eJournals Oeuvres et Critiques 39/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec: Louis-Honoré Fréchette

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Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec : Louis-Honoré Fréchette Bernard Emont Il est des courants qui sont de toutes les époques : ainsi le classicisme, le romantisme, l’inspiration baroque même s’ils ont leur période d’expression privilégiée ou d’apogée : ainsi identifie-t-on volontiers, en Europe, le classicisme au XVII e siècle, le romantisme au début du XIX e . La critique s’accorde pour dire aussi que ces courants connaissent des décalages d’un pays à l’autre, voire d’un continent à l’autre, décalage dans leur nature, mais aussi dans leurs périodes d’essai. Le cas de Louis Fréchette, écrivain canadien de langue française, l’illustre parfaitement. Né en 1839, il commence à publier en 1867. A cette date, la plupart des écrivains romantiques français ont leur œuvre derrière eux ; les grands romantiques allemands ou anglais sont morts. 1 Un romantisme tardif se développe il est vrai à la même époque, au Canada et aux États- Unis, avec des écrivains comme Longfellow ou Whitman avec lesquels le poète canadien entretint des liens. 2 Pourtant, force nous est de lui reconnaître l’épithète de « romantique » non tant pour à tout prix lui donner une étiquette commode, pour le mieux distinguer d’autres écrivains sur les rayons, à la manière d’un épicier étiquetant ses bocaux, que pour rendre compte, dans une première forme d’évaluation, du caractère principal de son inspiration. Louis Fréchette est d’abord un poète, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Le Canada français, à vrai dire, a déjà connu une première vague de littérature romantique, contemporaine de sa cousine française. On classe 1 À titre indicatif : Châteaubriand a donné ses Mémoires d’outre tombe (1832), Lamartine ses Méditations poétiques (1820) ; Alfred de Vigny ses poèmes antiques et modernes (1826) et ses Destinées (1838) ; Victor Hugo Les contemplations (1855), La légende des siècles (1859) et Les Misérables (1862). Schiller est mort en 1805, et Goethe, qui termina son second Faust en 1832, est mort cette même année. Coleridge est mort en 1834 et Wordsworth en 1850. 2 Surtout avec Longfellow, à qui il dédie d’ailleurs un sonnet, où il mentionne l’avoir accompagné lors d’un départ pour l’Europe. Cf. plus loin les pièces diverses de son recueil lyrique de 1881. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 63 16.04.15 07: 37 64 Bernard Emont généralement sous cette épithète des auteurs comme Octave Crémazie et Napoléon Aubin. Ces auteurs peuvent effectivement s’appeler « romantiques » par opposition à la période précédente (seconde partie du XVIII e siècle), marquée par un prolongement de l’âge classique, tant en poésie (où domine l’inspiration satirique d’un Bibaud), qu’en Histoire (cf. l’histoire critique de la société contemporaine du même Bibaud à travers son Histoire du Canada), ou au théâtre (à la Molière ou à la Marivaux, comme pour Colas et Colinette, de Joseph Quesnel. Ce premier romantisme était dominé par la conscience de la situation tragique de l’homme, son irrémédiable vocation à la mort, sous l’effet traumatique, sans doute, de la défaite des armes françaises contre les Anglais. Crémazie affectionne, en particulier, les scènes d’une lugubre morbidité : l’ironique dialogue entre un homme et le vers appelé à le ronger dans Le cimetière, ou les souvenirs d’un passé glorieux, mais éloigné sans retour possible dans Le drapeau de Carillon, rappel et symbole de la dernière victoire des Français, tandis qu’un Napoléon Aubin met en scène des paysages mélancoliques. L’œuvre de Fréchette, par sa taille, ses thèmes, le ton généralement plus ferme donné à son expression, et la réception dont il fut l’objet de la part de ses compatriotes (et à l’étranger), tranche sur ce premier courant : tout en