Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine
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Frederike Rass
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine Frederike Rass Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. (Marcel Proust) Étant donné que les livres en tant que documents écrits ont aujourd’hui la vie dure face aux offres multi-médiatiques et multimodales, plusieurs spécialistes didactiques s’appuient sur la maxime « faire lire [les enfants], peu importe quoi à la limite, pourvu qu’ils lisent » 1 . Néanmoins, beaucoup de parents - et non seulement lorsqu’ils sont eux-mêmes enseignants - réfléchissent bien au choix des livres pour leurs enfants. Il est par conséquent évident que les parents désirent des romans qui ne divertissent pas seulement mais disposent également d’une certaine qualité didactique. En fouillant dans les grandes librairies à la recherche de romans pour jeunes, il s’avère que le domaine spécifique de la littérature de jeunesse se sert de plus en plus de l’histoire de la civilisation française. En effet, le roman historique jeunesse a pour objectif d’évoquer l’esprit d’une certaine époque et de la rendre accessible aux jeunes lecteurs contemporains tout en conciliant le genre romanesque et la vérité historique. En se focalisant sur les rayons de bibliothèque présentant des romans historiques jeunesse, il apparaît clairement que le siècle classique sert souvent de base à une fiction narrative. Il s’agit d’histoires fictives passionnantes qui amènent le jeune lecteur à proximité de l’histoire de la civilisation française du dix-septième siècle, tout à fait à la manière d’Horace et sa devise du prodesse et delectare. Surtout la série des Colombes du Roi-Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc ne passe pas inaperçue, vu qu’elle ne comprend pas moins de douze volumes, dont les deux premiers peuvent aussi être achetés sous forme de bande 1 Butlen, Max, « La littérature de jeunesse à l’école. Trente années d’évolution », L’École des lettres 4, (2008-2009), pp. 29-49, ici p. 32. OeC01_2014_I-102AK2.indd 87 OeC01_2014_I-102AK2.indd 87 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 88 Frederike Rass dessinée. Grâce aux faits historiques qui se révèlent aux jeunes, ces romans sont lus non seulement pendant les loisirs, mais peuvent aussi servir à un propos didactique dans la culture institutionnelle. A cet égard, la série des Colombes est représentative de tous les romans dix-septiémistes avec l’intention de concilier caractéristiques pédago-éducatives et divertissement. Un site internet entretenu par la maison d’édition Flammarion accompagne les jeunes dans leurs lectures et les invite à partager leurs idées sur les romans. Le nombre de membres inscrits est révélateur du grand écho positif des jeunes lecteurs : pas moins de 21686 membres inscrits ont posté un total de 51593 messages dans le forum du site. 2 Les jeunes lecteurs apprécient l’implantation du récit durant la période classique : « Ce roman vous plonge en plein cœur du XVII e siècle. [Il] mêle avec intelligence Histoire et fiction » 3 , commente une jeune fille sur Amazon. Il est étonnant que les jeunes lecteurs ne renoncent pas à ces lectures choisies pour eux avec des arrière-pensées. Comment le roman historique jeunesse, autrefois principalement choisi par les parents pour l’éducation de leur enfant, est-il devenu un roman favorisé par les jeunes lecteurs ? Pour répondre à cette question, nous allons nous focaliser à titre d’exemple sur la série des Colombes du Roi-Soleil qui adapte avec grand succès le genre du roman historique à un public tout nouveau - celui des jeunes. Les Colombes du Roi-Soleil comportent douze tomes publiés chez Flammarion entre 2005 et 2013. Ils sont destinés à un jeune public âgé d’onze ans et plus. Il est possible de déduire, déjà à partir de l’illustration de la couverture, qu’on cible un public féminin, si ce n’est exclusivement, tout de même principalement : la couverture de chaque tome, aux tons roses et violets, montre une protagoniste en robe tandis que le titre en lettres dorées et chargées de fioritures ne fait qu’en rajouter. Les histoires des Colombes se déroulent dans l’établissement éducatif de Madame de Maintenon et autour de celui-ci, appelé la Maison Royale de Saint-Louis et situé dans la petite commune de Saint-Cyr près de Versailles. 4 Les romans d’Anne-Marie Desplat-Duc possèdent par conséquent un cadre historique authentique et convaincant : Madame de Maintenon, tout d’abord épouse de Paul Scarron, puis une fois veuve, gouvernante des enfants naturels de Louis XIV, roi de France et de Navarre dont elle devient l’épouse secrète et non officielle après le décès de la reine Marie-Thérèse en 2 http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Forum-.html [18/ 06/ 2013] [Enregistrement nécessaire]. 3 Nancy, 18-12-2009 : http: / / www.amazon.fr/ product-reviews/ 2081211025/ ref=cm_ cr_dp_all_helpful ? ie=UTF8&showViewpoints=1&sortBy=bySubmissionDate Descending (03/ 04/ 2014). 