eJournals Oeuvres et Critiques 39/2

Oeuvres et Critiques
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Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838: romantisme au masculin, romantisme au féminin dans les discours épistolaires

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Myléne Bédard
Marie-Frédérique Desbiens
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Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 : romantisme au masculin, romantisme au féminin dans les discours épistolaires Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens Le romantisme canadien a longtemps été perçu comme une version tardive et édulcorée du grand courant européen, marqué par l’éveil des nationalités et des sensibilités. Chez plusieurs critiques, dont Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy, Séraphin Marion et Laurence A. Bisson, l’action politique menant aux Rébellions de 1837-1838, orientée vers l’émancipation de la Patrie et la reconnaissance de l’identité nationale, est perçue comme un obstacle à l’émergence d’une littérature puisqu’elle monopolise l’ensemble des forces intellectuelles en présence. Pour eux, le courant romantique n’aurait donné ses fruits que dans la seconde moitié du XIX e - siècle, avec Octave Crémazie et Louis Fréchette notamment. Encore en 1993 dans sa présentation au collectif Le Romantisme au Canada, Maurice Lemire soulignait à quel point « la résistance au romantisme a été longue et tenace », l’idéal classique demeurant la norme jusqu’aux années 1860. Or, cette lecture du-siècle laisse dans l’ombre une pratique d’écriture en pleine expansion : la lettre. En effet, la répression qui suit les soulèvements et qui se solde par de multiples arrestations, exils, emprisonnements et exécutions fait du commerce épistolaire une nécessité. L’articulation entre la politique et la littérature, qui s’impose alors aux patriotes défendant les idées libérales, ouvre de nouveaux possibles en matière d’écriture. Plus que tout autre genre, la lettre devient dans la décennie 1830 un territoire d’exploration et de liberté, entraînant les épistoliers dans la recherche de modes d’expression inédits susceptibles de rendre compte des aspirations du moi 1 . Le sujet qui s’y exprime à la première personne, qu’il soit homme ou femme, ne peut se dire en faisant fi des troubles politiques qui influencent sa façon de concevoir le monde et, par extension, 1 Selon Brigitte Diaz, « [d]u Grand Siècle au siècle des Lumières et a fortiori au siècle romantique, les épistoliers, à l’écoute de leur propre voix, répudient progressivement l’exercice convenu de l’épistolaire conversationnel et mondain pour inventer de nouvelles règles du jeu plus excitantes. Refusant de faire allégeance dans la lettre aux formes d’énonciation autorisées, ils vont au contraire l’aménager en espace de dissidence où faire advenir une parole singulière. » (2002 : 29) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 33 16.04.15 07: 37 34 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens de se concevoir. Se révèle dans la lettre l’arrimage complexe et fluctuant entre l’intime, le privé et le public, triade pour le moins bouleversée par la crise, mais favorable par la brèche qu’elle occasionne au surgissement d’ethos véritablement romantiques. Suivant l’idée que le romantisme s’infiltre au Canada non pas durant la seconde moitié du XIX e - siècle, mais dès les années 1830, particulièrement dans les discours épistolaires, cet article entend examiner les manifestations du mouvement et montrer que, loin d’être l’apanage des hommes engagés dans les luttes politiques, le romantisme laisse aussi sa marque dans les lettres de femmes patriotes. La construction de figures romantiques Tout au long de la décennie 1830, les tensions entre la Chambre d’assemblée, dominée par le parti Patriote, et le gouvernement colonial s’exacerbent. Devant les injustices subies, les patriotes rédigent en 1834 les 92 Résolutions dans lesquelles ils réclament à l’Angleterre « des institutions qui conviennent à l’état de la société où [ils] viv[ent] ». La métropole réplique à ce désir d’émancipation en avril 1837 par les Résolutions Russell qui rejettent l’ensemble des demandes et réaffirment la suprématie du Gouverneur sur les représentants du peuple. Ce revers incite les députés patriotes à se détourner de la sphère parlementaire pour rejoindre la population en organisant des assemblées dont la teneur et les effets seront largement médiatisés dans la presse. La polarisation entre les partis se radicalise pour culminer dans les combats armés de l’automne 1837. Vainqueurs à Saint-Denis, les patriotes subissent deux défaites cuisantes : Saint-Charles et Saint-Eustache sont incendiés, huit hommes sont exilés aux Bermudes, plusieurs prennent la fuite vers les États-Unis. C’est à partir de la frontière américaine que se fomente la seconde insurrection de 1838, plus organisée sur le terrain et dans les idées comme en témoigne la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada. Malgré cette planification, l’issue n’est pas plus heureuse et la répression s’avère encore plus vive et sanglante : 855 personnes sont arrêtées, 108 sont accusées de haute trahison, 99 sont condamnées à mort. De ce nombre, 27 sont libérées sous cautionnement et 58-voient leur sentence commuée en déportation. La pendaison publique de 12 patriotes à l’hiver 1838-1839 met brutalement fin aux Rébellions. Cette défaite, tragique dans l’arène politique comme dans la sphère privée, incite plusieurs hommes et femmes patriotes à prendre la plume pour maintenir les liens avec la famille disséminée, pour solliciter la clémence du Gouverneur ou pour réaffirmer la grandeur de la cause de la Patrie. Ces trois situations épistolaires favorisent la mise en œuvre de stratégies de dramatisation et d’héroïsation qui trouvent leur source dans une rhétorique romantique, caractérisée par le lyrisme, les élans pathétiques et l’imagerie gothique. