eJournals Oeuvres et Critiques 39/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2014
391

Paul Féval, romancier historique: Le Capitaine Fantôme

61
2014
Àngels Santa
oec3910073
Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Paul Féval, romancier historique : Le Capitaine Fantôme Àngels Santa Choisir Paul Féval pour se plonger dans le monde du roman historique s’explique par la fascination du lecteur face aux histoires. Le lecteur des romans au XIX e siècle est en grande partie ce personnage qui aime écouter des histoires, qui aime qu’on lui raconte des histoires… Et elles doivent être simples, sans trop de remous techniques, sans trop de recherche intellectuelle ou au contraire le plaisir s’envole… A ce propos et en parlant de Sue, Alain Verjat a signalé : Si les romans d’E. Sue ont emporté le succès que l’on sait, peut-être est-ce parce qu’ils suivaient remarquablement ceci, qui me semble une loi fondamentale du genre : on ne raconte pas l’Histoire, on ne rapporte que des histoires, on ne connaît la langue que par la parole et le discours, on ne peut que multiplier le particulier pour atteindre au général. 1 Ouvrir Féval aujourd’hui, au début du XXI e siècle, signifie cela… Le plaisir d’entendre une histoire… Une histoire tissée avec la vie du siècle, tissée avec les passions les plus élémentaires, celles que nous tous, nous comprenons à la perfection : la haine, l’amour, la vengeance, l’indifférence. A travers ces histoires, le romancier vise à atteindre l’Histoire, avec un grand H, vise à passer du particulier au général. Car, Féval, comme beaucoup d’autres romanciers populaires du XIX e siècle, avait une préoccupation fondamentale, la préoccupation historique. Les histoires qu’il nous a racontées s’inscrivent dans l’Histoire et il manifeste en plus un goût très sûr pour cette science toute récente, en essayant de la respecter et de l’intégrer le mieux possible dans la fiction. Son admiration pour Walter Scott nous en dit long à ce propos. Écoutons Féval : Walter Scott est un romancier historique. Je l’ai dit et ne saurais trop le répéter : Tous les romanciers qui ont une valeur sont des historiens. Ils n’auraient pas de valeur sans cela. La différence entre le roman historique de Walter Scott et le roman historique de Balzac, générateur plus immé- 1 Verjat, Alain, « …Et si je t’aime, prends garde à toi ! » (Le Discours amoureux dans le mélodrame social d’Eugène Sue) », dir. par Coste, Didier/ Zéraffa, Michel e. a., Le récit amoureux, Colloque de Cérisy. Seyssel : Champ Vallon, 1984, p. 257. OeC01_2014_I-102AK2.indd 73 OeC01_2014_I-102AK2.indd 73 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 74 Àngels Santa diat de notre école, est très apparente assurément, mais, au fond, presque puérile. Elle gît dans l’authenticité de certains noms et dans la date de certains faits. 2 Le roman pour lui doit être historique. Et la définition qu’il donne de roman historique n’a rien à voir avec les définitions érudites de ce mot : pour lui il y a deux types de roman historique : celui qui parle d’hier et celui qui parle du moment actuel. Cela lui permet de considérer Balzac, Stendhal, Sue, lui-même comme des romanciers historiques. Pour Féval le romancier est historique ou il n’est pas. Évidemment il y a en surplus la psychologie, l’intrigue, la construction ordonnée d’un corpus magnifique, l’élaboration d’un monde. Il y a aussi un maître. Et ce maître s’appelle Walter Scott en Angleterre, mais il a de la même manière un nom français : il s’appelle Balzac en France. Nous pouvons penser que l’œuvre févalienne s’éloigne ou est très différente de l’œuvre balzacienne, qu’elle doit davantage à d’autres maîtres-à-penser de l’heure. Mais la grande admiration de Féval, le modèle qu’il se donne, la filiation qu’il reconnaît comme sienne s’appelle Honoré de Balzac. L’une de ses œuvres majeures, Les Habits Noirs, n’est en réalité qu’un essai de suivre le chemin tracé par le maître avec La Comédie Humaine. Et nous verrons que parfois il rejoint des thèmes et des techniques utilisés par lui. Ce culte n’empêche qu’il soit aussi redevable à d’autres écrivains qui l’ont précédé et qui ont marqué le XIX e siècle avec leur empreinte tout en ouvrant, comme Féval lui-même, pour le roman historique. Il faut signaler d’abord Victor Hugo, qui acquiert les lettres de noblesse comme romancier historique avec Notre-Dame-de-Paris (1831), que