4 De nos jours commune de Saint-Cyr-l’École, Yvelines. OeC01_2014_I-102AK2.indd 88 OeC01_2014_I-102AK2.indd 88 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 89 1683 et prend le titre de marquise de Maintenon. À sa demande, le roi fonde en 1686 un pensionnat pour les jeunes filles de la noblesse appauvrie au service du roi. 5 Le premier tome de la série, Les Comédiennes de M. Racine, décrit le quotidien rigoureux des jeunes filles dans leur établissement éducatif et sert à introduire les protagonistes qui sont toutes jusqu’alors élèves de la Maison royale d’éducation. Il s’agit du seul tome dans lequel l’attention n’est pas fixée sur une seule protagoniste et dans lequel le nom de cette protagoniste n’est pas mentionnée dans le titre. 6 L’histoire du premier roman de Desplat- Duc a pour thème la mise en scène d’Esther par les filles de Saint-Cyr et les répétitions préalables dirigées par le dramaturge Jean-Baptiste Racine lui-même. Ces évènements sont un moment de surprise dans les conditions de vie sinistres des élèves. Soudain les évènements bousculent la monotonie quotidienne et laissent apparaître les véritables traits de caractères des internes : ainsi l’ancienne huguenote Charlotte de Lestrange rêve de liberté et de rébellion après avoir été forcée à se convertir dans cet établissement strictement catholique. Hortense de Kermenet, catholique très croyante, se prépare mentalement à son avenir au couvent, mais succombe au charme du frère de Charlotte, lui aussi huguenot. Isabeau de Marsanne se montre bienveillante et débonnaire, elle désire rester à Saint-Cyr pour devenir enseignante et dédier sa vie aux plus jeunes ; tandis que Louise de Maisonblanche, une timide très douée en musique, découvre au fur et à mesure qu’elle n’est pas du tout orpheline mais enfant illégitime du Roi-Soleil. Les quatre jeunes filles forment le petit comité des élèves de Saint-Cyr, leurs histoires personnelles constituant l’accroche pour les quatre tomes suivant les Comédiennes 5 Les conditions d’admission pour les élèves potentielles, formulées par Louis XIV, sont citées dans Lavallée, Théophile : « Louis XIV, de glorieuse mémoire, s’est réservé […] la nomination et entière disposition de deux cent cinquante places de demoiselles […], pour en disposer en faveur de filles nobles, et principalement de celles qui sont issues de gentilshommes qui auront porté les armes, ou qui, étant morts pour le service, auraient épuisé leur fortune par les dépenses qu’ils y auraient faites, et se trouveraient hors d’état pour leur donner les secours nécessaires pour les bien élever. », idem, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr : 1686-1793. Paris : Furne, 1856, p. 319. 6 Cf. Desplat-Duc, Anne-Marie, Les Colombes du Roi-Soleil. Paris : Flammarion, 2005-2013, tome 1 : Les Comédiennes de M. Racine (2005) ; tome 2 : Le Secret de Louise (2005) ; tome 3 : Charlotte, la Rebelle (2006) ; tome 4 : La Promesse d’Hortense (2006) ; tome 5 : Le Rêve d’Isabeau (2007) ; tome 6 : Eléonore et l’Alchimiste (2007) ; tome 7 : Un Corsaire nommé Henriette (2008) ; tome 8 : Gertrude et le Nouveau Monde (2009) ; tome 9 : Olympe comédienne (2010) ; tome 10 Adélaïde et le Prince noir (2011) ; tome 11 : Jeanne, Parfumeur du Roi (2012) ; tome 12 : Victoire et la princesse de Savoie (2013). OeC01_2014_I-102AK2.indd 89 OeC01_2014_I-102AK2.indd 89 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 90 Frederike Rass de M. Racine. Eléonore, Adélaïde, Olympe et Henriette apparaissent déjà en tant que personnages secondaires ; de futurs romans leur seront dédiés. Le premier tome prend alors pour centre du récit la vie de toutes les jeunes filles et sert de point de départ aux tomes suivants dans lesquels à chaque fois une jeune fille est intronisée en tant que protagoniste et sert comme narrateur homodiégétique en intervenant directement et à la première personne dans le récit. L’histoire racontée à travers un seul personnage et - selon Genette - avec une focalisation interne fixe permet de démêler le « character in fiction » d’un « character in history » 7 . Ainsi chaque roman commence par le même schéma introductif qui remet la narration entre les mains de la protagoniste suivante, rafraîchit la mémoire du lecteur et invite à s’identifier avec la nouvelle protagoniste qui semble sortir du siècle classique : Je m’appelle Louise de Maisonblanche, j’ai seize ans. Je suis pensionnaire à la Maison Royale de Saint-Louis à Saint-Cyr, sise à une lieue de Versailles. 8 Je m’appelle Charlotte de Lestrange, j’ai seize ans. J’ai passé trois années dans la Maison Royale d’éducation. Mais la vie à Saint-Cyr ne me convenait pas. 9 Je m’appelle Hortense de Kermenet, j’ai seize ans. J’ai été élevée dans la Maison Royale d’éducation de Saint-Cyr grâce à la charité du Roi […]. 10 Je m’appelle Isabeau de Marsanne, et je n’avais pas encore quinze ans lorsque j’ai joué dans Esther, la comédie écrite par M. Racine pour les demoiselles de la Maison Royale d’éducation de Saint-Cyr. 11 Les véritables témoins de l’époque, dans le premier tome entre autres Madame de Maintenon, Jean-Baptiste Racine, Jean-Baptiste Lully et le Roi-Soleil lui-même, jouent bel et bien un rôle mais ne permettent pas une focalisation interne. Les tomes suivants se détachent de plus en plus de cette Maison d’éducation ; Versailles par contre avec son souverain absolu joue encore un rôle déterminant bien que le déroulement de l’action reste en majeure partie fictif : c’est ainsi que le Roi-Soleil retient prisonniers le fiancé de Charlotte 12 , l’amant huguenot de Hortense 13 ainsi que la mère de 7 Cf. Genette, Gérard, Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1972, p. 206 : « le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage ». 