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 34 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 35 Parmi les écrits intimes les plus connus de cette période trouble de l’histoire du Québec se trouvent les dernières lettres de François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier, notaire patriote écroué et exécuté à la suite de la seconde insurrection. Rédigées du cachot entre le 12 et le 15 février 1839, soit du jour de l’annonce de sa pendaison à celui de sa mise à mort, les 22-lettres adressées à sa femme, ses proches et ses compatriotes poursuivent par la plume ce qui avait été amorcé par l’épée. En ce qu’elles tentent de dire « je » tout en étant ancrées dans un espace et un temps éminemment collectifs, les lettres de Lorimier permettent de relire la production épistolaire de la première moitié du XIX e -siècle pour repenser le statut de la littérature en dehors du livre et y déceler des traces du romantisme canadien. Au seuil de la mort, le condamné s’approprie la lettre pour se placer au centre du dispositif d’écriture, devenant son propre matériau littéraire. Face au contexte de crise, à la perte des repères et à l’échec du projet national, l’épistolier se replie sur lui-même et cherche « les voies et les moyens de son salut » (Gusdorf, 1984 : 319) en se construisant une figure singulière de héros-martyr qui reporte dans l’avenir le succès de la lutte collective. À titre de secrétaire du comité central et permanent de Montréal et d’orateur reconnu, Lorimier détient un statut de lettré et, par sa plume, il cherche à inspirer la poursuite du combat pour la cause sacrée de la Patrie. C’est à partir de la construction d’une image de soi de héros sacrifié que Lorimier valide la grandeur de sa cause et non en argumentant sur la cause elle-même. À l’instar des grands romantiques européens, tels Hugo et Lamartine, Lorimier endosse ainsi la double posture d’homme d’état et d’homme de lettres. À l’effusion larmoyante et pathétique des sentiments, le condamné privilégie généralement la retenue, puisque ses rôles de mari et de père le rattachent trop cruellement au monde des vivants et l’empêcheraient de se représenter en éclaireur, en modèle de la patrie : « À 34 ans il est triste & cruel de mourir sur un gibet ! mais que dis-je ? Que pense-je ? oubliois-je de réfléchir que je meurs pour mon pays, pour sa liberté. 2 » (Lorimier à Fratelin, 15-février 1839, 4 1/ 2 heures du matin [2001] : 63) Ce type de questionnements intérieurs de même que la présence fréquente des points de suspension rompent avec le rythme soutenu du discours et, surtout, avec la maîtrise des sentiments qui, hormis dans ces moments d’interruption, semblent toujours contenus et dominés par l’assurance du patriote devant les événements 3 . 2 Dans cette étude, les extraits de lettres citées sont reproduits selon l’orthographe et la syntaxe originales de l’époque. Nous avons également choisi d’indiquer les ratures. En ce qui a trait à Chevalier de Lorimier, l’édition des lettres respecte au plus près les manuscrits originaux. 3 Cette posture contraste avec celle de plusieurs patriotes qui rédigent leur correspondance de prison plutôt sous le signe du désaveu et du regret. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 35 16.04.15 07: 37 36 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens Il clôt d’ailleurs la plupart de ses lettres par l’assertion : « je suis calme et ferme ». Contrairement à d’autres patriotes-épistoliers, Lorimier se détourne promptement de son sentiment amoureux, pour se projeter dans l’avenir et donner un sens à sa mort, qui acquiert une véritable dimension sacrificielle 4 . À l’image de l’Homme romantique défini par Gusdorf, Lorimier « se découvre, dans une situation-limite de doute et d’échec, responsable de la restauration du sens de sa vie » (1984 : 319). Alors que d’autres patriotes, tel Joseph-Narcisse Cardinal, prient Dieu de leur donner la chance d’embrasser une dernière fois leur femme avant de mourir, Lorimier s’élève au-dessus des circonstances et se pose en égal du Christ, debout à la droite de Dieu. Il offre lui-même le pardon plutôt que de le réclamer : « Je pardonne à mes assassins qui me sacrifient à leur politique de sang » (Lorimier à Fratelin, 15 février 1839, 4 1/ 2 heures du matin [2001] : 63). Ce pardon accordé au bourreau témoigne des sentiments moraux et religieux qui animent le martyr, confirmant ainsi la légitimé de la figure héroïque que construit le patriote dans ses lettres. Le héros-Lorimier est d’autant plus noble et vertueux que l’ennemi qu’il combat et qui le fait mourir sur l’échafaud est monstrueux ; l’autohéroïsation n’atteignant son point culminant que par la dichotomie entre le bien et le mal, qui s’incarnent dans les représentations du « je » et du « il ». La préservation de soi repose sur la désintégration de l’Autre. L’effet de contraste est ici très efficace : il glorifie l’image de Lorimier avec une grande économie de moyens et d’efforts et a l’avantage d’être très rassembleur. C’est d’ailleurs dans la fabrication de l’image de l’ennemi que l’écriture passe du « je » au « nous ». Derrière les mots de « bourreaux » et de « tyrans » résonne en écho la voix de tous les opprimés