Féval connaît bien. Il y a certains thèmes communs aux deux romanciers : le thème des Bohémiens ou des Gitans, Esmeralda est l’aïeule de Flor (Le Bossu, 1857) et d’Antioh- Amour (Le Capitaine Fantôme, 1862). Il faut signaler que Féval ne se borne pas à la figure individuelle de la bohémienne, mais qu’il analyse en détail le peuple gitan et lui fait jouer un rôle de premier plan dans ses intrigues. L’autre thème abordé, aussi bien par Hugo que par Féval, est l’Espagne. Les deux reviendront vers ce pays à plusieurs reprises et il faut constater que les deux en présentent une image plus bienveillante que le reste des romantiques, même s’ils ne réussissent à échapper aux chiclés sur l’Espagne en vogue au XIX e siècle. Balzac partage de même cet intérêt pour ce pays, et certains de ses ouvrages les plus représentatifs en témoignent. Après Hugo, il faut songer à Alexandre Dumas, le roi incontestable des romans de bretteurs, ou de romans de cape et d’épée, Les Trois Mousquetaires (1844) en deviennent le paradigme obligé, pour ne citer qu’un exemple. Aussi bien Le Bossu 2 Féval, Paul e. a., Rapports sur le progrès des Lettres et des Sciences en France, Publication faite sous les auspices du Ministère de l’Instruction Publique. Paris : Hachette 1868, p. 43. OeC01_2014_I-102AK2.indd 74 OeC01_2014_I-102AK2.indd 74 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 75 que Le Capitaine Fantôme utilisent la formule rendue célèbre par Dumas et nous pouvons voir Henri de Lagardère ou César de Chabaneil jouer du sabre avec une grande aisance et une grande facilité, qui n’a rien à envier à D’Artagnan. Et il y a aussi Eugène Sue. Malgré le peu de sympathie que Paul Féval ressentait pour le père de Fleur de Marie et de Rodolphe de Gorelstein, il est certain que, grâce à lui, il écrivit Les Mystères de Londres (1843), sorte d’épopée sociale ou la question de l’indépendance de l’Irlande constitue la toile de fond historique du roman. C’est, donc, grâce a l’histoire que Paul Féval devient un créateur, et cela lui permet de faire la concurrence à Dieu lui-même. Car, comme signale Michel Raimond : « L’homme seul peut encore jouer avec le passé, le faire revivre à nos yeux et le ressusciter par l’art » 3 . Et cela l’écrivain réussit à le faire par le roman, roman qui éclaire l’histoire en l’élevant en même temps à la catégorie artistique. Dans cette histoire, l’auteur y inscrit son personnage : La grande majorité des romans prendront comme thème central et comme axe de l’intrigue le parcours d’un personnage individuel, ses faits et ses gestes, ses ambitions et ses rêves dans le cadre d’un ensemble social (famille, milieu, classe, un groupe en général), tantôt respectant les limites, tantôt les transgressant ou les combattant. 4 Henri de Lagardère ou César de Chabaneil remplissent cette fonction chez Féval. Ils répondent à la figure classique du héros et ils deviennent le moteur qui conduit le roman, roman qui se déroule dans les chemins de l’Histoire, tout en tenant compte des destinées individuelles. Paul Féval publie Le Capitaine Fantôme en 1862. Il s’agit d’un long roman dont l’intrigue à plusieurs rebondissements est, à la manière de l’écrivain, extrêmement compliquée. Le cadre spatial est l’Espagne et le cadre temporel la guerre de l’Indépendance. Il s’agit de la contribution févalienne au mythe de Napoléon I er . L’Empereur est l’un des personnages historiques qui a suscité le plus de romans et de recréations, littéraires ou non. Presque tous les auteurs représentatifs du XIX e siècle consacrent à Napoléon un ouvrage important dont il est le protagoniste ou dans lequel sa légende a un rôle de premier plan. Cet intérêt de l’Histoire pour l’Empereur est en réalité une réponse à celui qu’il portait à cette matière. Il veut favoriser et contrôler l’enseignement de l’histoire. Il désire encourager l’écriture de son règne car il est convaincu qu’il s’agit là de la manière d’avoir une postérité. Il fera tout le possible pour s’insérer dans une tradition et que celle-là se perpétue après lui, lui garantissant une lignée sûre et une influence fondamentale dans le devenir de la France. Gérard Gengembre souligne qu’à partir du sacre, Napo- 3 Raimon, Michel, Le Roman. Paris : Colin, 1988, p. 42. 