eJournals Oeuvres et Critiques 39/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Raison et sentiments: le romantisme entravé des jeunes diaristes canadien-français du XIXe siècle

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Manon Auger
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Raison et sentiments : le romantisme entravé des jeunes diaristes canadien-français du XIX e -siècle Manon Auger Quelle âme vaporeuse et poétique j’ai, moi ! Joséphine Marchand, Journal, 28 août 1882 Comme bien des étiquettes servant à définir un courant littéraire, un mouvement de pensée ou une esthétique particulière, le terme « romantisme » nous ramène dans un premier temps à quelques clichés précis 1 , mais se laisse, dans un deuxième temps, difficilement définir de façon satisfaisante. En effet, outre la confusion avec le sens dérivé que le terme a pris dans la culture populaire, l’imaginaire du littéraire et/ ou du critique québécois demeure profondément marqué par la version française du romantisme, qui est en grande partie et, à quelques nuances près, celle qui a circulée au Canada français au XIX e - siècle et celle qui circule encore aujourd’hui dans l’enseignement. Conséquemment, nous avons souvent « tendance à traiter la littérature québécoise comme un épiphénomène de la littérature française canonique 2 », et cela même si, de plus en plus, les travaux qui se penchent sur le romantisme au Canada français - bien que demeurant encore relativement restreints - révèlent nombre de variables historiques, sociales et esthétiques qui nous empêchent de calquer le modèle français pour saisir les enjeux d’un romantisme québécois. Ainsi, dès qu’on y regarde d’un peu plus près, on se rend vite compte qu’il n’y a pas un romantisme mais des romantismes 3 , dont on peut travailler 1 Comme le souligne Gilles Galichan, on « voit encore trop souvent dans le romantisme un ensemble de conceptions sentimentales et rêveuses, l’expression d’un emportement sans consistance et irrationnel » qui serait peu compatible avec, par exemple, la prise de position politique. (« Le romantisme et la culture politique au Bas-Canada », dans Maurice Lemire (dir.), Le romantisme au Canada, Québec : Nuit Blanche éditeur, coll. « Les cahiers du CRELIQ », 1993, p.-128) 2 André Sénécal, « “Ce genre fantastique et sombre” : roman québécois et romantisme (1836-1864) », dans Maurice Lemire, op.-cit., p.-228. 3 Tout comme, suggère Marc Gontard, « il n’y a pas un mais des postmodernismes ». (Écrire la crise. L’esthétique postmoderne, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2013, p.-12). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 9 16.04.15 07: 37 10 Manon Auger à établir la typologie, les configurations singulières et les visées esthétiques ou même idéologiques : « Mouvement politique et littéraire, le romantisme est aussi un mouvement historique et idéologique 4 ». Qui plus est, il y a aussi différentes déclinaisons du phénomène selon le contexte social et selon les sensibilités individuelles qui se l’approprient et/ ou en subissent les influences et les conséquences. Dès lors, s’il est indéniable que les auteurs dits romantiques ont circulé au Canada français 5 , il demeure plus difficile, en dehors des quelques prises de position des écrivains eux-mêmes 6 , de lire une production canadienne-française particulière sous le seul éclairage du romantisme français. Par ailleurs, il faut souligner que, au-delà des quelques textes canadienfrançais publiés à l’époque et dont l’influence romantique est explicite, le corpus dit de la « littérature intime » qui m’intéressera ici pose ses propres limites d’investigation. Bien sûr,-« l’essor de genres comme le journal intime ou le récit de voyages sont étroitement liés au changement de perception survenu alors 7 », et il n’est pas farfelu de supposer que le journal intime, tel qu’on le conçoit dès la deuxième moitié du XIX e -siècle jusqu’à aujourd’hui, est en grande partie un produit du romantisme 8 . Malgré cette certitude, plusieurs questions demeurent ; par exemple, le fait de prendre la plume et d’écrire dans l’intimité en son propre nom suffit-il à faire du texte 4 Marie-Frédérique Desbiens, La plume pour épée. Le premier romantisme canadien (1830-1860), Thèse de doctorat, Département des littératures, Université Laval, Québec, 2005, p.-65. 5 Voir à ce sujet : Laurent A. Bisson, Le romantisme littéraire au Canada français, Paris : Librairie E. Droz, 1932 ; le collectif dirigé par Maurice Lemire, Le romantisme au Canada, op.- cit. et Marie-Frédérique Desbiens, La plume pour épée. Le premier romantisme canadien (1830-1860), op.-cit. 6 Parmi les écrivains qui avouent l’influence explicite des Romantiques, on peut penser à Henri-Raymond Casgrain qui, dans ses Souvenances canadiennes, affirme que Chateaubriand et Lamartine ont été et sont toujours ses « dieux littéraires », et qu’ils ont exercé sur lui « la plus grande influence » (tapuscrit, Musée de la civilisation de Québec/ Musée de l’Amérique française, Fonds Casgrain, vol. 1, p.-37) ; ou encore à Octave Crémazie qui, dans une lettre envoyée à l’abbé Casgrain et écrite le 29 janvier 1867, affirme : « Pour moi, tout en admirant les immortels chefsd’œuvre du XVII e - siècle, j’aime de toutes mes forces cette école romantique qui a fait éprouver à mon âme les jouissances les plus douces et les plus pures qu’elle ait jamais senties. » (Œuvres complètes, publiées sous le patronage de L’Institut canadien de Québec, Montréal : Librairie Beauchemin, 1882, p.-45.) 7 Daniel Maggetti, « Romantisme », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p.-536. 8 En effet, « le journal naît de l’individualisme romantique ; il repose tout entier sur la croyance dans l’individu, dans le moi. » (Béatrice Didier, Le journal intime, Paris : PUF, 1976, p.-62.) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 10 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 11 ainsi produit une véritable œuvre romantique ? Sinon, comment mesurer l’influence de l’esthétique romantique sur les diaristes, sur l’écriture de leur journal et sur la mise en scène de soi ? Serait-ce la consignation de lectures proprement romantiques, la récurrence de certains thèmes ou bien celle d’une dynamique d’écriture particulière qui sont déterminants ? Car, en dehors du romantisme patriotique, nationaliste ou régionaliste qui informe la poésie et les discours de l’époque, et en dehors du romantisme d’inspiration gothique qui colore de nombreux romans canadiens-français de la période, il est évident que c’est un romantisme plus individuel qui se dessine dans les principaux journaux intimes du XIX e - siècle, surtout que ceux-ci ont été écrits après l’avènement de ces mouvements. Je pense ici au Journal d’Henriette Dessaulles, écrit de 1874 à 1881 9 , au Journal de Lionel Groulx, écrit de 1895 à 1904 10 , et au Journal de Joséphine Marchand, écrit de 1879 à 1900 11 , et qui révèlent, selon moi, une nouvelle variation du romantisme tel qu’il a pu s’écrire, mais aussi se vivre au Canada français au XIX e -siècle. Ainsi, il faut bien voir que : au Canada, une analyse des correspondances, des journaux intimes, des mémoires, de l’éloquence, de la prose d’idées, des récits brefs, des récits de voyage, jointe à celle de la poésie, du théâtre, du roman et de l’histoire, s’avère indispensable à une réelle compréhension du mouvement 12 . C’est en partant de ces quelques constats préliminaires que je me propose de lire ici ces trois œuvres, afin de mettre en lumière une certaine sensibilité romantique qui se traduit par la présence de thèmes spécifiques, par une attention à l’écriture qui engendre la pensée et l’individualité, ainsi que par la mise en place d’une esthétique qui valorise la subjectivité plutôt que la collectivité, mais qui se heurte invariablement à cette même collectivité 9 Henriette Dessaulles, Journal, édition critique par Jean-Louis Major, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1989. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JD suivi du folio, entre parenthèses. 10 Lionel Groulx, Journal 1895-1911, édition critique préparée par Giselle Huot et Réjean Bergeron, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1984, 2 tomes. Les dates « officielles » de l’édition du Journal de Groulx sont bien 1895-1911. Cependant, le journal intime proprement dit couvre plutôt la période de 1895 à 1904. La période de 1906 à 1911, quant à elle, est couverte par un journal de voyage intitulé « Notes et souvenirs de mon voyage en Europe ». Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JG suivi du folio, entre parenthèses. 11 Joséphine Marchand, Journal intime 1879-1900, Lachine : Édition de la Pleine Lune, 2000. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JM suivi du folio, entre parenthèses. 12 Marie-Frédérique Desbiens, op.-cit., p.-147. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 11 16.04.15 07: 37 12 Manon Auger dans laquelle le diariste doit évoluer et trouver sa place. On verra que c’est principalement dans une tension entre raison et sentiments que se déploie l’écriture de ces journaux, tension qui se joue également entre nature et culture, et vis-à-vis desquelles les diaristes devront se positionner, au détriment, bien souvent, de leur nature romantique et des écrits qui la valorisent. I Henriette Dessaulles : une jeune romantique Le Journal d’Henriette Dessaulles est le journal québécois le plus connu et le plus étudié à ce jour 13 . Et pour cause : non seulement met-il en scène et en écriture la charmante histoire d’amour - d’abord contrariée puis enfin célébrée par le mariage - entre la jeune femme et son voisin Maurice Saint- Jacques, mais également le parcours complexe d’une jeune bourgeoise du XIX e -siècle vers l’âge adulte, marquant, de fait, « la transition entre l’enfant et l’adulte, ce qui donne l’impression d’un Bildungsroman, un roman d’initiation, de découverte et de formation de soi 14 . » Il est ainsi, sans conteste, le plus romanesque, voire le plus romantique de tous les journaux québécois, et cela sur plusieurs plans ; à la fois romance et portrait vivant d’une époque « si souvent présentée comme terne 15 », il dépeint de plus une personnalité originale, animée d’une sensibilité artistique peu commune, d’un esprit d’analyse percutant et d’une vivacité d’esprit absolument charmante. Dès lors, en dehors de l’évolution du discours et de la quête amoureuse, ce qui fait véritablement la force de ce Journal, c’est bel et bien son écriture : une écriture intime, « vibrante et ardente », comme se définit la jeune fille ellemême (JD : 529), une écriture en quête d’idéal, tout comme - encore une fois - cette jeune fille qui se raconte. Née à Saint-Hyacinthe, une petite ville de province, Henriette Dessaulles a le rare privilège de grandir au sein d’une famille bourgeoise dont la notoriété n’est pas négligeable 16 , mais également d’avoir accès à une certaine 13 Non seulement a-t-il été l’objet de nombreuses études qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais il fait également partie de l’anthologie de Philippe Lejeune, Le moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille (Paris : Seuil, coll. « Les couleurs de la vie », 1993) et de celle de Michel Braud, Journaux intimes. De Madame de Staël à Pierre Loti (Paris : Folio classique, 2012). 14 Valérie Raoul, « Moi (Henriette Dessaulles), ici (au Québec), maintenant (1874- 80) : articulation du journal intime féminin », The French Review, vol. LIX, no 6, May 1986, p.-843. 15 Jean-Louis Major, « Introduction », dans Henriette Dessaulles, Journal, op.- cit., p.-13. 16 Elle est la filleule de Louis-Joseph Papineau, ancien chef du Parti Patriote, la fille de Georges-Casimir Dessaulles, maire de Saint-Hyacinthe et la nièce de Louis- Antoine Dessaulles, politicien et polémiste réputé. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 12 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 13 éducation ouvrant aux plaisirs de l’écriture et de la lecture. Fervente lectrice de Dickens, de Longfellow, de Walter Scott, de Tennyson, de Lamartine et de Thomas Carlyle 17 , Henriette Dessaulles se révèle d’entrée de jeu un être éminemment romantique, doublé d’une âme de poète et rêvant d’en être un (JD : 563). Pratiquant le piano, elle s’enthousiasme également pour la musique de Mendelssohn, de Chopin, de Beethoven et de Mozart, en plus de « faire de la fantaisie musicale » (ce qui signifie, selon ses propres mots, « inventer des extravagances, faire vibrer les cordes de [s]on piano à l’unisson des cordes de [s]on petit cœur » - JD : 210). À cet imaginaire artistique, puisant à plusieurs sources, s’ajoutent au surplus les contes d’Arnaud Berquin (JD : 531), les « contes de loups-garous, de “jeteux de sorts” [et] de feux follets » racontés par la cuisinière Adèle (JD : 225), mais surtout les contes irlandais qui ont bercé l’enfance de la jeune fille, racontés cette fois par Kate McGinley, la bonne entrée au service de la famille Dessaulles en 1860, année de la naissance d’Henriette. La mort de sa mère en 1864, compensée pour un temps par l’affection et la bienveillance de Kate cependant renvoyée en 1874 par Fanny Leman, la deuxième femme de Georges-Casimir Dessaulles, laisseront également des impressions déterminantes sur la jeune fille qui parlera toujours de Kate avec une vive affection - un « cœur fidèle », un « esprit de poète » qui « savait faire vivre pour [elle] tant de personnages fantastiques », des « chimères exquises » (JD : 583) - et feront de sa belle-mère « l’ogresse de [s]on conte » (JD : 365). En effet, à la lumière du Journal, et malgré les efforts d’Henriette pour se rendre aimable à ses yeux, Fanny Leman se révèle une belle-mère froide, intransigeante et surtout soucieuse des conventions et des apparences. Incarnant en quelque sorte l’Autorité et la Raison, la personnalité de cette dernière s’oppose ainsi diamétralement à celle de sa belle-fille, dont la sensibilité sera toujours plus vive et écorchée, à la recherche qu’elle est d’un amour maternel qu’elle ne retrouvera jamais véritablement, si ce n’est auprès de Maurice qui, comme c’est souvent le cas en amour, la traitera à l’occasion avec une sollicitude quasi maternelle (JD : 594). Néanmoins, leur parcours amoureux sera constamment battu en brèche tant par les conventions sociales auxquelles la jeune fille doit se plier que par la surveillance 17 Cette prédominance d’écrivains anglais semble contredire l’hypothèse de Laurence Brisson voulant « que les influences étrangères à la France ne comptent guère dans la littérature franco-canadienne, ce qui s’explique très naturellement par l’instruction rudimentaire de l’époque, dans laquelle les langues étrangères ne jouaient aucun rôle » (op.- cit., p.- 256). Certes, il est possible qu’Henriette Dessaulles soit une exception puisque sa connaissance de l’anglais lui vient d’abord de sa gouvernante irlandaise, mais il n’en demeure pas moins que le cours d’anglais est obligatoire au Couvent de la Présentation de Marie que fréquente Henriette en 1874. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 13 16.04.15 07: 37 14 Manon Auger inquiète de sa belle-mère, qui préfèrerait la voir épouser son cousin, Gustave Papineau. Ainsi, elle a beau comparer son sort à leur couturière Rosalie qui lui fait remarquer gentiment l’écart de leur position respective (JD : 217), la jeune Dessaulles se sent malheureuse dans cette famille. C’est que, confrontée à nombre de règles de bienséance et de conduite dictées tant par son sexe que par son appartenance à la classe bourgeoise, elle n’a pas réellement d’autre choix que de se soumettre, ce à quoi sa nature fière et indépendante se rebelle : « Oh ! les conventions, l’étiquette, la forme ! Que c’est horrible et comprimant. Que ne peut-on vivre vraiment libre et aimer au grand jour sans souci des remarques et de l’opinion ? » (JD : 473) Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la diariste revienne sans cesse sur son désir d’« être un garçon » (JD : 112 ; 244) ou « d’être un oiseau » (JD : 178 ; 209 ; 211 ; 219 ; 231 ; 308 ; 442) : « Je ne suis heureuse qu’à l’air, là où je ne suis arrêtée par aucun mur. » (JD : 178) Murs de la maison et murs du couvent où elle étudie, bien sûr, mais aussi tous les murs érigés par la froideur familiale, la bienséance religieuse et les conventions bourgeoises. Pourtant, Henriette est loin d’être un « garçon manqué » comme elle l’affirme (JD : 244), mais, ce qui ne lui convient pas, c’est le confinement dans lequel toutes les filles doivent grandir et évoluer malgré tout, c’est le cadre rigide qui ne lui permet ni de s’exprimer, ni d’avoir des idées, ni des sentiments qui soient réellement les siens, comme ceux qu’elle éprouve pour Maurice : « Je ne suis pas ambitieuse après tout, tout ce