canadiens-français, permettant à l’épistolier de se faire porte-parole de la Patrie : « Puisse mon execution et celle de mes compagnons d’echaffaud vous être utiles. Puissent-elles vous démontrer ce que vous devez attendre du gouvernement Anglais. » (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 59-60) L’épistolier déplace les enjeux de la lutte sur le terrain de la moralité, car il sait que c’est là, plutôt que dans les combats armés, que se situe sa victoire sur son ennemi : « J’ai cherché et je me suis interrogé si, ayant embrassé la cause de la patrie, mon âme était engagée ; la liberté qui est écrite dans mon âme en lettres de feu, me dit non. » (Lorimier à son frère, 12 février 1839 [2001] : 45) Ce retournement de l’échec en victoire rappelle la thèse que propose Fernand 4 Les lettres qu’adresse Joseph-Narcisse Cardinal, notaire patriote exécuté le 21- décembre 1838, à son épouse, Eugénie Lemaire-Saint-Germain présentent, quant à elles, une rhétorique amoureuse caractérisée par l’épanchement des sentiments et par un discours qu’on pourrait qualifier de la confession/ expiation et dont le vocabulaire et les images tiennent du romantisme. Contrairement à Lorimier, Cardinal se présente en victime et en martyr de la cause. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 36 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 37 Dumont dans Genèse de la société québécoise, selon laquelle les Canadiens français, en se réfugiant dans l’imaginaire et plus précisément dans l’utopie, seraient parvenus à se bâtir une origine, une histoire de fleurons glorieux : Selon nos auteurs, les bons sont très bons et les méchants, très méchants ; les premiers l’emportent toujours, sinon par les armes, du moins par la supériorité morale. Les femmes surtout sont admirables ; quand ce n’est pas toute une population, française bien entendu. (Dumont, 1996 [1993] : 308) Bien qu’exclues des luttes politiques et de la sphère publique, les Bas- Canadiennes vont jouer un rôle dans les événements insurrectionnels, notamment par la politisation de leurs pratiques culturelles, parmi lesquelles se trouve l’écriture de la correspondance. Incapables de se résoudre au silence, certaines femmes patriotes vont prendre la plume pour s’adresser aux autorités coloniales. Dans leurs lettres et requêtes, elles mettent également en œuvre des stratégies d’édification de martyrs et de héros romantiques. Certes, ces épistolières ne se trouvent pas au seuil de la mort comme les patriotes condamnés, mais la menace de la pendaison ou de l’exil qui pèse sur leur époux ou leur fils assombrit dramatiquement leurs perspectives d’avenir. Dans quelques-unes de ces lettres aux autorités et plus particulièrement dans celles de Marie-Louise Dandurand, mère de Joseph Duquet, à John Colborne et d’Eugénie Lemaire-Saint-Germain, épouse de Joseph-Narcisse Cardinal, à Elizabeth Yonge, se déploie une imagerie sanglante qui emprunte au gothique. Ces deux épistolières écrivent aux représentants du pouvoir la veille de l’exécution de leur proche et organisent leur requête autour du thème de la mort violente en convoquant l’échafaud et le cachot. Pour réclamer la grâce de son fils condamné, Marie-Louise Dandurand évoque l’image du jeune corps démembré : « Faut-il que sa jeune tête tombe en sacrifice sur l’échafaud ensanglanté ? » (M.-L. Dandurand à J. Colborne, 20 décembre 1838) De même, dans la lettre qu’elle adresse à l’épouse du Gouverneur Colborne, Eugénie Lemaire-Saint-Germain se réfère également à cette imagerie de la tête tranchée et crée un effet tragique en signalant que la pendaison de son époux met non seulement à mort le patriote, mais compromet également sa vie et celle de l’enfant qu’elle porte : « Le coup qui tranchera le fil de ses jours, nous frappera tous deux. Je serais plus forte si une autre existence ne dépendait pas de la mienne ! Mais mon malheureux enfant ne verra jamais la lumière du jour ! Il périra avec sa mère sous l’échafaud où son père, qui méritait un meilleur sort, aura péri. » (E. Lemaire-Saint-Germain à E. Yonge, 20 décembre 1838) Toutefois, c’est lorsque les requérantes rappellent que ni leur fils ni leur époux n’ont répandu le sang de leurs semblables qu’émergent les figures romantiques. S’opère ainsi un renversement entre les innocents et les coupables, puisque OeC02_2014_I-116_Druck.indd 37 16.04.15 07: 37 38 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens seul le Gouverneur est représenté sous les traits de l’assassin comme chez Lorimier. Pour être coupable, il faut avoir commis un crime et ce n’est pas le cas de Joseph-Narcisse Cardinal selon Eugénie Lemaire-Saint-Germain qui écrit que son mari « n’a pris aucune part à l’agitation qui a précédé les dernières scènes de malheurs. C’est donc dans sa maison qu’il a été surpris par un mouvement soudain et non prévu. Il n’a pas fait de victimes, au contraire, il est lui-même victime. Voilà tout son crime, et ce crime (si c’en est un), ne l’a-t-il pas déjà expié ? » (E. Lemaire-Saint-Germain à E. Yonge, 20- décembre 1838) En faisant la démonstration que leur proche se situe du côté du bien et qu’ils ont suffisamment payé les frais d’un crime qu’ils n’ont pas commis, Dandurand et Lemaire-Saint-Germain font un usage de la pratique épistolaire similaire à celui de Lorimier, c’est-à-dire qu’elles profitent de la lettre pour construire des figures de héros-martyrs qui meurent injustement sur l’échafaud. La crise du temps L’écart entre l’expérience révolutionnaire et les attentes provoque, chez les épistoliers de l’époque, un brouillage entre les catégories temporelles. En