méritant pleinement l’étiquette de « romantique », tant à travers son œuvre poétique (pour laquelle il est surtout connu), que par sa prose (essentiellement des contes et des nouvelles, pour laquelle il l’est moins). Nous étudierons donc d’abord en quoi son œuvre mérite l’appellation de « romantique », en regard de certains critères qui définissent traditionnellement ce courant (part faite à la nature, à l’expression du moi, au sens du tragique de l’existence, au sentiment amoureux, à la solitude de l’homme face au destin, à la méfiance face au progrès, aux aspirations à l’infini et au sublime…), avant de nous interroger sur ce qui fait de Fréchette le premier écrivain d’envergure du Québec, et sur le lien entre les deux. Un poète romantique La première chose qui frappe, c’est l’appartenance d’une bonne moitié de cette poésie au genre lyrico-élégiaque (Fleurs boréales, Oiseaux de neige, Poèmes divers). Le poète chante en effet sous le mode nostalgique sa jeunesse disparue : « Et je songeais longtemps à mes jeunes années » 3 à travers les 3 Cf. Fleurs boréales, Oiseaux de neige, Poésies canadiennes, Paris : E. Rouveyre et Em. Terquem, 1881, p.- 79. Nous nous référerons à cette édition désormais sous le titre Fleurs boréales et alia (1881), les mêmes poèmes pouvant se retrouver dans plusieurs éditions, dans des combinaisons et des regroupements différents. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 64 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 65 nombreux fantômes des femmes qu’il a aimées, ou d’amis chers, éloignés ou disparus, qui viennent hanter son souvenir : notamment à la fin de son recueil, dans les pièces regroupées sous le titre « amitié » et « intimités »-. Car L’ange des regrets emporte sous son aile Pour que notre bonheur ne dure pas toujours. Les rêves de bonheur et les serments d’amour 4 . Et parfois s’y ajoute une note tragique, comme le souvenir de son enfant mort (cf. Fleurs boréales, « Sur sa tombe », ou « Élégie ») ou d’amis disparus (cf. Intimités, « In memoriam »). Plus généralement, le poète dit sa préférence pour le passé, pour la nostalgie des choses perdues - plutôt que pour le présent et l’avenir : J’aime le passé, qu’il chante ou soupire Avec ses leçons qu’il faut vénérer Avec ses chagrins qui m’ont fait sourire Avec ses bonheurs qui m’ont fait pleurer 5 . Comme chez la plupart des romantiques, la nature apparaît aussi comme un sujet d’inspiration privilégié, le plus souvent lié aux émotions du poète et à ses aspirations profondes. C’est ainsi que certains paysages renvoient le poète à ses aspirations vers l’infini- (« Le fleuve Saint-Laurent », « Le cap Éternité ») qui le surplombe, les marches des géants taillées dans une nature rocheuse, ou au sentiment de sa petitesse (« Saguenay »). La nature est souvent protectrice des bonheurs passés, auxquels certains de ses éléments restent liés dans l’esprit du poète (cf. « Les vieux pins ») : O mes vieux pins géants, dans vos concerts sublimes Redites nous parfois ce dernier chant d’amour Qui résonne toujours dans mes rêves intimes 6 . Le poète affectionne particulièrement les « hêtres », les « ormes » de la forêt, auxquels il confie sa rêverie nostalgique : Je veux dans vos sombres allées Sous vos grands ormes chevelus Songer aux choses envolées Sur l’aile des temps révolus 7 . 4 Ibid., p.-106. 5 Ibid., p.-72. 6 Ibid., p.-129. 7 Ibid., p.-55. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 65 16.04.15 07: 37 66 Bernard Emont Comme chez la plupart des romantiques, la nature apparaît aussi garante de solitude, protectrice du moi contre l’invasion des-« multitudes » : O fauves parfums des forêts O doux calme des solitudes Qu’il fait bon, loin des multitudes Rechercher vos âpres attraits 8 . Mais la nature intervient aussi, chez les romantiques, dans les rapports du poète avec le temps. Qu’en est-il exactement de ces rapports, chez Fréchette, et du rôle qu’il assigne à la première ? L’idée de la fuite du temps, la conscience de l’éphémère, traversent de part en part cette poésie lyrique, comme en témoigne ce fragment de son premier sous-recueil- Les Fleurs boréales : Et je songeai longtemps à mes jeunes années Frêles fleurs dont l’orage a tué les parfums ; À mes illusions que la vie a fanées, Au pauvre nid brisé de mes bonheurs défunts 9 . Cependant, sa conclusion est généralement plus optimiste que celle de bien des romantiques français - à commencer par le Lamartine du Lac -, qui désespèrent de voir la « belle nature » garder des instants sublimes « au moins le souvenir ». Dans le poème « Renouveau », dédié à sa femme, il commence par évoquer sa déception de ne plus trouver « au nid d’une linotte », surprise au mois de mai « éparpillant sa merveilleuse note » et liée à ses premiers émois amoureux, que « Quelques plumes, hélas, qui frissonnent encore/ Aux branches où le cœur avait bâti son nid ». 10 Et il n’est pas loin de désespérer du Temps : O Temps ! Courant fatal où vont nos destinées De nos plus chers espoirs aveugle destructeur 11 . Mais, dans une surprenante volte-face, il en vient à le bénir car : Dans l’épreuve, par toi, l’espérance nous reste… Tu fais, après l’hiver, reverdir les sillons ; Et tu verses toujours quelque baume céleste Aux blessures qui font tes cruels aiguillons. 8 Ibid., p.-38. 9 Ibid., p.-79. 10 Ibid. 11 Ibid., p.-81. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 66 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 67 Et, au plus fort du découragement automnal, il a une surprenante vision de la renaissance printanière : Je vis, comme autrefois, la lande, ranimée, Etaler au soleil son prisme aux cent couleurs Des vents harmonieux jasaient sous la ramée Et des rayons dorés pleuvaient parmi les fleurs La nature avait mis sa robe des dimanches… Et je vis deux pinsons sous le feuillage vert, Qui tapissaient leur nid avec ces plumes blanches Dont les lambeaux flottaient jadis au vent d’hiver 12 . Et de conclure, avec un bel optimisme : Au découragement n’ouvrons jamais nos portes, Après les jours de froid viennent les jours de mai ; Et c’est souvent avec ces illusions mortes, Que le cœur se refait un nid plus parfumé ! 13 De façon moins grandiloquente, on aura noté que le poète fait des éléments de la nature et notamment les arbres de la forêt, témoins de ses ébats amoureux, ses principaux alliés dans la renaissance du souvenir : Je veux, dans vos sombres allées Sous vos grands ormes chevelus Songer aux choses envolées Sur l’aile des temps révolus 14 . Et dans « Les pins », évoquant l’émotion éprouvée jadis en leur compagnie « …- distrait, fendant la mousse/ Qui tapisse en rampant leurs gigantesques pieds », et soudain envoûté par-« …une voix fraîche, enivrante, douce / Ainsi qu’un chant d’oiseau qui monte des halliers », 15 il se demande si ce n’est ce chant qui résonne encore dans leur rumeur : O mes vieux pins géants, dans vos concerts sublimes, Redites-vous parfois ce divin chant d’amour Qui résonne toujours dans mes rêves intimes, Comme un écho lointain de mes bonheurs d’un jour ? 16 Plus généralement, comme pour beaucoup de romantiques, la nature est encore l’occasion d’accéder à des sentiments élevés, sublimes. Ainsi les nombreux poèmes consacrés par Fréchette aux paysages grandioses de son pays 12 Ibid., p.-80. 13 Ibid., p.-81. 14 Ibid., p.-129. 15 Ibid., p.-130. 16 Ibid. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 67 16.04.15 07: 37 68 Bernard Emont attestent de cette recherche. Rochers altiers, caps aiguisés, chutes ou cascades, lacs, fruits et reflets des montagnes, lit encaissé de rivières, plateaux altiers… On citera « Le cap Tourmente », « Niagara » et « Le Montmorency », « Le lac de Beauport » et « Le lac Belœil, « Le Saguenay » et « Les Marches naturelles », « Le Platon ». Partout il trouve une incitation à la grandeur, au dépassement dans l’espace et dans le temps, comme en face de ce cap Éternité. Comme on se sent vraiment chétif quand on compare A vos siècles les ans dont notre orgueil se pare, Et notre petitesse à votre immensité 17 . Quant au progrès, autre thème majeur du romantisme, et dans lequel celui-ci voit souvent un ennemi de l’âme humaine (« Sur le taureau de fer l’homme est monté trop tôt », déclarait par exemple Alfred de Vigny) Fréchette apparaît partagé. En bon américain, il est conscient du rôle croissant du progrès technologique dans l’émergence du monde moderne et dans la définition même du territoire habitable de son pays. Dans le poème « Le Québec » 18 il ne sait lequel choisir dans la course à l’admiration qui paraît engagée le fier « saint Laurent au cours majestueux », les superbes chutes qui symbolisent sa puissance (les chutes du Niagara) et le bateau à vapeur « Le Québec », - symbole ici visiblement du progrès technique - qui tend à en maîtriser le cours et apparaît « comme lui fastueux ». Il est plus réservé ailleurs vis-à-vis du second (lorsqu’il évoque les changements mal contrôlés du monde), Quand des anciennes lois, les vieux codes honteux Devant l’éclat vainqueur des lumières modernes Eteignent un à un leurs fumeuses lanternes 19 . Quant à l’expression du moi - si haïssable, pour un Classique, qu’il s’efface volontiers derrière l’impersonnel, elle est présente partout. C’est directement en complice ou spectateur, qu’il interpelle les arbres de la forêt ou les sites naturels. Même état d’esprit lorsqu’il établit un dialogue personnel avec les héros connus ou moins connus de l’histoire (Cartier, Champlain, Cadieux, Chénier, Papineau…), dans La Légende d’un peuple. Un lyrisme marqué des réalités canadiennes Comment ce romantique, dont on a vu le goût pour l’intimité, pour la relation individuelle et personnelle avec la nature, avec le sublime ou avec les autres, est-il devenu un écrivain national, profondément marqué par 17 Ibid. p.-198. 18 Ibid., p.-107. 19 Ibid., p.-107. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 68 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 69 les réalités physiques et humaines de son pays ? Au point que l’on peut aujourd’hui le considérer comme l’un des principaux responsables, en littérature (exception faite de l’histoire et, plus tardivement, du roman), de l’émergence d’une conscience canadienne-française ? C’est ainsi que, contrairement à beaucoup de ses prédécesseurs, lorsqu’il évoque la nature, Fréchette ne le fait pas en termes généraux, renvoyant à une réalité « passe partout », peu soucieuse des contraintes géographiques ou climatiques de son pays. Il sort de l’ornière de motifs descriptifs, ou de suggestions émotives, par trop universels, qui faisaient ressembler, par exemple les paysages canadiens à n’importe quel paysage d’Ile-de-France. Tel Napoléon Aubin, qui, en 1850, encore, justifiait ainsi son attachement à sa patrie : Mon pays est si beau, que chercherais-je ailleurs ? Quel air serait plus pur, quel site plus champêtre ? Quelle terre embaumée étale plus de fleurs ? J’aime à voir l’horizon bordé de ces montagnes, Que gravissaient ma course et mes pas enfantins ; J’aime à rêver au sein de ces mêmes campagnes Où les jeux du bas âge ont bercé mes destins. (« L’Amour de la Patrie ») 20 Alors que, depuis deux siècles, les écrivains canadiens (ou ceux qui se piquaient d’écrire) s’ingéniaient à gommer ce qui rappelait le nord, et semblait étranger à la « doulce France », les titres de ses recueils lyriques évoquent déjà cette nordicité : Fleurs boréales, Oiseaux de neige… Louis Fréchette ose y affronter la neige, les froids rigoureux, les glaces, les blizzards qui enserrent ce pays pendant plus de six mois, dans leur formidable étreinte. En poésie épique, il saura en déployer toute la sombre puissance. 