4 Gengembre, Gérard, Le Roman historique. Paris : Klincksieck, 2006, p. 18. OeC01_2014_I-102AK2.indd 75 OeC01_2014_I-102AK2.indd 75 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 76 Àngels Santa léon annexe les symboles fondateurs de la monarchie française : « Abeilles mérovingiennes, aigles carolingiennes autant que romaines, sceptre et épée carolingiens encore, sans oublier les douze maréchaux rappelant les douze pairs » 5 . Il est, donc, le premier à façonner sa légende d’abord pour aboutir finalement au mythe. Féval ne décrit pas la guerre de l’Indépendance dans sa totalité. Dans le roman il évoque les préliminaires de celle-là et il réalise de fréquentes analepses pour présenter l’histoire de la famille Cabanil et de la branche française Chabaneil. Mais il s’arrête en 1809, après la victoire d’Ocaña. Il se sert d’une prolepse pour fournir au lecteur la suite des destinées personnelles des protagonistes, sans s’occuper, privilège du créateur ! , de la réalité historique : Changez les noms qu’il ne nous était pas permis de dire, et vous trouverez aux plus hauts sommets du bonheur parisien trois opulentes et nobles maisons ayant pour chefs le fils et les deux filles que Lilias et Joaquina donnèrent aux deux généraux de… Chabaneil. 6 Le choix de la bataille d’Ocaña n’est pas, à notre avis, innocent. Il s’agit d’une grande victoire obtenue par l’armée française aux ordres du maréchal Soult, commandant général des forces françaises en Espagne. Féval choisit de terminer là son ouvrage pour laisser le lecteur sur l’impression d’une victoire française, car tout au long du roman il va se consacrer à l’exaltation du courage et de la vaillance des soldats français. Nous savons en fait que la réalité est tout autre, et que l’Espagne constitue pour l’Empereur une grande défaite, qui marque son chemin vers la déchéance : Cette malheureuse guerre m’a perdu ; elle a divisé mes forces, multiplié mes efforts, attaqué ma moralité […]. J’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain puisque j’ai succombé ; car l’attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l’eût préconisé pourtant si j’avais réussi et avec raison peut-être à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m’a perdu. Elle a détruit ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. 7 5 Gengembre, Le roman historique, op. cit., p. 38. 6 Féval, Paul, Le Capitaine Fantôme. Paris : Arthème Fayard, s. a. [1862], p. 574. 7 Comté de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, illustré de 120 nouveaux dessins par Janet-Lange et Gustave Janet. Publié avec le concours de M. Emmanuel de Las Cases, page de l’Empereur à Sainte-Hélène. Paris : Gustave Barba, s. d. [1862], pp. 105 et 132. OeC01_2014_I-102AK2.indd 76 OeC01_2014_I-102AK2.indd 76 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 77 L’écrivain ne ment pas. Son pêché, si c’en est un, est un pêché d’omission. Il préfère rester sur l’impression d’une victoire que sur celle d’une défaite. Et pourtant si la France mérite toute la dévotion de Féval, son respect et il se consacre à son exaltation, il n’en va pas de même avec la Révolution Française et l’Empire. Féval était légitimiste et il partageait la dévotion pour le trône et l’autel, qui caractérisa sa Bretagne natale pendant la Révolution de 1789. Cependant, quand il s’agit de l’Espagne, il blâme que les Espagnols ne soient pas capables de se rendre compte des apports de la politique impériale : Nos soldats disaient à l’Espagne : Nous t’apportons la civilisation, le progrès, la liberté ; l’Espagne répondait : J’ai défiance de votre civilisation, je méprise votre progrès, je préfère l’esclavage à une liberté qui vient de vous. 8 Il compare leur combat, pourtant d’un signe tout à fait différent, à celui des révolutionnaires de 89. Il ne comprend pas l’amour qu’ils portent à leur patrie, un amour équivalent à celui qu’il porte à la France, et critique leur obstination et leur entêtement à défendre un monarque qui ne le mérite pas et des valeurs périmées. Pour Féval, la fin ne justifie pas les moyens et il condamne les moyens employés par le peuple espagnol, car en réalité il ne croit pas la cause qu’ils défendent une cause juste ; nous avons déjà vu que la fidélité espagnole est considérée par lui comme de l’ « esclavage » : L’Espagne soulevée pour soutenir l’autel et le trône, agissait en vérité, comme la France, naguère révoltée contre le trône et l’autel. C’étaient les mêmes emportements, la même soif de sang, la même férocité implacable, et nulle comparaison ne vaut mieux pour caractériser les massacres espagnols exécutés au nom de la religion, de la fidélité, du droit national et de l’indépendance, que les carnages français, accumulés au grand nom de la liberté. L’Espagne avait aussi sa Terreur. 