8 Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., p. 7. 9 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 7. 10 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 7. 11 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 7. 12 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., passim. 13 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. OeC01_2014_I-102AK2.indd 90 OeC01_2014_I-102AK2.indd 90 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 91 Louise pour haute trahison présumée 14 . Les protagonistes ont pour objectif de libérer l’ami ou la parente bien-aimée et la voie pénible empruntée pour atteindre ce but constitue l’intrigue à suspense. Les personnes réelles du siècle classique - comme dans ce cas Louis XIV - sont transformées en personnages agissant de manière fictive dans le récit, alors que Versailles et ses alentours deviennent un lieu de diégèse fictive. Malgré leurs différences de caractère, les protagonistes d’Anne-Marie Desplat-Duc s’attaquent toutes et même souvent dans des situations peu prometteuses aux injustices, à l’obséquiosité de la femme 15 et du tiers état 16 ainsi qu’à la conversion forcée des familles huguenotes au catholicisme 17 . En outre, elles s’opposent aux règles de conduite de la Maison Royale d’éducation et de la Cour et se révèlent par conséquent libres penseuses. Nous pouvons alors constater une « fabrique du féminin » 18 , se composant de la vertueuse Demoiselle de Saint-Cyr et d’une coquetterie qui s’inscrit dans le cadre de la fiction. Les romans des Colombes constituent des histoires d’amitié et d’amour et ressemblent par conséquent à un schéma narratif ancien, un soi-disant archétype narratif. 19 L’Histoire contée sert à représenter, à assumer et à éclaircir des évènements et faits historiques et donne une impression commune de l’histoire. Ainsi de nombreux aspects du Grand Siècle baroque sont mentionnés dans les Colombes du Roi-Soleil : les grands spectacles de la Cour, les œuvres musicales, poétiques et théâtrales sont intégrés dans la narratio, autant que le dix-septième siècle de cap et d’épée est illustré à l’aide 14 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., passim. 15 Déguisée en mousse, Charlotte est la première femme qui part en voyage au Siam : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., passim. 16 Bien que devenue Demoiselle de Saint-Cyr avec étiquette, Hortense part presque sans argent et en catastrophe en Suisse protestante pour trouver la famille huguenote de Simon : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. Pendant la traversée pour se rendre au Siam, Charlotte se lie d’amitié avec un mousse breton sans ressources et lui offre, pendant le retour en France, sa robe garnie de paillettes et de diamants : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 214. 17 Hortense, bien qu’ayant reçu elle-même une éducation très catholique, réalise l’injustice du destin des huguenots français et assume un voyage fatal pour réunir la famille huguenote de son Simon bien-aimé : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. 18 Pour la notion de « fabrique du féminin » cf. Mongenot, Christine, « Jeunes filles du XVII e siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXXIX, 77 (2012), pp. 385-413. 19 Cf. Linke, Gabriele, Populärliteratur als kulturelles Gedächtnis. Heidelberg : Winter, 2003, p. 17. OeC01_2014_I-102AK2.indd 91 OeC01_2014_I-102AK2.indd 91 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 92 Frederike Rass d’éphèbes qui présentent leurs hommages aux jeunes Colombes. Les divers registres de langue font également leur entrée dans les récits : La Maison Royale d’éducation a pour vocation d’apprendre aux jeunes élèves une façon de s’exprimer distinguée et soutenue. Ce bon usage se distingue du patois local parlé par les nouvelles élèves lors de leur arrivée à Saint-Cyr, circonstance exigeant une rééducation. Pendant les répétions d’Esther, les jeunes filles entrent aussi en contact avec le langage théâtral. Nous tenons à souligner que Desplat-Duc réunit manifestement deux domaines du siècle classique, celui des belles-lettres et celui d’un roi qui concentre en ses mains tous les pouvoirs. Les éléments historiques ne sont pas souvent empruntés directement au dix-septième siècle, ils se soumettent par contre à une transmission authentique réalisée par l’Histoire et la littérature : il est parfois impossible de juger si les faits historiques transmis sont véridiques et authentiques puisque la littérature elle-même semble avoir été un élément divergent. Une différenciation entre un dix-septième siècle réel et un dix-septième siècle littéraire est par conséquent presque impossible car la littérature les traite et les remanie de la même manière. Face à ces difficultés