21 Dans son lyrisme, il sait en tirer une élémentaire poésie : faite d’images simples ou de musique, comme pour l’évocation de la neige 20 Cité par Michel Têtu dans « La poésie, 1830-1860 », Histoire de la littérature française du Québec, tome 1, Montréal : Librairie Beauchemin, 1967, p.-163. 21 Cf. plus loin, La légende d’un peuple, « A la Baie d’Hudson » : C’est l’hiver, l’âpre hiver, et la tempête embouche Des grands vents boréaux la trompette farouche, Dans la rafale, au loin, la neige à flots pressés, Roule sur le désert ses tourbillons glacés, Tandis que la tourmente ébranle en ses colères Les vieux chênes rugueux et les pins séculaires. L’horrible giboulée aveugle ; le froid mord ; La nuit s’approche aussi - la sombre nuit du Nord - Apportant son surcroît de mornes épouvantes… OeC02_2014_I-116_Druck.indd 69 16.04.15 07: 37 70 Bernard Emont La neige à flocons lourds s’amoncelle à foison. Des frimas cristallins, l’étrange floraison Brode ses fleurs de givre aux branches constellées 22 . L’âme rêveuse du Canadien joue volontiers à travers les sortilèges du vent et de la neige (cf. « Nuit d’été », « Les pins ») et des phénomènes plus insolites, et dénués d’aspects pervers, donnent lieu à de flatteuses comparaisons : -ainsi pour ces- « milliers d’aurores boréales/ Qui battent de l’aile ainsi que d’étranges oiseaux ». Parfois, c’est l’effet de pittoresque, joint à l’enjolivement visuel, qui génère l’effet poétique, comme lorsque le poète voit, lors du faux printemps de mars, Monter sur un feu de résine La sève de l’érable en brûlants bouillons d’or 23 . Sans oublier, bien sûr ces- « Oiseaux de neige », blancs sur fond de plaine encore blanche, qui cherchent leur pâture au sortir de l’hiver, au ras d’une terre libérée de glaces, et qui apparaît comme le symbole de la vieillesse chenue, glanant les dernières beautés de la vie (d’où le titre donné au premier sous-recueil de Poésies canadiennes) : Des milliers d’oiseaux blancs couvrent la plaine blanche Et de leurs cris aigus rappellent le printemps 24 . Il souligne même parfois, explicitement, les oppositions entre saisons d’un continent à l’autre : tandis qu’avril est en Europe le mois des fleurs, il est, pour les Canadiens, celui des habitants « …que trempe l’averse/ Qu’entraîne la débâcle ou qu’un glaçon renverse ». 25 Ces météores, d’ailleurs, preuve qu’il en reconnaît les durs effets, sont parfois qualifiés de « moroses ». Il arrive au poète de rêver à des cieux « moins inhospitaliers » 26 voire même aux « ciels d’azur » de Raphael, ou à ceux du Courrège », 27 à « d’autres rives plus fleuries ou plus parfumées ». En fin de compte, cependant, l’optimisme de la revendication l’emporte : « Nos climats sont plus froids mais nos cœurs plus aimants » (à Mme Victor Beaudry). 28 Et ailleurs « nos âmes n’ont rien de nos plaines de glace » et « chez nous les cœurs sont chauds comme là-bas ». 29 22 Fleurs boréales et al (1881), « L’année canadienne », « Mars », p.-155. 23 Ibid., « Oiseaux de neige », p.-156. 24 Ibid., p.-157. 25 Ibid., « L’année canadienne », p.-158. 26 Ibid., « Oiseaux de neige », p.-139. 27 Ibid., « A un peintre », p.-111. 28 Ibid., « Intimités », p.-245. 29 Ibid., « Envoi », p.-227. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 70 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 71 Moins réservé et nuancé est son engouement pour la nature sauvage, tourmentée, affectionnée par l’âme romantique, et qui rejoint le sentiment d’appartenance, indissoluble, à son pays. Cette nature, c’est d’abord, en effet, la forêt canadienne, où se mêlent des essences très variées (ormes, chênes, mélèzes, sapins, célébrés tour à tour), et qui se mêlent, de façon presqu’indescriptibles, dans un gigantesques chaos, à des énormes fragments de la vieille montagne calédonienne et à des ravins sans fond, bien suggérés dans le long poème « La forêt canadienne » : Bouleaux, sapins, chênes énormes Débris caduques d’arbres géants Rocs moussus aux masses difformes Profondeurs des antres béantes 30 . Indépendamment de cette « forêt touffue », où il aime se promener, ce sont les éléments élevés du relief, ou les lacs qui s’y forment, qui retiennent son attention : notamment à travers les treize sonnets de « Paysages », où ce ne sont que caps géants (comme le Cap éternité), saignées monstrueuses (comme celle qui abrite l’abrupte vallée du Saguenay). 