tant que document daté et lieu d’expression du sujet, la lettre est la forme la plus susceptible de rendre compte des traumas de la décennie insurrectionnelle, du choc entre le moi et l’Histoire 5 et de la difficile articulation entre le passé, le présent et l’avenir qui en découle. Chez Lorimier, on observe une préoccupation concrète pour le temps par l’inscription de la date, puis de l’heure à mesure que la mort approche. Ces références répétées au temps de l’écriture créent un effet d’immédiateté qui tend à déjouer le décalage propre à l’écriture épistolaire en procurant au destinataire le sentiment d’accompagner le condamné dans les derniers instants de sa vie. Devant l’imminence de l’exécution, l’urgence impose son rythme à l’écriture. Plus la mort s’avance plus le besoin d’adresser les derniers adieux aux amis se fait pressant, le temps alloué à la rédaction de chaque lettre diminue et la forme s’altère. Les toutes dernières lettres s’apparentent davantage au billet, voire à une simple « petite note » (Lorimier à Fratelin, 15 février 1839, 4 1/ 2 -heures [2001] : 63). La brièveté du message rend alors caduques les formalités du rituel épistolaire. L’exorde est court, la narration presque absente ; le cœur du texte se situe dans la 5 Béatrice Didier soutient que « [l’]affirmation de l’identité […] est inséparable de cette transformation que subit la sensibilité affrontant l’Histoire. […] La sensibilité n’enferme pas […] l’individu dans sa subjectivité. L’individu ne devient lui-même que confronté à l’Histoire. Le particulier et le général, l’individuel et le collectif coïncident. » (1989 : 294-285) Sur cette question, voir aussi le collectif Le moi, l’Histoire 1789-1848 dirigé par Damien Zanone (2005). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 38 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 39 péroraison. En somme, tout indique que ces lettres ne sont que péroraison, au sens où Lorimier y fait ses derniers adieux et y formule des vœux pour l’avenir. La dernière lettre fait l’impasse sur l’heure, ce qui signifie qu’il ne reste plus de temps, que l’heure de la mort a sonné. Mais, malgré cette conscience d’un temps qui fuit, on voit que chez Lorimier la projection dans l’avenir est essentielle à la fois pour se construire une figure de héros et se soustraire à sa condition de vaincu. Se posant en modèle de la nation, le patriote érige son propre monument : « Quand dans de longues années on répétera mon nom (si l’on m’en trouve digne) parmi ceux des martyrs pour la liberté, rappelez-vous que je suis mort votre ami sincère & reconnoissant et pensez aux malheureux proscrits, et voués à l’échaffaud, parmi lesquels je vais bientôt marcher. » (Lorimier à Robitaille, 12-février 1839, 10 heures du soir [2001] : -51) L’épistolier affiche ici clairement sa volonté de survivre dans l’âme collective des générations présentes et surtout futures. Les projections du patriote s’inscrivent dans un temps indéfini, puisqu’à la manière de Chateaubriand, « c’est avec tous ceux qui le suivent qu’il essaie de coexister » (Daunais dans Beaudet et al., 2004 : 61). Dans cette perspective de commémoration, Lorimier transmet ses directives de conservation de sa correspondance : « Adieu encore une fois et pour toujours ! Je ferme cette lettre. Gardez-la comme souvenir. » (Lorimier à un ami anonyme, 14 février 1839, 10 heures a.m. [2001] : 57) Chez lui, la lettre devient relique, car en plus de contenir les dernières paroles du condamné, elle est aussi l’une des dernières choses qu’il ait manipulée de son vivant. Lorimier incarne par ses lettres le prophète, le mage romantique décrit par Paul Bénichou qui indique au peuple la voie de son salut : « Après les malheurs de l’anarchie & d’une revolution sanglante, le paisible Canadien verra renaitre le bonheur & et la liberté sur le Saint-Laurent. […] Le sang & les larmes versés sur l’autel de la Liberté arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué des deux etoiles des Canadas. » (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 59) Toute l’entreprise épistolaire de Lorimier vise en réalité à anticiper et à contrer la profanation de sa mémoire. Son testament politique révèle clairement qu’il s’agit là du principal motif à l’écriture : Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à son créateur, je désire faire connoitre ce que je ressens & et ce que je pense. Je ne prendrois pas ce parti si je ne craignois qu’on ne représentât mes sentiments sous un faux jour. On sait que le mort ne parle plus et la même raison d’Etat qui me fait expier sur l’echaffaud ma conduite politique pourroit bien forger des contes à mon sujet. (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 58) 6 6 On retrouve la même préoccupation chez les prisonniers de la Terreur en France : « Au-delà des autorités ou des proches, c’est à la postérité que les prisonniers OeC02_2014_I-116_Druck.indd 39 16.04.15 07: 37 40 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens La mort s’avère le grand thème dont parle Lorimier qui écrit depuis le tombeau 7 pour s’inscrire dans l’éternité. Cette sortie du temps des vivants témoigne de « l’appauvrissement du présent » qui ne se conçoit plus « comme espace d’initiative et d’action » (Hamel, 2006 : 40, 23). Dans les requêtes féminines adressées aux autorités coloniales, l’écriture est intrinsèquement liée aux événements, à la nécessité. Les contingences du présent, soit l’incapacité à nourrir la famille et à chauffer la maison, sont trop prégnantes pour qu’il y ait, comme chez Lorimier, la tentation de se projeter dans l’avenir. Celui-ci