auxquelles les auteurs de romans historiques se voient confrontés, il est intéressant d’étudier le procédé d’Anne-Marie Desplat-Duc dans ses Colombes : une base crédible est-elle donnée ? Jusqu’où le vrai va-t-il et où commence la fiction ? Et cette fiction est-elle - pour reprendre l’expression d’Aristote - encore « vraisemblable » 20 ? Nous allons essayer de répondre à ces questions pour juger ensuite comment ce mélange entre fiction et vérité influence le jeune lecteur et si l’enfant sait trier les faits véritables et les personnes historiques du récit. Lors du colloque de Lyon sur la littérature de jeunesse, ayant eu lieu en mai 2011, Anne-Marie Desplat-Duc souligne : « […] et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’écrire […] impossible d’abandonner mes héroïnes […] » 21 . Elle se révèle clairement motivée et son travail, qui lui procure du plaisir, déter- 20 L’historicité est associée au domaine du « vrai ». L’auteur par contre se penche surtout sur le « vraisemblable », c’est-à-dire il ne conte pas ce qui s’est passé, mais ce qui aurait pu se passer dans un cadre authentique : « […] ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver. Les événements sont possibles suivant la vraisemblance ou la nécessité. » Aristote, Poétique. Texte établi et traduction par Hardy, Joseph. Paris : Les Belles Lettres, 1961, 1451b. Tzvetan Todorov souligne aussi : « Es geht nicht mehr um das Feststellen der Wahrheit […], sondern um eine Annäherung, die den Eindruck des Wahren vermitteln soll, also hängt die Stärke dieses Eindrucks von der Gewandtheit der Erzählung ab ». Todorov, Tzvetan, Poetik der Prosa. Traduit par Müller, Helene. Francfort-sur-le-Main : Athenäum, 1972, p. 90. 21 Anne-Marie Desplat Duc citée dans Mongenot, Christine, « Jeunes filles du XVII e siècle », art. cit., p. 386. OeC01_2014_I-102AK2.indd 92 OeC01_2014_I-102AK2.indd 92 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 93 mine le temps consacré à la recherche. Ainsi la vraisemblance de ses romans est-elle due à la recherche profonde de l’auteur. L’histoire des Colombes peut être décrite d’autant plus authentiquement que Desplat-Duc creuse dans le passé. L’auteur profite dans ce cas de la proximité entre sa maison et le château de Versailles. Dans une interview, elle l’explique elle-même : J’ai visité la plupart des lieux que je décris, et bien sûr, Versailles, Le Trianon, Saint-Germain, Marly (qui n’a plus de château ! ), Fontainebleau,… Il m’en reste d’autres à découvrir et je m’en réjouis. En ce qui concerne la documentation, je me ruine en livres ! Et bien sûr je vais dans les bibliothèques et sur internet. J’adore fouiller, chercher, découvrir des anecdotes… J’y passe un temps fou mais c’est un réel plaisir, presque aussi important que l’écriture. 22 La circonstance que l’auteur fait de son propre vécu l’environnement de ses protagonistes permet une description authentique puisque non seulement la maison de Desplat-Duc, mais aussi la Maison d’éducation de Saint-Cyr ne sont pas loin du Château de Versailles. 23 Les personnages créés par l’auteur peuvent en fin de compte voir ce qu’elle a vu de ses propres yeux et décrire en restant fidèles jusque dans le détail. Surtout l’intégration de faits réels sert de base à des histoires qui ne se sont pas déroulées de cette manière, mais semblent quand même concevables. Ces parallèles entre roman et faits réels seront étudiés dans ce qui suit. La base du vraisemblable est créée par les témoins de l’époque qui entrent dans le récit fictif. L’auteur précise : Être romancière, c’est aussi faire vivre des personnages fictifs au milieu de personnages ayant existé, dans des lieux qui existent vraiment ou que l’on imagine. 24 Louis XIV est présenté dans les Colombes du Roi-Soleil en tant qu’autorité royale, séducteur et chasseur, mais également en tant que simple père. Divers auteurs, compositeurs, sculpteurs et amiraux sont quelques-uns des personnages qui sont parfois seulement nommément cités ou occupent un petit rôle de porte-parole. Ainsi les lecteurs sont-ils astreints à lire les notes de 22 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview, se trouve en ligne sur le site des Colombes du Roi-Soleil : http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -L-interview-d- Anne-Marie-Desplat-.html (02/ 04/ 2014). 23 L’établissement éducatif de Saint-Cyr se trouve à cinq kilomètres précis du château de Versailles. 