9 L’écrivain considère le soldat français comme le paradigme de l’honneur, du courage et de la victoire. Il lui attribue les exploits les plus invraisemblables et les tâches les plus dures, pour le montrer toujours vainqueur et vaillant. Même le bandit Urban Moreno les considère avec respect et a peur de s’affronter à eux : …Mais il s’agit ici d’un Français, et j’ai ouï dire en ville qu’il y avait de ces scélérats appelés somnambules, qui se défendaient comme des tigres, même pendant leur sommeil. 10 8 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 6. 9 Ibid., p. 123. 10 Ibid., p. 74. OeC01_2014_I-102AK2.indd 77 OeC01_2014_I-102AK2.indd 77 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 78 Àngels Santa Aussi César de Chabaneil sera-t-il capable de réaliser un voyage à Paris en un temps record, sans tenir compte des possibilités réelles : En douze jours, César de Chabaneil avait fourni ainsi une carrière de huit cent cinquante lieues. […] Nos chasseurs, voltigeurs, fantassins fieffés et ignorant absolument les bornes du vraisemblable, en fait d’exploits équestres, appuyèrent pour l’honneur de la France le dire du courrier et soutinrent mordicus que le capitaine aurait été du même train jusqu’à Moscou. 11 Personne ne pourra égaler ce qu’il a fait. Car l’une des raisons fondamentales de l’endurance de César est sa condition de Français, qui le rend capable de toutes les performances : Si l’impossible n’était pas l’impossible, Pedrille l’accomplirait quand il a son coureur Alazan entre les jambes. Eh bien ! Pedrille et son coureur resteraient en route dix fois avant de fournir une semblable carrière ! Ce Pedrille est un Espagnol, objecta bonnement l’Aimable Auguste, et le capitaine Chabaneil était un Français ! 12 Et l’armée française jouit d’une renommée extraordinaire, qui fait que pour l’affronter, l’ennemi cherche à la doubler en effectifs. Il en est ainsi dans les préparatifs de la bataille de Talavera-de-la-Reine : Personne n’eût deviné assurément qu’il y avait là, derrière ces retranchements, multiplés avec une surabondance presque puérile, quatre-vingt mille hommes qui, l’arme au bras et munis de toutes les ressources de la guerre, en attendaient quarante mille. Mais tel était le prestige des Français, même en Espagne, où la fortune se montrait envers eux plus sévère qu’ailleurs. Nos baïonnettes faisaient peur ; quand l’ennemi ne pouvait opposer que deux hommes à chacun de nos soldats, il se cachait derrière des monceaux de terre et de pierres. 13 Pendant la guerre de l’Indépendance, la France et l’Angleterre vont être face à face sur le sol espagnol. L’Angleterre prétend aider l’Espagne et lutte à son côté contre les Français. Mais Féval n’hésite pas à mettre en relief la mauvaise foi de l’Angleterre qui, dans cette guerre, ne cherche que son propre intérêt et que, tout en luttant pour la liberté espagnole, en profite pour miner sa puissance et éliminer un possible concurrent. D’ailleurs, les Espagnols ne s’y trompent pas, et, selon l’écrivain, ils voient de mauvaise grâce, les Anglais et l’aide envenimée qu’ils offrent : 11 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., pp. 140/ 141. 12 Ibid., p. 146. 13 Ibid., p. 444. OeC01_2014_I-102AK2.indd 78 OeC01_2014_I-102AK2.indd 78 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 79 On savait bien avec quelle joie ces prétendus champions de l’indépendance espagnole foulaient l’Espagne aux pieds de leurs chevaux ; les dents saignaient à force de ronger le frein, mais on s’abstenait. […] On ne serrait pas la main de l’Anglais, mais on lui ouvrait un sombre et muet passage. 