dépend par ailleurs du sort réservé au mari emprisonné. Les requêtes se terminent généralement sur l’évocation d’un avenir fait de promesses et de prières pour la conservation du Gouverneur, en somme un avenir tourné vers l’autre et non pas vers les requérantes puisque, pour elles, il demeure trop incertain. La correspondance qu’adresse Julie Bruneau-Papineau à son mari, Louis- Joseph Papineau, alors orateur à la Chambre d’assemblée et chef du Parti patriote, est parsemée de considérations sociales et politiques, l’un des principaux objectifs que cette épistolière alloue à l’écriture étant d’obtenir des informations d’ordre public de la part de son époux. La lecture de la presse est gouvernée par ce même désir intarissable d’être au fait de l’actualité politique. Lorsque la correspondance du mari n’apporte par les nouvelles attendues, la presse devient une source encore plus importante pour relancer le destinataire sur ce qu’il omet d’intégrer à l’échange. La presse permet à Julie Bruneau-Papineau de se poser en sujet politique. Le plaisir d’entretenir une correspondance réside d’ailleurs dans l’expression des convictions politiques que seule la lettre autorise. Après avoir abordé des questions relatives à la vie publique dans une lettre à son mari, l’épistolière écrit : « pour te consoler je te dirai que je parle un peu mieux que je n’écris et 8 surtout avec plus de circonspection » (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 17 janvier 1833), montrant ainsi que, pour les femmes, la lettre est l’un s’inquiètent de laisser une image négative. Le besoin de justification s’élargit aux générations futures, et la crainte d’être mal jugés suite à leur condamnation incite les condamnées de la Terreur à laisser une trace, matérielle ou spirituelle, de leur existence. Après avoir joué le rôle d’intermédiaire dans l’échange épistolaire, certains se voient alors investis de celui de dépositaire de mémoire » (Mallet, 2008 : 185). 7 Cette écriture depuis la mort se retrouve également sous la plume de Charles Hindenlang, exécuté le même jour que Lorimier. Quelques heures avant sa pendaison, il écrit au Baron Fratelin : « Reveille toi donc Canadien, n’entends tu pas la voix de tes frères qui t’appelle. Cette voix sort du tombeau, elle ne te demande pas vengeance mais elle te crie d’être libre, il te suffit de le vouloir. » (C. Hindenlang à Fratelin, 15 février 1839, 5 heures du matin) 8 Il y a là une rature dans la version originale de cette lettre. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 40 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 41 des rares espaces où il est possible d’exprimer ses opinions et défendre ses idées. Pour Bruneau-Papineau, l’écriture des lettres et la lecture de la presse, laquelle est à l’époque dominée par les affaires politiques, sont interreliées à tel point que l’épistolière semble concevoir la pratique épistolaire comme une échappatoire qui permet de s’évader, en quelque sorte, du temps morcelé et cyclique du quotidien domestique pour se rattacher au temps continu et ouvert de l’action politique. Malgré ce vif intérêt pour l’actualité, on sent chez Bruneau-Papineau un sentiment d’attente et la peur de vivre en décalage avec son temps qui sont liés à sa condition de femme, crainte qui la pousse sans doute en retour à consommer avec autant d’avidité la presse du jour. L’indifférence de son interlocuteur à l’égard de son discours politique et sa propre incapacité à agir dans l’espace social rendent difficile l’ancrage dans le temps présent et génèrent des tensions dans l’écriture. La déception découlant de l’échec du projet politique et du manque « d’esprit public » 9 de ses contemporains masculins, qui possèdent tous les leviers nécessaires pour porter la cause de la Patrie mais abandonnent hâtivement la lutte, entraîne une rupture avec son siècle qui l’empêche d’habiter l’ici et maintenant sans permettre de projection dans l’avenir, car ce dernier n’est plus porteur d’espoir ni pour la famille ni pour la patrie. À son fils aîné, Amédée, elle écrira le 16 novembre 1841 : « nous ne sommes pas de ce siècle sous ce rapport l’égoïsme, et l’ambition l’emporte sur tout sentiment de parenté et d’amitiée, mais nos cœurs, et notre croyance ne peuvent se façonner a cette manière de voir les choses » (J. Bruneau-Papineau à A. Papineau, 16-novembre 1841). Partageant les mêmes idéaux que Chevalier de Lorimier, Julie Bruneau- Papineau a toutefois conscience que, parce qu’elle est femme, elle ne pourra laisser une trace pérenne dans l’histoire ni influencer les générations futures contrairement à lui. Chez elle, l’écart entre la volonté d’engagement et l’impossibilité d’agir provoque une crise du temps dont témoigne de façon exemplaire cette phrase adressée à son mari : « je n’aime pas la vie et je crains la mort » (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 18 novembre 1835). Ces différents extraits tirés de la correspondance révèlent une « discordance douloureuse entre les aspirations du moi et l’ordre du monde » qui caractérise, selon Daniel Madelénat (1984 : 1364), le mal du siècle. Et pour cette 9 Dans la lettre datée du 23 février 1836 qu’elle adresse à son mari, Julie Bruneau- Papineau critique sévèrement ses contemporains : « Tu ne connais pas les Canadiens je te l’ai dit de tous tems et j’en suis de plus en plus convaincus a mesure qu’ils sont mis a l’épreuve, ils sont légers et pas hommes d’affaires égoistes et par conséquent jaloux du succès même de leurs concitoyens, point d’esprit public ; ils sont grands parleur et grand brave quand ils n’ont rien a craindre » (J. Bruneau- Papineau à L.