que je demande, c’est la liberté de mes actes, et de mes sentiments. C’est encore assez difficile à obtenir dans cette bête de vie ! » (JD : 351) Qui plus est, la petite ville de province où elle se voit « reluquée, surveillée, gardée, couvée », et où on voudrait bien pouvoir l’« emmouler, [la] pétrir, [la] perfectionner » (JD : 282), est peu propice à l’affirmation de la personnalité et de l’individualité : Et il y a eu des saintes, et des héros, et de grandes pécheresses ! Pour sûr elles naissaient ailleurs que dans ce grand village qui me fait l’effet d’une boîte d’où on sort chaque matin les maisons carrées, les arbres raides et vernis, les bonshommes et les bonnes femmes, les bêtes rouges, jaunes et bleues. Tout cela se regarde avec de petits points noirs tout ronds qui ne bougent pas ! Il pleut ou il neige sur cela, ou bien le soleil fait luire le vernis. Puis la journée finie, on remplit la boîte, on la ferme : tout dort et ça recommence le lendemain ! On ! On ! - et moi je bâille ! (JD : 376) Dans ce monde familier mais qui lui paraît hostile, deux lumières se dessinent toutefois : d’une part, l’amitié puis l’amour que lui porte Maurice et, d’autre part, l’écriture du journal intime, activité créatrice par excellence. Pour cette « pauvre petite sauvage […] qui veut tant qu’on l’aime et qui réussit si mal » (JD : 117), pour cette « pauvre petite rêveuse » (JD : 220) qui OeC02_2014_I-116_Druck.indd 14 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 15 « déteste tout ce qui n’est pas vrai, simple et naturel » (JD : 166) et qui avoue, au sortir d’une retraite ennuyeuse, « J’aime mieux moi que les autres » (JD : 204), reste en effet le plaisir des mots, du langage, et surtout de l’écriture qui lui permet de prendre une distance avec la langue des autres, celle de la doxa, des conventions et des apparences qu’elle moque gentiment ou avec exaspération : « Ça c’est une phrase, rien qu’une phrase ! », souligne-t-elle par exemple lorsque sa belle-mère lui dit que d’accepter de recevoir des lettres de Maurice pendant qu’il fait ses études à Québec, « serait de la dernière inconvenance » (JD : 197). En plus de permettre cette distance critique 18 , l’écriture du journal est aussi l’occasion pour elle de se « chercher », de se « découvrir », de se « poser en petite héroïne » devant elle-même - « c’est au moins un public indulgent que tu t’es trouvé, ma mie ! », s’amuse-t-elle (JD : 280). Autrement dit, la pratique diaristique lui permet de s’affirmer en tant qu’être unique et libre qui « possède aussi, elle le sait, le droit de s’écrire 19 ». D’ailleurs, la jeune fille est consciente que son Journal se constitue sur une matière et d’une manière différentes de celui des autres jeunes filles : Jos [sa meilleure amie] écrit son journal et elle me le laisse lire - ce sont d’amusantes petites histoires sur ce qu’elle fait ou ce qu’elle a vu faire ! Elle me reproche de ne pas lui laisser voir mon journal et ne comprend pas pourquoi. Je refuse en disant : « Oh ! moi, j’écris pour moi toute seule ! » Je ne lui explique pas que c’est mon âme qui tient la plume et qu’il est impossible de lui laisser lire mon âme. (JD : 150) Dans cet espace créé par elle seule et pour elle seule, Henriette Dessaulles a enfin la possibilité d’exister et, surtout, d’exprimer des idées ailleurs autrement réprouvées. Le journal, ainsi, se fait confident : « Je dis cela à toi tout seul, cher petit confident discret. On m’a déjà grondée et, oui, ridiculisée, pour avoir dit tout ce si vrai sentiment. C’est ridicule à mon âge de parler ainsi - pourquoi ? Parce que je suis jeune paraît-il. » (JD : 257) Cependant, l’élévation que Dessaulles recherche à travers l’écriture ne peut se faire que de manière limitée. Sur un plan physique, d’abord, par la possibilité qu’elle a de se réfugier « en haut », « d’habiter [s]on ciel » - loin des agitations « d’en bas » (JD : 237) -, dans sa grande chambre où elle peut à sa guise lire et écrire, rêvasser à sa fenêtre (JD : 194) ou près du feu ; sur un plan spirituel, ensuite, dans ses aspirations vers le ciel et son admiration des beautés de la nature : « Je n’ai nulle envie de travailler, je voudrais plutôt 18 À propos de la « conscience du langage » dans le Journal de Dessaulles, voir Jean- Louis Major, loc.-cit., p.-61-66. 19 Annie Cantin, « Henriette Dessaulles, Journal (1874-1881), lecture sociostylistique d’une trajectoire littéraire », mémoire de maîtrise en littérature québécoise, Université Laval, 1996, p.-45. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 15 16.04.15 07: 37 16 Manon Auger monter sur le toit, ou partir pour les étoiles qui font une dentelle de lumière sur le fond si pur du ciel. Que c’est beau, beau ce qui nous entoure et comme on voudrait s’élever, se grandir dans cette beauté ! » (JD : 220) De même, c’est plutôt le côté romantique et spectaculaire des cérémonies religieuses qui l’interpellent. Par exemple, lorsqu’elle est acceptée comme postulante dans la Congrégation des enfants de Marie le 24 octobre 1875, elle décrit la cérémonie par quelques commentaires plus ou moins ironiques sur les recommandations et les sermons des religieuses et poursuit : … une robe blanche, un ruban, mais enveloppant tout cela, de la musique si jolie, la voix d’or de Sainte-Cécile et un ravissement à la chapelle de ces lumières et de l’encens et de la musique et de toute cette poésie qui se dégageait de la petite scène où je jouais un rôle. Je voudrais vivre dans l’encens et l’harmonie, avec les anges, et je me voudrais des ailes pour me transporter loin, loin de tout le noir d’ici ! (JD : 219) Dès lors, si Henriette se trouve si seule et rêve tant de s’envoler et d’être un oiseau, ce n’est pas par manque de ressources, mais bien parce qu’une jeune fille sensible et romantique comme elle n’est pas à sa place dans cet univers bourgeois et étriqué, où tout passe par les conventions et les apparences. Elle ne peut, en conséquence, ni s’épanouir à la maison ni au couvent où, pour « être bonne », il faut être une « petite machine bien huilée » (JD : 292). En effet, le « noir d’ici » dont elle parle s’incarne précisément dans cette différence qui génère la critique et la distingue des autres, aux yeux de qui Henriette est une personne « déraisonnable » et « orgueilleuse », dont les élans romantiques, l’expression des idées nouvelles et la revendication d’un accès plus direct à Dieu sont des « enfantillages ». « On vient de me dire que je ne suis pas “comme les autres”. C’te nouvelle ! » (JD : 322), ironise-t-elle encore. Dès lors, si c’est en opposition avec l’entourage - sa belle-mère, mais aussi Maurice qui incarne l’idéal de sagesse de la jeune fille, ainsi que sa meilleure amie Joséphine qui « a le défaut de dire les faits et de ne jamais parler des impressions des gens » (JD : 150) - que Dessaulles affirme d’abord son identité et sa personnalité, cette différence de sensibilité entre elle et les autres, entre je et nous est aussi le moteur premier de sa dévalorisation - aux yeux des autres mais aussi aux siens. « [O]n me dit à la maison que je ne suis pas raisonnable, que je vis dans les étoiles, que j’ai une sensibilité exagérée », confie-t-elle à la sœur enseignante qui tente de percer le mystère de sa tristesse, avant d’ajouter qu’elle-même comprend mal les motifs de son humeur : « - je ne sais qu’une chose, c’est que je trouve la vie un peu triste, que bien peu de choses et de gens me satisfont, que je suis aussi mécontente de moi que des autres, et que je… m’embête ! » (JD : 238) Mais tout cela n’est guère surprenant si on considère qu’il n’y a, à toute fin pratique, qu’avec son père et avec Maurice qu’elle se sent aimée pour OeC02_2014_I-116_Druck.indd 16 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 17 elle-même 20 , bien qu’elle n’ose jamais parler d’elle et de ce qu’elle ressent en leur compagnie. Elle se refuse ainsi à « ennuyer » son père avec ses chagrins, puisqu’il « aurait de la peine sans pouvoir remédier à rien » (JD : 218), et se montre timide avec Maurice. En contrepartie, une brèche semble s’ouvrir lorsqu’elle fait la rencontre d’Henry Robinson à Orchard Beach. Homme prématurément malade mais avant tout artiste, il semble bel et bien s’éprendre de l’artiste en elle, lui proposant des leçons de musique et affirmant qu’elle a « de l’âme » (JD : 262). Les scènes amoureuses décrivant leurs échanges sont d’ailleurs les plus touchantes