14 Mais si l’Angleterre demeure l’ennemie ancestrale de la France aux yeux de Féval (il suit en cela la tradition du roman populaire), il considère d’un œil plus bienveillant l’Écosse. Dans le roman les compagnies de grenadiers écossais (highlanders) ne méritent pas les mêmes qualificatifs méprisants qu’il emploie vis-à-vis des Anglais. Il respecte leur bonhommie et leur caractère indépendant. En outre, il les utilise pour les besoins de la fiction, car les grenadiers sont commandés par Robert Munro, laird de Comin, connu surtout sous le nom de Noir-Comin. Il s’agit là de l’un des protagonistes de l’intrigue romanesque, qui s’oppose tout au long du roman au courageux César de Chabaneil. L’Angleterre est coupable aux yeux de l’auteur d’une félonie qu’on ne peut pas pardonner et qu’il rappelle, quand, tout au long du développement du roman, il est amené à parler de Gibraltar. Que cette partie de l’Espagne soit aux mains des Anglais et soit devenue territoire anglais est une insulte difficile d’avaler. Féval était clairvoyant dans ce sens, car la situation demeure la même dans l’actualité et l’Espagne continue avec ses revendications sur Gibraltar et supporte mal l’attitude de l’Angleterre à cet égard. La modernité du romancier se manifeste une fois de plus par ce fait : Gibraltar est l’outrage le plus sanglant qui jamais ait été infligé à une nation. Chaque fois que Gibraltar élève sa voix de bronze, le cœur de l’Espagne se serre. Gibraltar, vous le savez encore, et je le dirais plus amèrement, si je m’adressais à d’autres qu’à vous, n’est pas seulement un insulter, c’est un tyran et c’est un larron. Sur ce rocher, le roi d’Angleterre fait la contrebande. […] Car cette haine-là n’est pas morte, la haine de l’Espagnol contre l’Anglais. Elle vivra tant que Gibraltar, solennellement restitué comme une chose volée, n’aura pas baissé l’insolent outrage de son pavillon. 15 L’Histoire en témoigne. Nous sommes loin d’être arrivés à ce point. La blessure reste ouverte… Dans Le Capitaine Fantôme le romancier montre sa connaissance de l’Espagne. Son biographe, Jean-Pierre Galvan, signale que « l’Espagne fut 14 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 6. 15 Ibid., pp. 91 et 526. OeC01_2014_I-102AK2.indd 79 OeC01_2014_I-102AK2.indd 79 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 80 Àngels Santa sans doute le pays étranger qui inspira le plus Féval » 16 . Déjà, dans Le Bossu, l’Espagne avait été la terre d’accueil pour Henri de Lagardère et la petite Aurore. Dans le cas qui nous occupe, l’action se déroule entièrement en Espagne ; il est, donc, naturel que les personnages les plus importants la parcourent. Nous ignorons s’il est venu en Espagne, les quelques biographies qui existent sur lui ne mentionnent pas ce fait. On peut s’incliner vraisemblablement pour la négative. Dans Le Capitaine Fantôme, cependant, il affirme le contraire : C’est dans le col El Barco, dans la pauvre venta, isolée sur le versant oriental de la montagne et qui, du sein des roches arides, regarde si tristement les riants peupliers de l’Alberche, que l’auteur de ce livre entendit parler pour la première fois du capitaine Fantôme. Nous étions deux voyageurs affamés devant un maigre repas. 17 Il s’agit sûrement d’une ruse de romancier. Il a trouvé le sujet de son roman, issu d’une légende populaire, dans une venta. Mais, de toute façon, il accompagne son affirmation d’une description détaillée du paysage, qui suppose une connaissance certaine, quoiqu’elle puisse être simplement livresque. Celui qui évoque le capitaine est l’aubergiste lui-même. Les points de repère sont donnés par les dates, il s’est battu pendant l’Empire et en 1820 sous Riego. Le lecteur ne connaît pas la date du voyage de l’auteur, qui doit se situer certainement vers les années cinquante, car César de Chabaneil est déjà entré dans la légende et le maître de l’auberge le nomme « avec la même emphase qu’il eût mise à prononcer le nom du Cid ». Le Cid est le héros espagnol par excellence, il s’agit d’un grand honneur d’être égalé à lui. La défense de la France, réalisée par César, est oubliée, ce qui est difficile à admettre, compte tenu de la profonde empreinte laissée en Espagne par la guerre de l’Indépendance. Féval tient à réconcilier les deux pays : « Il y a bien longtemps que la haine de l’Espagne contre la France est morte » 18 . Féval parcourt avec ses personnages l’Espagne. Nous avons évoqué Gibraltar, près de là se trouve le château de Guadalupe, demeure de Blas de Cabanil, où un drame va se déclencher le jour du mariage de Angel de Cabanil avec sa cousine Jeanne de Chabaneil, car les deux vont mourir victimes d’une cruelle vengeance, déguisée en accident. Balzac, dans l’un des ouvrages où il évoque l’Espagne, La duchesse de Langeais, situe l’action vraisemblablement à la baie d’Algésiras, sur une île qui pourrait être Gibraltar, ou Majorque, selon différentes sources. Dans cet ouvrage c’est encore une victoire française qu’on est en train de célébrer, l’aide apporté 16 Galvan, Jean-Pierre, Paul Féval. Parcours d’une œuvre. Amiens : Encrage, 2000, p. 130. 