevalier de Maison-Rouge (1845/ 1846), Joseph Balsamo (1846-1848), Le Collier de la reine (1849/ 1850), Ange Pitou (1851), René Besson, un témoin de la Révolution (1862) peignent la fin du règne de Louis XVI et la Révolution ; Blanche de Beaulieu (1831), La Femme au collier de velours (1849), La Comtesse de Charny (1852- 1855), Ingénue (1854/ 1855), Création et Rédemption 56 (1869) reviennent plus particulièrement sur la Terreur (qui pose problème à notre auteur : ce n’est qu’avec Création et Rédemption que la Révolution dans son entier - Terreur comprise - semble définitivement acceptée 57 ). La Révolution est donc au centre de l’œuvre dumasienne ; plus largement, l’ensemble du « Drame de la France » peut être lu comme ce « grand système de la décadence monarchique » 58 que Dumas affirme dès 1833 vouloir mettre en évidence à partir de l’avènement de Philippe VI, qui constitue à ses yeux le « point culminant » de la « monarchie nationale » 59 : 53 Hugo, Victor, La Légende des Siècles [1859], éd. par Millet, Claude. Paris : Librairie Générale Française, 2000, préface, p. 45. 54 Cf. par exemple Dumas, Joseph Balsamo. éd. par Schopp, Claude. Paris : Laffont, 1990, chap. CVI, p. 836 : « Je crois que la loi du monde, la première, la plus puissante de toutes, est celle du progrès », déclare Balsamo. 55 Dumas écrira à la fin de sa vie : « Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle Révolution ; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle ; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi. » (Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., deuxième partie, chap. XXVII, pp. 22/ 23). 56 En 1872, l’édition Lévy (posthume) décompose l’œuvre en deux volumes : Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis. 57 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Franchir le fleuve de sang : représentation et transgression dans les romans de la Terreur d’Alexandre Dumas », Les Frontières en question, sous la dir. de Scarpa, Sébastien e. a. Grenoble : PUG, 2007, pp. 189-199. 58 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 359. 59 Ibid., p. 342. OeC01_2014_I-102AK2.indd 67 OeC01_2014_I-102AK2.indd 67 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 68 Julie Anselmini « La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante-cinq sont les romans de la décadence de la seigneurie, le cycle des Mousquetaires les romans de la fin de la seigneurie et de la naissance de l’aristocratie, les Mémoires d’un médecin […] les romans de l’abaissement et de la mort de l’aristocratie ; Les Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu et Hector de Sainte-Hermine les romans du passage à la république future » 60 . Or cette loi d’un progrès tendu vers la démocratie est aussi loi providentielle. Dès 1833 et tout au long de son œuvre, Dumas ne cesse d’affirmer la présence d’une « divinité qui veille à la loi du progrès, de quelque nom qu’on la nomme, Dieu, Nature ou Providence » 61 , qui se manifeste de manière éclatante lors de certains épisodes phares de l’Histoire, et qui, toujours active, préside à l’ensemble du mouvement historique 62 . C’est dans cette perspective providentialiste qu’on comprendra le rôle et le statut des grands hommes qui ne sont en réalité que des pions disposés et déplacés selon ses vues par la Providence. Cette conception s’exprime par exemple à propos de Charlemagne : […] c’est un de ces prédestinés qui naissent longtemps à l’avance dans la pensée de Dieu, et qu’il envoie à la terre quand le jour de leur mission est arrivé : alors des choses merveilleuses s’opèrent, que l’on croit faites par des mains humaines ; car, comme la cause visible est là, on rapporte tout à cette cause, et ce n’est qu’après la mort de ces envoyés célestes, qu’en examinant le but auquel ils croyaient parvenir, et le résultat auquel ils sont arrivés, on reconnaît un instrument agissant selon la pensée de Dieu, au lieu d’une créature obéissant à sa volonté humaine, et qu’on est forcé d’avouer que plus le génie est grand, plus il est aveugle. 