puisque, en dépit d’une certaine différence d’âge et de la naïveté d’Henriette à ce sujet, c’est véritablement là que se révèle librement la nature romantique de la jeune fille. Conséquemment, ce n’est pas sans raison si c’est précisément à Orchard Beach qu’Henriette, après plusieurs mois de maladie, recouvre la santé. Là-bas, son âme d’artiste, amoureuse de la nature, de la beauté, de la vérité, de la spiritualité et de l’élévation se trouve enfin à son aise, près de la mer ravissante et en compagnie de monsieur Robinson et d’Alice Lamothe, sa compagne des beaux jours, avec qui elle se réfugie loin des autres. Bien à l’abri des remontrances et des contrariétés, ses ailes se déploient, comme son écriture et son jeu musical (JD : 263-264). Cependant, ce bonheur et cette plénitude resteront une expérience isolée dans son parcours, expérience qui ne la convaincra pas qu’elle est autre chose qu’une « rêveuse » et une « orgueilleuse ». Car si, pendant longtemps, l’adolescente se révolte fortement contre la domination « injuste commise par l’autorité » dont elle se sent la victime, elle en vient parallèlement à s’inquiéter de son « attitude de révoltée »-(JD : 232) et, surtout, à juger que, même si l’on devrait « réformer le monde entier », il faut d’abord commencer « l’œuvre de réforme »- par soi (JD : 296). Dans ces circonstances, le fait d’écrire et de s’affirmer en tant que sujet autonome et indépendant participent en quelque sorte de son isolement, faisant d’elle « une petite solitaire, perchée très haut » (JD : 198), incapable de s’épanouir sereinement dans le monde qui est le sien : Oh ! Que je suis malheureuse et méchante et seule et abandonnée ! Pourquoi ces grands élans de tout mon être vers le beau, le bien, la lumière et puis je retombe lourdement, tirée en bas par les petitesses, les laideurs, les choses incompréhensibles ? Je sais que je pourrais être un peu bonne - je le veux, mais bonne pour qui et pour quoi ? Personne n’a besoin de moi et, dans les devoirs que l’on m’indique comme étant les miens, il y en a la moitié qui sont des grimaces et des sottises ! (JD : 105) 20 Elle l’exprime clairement le 6 octobre 1875, où elle compare les deux hommes : « Il [Maurice] est avec Papa le seul être que je trouve absolument sympathique, en qui tout m’attire, l’esprit, les qualité morales, les petits défauts distingués, la délicatesse presque féminine, les manières gentilles, la voix si douce et si chaude, l’affection qu’il me témoigne… » (JD : 206) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 17 16.04.15 07: 37 18 Manon Auger Autrement dit, c’est le fait de s’écrire qui crée la singularité de l’expérience - et, donc, lui donne une véritable portée romantique, faisant passer « à l’état singulier ce qu[e la diariste] n’a vécu que dans l’immédiat et jusqu’à un certain point dans l’indifférencié 21 » -, il reste que le plaisir de se réaliser dans l’écriture ne pourra toujours être suffisant pour compenser l’isolement créé par le fossé qui se creuse lentement entre la diariste et les autres, dès lors qu’elle se jugera comme une « très très platte petite fille, bonne tout au plus à s’écrire pour se consoler de ses déceptions » (JD : 294, je souligne). D’exaltations en remontrances, Henriette Dessaulles deviendra ainsi de plus en plus secrète et discrète, mais cherchera également à faire taire sa nature romantique et sensible, source de tant d’inconfort, de tristesse et d’isolement : « Il m’étouffe ce pauvre cœur et si je pouvais me l’arracher et vivre avec une pierre à la place ! » (JD : 326) De même, elle se fixera comme objectif de « devenir bonne », ce qui signifie apprendre à tempérer son vouloir pour se conformer à son devoir : Mais oui puisqu’il le faut, et qu’il faut pouvoir sa vie, son devoir ! Et ça, ce ne sont pas des mots, c’est une nécessité, si bien que je suis malheureuse en essayant de me soustraire aux ennuis de mon devoir. En cela, je me trouve un peu absurde. En cela ! en tout moi il y a de l’absurde, de l’extravagant, un excès de conscience, d’analyse qui me gêne et me nuit dans mes tendances… révolutionnaires. Ô ma petite âme, que tu es une belle complication ! (JD : 387) Construit tout entier sur cette tension entre raison et sentiments, entre nature et culture, entre vouloir et devoir, le Journal d’Henriette Dessaulles est ainsi « marqué par [un] désir d’affranchissement, désir qui veut dépasser les interdits, mais l’ambivalence entre “passion” et “raison” empêche l’adolescente de mener une lutte ouverte qui serait probablement trop destructrice 22 ». En somme, malgré son individualité prononcée, Henriette Dessaulles ne peut pas et ne veut pas se détacher du groupe auquel elle appartient ; à ce groupe appartient aussi Maurice Saint-Jacques qui représente, bien plus que l’affirmation de son individualité, sa véritable chance d’affranchissement : « She is obliged to accept that the only way to leave home, to escape from her stepmother, is to conform to her demands, to become enough like her that she will be allowed to marry Maurice 23 . » L’his- 21 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-57. 22 Monique Boucher-Marchand, « Entre passion et raison : le récit symbolique dans le Journal d’Henriette Dessaulles », dans Manon Brunet (dir.), Érudition et passion dans les écritures intimes, Québec : Nota Bene, 1999, p.-148. 23 Valérie Raoul, « Femininity and self-denial : the diary of Henriette Dessaulles », Distinctly Narcissistic ; Diary Fiction in Québec, Toronto : University of Toronto Press, 1993, p.-52. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 18 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 19 toire d’amour, qui crée la romance, vient donc compenser en quelque sorte la « perte de couleur et d’intensité 24 » qui accompagne l’écriture des derniers cahiers et infléchir le caractère romantique de l’œuvre non plus du côté de l’écriture, mais du côté du conte de fées, dans lequel Maurice se révèle, véritablement, un « prince de féérie » (JD : 587). II Lionel Groulx : romantisme et vocation religieuse Le Journal de Lionel Groulx, à l’instar de celui de Dessaulles, est assez typique de ce qu’on pourrait nommer, par commodité, le « journal d’adolescence », voire de ce que Philippe Lejeune a appelé le « journal de jeune fille 25 » et qui ont d’emblée partie liée avec le romantisme. En effet, d’une certaine manière, l’adolescence, « classe d’âge “sas” entre l’enfance et l’âge adulte », en plus d’être « apparue à la fin du XVIII e -siècle, à l’époque préromantique 26 », est propice à l’éclosion de certaines valeurs romantiques : le besoin de se singulariser, de s’affirmer comme individu et de trouver une voie qui corresponde à sa sensibilité. On quitte, de plus, le monde rassurant de l’enfance sans avoir encore les responsabilités et les droits d’un adulte, on s’éveille à la vie extérieure et aux sentiments amoureux. C’est aussi l’apprentissage de la raison, selon la formule consacrée, apprentissage qui peut prendre corps à même l’écriture d’un journal. Symbole d’affirmation, voire de transgression et d’affranchissement, le journal devient souvent dans ce contexte un lieu de recherche et d’expression de soi ; il fait « exister l’intime 27 » en opposition, bien souvent, avec le social, et en est également le témoin privilégié. Cependant, au contraire de nombre de journaux d’adolescent, où l’auteur critique abondamment un milieu contre lequel il s’inscrit en faux, le Journal de Lionel Groulx met pour sa part en scène un diariste entièrement soumis et conquis aux valeurs dominantes qu’il promeut abondamment à travers son écriture (la foi, la religion, la vie campagnarde, la patrie et la fidélité à la France). S’inscrivant dans la filiation de « la pensée nationaliste de l’époque [et] en particulier la pensée ultramontaine 28 », les deux pôles de l’idéal de Groulx sont d’ailleurs reconduits tout au long de son Journal 24 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-65. 25 Voir Le moi des demoiselles, op.-cit. et « Le je des jeunes filles », Poétique, no 94, avril 1993, p.- 229-251. Si le « journal de jeune homme » n’a pas été théorisé, il ne se distingue à mon sens que par l’absence de l’attente du fiancé à laquelle il substitue la recherche d’une vocation. 26 Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Le journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006, p.-163. 