24 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview, qu’on peut trouver en ligne sur http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplat-duc. php.html (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 93 OeC01_2014_I-102AK2.indd 93 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 94 Frederike Rass bas de page souvent consacrées à un personnage historique. Dans le premier tome, nous avons par exemple l’occasion de nous informer sur le curriculum vitae de Madame de Maintenon 25 ainsi que d’apprendre quelques faits de la vie des compositeurs Jean-Baptiste Lully et Jean-Baptiste Moreau 26 , de l’architecte Jules Hardouin-Mansart 27 et du dramaturge Jean-Baptiste Racine 28 . Ces informations complémentaires servent à présenter la vie de la personne sans interrompre le déroulement de l’action et servent de garants fiables à l’auteur. La figure romanesque de Madame de Maintenon est un exemple déterminant permettant d’illustrer ceci : son parcours jusqu’à son mariage secret avec le roi est décrit dans plusieurs petites notes de bas de page : « A 16 ans, Françoise d’Aubigné (qui allait devenir Mme de Maintenon quelques années plus tard) épousa le poète Paul Scarron, de 25 ans son aîné » 29 ainsi que « […] Louis XIV choisit d’épouser secrètement Mme de Maintenon, qu’il aimait depuis des années » 30 . Les objectifs de la marquise concernant son établissement éducatif, le bien-être de ses élèves ainsi son influence morale exercée sur les jeunes filles se distinguent clairement de tout autre déroulement de l’action et ces caractéristiques sont surtout soulignées à l’aide d’une caractérisation explicite et figurale : « Moi, je voudrais devenir aussi parfaite que Madame » rêve Hortense et à l’heure de la première représentation d’Esther elle craint : « Madame me fait trop d’honneur et la décevoir serait si cruel pour moi ! » 31 Même après sa fuite de Saint-Cyr 32 , Hortense, alors en situation critique, se souvient de la marquise : « Il fallait l’intervention d’un personnage haut placé […]. J’en connaissais au moins un : Mme de Maintenon, l’épouse secrète du Roi ! » 33 Quand Isabeau ressent une pointe de jalousie, elle essaie tout de suite de se remémorer les règles vertueuses de la marquise : « Madame de Maintenon ne cesse de le leur répéter : la jalousie est un vilain défaut qu’il faut chasser par l’humilité » 34 et elle est la fille la plus heureuse au monde quand la directrice de la Maison Royale d’éducation la félicite pour son travail : « Mme de Maintenon est satisfaite de mon travail. Elle me l’a dit et cela m’a récompensée de tout le mal que je me 25 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., pp. 11, 23 et 34. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 48. 28 Ibid., pp. 56 et 159. 29 Ibid., p. 34. 30 Ibid., p. 23. 31 Ibid., p. 89. 32 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La promesse d’Hortense, op. cit., pp. 25s (chapitre 3). 33 Cf. ibid., p. 228. 34 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 22. OeC01_2014_I-102AK2.indd 94 OeC01_2014_I-102AK2.indd 94 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 95 suis donné ! » 35 Même le sculpteur Nicolas Coustou rêve : « […] présenter nos hommages à Mme de Maintenon […] sera une grande chance ! » 36 La popularité de Madame de Maintenon et le respect qu’on lui témoigne se manifestent également dans ses manières autoritaires : « Voyons, messieurs, un peu de tenue ! s’emporta la marquise. Voilà que vous avez manqué me renverser ! » 37 Les recherches historiques révèlent également l’impression d’une persona grata : « Now she was at the top. Men bowed down to her. Rival ladies flattered her. Ministers and Generals deferred to her opinion. It seemed at times as if the world could not go on, if she withdrew her consent » 38 . L’idéal féminin auquel aspire la marquise pour ses 250 élèves est également repris par Anne-Marie Desplat-Duc : les Colombes du Roi-Soleil doivent être impeccables, saines, pures et vertueuses lors de leur sortie du pensionnat à l’âge de vingt ans, sinon, elles sont privées de la dot royale. Dans le roman, Charlotte s’inquiète d’Hortense, qui est tombée amoureuse : « si Hortense veut obtenir la dot royale, il lui faudra attendre d’avoir vingt ans… Et cinq ans, c’est fort long lorsqu’on aime. […] D’un autre côté, impossible de se marier sans dot » 39 . Le règlement de la Maison Royale d’éducation prescrit clairement que : « celles qui en sortiront puissent porter dans toutes les provinces du Royaume des exemples de modestie et de vertu, et contribuer, soit au bonheur des familles où elles pourront entrer par mariage, soit à l’édification des maisons religieuses […] ». 40 Au XVII e siècle, la véritable marquise de Maintenon prend soin de ses élèves : « A few hours’ daily instruction would serve to fill the memory ; but to form the reason, to educate the mind, to eradicate evil inclinations, to instil an active love of virtue, called for unceasing care and never-ceasing effort » 41 . Mis à part les protagonistes qui semblent sorties du dix-septième siècle et les témoins de l’époque, la langue orale contribue également à faire des Colombes une œuvre vraisemblable. Comme la protagoniste raconte son 35 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 179. 36 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 56. 37 Ibid., p. 122. 38 Bradford, Gamaliel, « Madame de Maintenon », The Virginia Quarterly Review 6 : 1 (1930), pp. 65-83, ici p. 68. 39 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 167. 40 Edit de l’Etablissement de la Communauté de Saint-Louis à Saint-Cyr. Cité dans Manseau, Achille Taphanel, Mémoires de Manseau. Intendant de la Maison royale de Saint-Cyr, publiés d’après le manuscrit autographe. Versailles : Bernard, 1902, p. 27 et dans Lavallée, Saint-Cyr, op. cit., p. 43. 