63 On retrouve une telle conception développée dans l’épilogue à propos de Napoléon 64 , et elle s’exprime également dans maints passages du « Drame de la France » (où Napoléon reste une figure centrale, notamment dans Les Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu, Le Chevalier de Sainte-Hermine et Conscience l’innocent). C’est également dans cette optique providentialiste qu’on peut comprendre le rôle historique attribué aux personnages fictifs : pour reprendre l’exemple du cycle des Mousquetaires, Anne d’Autriche n’aurait pas résisté à la vengeance de Mazarin sans l’intervention des vaillants Mousquetaires (c’est la fameuse expédition des ferrets dans Les 60 « Histoire », Schopp, Dictionnaire, op. cit., p. 268. 61 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 355. 62 J’ai développé ce point au chapitre X de mon ouvrage Le Roman d’Alexandre Dumas père ou la Réinvention du merveilleux. Genève : Droz, 2010. 63 Dumas, Gaule et France, op. cit., pp. 84/ 85. 64 Cf. ibid., pp. 359-363. OeC01_2014_I-102AK2.indd 68 OeC01_2014_I-102AK2.indd 68 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 69 Trois Mousquetaires) ; le jeune Louis XIV n’aurait pas échappé à la Fronde sans d’Artagnan (Vingt ans après), et Charles II d’Angleterre n’aurait pas recouvré son trône sans les quatre amis. Les héros d’imagination viennent donc seconder le mouvement de l’Histoire - et sont broyés sous sa roue quand celle-ci les dépasse : exit les Mousquetaires (à l’exception du plus roué d’entre eux, Aramis) lorsqu’arrive au zénith l’astre absolu de Louis XIV ; exit le noble chevalier de Maison-Rouge ou le comte de Charny, quand sombre la monarchie avec Louis XVI. Ce fil directeur de l’Histoire, le progrès démocratique, n’est pas seulement identifié comme tel par les commentaires de l’auteur ou thématisé dans son œuvre ; il détermine aussi l’énonciation de cette œuvre, à partir du moment où celle-ci abandonne le modèle de la chronique pour s’afficher résolument comme œuvre romanesque. Le point de vue de Dumas, dans les « Scènes historiques », reste en effet le point de vue immanent du chroniqueur, tributaire de ce dont il a été, directement ou indirectement (comme c’est évidemment le cas pour Dumas) témoin. Or du moment qu’il libère sa production de ses sources en l’ouvrant sans scrupule à l’imagination (on a vu que ce geste s’accomplissait au début des années 1840), le romancier peut adopter un point de vue surplombant qui est celui de Dieu même, jaugeant les événements à l’aune d’un dessein supérieur : l’avènement de la liberté sur la scène de l’Histoire - ou, comme dit Hugo, le « mouvement d’ascension [de l’humanité] vers la lumière » 65 . Sans déparer les époques de leur couleur propre, Dumas les convoque, avec tous leurs acteurs, devant un tribunal suprême, celui de la postérité, qui est aussi celui d’un Jugement dernier avant l’heure. Dans « Mission de l’historien », l’écrivain se présente ainsi à la fois en mage tout-puissant et en Juge souverain : Un des privilèges les plus magnifiques de l’historien, ce roi du passé, c’est de n’avoir, lorsqu’il parcourt son empire, qu’à toucher de sa plume les ruines et les cadavres pour bâtir les palais et ressusciter les hommes ; à sa voix, comme à celle de Dieu, les ossements épars se rejoignent, les chairs vivantes les recouvrent, des costumes brillants les revêtent ; et, dans cette Josaphat immense où trois mille siècles conduisent leurs enfants, il n’a qu’à choisir les élus de son caprice et qu’à les appeler par leurs noms pour qu’à l’instant même ceux-là soulèvent avec leur front la pierre de leur tombe, écartent de la main les plis de leur linceul et répondent, comme Lazare au Christ : « Me voilà, Seigneur ; que voulez-vous de moi ? » 66 « […] c’est dans le passé qu’il faut chercher le secret de l’avenir. Le présent a presque toujours un masque, et le passé, évoqué à la voix de l’histoire, 65 Hugo, La Légende des Siècles, op. cit., préface, p. 44. 