17 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 526. 18 Ibid., p. 526. OeC01_2014_I-102AK2.indd 80 OeC01_2014_I-102AK2.indd 80 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 81 par la Restauration en 1823 au roi Ferdinand VII d’Espagne. Publié en 1834, certainement Féval en avait connaissance, c’est un lien de plus avec son maître reconnu dans le domaine du roman historique. César de Chabaneil et sa compagne, la Doncella, nous amènent à Madrid, où il devient célèbre par ses exploits et où il acquiert la réputation d’un Don Juan, en fuyant le souvenir douloureux de sa bien-aimée Blanche de Chabaneil. Il fait preuve de courage à Baylen où il a la malchance de tomber en pouvoir de l’ennemi. Comme beaucoup de ses compatriotes il est amené à Cabrera, dans les Îles Baléares. Après beaucoup de péripéties il recouvre la liberté mais sa fuite est compliquée et remplie de dangers… Les îles ainsi que Tarragone et la côte de la Méditerranée sont évoquées pendant ce périple. Cependant le lieu privilégié du roman est la vieille Castille, où se trouve le château de Cabanil ; les activités du Capitaine Fantôme et de ses nombreux alter ego s’y développent et nous le voyons agir sous des personnalités diverses : César de Chabaneil, Pedro de Thomar, Urban Moreno, le capitaine Louis, Martin Diego, etc. C’est aussi le scénario d’une partie de la guerre de l’Indépendance. La troisième partie du roman s’intitule précisément Talavera-de-la-Reine et on y décrit minutieusement les préparatifs et le développement de la bataille du même nom. La guerre et le drame de famille de César vont de pair, et le dénouement de l’un semble lié au sort de l’autre. Étroitement lié à l’image de l’Espagne dans l’imaginaire févalien, il y a le thème des bohémiens. Dans Le Bossu il avait déjà traité ce thème ; les gitanos rencontrés par Lagardère sont Espagnols. Parmi eux il trouve le danger mais aussi la véritable amitié de Flor, la petite bohémienne qui devient l’amie d’Aurore. Contrairement à son peuple, elle répond à une image positive de la bohémienne très proche du conte de fées, et l’inquiétude et l’incertitude à son égard, liées à sa condition, ne vont pas durer longtemps. Dans Le Capitaine Fantôme l’image de la bohémienne et du peuple gitan en général est de toute autre nature. Inquiétante, fascinante, vengeresse. C’est son côté négatif. Un des héros du roman, Blas de Cabanil, a aimé dans sa jeunesse une bohémienne, Antioh-Amour, reine des tziganes, qui est devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant est né, Noir Comin, dont la mère fera un instrument puissant de sa vengeance. Cet enfant, devenu adulte, hantera, avec l’aide de sa mère, les descendants légitimes de Blas de Cabanil, bien décidé à les détruire pour s’emparer de la fortune du marquis. Antioh-Amour, nommée aussi la Haute Femme, nous présente d’abord sa caractéristique prophétique, elle rend des oracles, elle lit l’avenir et souvent les secrets qu’elle pénètre sont pleins de menaces : OeC01_2014_I-102AK2.indd 81 OeC01_2014_I-102AK2.indd 81 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 82 Àngels Santa Entre toutes les devineresses […], Antioh-Amour, la Haute Femme, est la plus célèbre. Elle avait prédit la mort de l’infante, femme de Ferdinand, prince des Asturies. Godoy est venu la consulter une fois jusque dans la montagne de Solorio, et Charles, roi, a fait une longue maladie pour l’avoir écoutée toute une nuit en son palais d’Aranjuez. 19 L’auteur consacre tout un chapitre, « L’Anneau de fer », à nous décrire les bohémiens ou les gitans, en insistant sur les caractéristiques de cette race. Il ne semble pas leur vouer une sympathie exceptionnelle. Il insiste sur l’errance et sur la liberté : « C’est la horde errante par excellence, possédant tous les vices et quelques-unes des vertus que donne le vagabondage ou, si mieux vous aimez, la liberté » 20 . Cette liberté est source de vertus mais aussi de vices. Ils sont astucieux, pleins de croyances superstitieuses auxquelles ils ne peuvent se soustraire ; ils sont sauvages, ce qui les éloigne de la condition humaine. Ils sont matérialistes, l’âme n’existe pas pour eux : « On a vécu selon sa destine, on meurt de même. Le caillou est libre comme l’homme » 21 . Féval