41 Shillaker, J., « Madame de Maintenon and Saint-Cyr », The practical teacher 30 : 7 (1910), pp. 417/ 418, ici p. 418. OeC01_2014_I-102AK2.indd 95 OeC01_2014_I-102AK2.indd 95 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 96 Frederike Rass histoire de façon autonome, la langue doit forcément être ajustée aux façons présumées de s’exprimer du Grand Siècle. Quand les Colombes emploient la langue argotique de l’époque, les jeunes lecteurs découvrent une manière de parler très différente de la leur. Néanmoins, il n’existe que des documents écrits du dix-septième siècle, ce qui complique une représentation authentique. Nous sommes alors réduits à des suppositions sur ce qu’a pu être la langue parlée à cette époquelà. C’est la raison pour laquelle Anne-Marie Desplat-Duc utilise un registre soutenu. Ce registre, de nos jours plutôt utilisé dans les textes littéraires et à l’écrit en général, contraste avec le registre familier employé par les jeunes et suffit pour une prise de conscience linguistique. 42 Le registre linguistique utilisé suggère par conséquent une langue parlée élaborée du dix-septième siècle, mais ne construit une fiction qu’au niveau linguistique : « On voit cependant poindre […] l’idée qu’il existerait un langage de « l’époque de Louis XIV », cohérent et stabilisé, dans lequel les Colombes s’exprimeraient » 43 . Chloé, une jeune fille de douze ans, écrit sur le site internet des Colombes du Roi-Soleil : L’histoire […] est tellement GENIALE et INTERESSANTE que la lecture est toujours très enrichissante, déjà pour toute l’histoire historique et puis également pour tout ce qui est orthographe, vocabulaire. Alors MERCI, merci INFINIMENT Madame car c’est un plus pour mon français mais c’est aussi un plaisir de vous lire chaque jour ! 44 Chloé, 12 ans Chloé s’est rendu compte que les Colombes du Roi-Soleil ne sont pas écrits dans la langue française qu’elle utilise au quotidien, mais disposent de particularités linguistiques. En outre, elle remarque les acquis reçus grâce à la lecture des Colombes : les lecteurs entrent en contact avec des personnages qui savent s’exprimer avec aisance. Un registre soutenu (« la religion huguenote expose à bien des soucis » 45 ), des graphies anciennes ou des paléologismes (méliorer au lieu de « améliorer » 46 ), les emplois multiples du passé simple et du subjonctif ainsi qu’un lexique traversé d’archaïsmes transmettent aux lecteurs de nouvelles connaissances sur leur langue. Il 42 Anna Arzoumanov, « Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc », PFSCL XXXIX, 77 (2012), pp. 321-332, ici pp. 321s. 43 Ibid., p. 322. 44 Commentaire de lecteur, disponible sur http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Les-livres-.html (02/ 04/ 2014). 45 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 67. 46 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 94. OeC01_2014_I-102AK2.indd 96 OeC01_2014_I-102AK2.indd 96 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 97 s’agit souvent de mots et d’expressions déclarés « peu usités » ou « littéraires » dans le dictionnaire. 47 Les problèmes de compréhension sont évités grâce aux notes de bas de page qui expliquent la signification et l’étymologie des termes : Ce jour d’hui est expliqué comme « ancienne forme d’aujourd’hui » 48 les personnes de sexe 49 est la gente féminine, tandis que Trou-madame est un « jeu de billard » 50 , tire-gousset ressemble à un « voleur » 51 et les poulets sont l’équivalent d’un « billet doux » 52 . Le texte principal est accompagné d’un métatexte qui influence profondément sa réception. La note de bas de page interagit au niveau supérieur avec le texte de base, voire l’histoire du roman : elle est capable d’analyser le récit ainsi que d’en expliquer les archaïsmes syntaxiques, sémantiques et lexicaux et contribue à cet égard à une compréhension plus profonde de l’écrit. Pourtant, une jeune lectrice âgée de sept ans s’exprime de la manière suivante : J’adore « Les Colombes du Roi-Soleil » même si je ne comprends pas tous les mots. J’ai lu le tome 1 en deux jours et je continue la collection. […] J’aime beaucoup l’époque et la façon dont Charlotte, Isabeau, Hortense et Louise parlent. 53 Lorraine, 7 ans Lorraine, une jeune lectrice passionnée et douée, montre par son commentaire, qu’il y a encore plusieurs mots dans les romans, qu’elle ne comprend pas tout à fait. On pourrait argumenter qu’elle est encore trop jeune pour la lecture des Colombes et que trop d’explications gênent le cours de la lecture et la mise en situation authentique. Néanmoins, dans Charlotte, la Rebelle on ne compte que 34 notes de bas de page sur 237 pages, ce qui correspond à une note toutes les sept pages. En outre, le choix des termes à expliquer semble parfois difficilement compréhensible : en y regardant de plus près, on remarque des redondances, comme par exemple l’explication répétée d’après-dîner (« après-midi ») ou corps (« corset »). De plus, les explications ne sont pas toujours formulées d’une manière convenant aux enfants. Ainsi la « conversion au catholicisme » est expliquée à l’aide d’autres termes spécialisés : « Le 16 octobre 1685, l’édit de Fontainebleau révoqua l’édit de Nantes de 1598 qui donnait une certaine liberté de culte aux 47 Cf. Arzoumanov, « Parler XVII e siècle », art. cit., p. 327. 