-J. Papineau, 23 février 1836). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 41 16.04.15 07: 37 42 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens épistolière patriote, le désenchantement est directement lié à sa condition sociale et politique de femme 10 . La lettre et ses destinations Les insurrections entraînent non seulement un brouillage des catégories du temps, comme nous venons de le voir, mais aussi de l’espace en rendant plus poreuse la frontière entre les sphères privée et publique. Le contrôle du courrier par les autorités coloniales, lesquelles s’autorisent à lire les échanges privés, porte atteinte au droit au secret qui au XIX e - siècle est « considéré comme un véritable droit démocratique » (Perrot dans Bossis, 1990 : 184). De même, par les fouilles, les incendies et les vols des propriétés des individus suspectés de haute trahison, la répression provoque un empiétement du public sur l’espace privé. Le système de communication est bouleversé par l’emprisonnement, la précarité de la poste et l’expansion du territoire à couvrir en raison de l’exil de nombreux patriotes, ce qui oblige les épistoliers à recourir à des tiers, qu’il s’agisse de prêtes-nom ou de messagers, pour maintenir le contact avec les proches. Les lettres écrites au moment des troubles portent des traces de cette porosité entre privé et public. Elles montrent que les épistoliers développent diverses stratégies qui visent à atteindre, en plus du destinataire premier, d’autres interlocuteurs susceptibles d’intervenir dans la conservation et la transmission du message. Une telle volonté d’élargissement de la destination se retrouve dans la correspondance de Lorimier. Le fait que le condamné peaufine son style en dépit de l’urgence de la situation s’avère un indice de son désir de s’inscrire dans la postérité. Son travail d’esthétisation se manifeste notamment dans ce passage où il recourt à la métaphore du soleil pour évoquer le temps qui passe : Je n’ai plus que deux soleils à voir luire et se coucher sur moi, ma vie doit s’éteindre à ce terme, cet astre qui anime et vivifie tout ne fera plus qu’éclairer l’ami qui viendra verser une pleur auprès de mes cendres inanimées. (Lorimier à L.-A. Robitaille, 12 février 1839, 10 heures du soir [2001] : 51) Pour que le procédé d’autohéroïsation qu’il met en œuvre atteigne son plein potentiel et incite la collectivité à poursuivre la lutte, il apparaît en effet nécessaire que les lettres circulent au-delà du destinataire immédiat que Lorimier rend, de même que les autres individus interpellés, dépositaires de sa mémoire. Le peu de temps dont dispose le condamné l’incite également 10 Voir à cet égard l’étude de Chantal Bertrand-Jennings, Un autre mal du siècle : le romantisme des romancières, 1800-1846 (2005). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 42 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 43 à demander à ses destinataires de transmettre ses adieux : « Comme il ne me reste que bien peu de temps, je te prie de faire mes adieux à tous mes amis. » (Lorimier à R.-A.-R. Hubert, 12 février 1839, 7 heures P.M. [2001] : 49) L’adresse à l’autre agit comme une exhortation à prolonger la parole du condamné, comme en témoigne cet autre extrait : « Tu diras à mes amis comment je suis mort, et que, si le gibet a pu couper le fil de ma vie, il ne put atteindre le fil de mon courage. » (Lorimier à J.-B.-H. Brien, 15 février 1839, 6-heures du matin [2001] : 66) Chez Lorimier, l’appel à la postérité déborde la question strictement temporelle et relève également d’une négociation des catégories du privé et du public à l’intérieur même de la lettre. La missive qu’adresse Henriette Cadieux, épouse de Chevalier de Lorimier, au Baron Fratelin, alors qu’il est détenu pour haute trahison, contient aussi des indications concernant l’élargissement de la destination. Après avoir fait l’apologie de son défunt mari et de la cause sacrée pour laquelle il a fait le sacrifice de sa vie, l’épistolière clôt sa lettre sur des recommandations concernant la mise en circulation de son discours : « vous pouvez montrer cette lettre à qui bon vous semblera je serois flattée qu on connoitroit mes sentiments surtout dans le parti opposé » (H. Cadieux à Fratelin, 16 février 1839). L’épistolière se représente ici comme la digne héritière de la lutte de son mari qu’elle entend poursuivre par cette lettre qui agit comme « [i]nstrument au service d’une cause qui dépasse l’échange ponctuel » (Haroche- Bouzinac, 1995 : 33). Le désir que son discours circule non seulement auprès des patriotes emprisonnés, mais aussi dans le camp adverse met en évidence les virtualités de l’écriture épistolaire qui, bien que conforme en apparence à l’idéal vertueux et modeste du féminin, autorise l’inscription d’un discours et de réflexions qui ne coïncident pas tout à fait avec cet idéal. En effet, le désir d’assurer une diffusion élargie à sa missive montre, comme l’observe Geneviève Haroche-Bouzinac, que : le destinataire peut en outre être considéré comme un relais : la lettre lui est confiée pour qu’il la transmette, pour qu’il la montre. Le texte lui est formellement adressé, mais il est chargé d’en répercuter les informations à des tiers il devient porte-voix. Le destinataire se trouve traversé et la lettre devient ostensible, faite pour être montrée. […] La lettre jongle alors avec les limites du public et du privé. Adressée à un destinataire consentant et complice, elle joue sur les deux tableaux de la confidence et de la publicité. (Haroche-Bouzinac, 1997 : 71-72) Plutôt