eJournals Oeuvres et Critiques 39/2

Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Introduction

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Dorothea Scholl
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Introduction Dorothea Scholl « […] les écrits modernes, même les plus dangereux, sont plus en circulation parmi nos populations canadiennes qu’on ne le pense bien souvent […] » Henri-Raymond Casgrain, préface aux Légendes canadiennes (1861) Depuis les premières études portant sur le romantisme d’expression française au Canada, la tendance de considérer ce romantisme comme marginal et retardataire par rapport au romantisme en Europe est devenue un lieu commun dans la critique. D’un côté, les œuvres d’auteurs canadiens inspirés par des romantiques sont perçues comme des « copies » qui n’atteignent pas la valeur des « originaux ». De l’autre côté, elles sont considérées comme des œuvres qui témoignent d’une décadence du classicisme posé comme un idéal éternel et inatteignable. Cette double vision s’exprime déjà chez Octave Crémazie qui compte avec l’abbé Casgrain parmi les représentants et les médiateurs les plus importants du romantisme au Canada francophone. Dans sa correspondance avec Casgrain, Crémazie se montre déchiré entre sa passion pour le romantisme qui lui apparaît comme la forme d’expression la plus authentique et la plus appropriée aux temps modernes et l’idée que la littérature doit se conformer à un idéal classique devenu étranger par le temps et l’espace. 1 Dans l’œuvre de Crémazie et d’autres auteurs du XIX e - siècle au Canada francophone, classicisme et romantisme s’interpénètrent. Ce numéro d’Œuvres et Critiques porte sur le romantisme et sa réception au Canada en tant que mouvement historique et manifestation transhistorique d’une sensibilité moderne « d’actualité ». Face aux différentes facettes du romantisme ou même des romantismes au pluriel, nous ne pouvons pas prétendre de présenter ici un volume exhaustif. Notre attention se dirige vers des cas spécifiques, qui jusqu’ici n’ont pas retenu l’attention de la critique ou bien qui sont ici considérés sous un angle différent de celui de lectures antérieures. Nous avons choisi de porter l’attention sur des œuvres qui se 1 Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (lettre du 29 janvier 1867), dans Œuvres, éd. par Odette Condemine, Ottawa, Université d’Ottawa, 1976, vol.-II (Prose), pp.-90-91. Voir aussi la lettre du 20 janvier 1867. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 3 16.04.15 07: 37 4 Dorothea Scholl situent de façon implicite ou explicite dans le contexte du romantisme et en portent plus ou moins les traces. Ces traces, nous ne les concevons pas comme signes ou symptômes d’une « aliénation » parce que les auteurs puisent aux sources étrangères. Dans la plupart des textes et contextes où l’inspiration romantique est à l’œuvre, un esprit d’ouverture par rapport à la littérature mondiale se fait remarquer. L’esprit patriotique y implique une vision idéale et n’exclut pas un regard critique face à la réalité de la patrie, de même que l’ouverture vers le monde moderne n’exclut pas l’approfondissement du passé par le recul et une approche nouvelle à ce passé. Dans son introduction au collectif Le Romantisme au Canada (1993), Maurice Lemire évoque la situation particulière au Canada qui ne semble pas propice à la réception du romantisme par les écrivains canadiens de l’époque. 2 Les études initiées par Lemire ainsi que ses propres études révèlent toutefois une grande complexité des intertextualités romantiques et des attitudes par rapport au romantisme dans ses multiples facettes et manifestations, qu’il soit européen ou « québécois », national ou social, religieux ou politique. Grâce à ces études pionnières, nous savons aujourd’hui que les écrivains au Canada étaient loin d’ignorer le romantisme en tant que mouvement esthétique, idéologique et politique et que les principaux auteurs romantiques étaient connus. Quant au public, l’accès aux romantiques et la circulation de leurs œuvres dépendait des milieux. Après la condamnation de la collection des livres de l’Institut canadien de Montréal comportant un grand nombre de romantiques que l’évêque Ignace Bourget met au rang de livres dangereux, 3 la diffusion de romantiques semble freinée. Cependant, malgré la mise à l’index et la défense de lire les livres qui ne portent pas l’approbation des autorités ecclésiastiques, l’histoire de la lecture révèle que dans les milieux cultivés, même une jeune fille de 17 ans pouvait avoir accès aux romantiques, comme en témoigne le journal intime de Joséphine Marchand qui découvre des similitudes entre romantiques français et canadiens et rapproche Arthur Buies à Alphonse Karr, Joseph Marmette à Lamartine, Louis Fréchette à Victor Hugo, Faucher de Saint-Maurice à Chateaubriand, Napoléon Legendre à Paul Féval. 