insiste sur la sorcellerie et sur les aspects négatifs comme son manque d’amour pour le travail : « Chez les gitanos, travailler c’est déchoir. L’Espagnol de vraie race, nous sommes chagrins de l’avouer, n’est pas très éloigné de partager cet avis » 22 . Dans cette citation, nous voyons comment le glissement de la figure du gitan à celle de l’Espagnol se fait, il s’agit du même glissement qui fait de la figure de Carmen l’archétype de la femme espagnole ou tout au moins de la femme andalouse. Il leur attribue donc le vol et le crime comme source de leurs revenus : « L’Espagne mourait de faim, mais les voleurs y pêchaient en eau troublée avec une telle impunité, qu’on eût dit en conscience que les malheureux campagnards étaient pour eux un gibier » 23 . De cette foulée émerge l’image de cette femme fatale qui résume en elle tout le malheur qui va tomber sur la dynastie des Cabanil : 19 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 83. 20 Ibid., p. 241. 21 Ibid., p. 242. 22 Ibid., p. 244. 23 Ibid., p. 245. Toutes ces considérations amènent Jean-Pierre Galvan à signaler : « Cependant, si Le Capitaine Fantôme témoigne de sa connaissance de la langue et des mœurs espagnoles, il offre aussi un large éventail des clichés dont s’alimenta la littérature de la première moitié du XIX e siècle. Il témoigne également de l’attitude condescendante et parfois même méprisante de l’auteur vis-à-vis du peuple espagnol. Fidèle a ses opinions peu démocratiques, Féval, à de nombreux moments, semble n’avoir pas pardonné à cette « masse terrible » d’être venue à bout de l’Empereur, son « prodigieux dompteur » » (Galvan, Paul Féval. Parcours d’une œuvre, op. cit., p. 130). OeC01_2014_I-102AK2.indd 82 OeC01_2014_I-102AK2.indd 82 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 83 Une chevelure abondante et d’un blanc de neige se séparait en deux masses égales sur son front, sillonné par une multitude de rides profondes ; ses yeux étaient noirs, durs, vifs, tranchants ; son nez avait la courbe du bec de l’aigle, et sa bouche, affaissée dans les milles plis que creuse la vieillesse, gardait une vigoureuse expression de commandement. On devinait sa haute taille à la longueur de son torse, son port était droit et fier. Selon les vieillards de la tribu, elle avait été si admirablement belle qu’on avait vu tous les riches hommes et tous les Grands d’Espagne pleurer d’amour à ses pieds. 24 Elle est vouée à une œuvre destructrice : « Notre loi n’est-elle pas la vengeance ? » 25 La bohémienne du Capitaine Fantôme a été jeune et belle, elle ne l’est plus. Si Flor était la représentation de l’amitié, elle est la représentation de la vengeance et elle accumule toutes les caractéristiques négatives des clichés attribués couramment à la bohémienne. L’événement historique central du roman est, comme nous l’avons déjà signalé, la guerre de l’Indépendance Espagnole (1808-1814). Féval est assez rigoureux avec la réalité historique et il essaie d’y être fidèle. Il va utiliser deux types de personnages : les personnages historiques et les personnages fictionnels. L’intérêt se trouve dans la mise en rapport de ces deux types, ils vont se mélanger entre eux. Les personnages historiques vont mettre en valeur l’intrigue ; Féval les fait participer à l’action du roman, leur donne des attitudes d’accord avec leur personnalité et les fait intervenir dans la destinée des personnages fictionnels, qui, eux, ont le poids du roman. Certainement le modèle de Dumas n’est pas étranger à une telle technique. César de Chabaneil, le capitaine fantôme, est le protagoniste de ce roman foisonnant ; il va entrer en contact avec les principaux personnages historiques d’un camp et de l’autre, car il va être mêlé à certains faits décisifs de cette guerre qui vont en même temps avoir une influence considérable dans sa vie personnelle. Dans les premières pages du roman, le romancier fait le portrait d’Arthur Wellesley, duc de Wellington. Ce portrait n’est pas aimable : Cet homme timide et heureux, qui vint au moment précis où la mort de Nelson laissait l’Angleterre sans héros, n’eut qu’à se laisser dériver au courant de sa miraculeuse fortune. Chaque fois qu’il ne fut pas vaincu, on lui tint compte d’une victoire signalée. 26 Certainement Féval lui tenait rigueur d’être le vainqueur de Napoléon à Waterloo, même s’il ne le dit pas. C’est quelqu’un qui est très loin de l’idéal 24 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 247. 