que d’adresser sa lettre aux journaux, Henriette Cadieux tire profit de la complexité du principe de destination de la lettre et contourne les contraintes associées à la prise de parole féminine publique. Si les épistoliers usent de stratégies pour assurer à leurs écrits une certaine circulation, les destinataires prolongent également, dans certains cas, cette OeC02_2014_I-116_Druck.indd 43 16.04.15 07: 37 44 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens volonté de diffusion en dotant les lettres reçues d’une dimension résolument publique. Le cas le plus probant reste celui de Chevalier de Lorimier, dont 12 des 22 dernières lettres connaissent une publication presque immédiate grâce à des patriotes canadiens qui, pour poursuivre le combat par l’écriture, mettent sur pied des journaux en terre américaine. Dès mai 1839, 10 d’entre elles paraissent dans le North American en traduction anglaise alors que les deux autres sont publiées en français dans Le Patriote Canadien, journal fondé à Burlington par Ludger Duvernay 11 . Ces journaux assurent une première diffusion publique à la correspondance du condamné, mais en raison de la censure qui frappe la presse patriote bas-canadienne, il faudra attendre la publication du Répertoire national de James Huston en 1848 pour qu’elle soit diffusée au pays 12 . L’état de censure qui règne à la fin des années 1830 empêche ces figures et ces ethos révolutionnaires de sortir de la sphère privée. Cette impossibilité qui marque les discours épistolaires de la période se révèle manifeste dans la trajectoire et la production de Joseph-Guillaume Barthe, qui représente un pivot entre la génération des Patriotes et celle des libéraux de 1840 dont le patriotisme est davantage lié à la littérature et moins aux entreprises militaires. Emprisonné pour avoir publié une ode aux exilés canadiens en 1839, il rédige un journal intime qu’il fera paraître en 1840 dans L’Aurore des Canadas et dans lequel il invite ses compatriotes à prendre la plume pour doter le pays d’une littérature : 11 Ludger Duvernay est le rédacteur du journal patriote La Minerve publié au Bas-Canada et dont la parution est suspendue en novembre 1837 à la suite du mandat d’arrêt émis contre lui. En exil aux États-Unis, comme plusieurs de ses compatriotes, il fonde le premier journal canadien-français en terre américaine. Sur cette importante figure de « passeur » culturel, il manque encore des études approfondies concernant à la fois sa trajectoire et ses réseaux. 12 Le Répertoire national ou recueil de littérature canadienne (1848-1850) se veut en quelque sorte une réponse à la seconde partie de l’assertion de Lord Durham qui, dans son rapport de 1839, avait décrété que les Canadiens était un peuple sans histoire et sans littérature. Parti à la recherche de « tout ce qui peut consolider et faire briller la nationalité » (T. I, 1848 : VI), Huston confère aux siens un passé et un présent littéraires. Conscient que la littérature du pays en est encore à ses premières manifestations, il souhaite néanmoins démontrer qu’« au milieu des défauts de composition, et souvent des incorrections de style, le talent étincelle et brille comme l’électricité à travers de légers nuages » (T.-I : IV). Le statut des lettres de Lorimier à l’intérieur du Répertoire est très particulier. Le compilateur affirme dans son introduction « avoir laissé de côté tous les écrits politiques en prose, quoiqu’il y en ait beaucoup qui mériteraient d’être conservés et même étudiés » (T.- I : IV). C’est donc dire que ce n’est pas la dimension politique des lettres qui retient l’attention de Huston, mais bien leur valeur littéraire. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 44 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 45 Je désirerais que ma patrie offrît plus de ressources à la carrière littéraire, que je regrette dans la sincérité de mon âme de voir fermée à une foule innombrable de talents qui brûlent de s’y distinguer. Il n’entre point d’égoïsme dans ce regret puisque je pourrais occuper le dernier rang parmi ceux de mes compatriotes qui se destinent à la littérature, mais je gémis de voir tant de cœurs, débordants de poésie, se consumer dans les inquiétudes d’une vie qui s’éteint dans les ténèbres, quand elle aurait pu répandre tant d’éclat sur le pays auquel elle appartient, si l’on avait eu soin de l’exploiter au profit de ce pays qui la regarde s’évaporer avec une coupable indifférence. […] Qu’a-t-on besoin de poètes ? Eh ! demandez à Athènes, à Rome, à Paris, demandez au monde entier ce qu’ont fait les poètes et les littérateurs pour la civilisation et ce que seraient sans eux les orgueilleux monuments de leur grandeur, aujourd’hui sans vestiges, si le temps qui les a balayés de leurs bases n’était pas consigné dans ces pages qui en ont perpétué le souvenir (Barthe, 1839, dans Aubin, 2000 : 204-205). Défendant dès les années 1830 le projet romantique de fondation d’une littérature nationale, Barthe tente d’incarner un guide pour les jeunes gens de sa génération et celle à venir. C’est dans la même optique qu’il publiera des poèmes dans le journal Le Populaire 13 , sous le pseudonyme de « Marie- Louise », pour inciter les jeunes filles du Bas-Canada à suivre son exemple en prenant la plume dans la sphère publique. En réponse à cette invitation, Odile Cherrier, première femme du Bas-Canada dont l’identité nous est connue à se percevoir comme auteure, fera son entrée dans le Populaire le 25 octobre 1837 sous le pseudonyme d’« Anaïs ». Ses textes sont marqués par une esthétique romantique et bien qu’on y retrouve