27 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-57. 28 Note de Giselle Huot et Réjean Bergeron dans Lionel Groulx, op.-cit. p.-319. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 19 16.04.15 07: 37 20 Manon Auger par l’expression « Pour les deux grands amours : pour la Patrie et Dieu », expression qui revient souvent sous sa plume, scandant le rythme d’une pratique apparemment tournée vers l’accomplissement du devoir extérieur. De fait, épris d’une foi dont il ne remettra jamais en cause les fondements, amoureux de sa patrie et de la langue française, Groulx cherchera, tout au long de son parcours, le moyen de placer ceux-ci au cœur de sa vie et de sa vocation (JG : 341). Il est, comme Dessaulles, un jeune diariste en quête d’idéal : « Je sens quand je mets la main sur mon cœur qu’il y a là quelque chose qui sent le besoin de se dévouer, de se sacrifier, écrit-il le 5 novembre 1897, quelque chose qui voudrait faire le bien que je n’ai pas fait jusqu’ici et réparer une partie du mal que j’ai fait. » (JG : 354) Lorsqu’il prend la plume en 1895, à l’âge de 17 ans, Lionel Groulx est au Séminaire de Sainte-Thérèse-de-Blainville, où il fait ses études classiques, ce qui le contraint de vivre éloigné de sa famille (qui, elle, habite Vaudreuil), tout comme de la vie paysanne qu’il chérit au plus haut point, ce qui provoque chez lui un sentiment profond d’ennui et de mélancolie. C’est la lecture du Journal (1834-1841) d’Eugénie de Guérin 29 - icône du romantisme catholique - qui lui inspire alors l’idée de s’adonner à son tour à l’exercice diaristique (JG : 123-124), et il souhaite, tout comme elle, inscrire dans ses cahiers « de l’intime, de l’âme et du cœur » (JG : 144). À cette époque, sa vocation est encore bien incertaine. Fils de paysans sans éducation, il a déjà acquis une certaine maîtrise de l’écriture, mais est à la recherche de modèles qui, à l’instar d’Eugénie de Guérin, soient tout autant des modèles d’écriture que des figures lui permettant d’élaborer son propre idéal de vie. Impressionné par la vie et la figure de Daniel O’Connell, leader irlandais du XIX e - siècle (JG : 146-147), il s’entiche également de héros et d’écrivains catholiques, dont il fait ses principales lectures : Ozanam, Montalembert, Ravignan, Lacordaire, Veuillot, de Maistre, Perreyve (JG : 323), etc. Ayant pris, à l’âge de treize ans, l’engagement de devenir prêtre si Dieu lui permettait de faire des études (JG : -414-415), le jeune homme aspire humblement, d’une part, à tenir sa promesse, mais ne peut consentir, d’autre part, à renoncer complètement aux bonheurs terrestres du foyer et de l’amitié qui, dans son jeune esprit, sont incompatibles avec cet état élevé. Dès lors, ce n’est pas tant l’attachement du diariste aux valeurs de sa foi qui est en jeu que la nécessité, pour lui, de consentir aux sacrifices et aux privations qu’exige cette foi, le premier sacrifice étant de renoncer à son foyer, de se « débarrasser de ce cœur d’enfant » (JG : 542) et d’ainsi symboliquement passer de l’enfance à l’âge adulte : 29 Publié pour la première fois en 1862. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 20 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 21 Ô la vie de famille, son foyer ! combien l’on perd en le quittant et que l’épreuve est dure à l’homme qui veut faire quelque chose pour son Dieu ou pour la société ! Il lui faut mourir à sa famille. Mais tout cela ne fait pas reculer les vaillants et l’épreuve est légère à l’homme d’énergie. Que je sois donc un homme de caractère, un homme d’énergie ! (JG : 241) La nostalgie de l’enfance, voire celle d’un bonheur originel perdu, si prégnante chez les Romantiques - et, on l’a vu, centrale pour comprendre le parcours d’Henriette Dessaulles - est donc ici tout aussi significative. Dès les premiers cahiers de son Journal, le jeune Lionel Groulx se révèle ainsi un être profondément malheureux, souffrant d’un spleen qui le pousse à écrire, mais qu’il cherche aussi à transcender par ce geste : « C’est une véritable souffrance qui me fait prendre la plume, et cela ne disparaît que quand le ruisseau a coulé sa dernière goutte. » (JG : 373-374) Constamment assailli par l’ennui (JG : 231) et la solitude, ainsi que par les craintes vis-à-vis de sa santé, il donne ainsi à son Journal un ton tout à fait romantique et ne manque d’ailleurs pas d’alimenter par l’écriture ce sentiment qui à son tour la nourrit : « C’est singulier comme ça me plaît parfois d’être mélancolique ; je laisse mon âme se noyer dans la tristesse et il me semble, dans mon erreur, que je suis sinon heureux du moins satisfait. » (JG : 254) En contrepartie, l’idéal de vie très élevé du diariste se heurte constamment à cette nature romantique, créant chez Groulx un déséquilibre difficile à subjuguer : « J’ai des idées pures pour le monde, écrit-il le 5 mars 1899, tandis que je n’ai jamais pu embrasser parfaitement le saint but du sacerdoce : il se mêle toujours quelque chose d’humain aux rêves que je fais sur mon rôle de prêtre. » (JG : 421) Dans ce processus, l’écriture diaristique a une double fonction : proposer à son auteur un exutoire à sa souffrance et l’aider à se former un idéal de sagesse afin « de réaliser de plus en plus le type idéal du jeune homme sincèrement catholique » (JG : 297). Le journal devient ainsi un élément important dans la formation identitaire et religieuse de Groulx et se construit essentiellement sur une dualité entre nature et culture, la première étant incarnée par ses aspirations humaines et la deuxième par l’instruction et l’idéal religieux que représente la prêtrise. C’est avant tout en l’associant à sa foi et à son amour pour sa patrie que Groulx tente de transcender sa nature romantique, mais l’écriture seule se révèle vite insuffisante pour venir à bout du poids de tristesse et de solitude qui accable le diariste, constamment en quête de soutien et de caution morale. Il écrit, le 8 avril 1896 : Qui pourrait compter les liens qui me rattachent à mon foyer ! Là seulement la vie a pour moi des charmes et hors de là tout m’est tristesse, dégoût et mélancolie. S’il m’arrive par exception, de boire à la coupe du bonheur il s’y mêle toujours quelques gouttes de fiel. Ici pourtant OeC02_2014_I-116_Druck.indd 21 16.04.15 07: 37 22 Manon Auger je compte de vrais amis dont j’entretiens l’amitié, en qui je me repose sûrement et pourtant j’ai toujours du noir au fond de l’âme. C’est peutêtre que je ne vais pas chercher la consolation à la source véritable, je ne sais pas puiser au bon endroit. Je me voudrais plus chrétien. Ah ! si mon âme avait la piété d’une Eugénie de Guérin, elle saurait par la prière se soustraire au poids de tristesse qui sans cesse l’accable. En vain je veux être joyeux [ ; ] mon cœur, mon âme tout s’y refuse et cependant il me semble que j’étais fait pour un sort plus heureux. Qui sera mon soutien ? (JG : 182) Son « soutien », ce sera finalement l’abbé Sylvio Corbeil qui usera par ailleurs de son influence pour convaincre Groulx, le 5 avril 1899, de choisir la vocation de prêtre. Dès lors, afin de se conformer à l’idéal d’humilité qu’implique cet état, le diariste devra apprendre à tempérer son orgueil et à freiner ses « moments d’expansion », ses « frissonnements soudains de [s]on être » et ses « élans secrets qui [lui] faisaient prendre la plume » (JG : 540-41). Autrement dit, le journal ne devra plus servir à exprimer ses sentiments, mais devra plutôt chercher à les réorienter explicitement vers son idéal chrétien, vers Dieu plutôt que vers lui-même. À travers cette quête d’élévation spirituelle - différente de celle de Dessaulles en ce sens qu’il s’agit pour lui d’accepter que « le bonheur est en haut » (JG : 325) -, le diariste devra désormais apprendre à faire son devoir plutôt que d’écouter sa nature (son vouloir). Dans ce contexte, des formules telles que « Tais-toi, mon cœur. » (JG : 685) ou « Il faut bien avoir le courage de dire à son cœur : “Tais-toi ! ” » (JG : 700) deviendront monnaie courante dans les derniers cahiers du Journal. De même, les exhortations à soi-même, les vœux et les prières seront primordiaux pour permettre au diariste de tendre vers son idéal et d’éviter la complaisance que l’écriture intime et ses penchants naturels pourraient par trop favoriser. Comme le constate pertinemment Marie Pier Bellerive-Bellavance : « L’étude du journal intime québécois au XIX e -siècle ne peut s’effectuer sans considérer la religion catholique, qui influence, voire détermine alors tous les aspects de la vie, privée comme publique 30 ». Le Journal de Groulx, mais aussi celui de Dessaulles s’en trouvent en effet profondément marqués, même si c’est de façon différente. Ainsi, malgré qu’elle se défie des représentants de l’Église ou doute souvent de la qualité de sa foi, Henriette Dessaulles ne remet jamais en cause sa croyance en Dieu et tente autant que faire se peut de conjuguer sa propre spiritualité et sa quête d’idéal avec la religion « de façade » exercée par son entourage 31 . Pour elle, le religieux et le spirituel 30 Marie Pier Bellerive-Bellavance, « Journal intime (1879-1900) de Joséphine Marchand : lecture sociocritique d’une écriture féminine », Mémoire de maîtrise, Québec : Université Laval, 2011, p.