25 Ibid., p. 254. 26 Ibid., p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 83 OeC01_2014_I-102AK2.indd 83 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 84 Àngels Santa de chevalerie, cher à Féval ; tous les moyens sont bons pour lui pour arriver à ses desseins : [Il] venait d’achever contre le maréchal Soult cette campagne de Portugal, qui reste, sans contredit, son meilleur titre a la renommée. Il avait appris là le métier de la guerre comme il l’entendit depuis : étendre les masses populaires comme un matelas au-devant de ses régiments et mettre en ligne plus d’espions que de canons. 27 Le romancier est injuste avec lui, car le duc de Wellington passe pour être un personnage très important du point de vue historique, dont la renommée égale les plus représentatifs du Royaume-Uni. Mais l’écrivain est loin de le considérer de ce point de vue, bien au contraire, il se plaît à insister sur son manque d’honneur et sur l’idée que tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins : On a dit, et non sans raison, qu’un plus grand général, aurait peut-être moins bien résisté aux lieutenants de l’empereur. Un génie plus hautain aurait eu, en effet, plus d’exclusions et plus de répugnances, plus de pudeur, s’il faut employer le vrai mot. Il nous aurait combattus, nous chevaliers, avec des armes chevaleresques, et, à ce jeu, nos maréchaux ne perdaient pas souvent la partie. Pour leur tenir tête, il fallait ce vaincu invulnérable qui préparait sa fuite avant d’oser la bataille et qui manipulait ses revers. 28 Dans la fiction il lui donne un neveu, Edouard Wellesley, amoureux d’une des filles de Cabanil, qui mourra assassiné. Et il le met souvent aux prises avec César, alias le capitaine Fantôme, surtout en ce qui concerne la préparation de la bataille de Talavera-de-la-Reine. Du côté français, sans doute le personnage historique le plus important évoqué est-il le maréchal Soult, qui protège César de Chabaneil. Féval présente le héros du roman, attaché à sa personne et par lui, à l’Empereur, et décrit avec plaisir les triomphes qu’il remporte dans la guerre, même s’il accorde tout le mérite des victoires à Napoléon : « L’empereur était pour l’armée française le talisman qui la faisait invulnérable » 29 . D’autres personnages historiques moins représentatifs peuplent le roman et donnent une vision assez exacte de la suite événementielle qui compose la guerre. Mais le jugement févalien sur la guerre de l’Indépendance n’est pas objectif. Il ne présente pas la situation d’une manière équilibrée. Ni l’Espagne ni l’Angleterre ne sont traitées avec équanimité. Sa condition de Français, de Français engagé dans son pays et se refusant à voir ses erreurs, 27 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 7. 28 Ibid., p. 437. 29 Ibid., p. 103. OeC01_2014_I-102AK2.indd 84 OeC01_2014_I-102AK2.indd 84 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 85 l’aveugle et fait qu’il distorsionne la véritable portée du conflit. À cause de cela, malgré le succès de Féval en Espagne tout au long du XIX e siècle et pendant la première moitié du XX e siècle - ses romans feront l’objet de multiples traductions et adaptations - ce roman n’a pas été traduit jusqu’en 2009, et encore s’agit-il d’une version tronquée. 30 C’est peut-être parce que l’image de l’Espagne qu’il véhicule était trop lourde à porter pour le peuple récepteur. César de Chabaneil est présenté comme Français mais avec de fortes attaches en Espagne, son attitude envers ce pays a l’air d’une trahison, malgré toutes ses protestations. Il pense que l’Espagne se trompe d’ennemie et n’arrive pas à saisir, en étant le porte-parole de son auteur, que la liberté prime sur le progrès et qu’aucun peuple ne peut accepter de perdre son identité. 30 Il s’agit de la troisième partie de Le Capitaine Fantôme, intitulée « Talavera-de-la- Reine », même si le titre demeure Le Capitaine Fantôme. C’est une édition réalisée à Talavera-de-la-Reina pour commémorer le bicentenaire de la guerre de l’Indépendance, la traduction est d’Antonio Alía Portela avec introduction et notes de Miguel Méndez. Référence : El Capitán Fantasma. Talavera-de-la-Reina : Canseco Editores S. L., 2009, 224 pp., ISBN : 978-84-936191-3-8. OeC01_2014_I-102AK2.indd 85 OeC01_2014_I-102AK2.indd 85 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08