66 Ce texte, paru dans La Lanterne magique en 1835, est reproduit dans Œuvres et Critiques, n° XXI,1 (1996) : « La Réception critique de Dumas père », p. 17. OeC01_2014_I-102AK2.indd 69 OeC01_2014_I-102AK2.indd 69 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 70 Julie Anselmini sortant de son tombeau comme Lazare, le passé répond seul avec sincérité » 67 , lit-on encore dans Les Mohicans de Paris. Dumas applique ainsi un point de vue à la fois rétrospectif et prospectif aux événements, qu’il juge à l’aune des révolutions déjà accomplies (celles de 1789 et de 1830) mais aussi à l’aune des fins dernières de l’Histoire : l’accomplissement de la liberté pour le peuple et l’instauration définitive de la démocratie (dont Dumas, mort en 1870, avant l’établissement pérenne de la république, n’aura connu que des prémices) ; et il confie au romancier historique ou à l’historien, « ce grand prêtre de la postérité » 68 , le soin de hâter l’avènement de ce télos : « Nous […] ne désirons qu’une chose : continuer de secouer, non plus au milieu des ténèbres, car le jour commence à se faire, mais sur le jour naissant, cet éternel flambeau de l’Histoire qui est la lumière de la terre » 69 . Après avoir confronté Gaule et France à l’ensemble du « Drame de la France », on ne peut qu’être frappé par l’ampleur mais aussi par la remarquable cohérence et la persévérance du projet dumasien : en 1833, dans le texte matriciel sur lequel nous nous sommes penchée, s’échafaude une entreprise à laquelle l’écrivain consacrera sa vie. Dès le début des années 1830, des lignes de force de l’entreprise dumasienne, notamment le progressisme et le providentialisme qui orientent sa vision de l’Histoire, sont en place, et l’ambition de ressusciter les différentes époques s’allie déjà à celle de les organiser en une vaste fresque dotée d’un sens idéologique. C’est néanmoins en assumant le statut de romancier (notamment en intégrant des personnages fictifs) que Dumas parvient à réaliser pleinement cette totalisation : les ombres, les inconnues de l’histoire ne l’auraient pas permis, si l’imagination n’était venue combler ces failles de la connaissance. Ce statut lui permet aussi d’adopter le point de vue souverain grâce auquel il peut agencer les événements en toute lisibilité, en suivant le fil directeur de la liberté à l’œuvre dans l’Histoire. Cette raison suprême du romancier, Dumas la mettait en valeur en exprimant son admiration à Lamartine dans les termes suivants : « Un jour, Lamartine me demandait à quoi j’attribuais l’immense succès de son Histoire des Girondins ? - À ce que vous vous êtes élevé à la hauteur du roman, lui répondis-je » 70 . Bousculé, à partir des années 1860, par les normes d’une histoire de plus en plus rigoureusement scientifique, Dumas 67 Dumas, Les Mohicans de Paris, éd. par Schopp, Claude. Paris : Gallimard, 1998, t. I, chap. CVI, p. 837. 68 Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., chap. XXIV, p. 281. 69 Dumas, « A nostri lettori », L’Independente, anno III, n°183, 18 août 1863. 70 Dumas, « Un mot au lecteur », Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. I, p. 5. OeC01_2014_I-102AK2.indd 70 OeC01_2014_I-102AK2.indd 70 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 71 devra prendre davantage de précautions avec les faits 71 , mais il ne renoncera jamais à cette vérité supérieure de la vraisemblance romanesque, affirmée contre les récriminations du Vrai : « dans l’avenir, […] l’histoire sera oubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire » 72 ! 71 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article : « Vies historiques et destins romanesques dans La San Felice d’Alexandre Dumas », Revue des Sciences Humaines, n° 290 (2008) (Les vies parallèles d’Alexandre Dumas, sous la dir. de Grivel, Charles), pp. 49-59. 72 Lettre du 15 septembre 1864 d’Alexandre Dumas à la fille de Luisa San Felice (héroïne du roman La San Felice paru en 1864/ 1865), en réponse à une plainte de celle-ci au directeur de l’Independente (elle accuse le roman d’avoir falsifié les faits). Publiée dans La Presse le 23 septembre 1864, cette lettre est reproduite dans l’édition Gallimard de La San Felice établie par Schopp, Claude (Paris 1996, pp. 1619-1621). OeC01_2014_I-102AK2.indd 71 OeC01_2014_I-102AK2.indd 71 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08