des méditations sur la mort et le tombeau, celle-ci est plus édulcorée et moins portée par la question nationale que celle que l’on observe dans les lettres privées à la même époque. La carrière d’Odile Cherrier dans ce journal est très brève et s’interrompt abruptement le 12 février 1838 après la parution de 6 textes. « Anaïs » ne prend pas le temps de faire ses adieux aux soupirants qui lui adressaient des vers comme l’avait fait « Marie-Louise » avant elle. Elle disparaît et ne participera pas non plus à la revue La ruche littéraire (1853-1859) qui entend diffuser la littérature canadienne et dont son frère, Georges-Hyppolite Cherrier, est le propriétaire-éditeur. Il semble donc qu’en 13 Plus littéraire que les autres journaux bas-canadiens de l’époque, Le Populaire contribue au passage du « nationalisme politique » au « nationalisme littéraire » en défendant l’idée que la « littérature fonde la gloire des peuples » (Le Populaire, 10- avril 1837, p.- 2, col. 2). La rédaction de ce journal montréalais, dont la parution ne s’échelonnera que d’avril 1837 à novembre 1838, encourage les débuts littéraires des jeunes écrivains, notamment par le biais d’une rubrique de littérature canadienne. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 45 16.04.15 07: 37 46 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens 1837-1838, soit au point culminant de la crise politique, les conditions étaient réunies pour favoriser l’entrée des femmes dans le milieu des lettres, mais que cette fenêtre d’opportunités, liée au brouillage des frontières entre les rôles masculins et féminins ainsi qu’entre les catégories du privé et du public, se referme avec le rétablissement et le durcissement de l’ordre social dans les années 1840. L’exemple de Barthe illustre bien la revendication d’une reconnaissance nationale fondée sur l’existence d’une littérature, ce qui coïncide avec le constat que fait Bénichou dans Le Sacre de l’écrivain, à savoir que « la révolution romantique a moins consisté dans la transformation de la littérature que dans son étonnante promotion » (1996 : 276). Or, ces tentatives ne donnent que bien peu de fruits concrets : au tournant des années 1840, Chevalier de Lorimier est mort, Odile Cherrier disparaît du milieu des lettres après seulement quelques textes publiés et Joseph-Guillaume Barthe, à l’image de ses collègues libéraux, doit poursuivre la lutte dans l’arène politique et mettre de côté ses velléités d’écrivain. Ne trouvant pas non plus d’échos dans la sphère publique en raison de l’indifférence de son mari et de son refus de relayer son discours, Julie Bruneau-Papineau se replie sur ellemême. La correspondance se poursuit, mais sous le signe de l’affadissement, l’épistolière perdant le goût de l’écriture lorsque celle-ci est dégagée des préoccupations politiques. Conclusion Parce qu’elle est une forme plus souple, qu’elle autorise l’expression du moi, qu’elle embrasse « les aspirations à la liberté individuelle et collective » (Mailhot dans Lemire, 1993 : 299), la lettre écrite en temps d’insurrections représente la voie privilégiée du romantisme canadien naissant. La forme épistolaire témoigne et participe de toutes les dimensions de la crise en exacerbant les discordances entre un présent insoutenable et un avenir incertain, de même qu’entre la volonté de s’inscrire dans l’histoire et la difficulté à franchir le seuil de la sphère publique. Au cœur de la lettre émergent des voix dissidentes par rapport à l’ordre établi. Celles-ci mettent en lumière les liens qui se tissent entre littérature et politique, créant ainsi de nouveaux possibles romantiques qui, sans imposer une esthétique littéraire formelle, n’en déterminent pas moins les modalités d’écriture. La période insurrectionnelle est marquée par l’effritement de l’autorité, qu’elle soit de nature coloniale, religieuse ou conjugale, et le bouleversement des cadres sociaux, situation qui permet à plusieurs hommes et femmes de profiter de la crise pour s’affirmer comme sujet. Les événements politiques incitent des individus, initiés ou non aux rudiments de l’art épistolaire, à prendre la plume dans des circonstances extraordinaires et dramatiques, ce qui tend à libérer OeC02_2014_I-116_Druck.indd 46 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 47 la lettre d’une rhétorique convenue pour faire place à des styles et des usages personnels, plus près des sentiments, d’une sensibilité romantique révolutionnaire. La lettre devient un laboratoire d’idées et d’expression, un lieu où l’individu prend conscience de lui-même au contact du tourbillon de la vie sociale. La liberté refusée sur le plan politique est recherchée dans l’écriture par les épistoliers et épistolières des années 1830 qui renversent les codes classiques. Au cours des années 1840, un nouvel ordre conservateur et religieux se mettra en place et entraînera l’émergence d’un second romantisme institutionnalisé et ancré dans la vision programmatique d’Henri-Raymond Casgrain. À l’effervescence qui avait permis la création de figures et d’une rhétorique émancipatoires succédera en 1860 un mouvement littéraire, certes plus organisé, mais animé cette fois d’un désir de conservation et de glorification du passé. Bibliographie Altman, Janet. « Pour une histoire culturelle de la lettre : l’épistolier et l’État sous l’Ancien Régime », dans Mireille Bossis (dir.), L’épistolarité à travers les siècles, Centre culturel international de Cerisy La Salle, Franz Steiner Verlag Wiesbaden, 1990, pp.106-115. Aubin, Georges. Au Pied-du-Courant. 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