48 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 95. 49 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 106. 50 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 76. 51 Ibid., p. 48. 52 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 14. 53 Commentaire de lecteur, disponible sur http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Les-livres-.html (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 97 OeC01_2014_I-102AK2.indd 97 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 98 Frederike Rass protestants […] » 54 . On ne peut alors s’empêcher de se demander si les notes ne sont pas destinées aux jeunes lecteurs mais plutôt aux parents des enfants qui sont invités à découvrir une valeur culturelle et historique dans les romans et qui en fin de compte influencent le pouvoir d’achat. La valeur pédago-éducative des Colombes se manifeste d’abord dans la simple invitation au jeune lecteur à se pencher sur le Grand Siècle et à développer un intérêt personnel pour cette époque. Cet intérêt personnel manque souvent aux élèves, et surtout dans la culture institutionnelle, il devient de plus en plus difficile d’enthousiasmer les jeunes pour la littérature classique. Les chercheurs didactiques et méthodiques essaient d’améliorer la motivation pour l’apprentissage en prescrivant la lecture d’au moins huit œuvres, dont deux classiques, pour le cycle des approfondissements de l’enseignement primaire : Le programme de littérature du cycle 3 vise à donner à chaque élève un répertoire de références appropriées à son âge et puisées dans la littérature de jeunesse, qu’il s’agisse de son riche patrimoine ou de la production toujours renouvelée qui la caractérise. 55 À cet égard, les romans des Colombes sont exemplaires pour une nouvelle forme de littérature instructive, qui instaure des passerelles : par la voie de la littérature moderne générale, on amène les jeunes vers les classiques sans grand effort d’apprentissage démotivant. Aucun élève moyen ne pourrait lire sans effort des œuvres classiques originales. Par contre, un roman dans lequel les classiques sont traités accessoirement n’échappe point aux capacités intellectuelles du jeune lecteur, mais remplit une fonction cognitive et informative. Les Colombes permettent par exemple une étude du dramaturge et poète Jean Baptiste Racine dans le premier et cinquième tome. Le lecteur découvre Esther, une tragédie biblique rédigée par cet historiographe du roi, ses dramatis personae et même des extraits de l’ouvrage sont intégrés dans le roman. Par conséquent le jeune lecteur est capable de situer le dramaturge au dix-septième siècle et d’associer ce siècle à Louis XIV, le Roi-Soleil. De même, nous pouvons partir du principe qu’en fonction des intérêts du lecteur, d’autres personnes dix-septiémistes auxquelles il est fait allusion dans le roman, restent gravées dans la mémoire des jeunes. Néanmoins, ce processus d’apprentissage n’est possible qu’avec une composante affective : pour que le lecteur retienne des aspects culturels et historiques, il est essentiel que l’œuvre amuse et émeuve, qu’elle invite le lecteur à aborder 54 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 11. Nous soulignons. 55 Germain, Bruno, « La littérature jeunesse au cycle 3 », Bulletin des Bibliothèques de France 1 (2004), pp. 39-41, ici p. 40. OeC01_2014_I-102AK2.indd 98 OeC01_2014_I-102AK2.indd 98 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 99 quelques questions et à étudier son propre système de pensée et les valeurs éthiques qui lui sont inhérents. Une condition sine qua non que doit remplir une unité d’enseignement est le centrage sur un aspect thématique : Pour que l’élève puisse acquérir des références culturelles, il importe que les lectures ne soient pas abordées au hasard, mais se constituent, tout au long du cycle, en réseaux ordonnés : autour d’un personnage […], d’une époque, d’un lieu, d’un format etc. 56 La lecture des Colombes exige un accompagnement en classe qui peut être très profond quant aux passages difficiles nécessitant une médiation de la part de l’enseignant. Un travail en groupe peut également être enrichissant et améliorer les compétences personnelles et sociales. Réfléchir profondément en commun permet en outre d’interpréter correctement subtilités et polysémies grâce à quoi la richesse spécifique du roman peut être mieux perçue. Surtout, l’emploi de l’œuvre dans l’enseignement interdisciplinaire semble ainsi possible et légitime. La maison d’édition Flammarion s’est également rendu compte des qualités didactiques des Colombes et offre dans son Espace enseignants du matériel sous forme de séances de cours et de fiches de travail. 57 Une création contemporaine prenant pour base le bien culturel national exige une classification culturelle et historique. L’attribution d’une attention particulière au siècle classique semble déjà surprenante à l’observateur allemand, vu que le classicisme weimarien n’a pas reçu d’approbation sous forme d’adaptations littéraires comparables. Quelle est alors l’origine réelle de cet engouement pour le dix-septième siècle français ? Les études sur la théorie culturelle de Jan et Aleida Assmann nous donnent des pistes : leur recherche sur la mémoire culturelle constitue un développement des théories de Halbwachs datant des années vingt sur la mémoire collective et les cadres sociaux dont se servent les êtres humains. 