-10. 31 Sur le sujet, voir aussi : Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-60-61. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 22 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 23 se présentent davantage comme une façon d’accéder à quelque chose de supérieur au monde « d’en bas ». Chez Groulx, c’est la foi et la religion qui orientent son devenir et son écriture. « Dévoré du besoin d’aimer » (JG : 345) et de trouver sa place auprès de ses collègues et professeurs, le jeune homme fera d’abord de son journal son « meilleur ami » (JG : 345) et, de ce fait, un « intermédiaire » (JG : 367) privilégié dans la relation pour le moins complexe qui l’unit à Dieu, avant de l’abandonner au bout de quelques années au profit de la correspondance, « plus utile et plus prêtre » (JG : 784). À l’évidence, nous sommes en présence ici du récit d’une vocation, mais une vocation fortement infléchie par l’univers autarcique du Séminaire, là où le talent pour l’écriture et la sensibilité toute romantique du jeune Lionel Groulx ne pouvaient pas trouver un terrain propice à leur épanouissement. III Joséphine Marchand : le cœur et la raison Le parcours de Joséphine Marchand, tel qu’il se dessine dans son Journal, semble à première vue à la fois proche et différent de celui d’Henriette Dessaulles. Toutes les deux jeunes filles de bonne famille, faisant montre d’une grande vivacité d’esprit, elles ont également en commun d’avoir eu la chance de faire un mariage heureux ainsi qu’une carrière enrichissante dans le monde du journalisme. Là où elles se distinguent, toutefois, est dans leur rapport à la pratique diaristique. Refuge matriciel et lieu d’épanouissement d’une parole critique et amoureuse pour Dessaulles, le journal, chez Marchand - pratique à laquelle elle s’adonne entre l’âge de 17 et 38 ans - se veut d’abord et avant tout le lieu d’une exploration de sa personnalité, celle-ci passant par l’affirmation d’une parole entière et spontanée qui se prolongera, au contraire de la majorité des journaux de jeunes filles, au-delà des limites du mariage. En cela, l’originalité de ce Journal dans le corpus des journaux intimes réside en tout premier lieu dans le fait que cette diariste n’a pas aboli sa parole dans le mariage, montrant ainsi que l’oblitération de l’identité n’est pas nécessaire à la réussite de la vie maritale. Lorsqu’elle prend la plume pour la première fois, le 18 juillet 1879, Joséphine Marchand s’apprête à faire ses premiers pas vers le monde et la vie adultes. La jeune fille au « caractère insouciant et enfantin » qu’elle était sent alors s’éveiller « en [s]on âme » de nouvelles « sensations » qui font « vibrer toutes [s]es cordes » : « Je deviens mélancolique et rêveuse, et ne me sens pas dans mon état normal. Le cœur a un grand besoin d’aimer, mais il ne sait pas encore où se fixer. » (JM : 15) Cependant, plutôt qu’un sentiment amoureux, c’est davantage une pulsion créatrice qui, semble-t-il, anime la jeune fille et motive les débuts de l’entreprise diaristique : « Le sentiment dont je parle est celui que je ressens lorsque j’entends de la belle musique ; et ce que je ressens OeC02_2014_I-116_Druck.indd 23 16.04.15 07: 37 24 Manon Auger est peut-être ce qui anime les poètes : l’inspiration. » (JM : 15) Désireuse de « traduire ses idées avec la plume ou [de] les confier à quelqu’un dans l’intimité », la jeune fille s’avoue cependant « paralys[ée] » par son « impuissance à rendre pleinement ses impressions et [par] l’absence du confident souhaité » (JM : 15), ce qui la conduit naturellement vers la pratique diaristique. Cependant, on le constate rapidement, Marchand n’est pas une romantique comme Dessaulles ou comme Groulx. L’amour et l’amitié ont, en vérité, bien peu de prises sur elle et sur ses humeurs. Autrement dit, elle n’est pas une sentimentale (si on peut exclure le côté péjoratif de l’expression) et se plaît même à moquer cet état d’esprit qui semble fréquent dans son cercle intime : « Je ne sais pas quelle page de mon Journal déploiera, aux yeux et à l’esprit, cette catastrophe extraordinaire du don de mon cœur à quelque charmant chevalier : car il faudra qu’il soit bien séduisant pour m’attirer à lui. » (JM : 18, je souligne) Ses préventions contre le mariage et la prétendue insensibilité de son cœur sont d’ailleurs des thèmes dominants de la partie « journal de jeune fille », d’autant plus que cela éveille chez elle une certaine inquiétude : J’ai plus de répugnance que jamais pour ce saint état, comme l’Église l’appelle. Ce bonheur, auquel je crois chez les jeunes ou les nouveaux mariés, je le suppose impossible pour moi. […] Il faut y croire cependant, paraît-il. Je suis déclassée, je suis un apostat de la phalange poétique, rêveuse et romanesque des jeunes filles. Que n’ai-je ces belles illusions, cette imagination vaporeuse et naïve qui croit à des prodiges d’amour et de bonheur ! Ces rêves d’une existence idéale, qui n’est pas de la terre… (JM : 25) Pourtant, la jeune femme est loin d’être insensible comme elle le prétend, mais elle se sent et se juge différente par rapport aux autres jeunes femmes qu’elle connaît, ce qui instaure « une nette division […] entre son cœur et sa raison 32 » : « Je dis quelquefois que je suis parfaitement heureuse. Si j’avais un cœur comme les autres, peut-être le serais-je moins… Je suis insensible sur certains points. Je n’aime ni ne hais vivement et je crois que mon prétendu bonheur n’est que de l’insensibilité. » (JM : 30) Joséphine Marchand semble en effet quelqu’un de raisonnable dont le cœur est vu comme « une entité indépendante de l’individu sur laquelle le moi sujet, la raison de Joséphine, pose son regard et son jugement 33 » ; elle refuse, en d’autres termes, de perdre l’impératif que sa raison exerce sur son cœur, comme lorsqu’elle commence à ressentir une certaine attirance amoureuse et physique envers Raoul Dandurand qui lui fait la cour : 32 Marie Pier Bellerive-Bellavance, op.-cit., p.-45. 33 Ibid., p.-46. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 24 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 25 Pour tout dire, une sorte de magnétisme, que je n’avais pas encore éprouvé et contre lequel je me raidissais semblait m’engourdir et m’attirer sur son cœur. Il m’eût paru tout naturel de laisser tomber ma tête sur son épaule… Mais ce sont là des impressions qu’il faut réprimer et qui, lorsqu’on leur laisse prendre trop d’empire, affaiblissent l’énergie et le pouvoir qu’on a sur soi. Avant de m’endormir, en me couchant, j’ai invoqué ma bonne Mère du ciel et je n’ai plus pensé à rien. (JM : 98, je souligne) Néanmoins, si la passion amoureuse n’est pas en accord avec son tempérament tranquille, la diariste est, en contrepartie, dotée d’une sensibilité artistique alimentée par un goût prononcé pour l’écriture qui, seuls, lui font vivre de grandes émotions qu’elle se sent cette fois davantage autorisée à éprouver : Toute cette belle musique et le clair de lune splendide m’attendrissaient aux larmes. Quelle âme vaporeuse et poétique j’ai, moi ! La musique et les beautés de la nature me fascinent et me magnétisent. Ce sont les rares causes qui me rendent momentanément mélancolique. Ces choses surnaturelles me transportent dans un monde fictif et me révèlent un bonheur idéal, inaccessible à l’humanité. (JM : 27) De même, Joséphine Marchand est une grande lectrice qui possède une culture plus étendue que la majorité des femmes de son époque ; en plus de lire et de parler l’anglais comme Dessaulles, elle connaît et lit les classiques du XVIII e -siècle, les romantiques du XIX e et les auteurs qui lui sont contemporains, en particulier ceux de romans bourgeois tel Octave Feuillet, en plus des auteurs canadiens accessibles dans la bibliothèque de son père (JM : 15-16) 34 . Ainsi, contrairement à Dessaulles, son penchant artistique bénéficie grandement du milieu bourgeois dans lequel elle a grandi, car celui-ci « lui accorde tout le loisir d’occuper son temps à faire ce qui lui plaît, voire à ne rien faire du tout 35 », et, surtout, de le consacrer à la lecture, mais aussi à l’écriture et à l’étude - bref, aux choses de l’esprit -, sources d’une véritable plénitude pour elle : Je suis heureuse quand ma pensée est en travail, j’appelle cela mes moments d’inspiration : c’est un bien gros mot pour mes petites bluettes. C’est pourtant un fait. Quand j’écris avec bonheur quelque chose souffle en moi ; c’est comme une brise vivifiante qui m’anime et m’emporte. Je crois que chacun doit avoir ces moments d’inspiration. C’est à cette heure que le cœur s’exalte, s’enflamme, même chez les êtres les plus ordinaires. 