4 2 Maurice Lemire, « Introduction », dans Le Romantisme au Canada, Québec : Nuit blanche, 1993, p.-10. 3 Cf. p.ex. Ignace Bourget, Lettres pastorales de Mgr l’Évêque de Montréal sur l’allocution prononcée par sa sainteté Pie IX, contre les erreurs du temps - (en date du 10 mars 1858) Sur l’Institut canadien et les mauvais livres - (en date du 31 mai 1858), Sur les mauvais jornaux, Montréal : Des presses à vapeur de Plinguet & Laplante, 1858. 4 Sophie Montreuil, « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au XIX e -siècle, Québec : Fides, 2003, pp.-123-150, ici p.-139. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 4 16.04.15 07: 37 Introduction 5 Si dans le domaine privé des élites, les romantiques sont présents, dans le domaine public, on les passe sous silence ou la référence devient implicite. L’opposition anti-libéraliste contre le romantisme conçu alors comme conséquence du processus de laïcisation déclenché par les philosophes des Lumières, empêche la diffusion d’œuvres romantiques d’autant plus que le clergé est en charge de l’éducation. Même l’abbé Casgrain, grand enthousiaste imprégné de la lecture de romantiques, 5 n’ose pas les publier dans les périodiques qu’il dirige et cède la place à des auteurs de second ordre : « […] pourquoi ne donneriez-vous pas à vos abonnés ce qui se peut lire de maîtres tels que Hugo, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, Guizot, Mérimée, etc. ? » pro pose Crémazie à l’éditeur du Foyer canadien et des Soirées canadiennes et il ajoute : « Ne vaut-il pas mieux faire sucer à vos lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres ? » 6 Le manque de modèles est une des raisons pour l’absence d’une véritable culture littéraire selon Crémazie qui caractérise la société canadienne comme une « société d’épiciers » qui ignore non seulement les romantiques français, mais aussi les classiques et romantiques d’autres pays. 7 La correspondance entre Crémazie et Casgrain qui porte sur la valeur culturelle de la littérature en général et sur le projet de la création d’une littérature nationale en particulier, est révélatrice du champ littéraire de l’époque et des difficultés que rencontre alors tout esprit créateur face aux institutions, aux moyens de publication et au public. Le romantisme au Canada, en raison de la situation culturelle particulière, a rencontré bien des obstacles, qu’ils soient liés à une résistance extérieure ou à une résistance intérieure - qui peut résulter de la résistance extérieure dans la mesure où les auteurs intériorisent les attentes et combattent leurs pulsions « romantiques » afin de se conformer aux exigences 5 Casgrain, de son propre aveu, avait même volé des livres appartenant à l’Institut canadien de Québec, « incluant des œuvres d’Alphonse de Lamartine et d’Alfred de Musset ». Cf. Kenneth Landry, « Institut canadien de Québec », dans Pierre Hébert, Yves Levé et Kenneth Landry (éds.), Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma, Québec : Fides, 2006, pp.-363-364. 6 Octave Crémazie, Œuvre complètes, Montréal, Beauchemin, 1882, p. 39. 7 « […] Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n’a pas d’horizon. Pour elles, la littérature française n’existe pas après le dix-huitième siècle. Ces Messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand et de Lamartine, et les plus forts d’entre eux ont lu peut-être Les Martyrs et quelques vers des Méditations. Mais les noms […] de toute cette pléiade de grands écrivains qui font la gloire et la force de la France du dix-neuvième siècle, leur sont presque complètement inconnus. N’allez pas leur parler des classiques étrangers, de Dante, d’Alfieri, de Goldoni, de Goethe, de Métastase, de Lope de Vega, de Calderon, de Schiller, de Schlegel, de Lermondorff [sic], ils ne sauraient ce que vous voulez dire. » Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (10 août 1866), dans Crémazie, OC, p. 29. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 5 16.04.15 07: 37 6 Dorothea Scholl sociales et morales de leur entourage. De ce point de vue, la grille de lecture que nous propose Manon Auger est significative : Manon Auger examine la tension entre « raison » et « sentiment », « vouloir » et « devoir » chez trois diaristes en quête d’idéal. Elle souligne l’influence de la musique et de la littérature romantiques sur la jeune diariste Henriette Dessaules dont la sensibilité artistique et la personnalité forte et autonome sont remarquables. Enfermée dans un milieu bourgeois provincial, Henriette souffre du corset des conventions tellement que l’écriture romantique devient pour elle une sorte d’échappatoire. Mais comme les deux autres diaristes examinés, Lionel Groulx et Joséphine Marchand, elle finit par se plier aux attentes pesantes d’un entourage conservateur et conformiste. Du romantisme « privé », contemplatif, intime, introspectif et autoréflexif nous passons au romantisme « public », actif, patriotique et dynamique. Tandis que le journal intime exprime le romantisme à l’état brut de la sensibilité personnelle, le genre épistolaire est à cheval entre le privé et la sphère publique. Marie-Frédérique Desbiens et Mylène Bédard montrent qu’à l’époque de la rébellion des patriotes, une infiltration du romantisme au niveau du style, des idées et des discours se fait remarquer dans les écrits épistolaires des patriotes condamnés à mort et que le romantisme laisse aussi des traces dans les lettres de leurs femmes. La référence romantique - qui révèle aussi des traits stoïques du héros classique - devient ainsi une référence identitaire et politique qui permet de s’affirmer comme victime et héros martyr. L’intertexte romantique est essentiel aussi en ce qui concerne l’image du héros dans l’œuvre de Fréchette. Lucie Robert, attentive au contexte institutionnel du littéraire au Canada, révèle la double stratégie de Fréchette qui, dans La Légende d’un peuple, se situe par l’imitation de la Légende des siècles de Victor Hugo par rapport à la littérature française tout en mettant en valeur la couleur locale et les figures d’identification légendaires comme découvreurs et militaires, pionniers et paysans, missionnaires et martyrs, héros et héroïnes religieux et politiques dans leur capacité de résistance, sans concession aux discours providentiels environnants. Fréchette, tout en créant des points de repère pour la construction d’une identité « nationale », se distancie donc de l’idéologie nationaliste, messianique et providentielle et se situe au niveau du romantisme cosmopolite. Bernard Emont, après avoir apporté des réflexions sur le « premier romantisme » au Canada par rapport au classicisme et aux circonstances historiques particulières, met en relief le côté subjectif de Fréchette en interprétant son œuvre poétique comme l’expression autobiographique d’une personnalité essentiellement romantique. Dans ma propre contribution, le romantisme de l’abbé Casgrain est analysé à la lumière de la polémique contre le romantisme dans les milieux OeC02_2014_I-116_Druck.indd 6 16.04.15 07: 37 Introduction 7 ultramontains dont le juge Adolphe-Basile Routhier se fait le porte-parole au moment de la crise moderniste. Luc Bonenfant ouvre l’horizon vers le XX e - siècle et l’essor des idées libérales et romantiques dans la revue Nigog : Il analyse la querelle entre les « régionalistes » et les « exotiques » comme une réédition de la querelle des anciens et modernes. Tandis que les « régionalistes » restent dans le paradigme du classicisme académique, les « exotiques » s’avèrent les héritiers du romantisme stendhalien et réactualisent les batailles romantiques du début du XIX e -siècle au niveau des idées autant qu’au niveau des références aux auteurs romantiques de la littérature mondiale. La référence aux auteurs romantiques n’est pas exclusive : « si Racine et Rabelais semblent encore pertinents aux yeux des nigoguiens, c’est parce que la Beauté artistique est toujours d’actualité, qu’elle ne connaît pas les âges », nous dit Luc Bonenfant en rappelant la définition baudelairienne du romantisme comme « l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau ». « Racine a été romantique », avait affirmé Stendhal dans Racine et Shakespeare, 8 en rattachant un « romanticisme » pérenne à la capacité de l’individu de dépasser les normes imposées et d’exprimer les passions dans un langage d’actualité à chaque époque. Par son approfondissement de l’être humain capable de mettre en question sa condition définie par des doctrines qui empêchent son épanouissement, le romantisme est un humanisme. L’humanisme des romantiques, qu’il soit dévot comme chez Casgrain ou laïque comme chez Fréchette, est certes un humanisme particulier qui reflète les préoccupations idéologiques et éthiques des auteurs. Mais du point de vue esthétique, cet humanisme s’avère toujours actuel dans la mesure où il tient compte de l’individu dans sa solitude et dans son rapport à l’Autre et se communique dans un langage compréhensible au-delà des frontières et au-delà des époques. C’est alors que le romantisme peut devenir « classique ». 8 Stendhal, Racine et Shakespeare : Études sur le romantisme, éd. Roger Fayolle, Paris : Garnier-Flammarion, 1970, chap.-III « Ce que c’est que le romanticisme », p.-196. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 7 16.04.15 07: 37