58 Selon Assmann, la mémoire culturelle représente des événements fatidiques du passé dont le souvenir est immortalisé par voie de façonnement culturel. 59 Les souvenirs sont vitaux car ils permettent une extension, un éloignement du hic et nunc grâce au mouvement vers le passé. 60 Et pourtant la communication d’événe- 56 Germain, « La littérature jeunesse au cycle 3 », art. cit., p. 41. 57 http: / / www.enseignants-flammarion.fr/ [Enregistrement nécessaire]. 58 Cf. Halbwachs, Maurice, Das Gedächtnis und seine sozialen Bedingungen. [Les cadres sociaux de la mémoire]. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1985, p. 121. 59 Cf. Assmann, Jan, « Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität », Jan Assmann/ Tonio Hölscher (éds.), Kultur und Gedächtnis. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1988, pp. 9-19, ici p. 12. 60 Assmann, Aleida, Geschichte im Gedächtnis. Munich : Beck, 2007, p. 9. OeC01_2014_I-102AK2.indd 99 OeC01_2014_I-102AK2.indd 99 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 100 Frederike Rass ments passés sous forme d’histoires et de récits inclut au fond des aspects de l’époque actuelle. L’historien français Henry Rousso parle à cet égard d’un « passé qui ne passe pas » 61 . Une telle approche empêche une délimitation entre présent et passé ainsi qu’une séparation complète du passé. Le passé porte en lui-même une entité distincte capable de résister à toute tentative de reniement et de destruction. 62 Le siècle classique français avec son essor culturel et artistique influence la façon de penser des Français jusqu’à ce jour. Le désir humain d’une existence sociale aboutit à une stylisation du passé et à la création d’un arrière-fond qui peut être admiré. Vu sous cet angle, le propre présent devient acceptable et aide - même sous forme de méprise collective - à soutenir et à maintenir la cohésion sociale. Il semble par exemple que dans la tête des Français tout scénario de palais et de parc soit construit à l’image de Versailles. Même les demoiselles de Saint-Cyr dans les romans des Colombes établissent continuellement des comparaisons avec Saint-Cyr et le château de Versailles. 63 Un pays n’a jamais de mémoire collective de prime abord. Celle-ci est toujours créée à l’aide de points de référence communs tels qu’anniversaires, mémoriaux, commémorations et le traitement médiatique. Des romans comme ceux de la série des Colombes peuvent aider à forger une conscience commune et à réaliser la mission éducative culturelle du maintien de la littérature classique. Dans les Colombes du Roi-Soleil, on peut découvrir des références patrimoniales. Ainsi, Charlotte fait l’éloge de multiples artistes de son époque : « Je lui vantai les musiques de MM. Lully et Charpentier, les pièces de MM. Molière et Racine, les sculptures de MM. Coysevox et Coustou, les peintures de MM. Lebrun et Nattier » 64 , tandis que Madame de Maintenon couvre de louanges le dramaturge Racine pour sa pièce de théâtre : « l’œuvre est admirable » 65 et « la musique de M. Moreau la sublime encore » 66 . Malgré de multiples tentatives, le château de Versailles et le Roi-Soleil n’ont jamais perdu leur valeur culturelle jusqu’à présent. Les nombreux aspects du siècle classique représentés dans la littérature pour adultes et jeunesse en sont la preuve, autant que les exigences de la didactique littéraire : 61 Conan Eric/ Rousso, Henry, Vichy. Un passé qui ne passe pas. Paris : Folio, 1997, titre. 62 Cf. Assman, Geschichte im Gedächtnis, op. cit., p. 10. 63 Cf. par exemple Louise à Saint-Germain-en-Laye, quand elle entre dans sa chambre à coucher : « Que dites-vous de notre palais ? plaisanta-t-elle. Je mesurai alors la bonne fortune que j’avais eue de vivre dans le confort de Saint-Cyr, mais je me gardai de dénigrer le lieu […] » ; Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., p. 75. 64 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 198. 65 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 56. 66 Ibid., p. 57. OeC01_2014_I-102AK2.indd 100 OeC01_2014_I-102AK2.indd 100 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 101 « Il faut, pour tous les enfants, ouvrir en grand les portes des connaissances de notre temps, de la culture et de l’art. » 67 Avec ses Colombes du Roi-Soleil, Anne-Marie Desplat-Duc a largement atteint cet objectif. « J’ai rencontré plusieurs classes qui, après avoir lu les Colombes, sont allées visiter Versailles. C’est l’avantage du roman historique… on peut toucher du bout du doigt un pan d’histoire » 68 . 67 Zoughébie, Henriette, « La littérature, un art nouveau à l’école », Bulletin des Bibliothèques de France 1 (2004), pp. 42-44, ici p. 44. 68 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview. Accessible sur http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplat-duc.php (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 101 OeC01_2014_I-102AK2.indd 101 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08