34 À propos des lectures de Joséphine Marchand jeune fille, voire l’importante étude de Sophie Montreuil, « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture (1879-1886) », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au XIX e -siècle, Montréal : Fides, 2003, p.-123-150. 35 Ibid., p.-129. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 25 16.04.15 07: 37 26 Manon Auger Les nuages enlacés, qui nous cachent la vraie lumière, semblent alors s’écarter et la pauvre âme captive, qui découvre ce qu’elle a rêvé, ce qu’elle a vaguement soupçonné, essaie quelques coups de ses ailes rompues pour s’élancer. (JM : 36) Cependant, dans le contexte socio-historique qui est le sien, Marchand n’a le choix qu’entre le mariage ou la vie religieuse, deux états qui ne semblent pas convenir à la jeune fille vive, déterminée, affirmée et créative que le Journal met en scène. Car, ce dernier en fait la preuve dès les premières entrées, si Joséphine Marchand cherche à dessiner les contours de son être et de son esprit et cherche à se connaître, c’est surtout pour mieux se faire reconnaître, et cela tant aux yeux des autres qu’aux siens propres. Dès lors, son romantisme peut se définir davantage comme un romantisme artistique et intellectuel, voire individuel, qui se cristallise aussi dans cette lutte entre sa raison et ses sentiments, ainsi que dans cette tension entre sa volonté de s’affirmer comme sujet individuel (qui va de pair avec un certain talent d’écriture) et la nécessité d’occuper une place utile dans la société. Au surplus, la jeune femme est grandement sensible au sort des femmes en général et à celles de sa famille en particulier, ce qui n’est pas sans susciter chez elle une prise de conscience aiguë, fondamentale dans son cheminement intellectuel. Le 15-novembre 1885, elle est présente lors de l’accouchement de sa sœur et en est profondément bouleversée. Elle écrit, le lendemain : Je crois qu j’ai vieilli de biens des jours en un seul et qu’une foule de mes illusions ont vu la mort hier. Il me semble que je vois bien le vrai côté de la médaille, en en voyant le revers. […] Vous vous aimez parce que vos intelligences s’harmonisent merveilleusement, parce que vos cœurs ont des affinités spéciales, etc. Mais, en fin de compte, vous vous mariez pour vous plonger jusqu’au cou dans des machines révoltantes, pour souffrir aussi souvent que possible un martyr inhumain suivi d’un monde d’ennuis, d’inquiétudes, etc. Quelle déception que la vie ! Que la femme est donc mille fois victime ! C’est à se désoler d’être au monde ! […] tout mon être tremblait de dégoût, de terreur et je me demandais : « Qu’a donc fait la femme pour mériter tout cela ? » J’ai eu un spleen noir toute la soirée. (JM : 121) À de nombreuses reprises, la diariste confie ainsi sa crainte d’avoir des enfants et envisage le phénomène de la maternité comme « joliment trivial et désillusionnant » (JM : 105). La diariste parle bien sûr ici au nom de toutes les femmes qu’elle côtoie et dont le sort ne lui a jamais paru enviable, mais ses préoccupations reflètent plus profondément une autre crainte qui traverse et balise tout le journal de la jeune fille, à savoir celle de la perte de cette individualité qui est fondamentale et nécessaire à son bonheur. En effet, dans son esprit, autant le mariage risque de briser cet élan poétique et individuel qu’elle apprécie tant et qui est au fondement même de son OeC02_2014_I-116_Druck.indd 26 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 27 identité (JM : 27), autant les enfants à venir représentent un devoir auquel elle n’a aucune envie de se soumettre : Mais ce qui est triste, c’est que ces intrus viennent graduellement vous changer le cœur de votre meilleur ami, sinon vous l’enlever. L’épouse cède un à un ses droits d’enfant gâtée, sa préséance, son empire aux petits despotes survenus. Le moyen d’être choyée, idolâtrée, quand il y a là tout un menu peuple à dorloter. Il faut prendre des airs dignes de mère et devenir vieille et secondaire. (JM : 104-105) Dès lors, si la diariste parvient à se résigner avec un certain bonheur à partager sa vie avec un homme qu’elle respecte, la perspective de la vie de famille, qui encore une fois risque de fractionner son individualité et de faire fuir la « poésie » (JM : 141) qui lui est si chère (par opposition au prosaïsme de la vie de famille), semble mettre de nouveau en péril sa quête de bonheur et d’idéal. Il ne s’agit toutefois pas ici d’égoïsme, mais bien d’un refus de la soumission à l’autre, d’un refus de la soumission du corps et du consentement à la matière au profit d’une élévation de l’âme et de l’esprit, qui sont, pour Marchand, les seules sources de réconfort : « Se résigner, fermer les yeux, vivre autant que possible par l’intelligence au détriment de la matière, c’est la recette pour ne pas mourir de dégoût. » (JM : 123) Elle souhaite même que la « devise » de leur couple soit : « La science, l’intelligence avant l’amour ! » (JM : 123) Conséquemment, il y a chez Marchand tout comme chez Dessaulles une scission entre une vocation artistique et intellectuelle et l’état matrimonial imposé par leur société - ou, disons, une certaine façon de se tenir imposée par la société, même si cela est vécu et exprimé de manière quasi antagonique dans les deux cas. Il est vrai que, vivant dans un milieu aisé qui favorise l’instruction et la libre pensée, la personnalité de Joséphine Marchand a la chance de s’épanouir au cœur même du foyer familial ; considérée en être autonome par ses proches (JM : 39), il semble en effet qu’elle puisse jouir plus que quiconque de la « coupe des plaisirs » (JM : 24) de la vie de jeune fille qui, dans son cas, inclut tout autant la liberté de choisir que celle d’écrire, ce qui signifie aussi le droit de s’affirmer en tant qu’individu. Conséquemment, elle n’a rien à quoi véritablement s’opposer, et cette tension entre raison et sentiments, tout comme l’expression libre d’un certain romantisme, revêtent les aspects d’une lutte essentiellement intérieure dont seul le Journal se fait le dépositaire. Socialement, Joséphine demeure très bien intégrée au groupe auquel elle appartient. Toutefois, la liberté qu’elle s’accorde dans l’écriture même du journal - puisqu’il s’agit d’un écrit destiné à elle seule -, cette liberté qui lui permet d’exposer ses sentiments et ses idées « en toute franchise » (JM : 129), est contrebalancée par la distance que la diariste instaure parfois avec le personnage qu’elle met en scène. Elle redoute, par exemple, de faire lire son OeC02_2014_I-116_Druck.indd 27 16.04.15 07: 37 28 Manon Auger journal à son mari, de crainte qu’il prenne « à cœur toutes les tergiversations et les maussaderies qu’il contient » (JM, 102 ; je souligne). Pour elle, ses écrits ne sont que des « bluettes » (JM : 36), du « griffonnage » (JM : 153), de « l’indiscret verbiage » (JM : 55). De même, elle juge sévèrement sa conduite et sa propre sensibilité, particulièrement après son mariage, alors qu’elle a du mal à accepter ses nouvelles responsabilités de reine du foyer. Elle confesse alors : « Les femmes sensibles et un peu nuageuses, comme l’est la griffonneuse ici présente, emportent beaucoup d’enfantillages dans le mariage. » (JM : 138) Jugés ici aussi comme des « enfantillages », des empêchements à la vie adulte, aux responsabilités et au bonheur, les sentiments sont avant tout sources de malaise pour la jeune femme, et le journal, lieu de l’expression d’un certain romantisme, est également le lieu de sa constante mise à distance, de son jugement, de sa critique, voire de son dénigrement. *** Le parcours de ces trois jeunes diaristes ainsi que l’apport d’une esthétique ou d’une poétique romantique dans leur trajectoire ne peut se résumer simplement. Cependant, en accordant une attention particulière à leur formation scolaire et personnelle (en particulier leurs lectures), au passage opéré de l’enfance vers l’âge adulte, ainsi qu’à cette tension centrale entre raison et sentiments qui déterminent une grande part de leur écriture mais aussi et surtout de leur comportement dans leurs univers respectifs, quelques lignes de force se dégagent. Il va de soi, dans un premier temps, qu’une sensibilité artistique et intellectuelle est présente chez les trois auteurs et que la seule venue à l’écriture, même si c’est dans un espace fermé, en constitue déjà une preuve tangible. En effet, l’écriture, la lecture et l’étude (de la musique, de la philosophie, de la religion, etc.) sont à la fois des lieux d’expression et de liberté, mais également des refuges pour ces trois jeunes en quête d’idéaux. De plus, leur sensibilité commune face à la nature, à la spiritualité et à la beauté, de même que vis-à-vis du style, du langage et de l’écriture, les porte à une certaine exaltation du « moi », même si celui-ci se heurte invariablement au « nous », ce qui se traduit par une grande vulnérabilité qu’il s’agit de cacher aux autres. Finalement, la liberté de style que permet la rédaction d’un journal, mais encore plus la liberté que ces trois jeunes auteurs s’autorisent pour s’exprimer, tout comme une certaine primauté de la sensation sur la raison, et la création d’un sujet poétique qui s’exprime dans et par l’écriture me semblent contribuer à accentuer la dimension romantique de leur trajectoire. Cependant, on remarque, dans un deuxième temps, que cette sensibilité romantique ne se dit et ne s’expose finalement que dans leurs Journaux, où tous les trois tentent de se définir par rapport à des critères extérieurs ; la famille, le séminaire, la société bourgeoise, groupes au sein desquels ils se OeC02_2014_I-116_Druck.indd 28 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 29 sentent mal intégrés, sans véritablement oser le laisser paraître et encore moins ériger cette différence en atout capable de leur réserver un avenir prometteur. Dans ce contexte, l’écriture du journal permet certes, la prise de position individuelle, mais elle accentue du même coup ce décalage entre soi et les autres, cette différence qui est souvent un moteur important de l’écriture des journaux intimes, mais qui est également source de malaise. Conséquemment, nous sommes peut-être ici, en fin de compte, en présence d’un romantisme plus en accord avec l’image qu’on en garde aujourd’hui et qui répond davantage à notre sensibilité, soit une certaine expression de l’individualité en opposition au groupe, ou du moins à une partie de sa société, qui se sent incompris et qui recourt à l’écriture pour faire porter sa parole au-delà du temps et des âges. En conflit avec les codes en usage, le protagoniste dit son malaise, sa particularité, sans pour autant s’y complaire mais en donnant à son ego une puissance particulière, une sorte d’aura charismatique capable de retenir le lecteur d’aujourd’hui. En revanche, s’il s’agit également d’une forme de romantisme qu’on pourrait dire naturel, propre à la découverte et à l’affirmation de la personnalité, en rupture avec l’enfance mais non encore engagé dans l’âge adulte, ce qui appert le plus clairement est que, dans ces trois Journaux, ce type de romantisme se voit « étouffé dans l’œuf » si on peut dire. En effet, ces trois œuvres infléchissent un certain parcours de la nature à la culture, de la passion à la raison sans possibilité de retour en arrière. Ainsi, Henriette Dessaulles demeure, malgré son retour à l’écriture après la mort de son mari 36 , une personne qu’on a « fait taire tout à fait » (JD : 300) et dont seul le Journal porte encore aujourd’hui la trace du romantisme trop tôt étouffé de son auteure. En somme, il semble bien que, dans une société où triomphent le conservatisme et le nationalisme religieux, les « âmes vaporeuses et poétiques », comme se définit Marchand, n’ont pas le loisir de s’épanouir. Ce qui est saisissant, au surplus, c’est qu’on puisse littéralement lire ce passage, cette formation, à même le travail de mise en scène de soi du Journal, et cela autant chez Dessaulles que chez Groulx ou chez Marchand 37 . Dans ces 36 Henriette Dessaulles commence à tenir une chronique de graphologie sous le pseudonyme de Jean Deshaies dans le Journal de Françoise en 1902 et, quelques années plus tard, publiera des chroniques, notamment dans Le Devoir sous le pseudonyme de Fadette. 37 Voir au sujet de Dessaulles : Annie Cantin, op.- cit., et Manon Auger, « Forme et formation d’une identité narrative : la mise en scène de soi dans le Journal (1874-1881) d’Henriette Dessaulles », Voix et Images, vol. XXXIII, no 1, automne 2007, p.-115-129 ; Pour les trois cas, voir : Manon Auger, Un genre sans forme, sans histoire et sans littérature ? Lecture poétique du genre diaristique québécois, thèse de doctorat, Montréal : Université du Québec à Montréal, 2012. En ligne : http: / / www.archipel.uqam.ca/ 5275/ . OeC02_2014_I-116_Druck.indd 29 16.04.15 07: 37 30 Manon Auger circonstances, il n’est guère étonnant que la solution privilégiée par de nombreux diaristes soit de « faire taire le cœur », pour emprunter l’expression de Groulx, ce qui signifie aussi, bien sûr, cesser de tenir un journal qui est, plus que tout autre écrit, une « œuvre de cœur » (JG : 601). Il n’y a pas si longtemps, Pierre Rajotte remarquait que « jusqu’à tout récemment, plusieurs chercheurs et historiens ont noté ‘‘l’occultation du moi’’, du ‘‘je’’ qui caractérise la littérature québécoise de cette époque 38 . » Et de citer Pierre Hébert pour qui « l’épisode conservateur qui marque tout le XIX e - siècle à partir de 1840, où le nous désigne la ‘première référence’, ne pouvait fournir un terrain propice à l’éclosion de valeurs individuelles 39 », ainsi que Sylvain Simard qui affirme, dans un article consacré à « l’essai québécois au XIX e -siècle », que façonnée par la transcendance religieuse et un moule culturel clérical, la société québécoise du XIX e -siècle, où l’existence individuelle et collective est toujours en péril, n’est pas le lieu idéal pour l’apparition d’un genre littéraire nourri d’introspection ou préoccupé d’esthétique 40 . Et, bien sûr, ces critiques n’avaient pas tout à fait tort. Seulement, ce que les Journaux à l’étude ici tendent à prouver, c’est que le « moi » était présent chez certains jeunes canadiens-français, qu’il tentait même sa chance à l’intérieur des écrits privés avant que d’être plutôt durement confronté à cette réalité sociale. Joséphine Marchand fait ainsi un peu figure d’exception puisqu’elle est la seule à réellement s’imposer une telle scission entre le je et le nous. Incarnant à la fois le cœur et la raison, la tension qui est à l’œuvre dans son parcours se joue essentiellement sur son théâtre intime, alors que Dessaulles et Groulx se voient pressés de toutes parts par des agents extérieurs. En somme, si ces Journaux sont le lieu où se révèlent véritablement la part romantique de ces auteurs, c’est bel et bien en opposition à la raison, cette raison qui leur tient lieu de façade dans le monde, mais qui finira tout de même par avoir raison de leur nature romantique. 38 « L’influence du romantisme sur la pratique québécoise du récit de voyage au XIX e - siècle », dans Marie-Andrée Beaudet, Luc Bonenfant et Isabelle Daunais (dir.), Les oubliés du romantisme, Québec : Nota Bene, coll. « Convergences », 2004, p.-219-220. 39 Le journal intime au Québec : structure, évolution, réception, Montréal : Fides, 1988, p.-72. 40 Voix et Images, vol. VI , no 2, 1981, p.-261. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 30 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 31 Bibliographie Auger, Manon, « Forme et formation d’une identité narrative : la mise en scène de soi dans le Journal (1874-1881) d’Henriette Dessaulles », Voix et Images, vol. XXXIII, no 1, automne 2007, p.-115-129. 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