31 A côté de ces sommets vertigineux, il y a les chutes d’eau, également remarquables par leur puissance et par leur hauteur - déjà de réputation mondiale, à l’époque de l’auteur, comme les Chutes du Niagara, et le Saguenay. Ce sont aussi ces imprévisibles joyaux qui constituent les lacs splendides au creux de ces rudes parois, comme les lacs Beauport ou Belœil. 32 Cette nature sélective, est bien propre à générer des sentiments d’exaltation, de sublime, de pureté : Caché comme un Ermite, en ces monts solitaires, Tu ressembles, ô lac ! à ces âmes austères Qui vers tout idéal se tournent avec foi. Elle unit, volontiers, dans un même élan, les aspirations de l’âme romantique, et la célébration du pays, comme naturellement associés ainsi aux sommets et à la puissance- - comme le laisse entendre, en particulier, cette finale du sonnet aux-« Marches naturelles » : Mystérieux degrés, colossales assises, Vastes couches de roc, bizarrement assises, Dites, n’êtes-vous pas les restes effondrés D’une étrange Babel aux spirales dantesques Ou bien quelqu’escalier aux marches gigantesques Bâtie pour une race aux pas démesurés ? 33 30 Ibid., Fleurs boréales, « La forêt canadienne », p.-55-61. 31 Ibid., « Impromptu », p.- 147, ou le « Saguenay », p.- 197, et « Les marches naturelles », p.-199. 32 Ibid., p.-179 et 187. 33 Ibid., p.-199. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 71 16.04.15 07: 37 72 Bernard Emont Sans doute faut-il voir là une référence voilée au destin qui était promis à la « race » canadienne, si la conquête anglaise ne l’avait empêché d’aboutir ! C’est ainsi que l’auteur évoque un type d’homme que son environnement invite à l’élévation (« le Saguenay »), à la rêverie (« le cap Tourmente »), aux interrogations. Un bémol cependant : ce romantisme des sommets, de la nature grandiose, trouve naturellement l’objet de sa quête dans un continent encore sauvage, offrant à l’homme un aspect gigantesque et indompté : et sans doute, sous cet angle, Fréchette est-il l’un des rares littérateurs Canadiens français, à l’instar, par exemple, d’un Walt Witman, parmi les américains de langue anglaise, à nous en avoir un peu transmis l’aspect. Mais pas d’écho automatique, obligatoirement consonnant, entre le grandiose de l’une et celui de l’autre, l’effet de la première est le plus souvent tempéré, chez notre auteur, par une réaction d’humilité, et la recherche des simples plaisirs de l’intime et de l’amitié. Ce n’est pas pour rien qu’un groupe de 13 poèmes est dédié aux « Amitiés », un groupe de 12 aux « Intimités » - sans compter des poèmes isolés, destinés à ses pairs en littérature : l’abbé Tangay, Pamphile Lemay, Longfellow. Le poète montre bien, dans « impromptu », en réaction au spectacle grandiose du haut Saguenay, la double postulation qui l’anime. Tout en reconnaissant dans la première strophe : « J’aime à contempler les sommets altiers », il ajoute aussitôt : Rien ne vaut pourtant la grâce touchante De la fleur qui luit au bord des sentiers. Dans le deuxième quatrain, après un hommage aux impressionnantes hauteurs saguenayennes, Ô caps entassés dont l’orgueil se mire Dans les flots profonds du noir Saguenay 34 et en dépit Des pics géants que le ciel décore Les monts qui défient le regard humain il conclut ses tercets sur une note modeste A tout votre éclat, je préfère encore La douce amitié qui me tend la main 35 . Le poète, conscient de ses limites, assure même, pour conclure son recueil de 1881 34 Ibid., p.-147-148. 35 Ibid., p.-148. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 72 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 73 Et si, barde vaincu, parfois je chante encore, C’est qu’il reste en son âme une corde sonore Qui vibrera toujours au nom de l’amitié 36 . Visiblement, les humbles oiseaux blancs qui mêlent leur plumes blanches à la neige lui sont plus chers que « l’aigle des hauts pins ». 37 Invention, ici encore, d’un manteau romantique à la taille de son porteur canadien ? Les référents humains de ce lyrisme sont généralement des parents, des amis, et des contemporains appréciés. Ils sortent cependant parfois de ce cadre : lorsque le poète évoque, par exemple, le type du coureur des bois, qui illustre la geste des Canadiens d’autrefois-avec une prédilection pour cette grandeur simple d’un « Cadieux » dont « l’humble tombe des bois n’a ni grille ni marbre », ou la stoïque figure de Papineau laissant […] ses mains octogénaires Qui des forums jadis remuaient les tonnerres Vieillir en cultivant des fleurs 38 . Mais il ne dédaigne pas une inspiration plus haute, et tout aussi authentique. Il n’est certes pas indifférent que le premier long poème du recueil lyrique de 1881 soit le poème à Jolliet sur la découverte du Mississipi, qui incarne le mieux, et le plus amplement, la prise de possession par cette poésie, de la nature américaine, en même temps que la célébration de ceux qui en furent les premiers acteurs européens dans l’histoire (le poème sera d’ailleurs repris dans la Légende d’un peuple). Il n’est pas non plus innocent que le second plus long poème (de 204 vers) soit dédié à une singulière et symbolique figure amérindienne, La dernière Iroquoise : arrêtons nous un peu sur cette pièce. Rien de plus « ossianique » que l’atmosphère de ce poème, baigné de bout en bout d’une atmosphère sombre et sinistre, chère aux romantismes du Nord : une Iroquoise, dernière survivante de sa nation, anéantie par les visages pâles, se livre à une vengeance terrible des meurtres subis par celle-ci. Et ce, sur la personne du jeune enfant d’un riche seigneur voisin. Tout est à l’unisson, depuis le début, de cette noirceur morale : le décor nocturne de la forêt dominé par la lune, le couchant rougeâtre et son cache de brume, les bruits suspects ; l’Iroquoise apparait, dans l’ombre, plus proche de « l’esprit des bois » que d’un humain, silhouette « fantomatique, vacillante, indécise, l’œil hagard, le front soucieux », rappelant dans un long discours les chants de victoire de sa nation qui venaient sur ces bords « pleurer sa grandeur et mourir au rivage…couvrant de leurs clameurs la voix (des) cascades » ; l’appel à la haine et son imaginaire est total : elle souhaite aux mânes pour se 36 Ibid. 37 Ibid., p.-140. 38 Ibid., « Papineau », p.-25. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 73 16.04.15 07: 37 74 Bernard Emont venger de-« traquer, saisir les chevelures (des blancs), broyer leurs membres palpitants », « rougir leurs mocassins dans leur sang » et « le boire dans leurs crânes encore fumants » ; au diapason de cet imaginaire, la tempête sévit, l’orage gronde, la foudre embrasant même un vieux tronc sec ; quant à l’aspect de la victime « Un tout petit enfant doux et blond comme un ange/ (qui) ouvre en souriant son œil de séraphin » et dont « la blancheur, le regard pur comme l’innocence », « les-riches vêtements » attestent la naissance, est en total contraste avec celui de son bourreau : L’Iroquoise était là, comme ces noirs génies Que l’on croit voir parfois dans les nuits d’insomnies ; Ses cheveux hérissés se tordaient sous le vent ; L’enfant, paralysé sous sa farouche étreinte, Immobile semblait l’oiseau saisi de crainte Que fascine l’œil du serpent 39 . L’après-meurtre, au milieu d’un faisceau de gestes furieux (piétinement du cadavre, éclats de rire sataniques, « ronde cynique à la Alighiéri », atteint un sommet dans l’horreur, puisque l’Iroquoise Comme un vautour féroce, aux entrailles s’attache, Lui découvre le cœur, de ses ongles l’arrache, Et le dévore tout sanglant 40 . Mais l’on notera que ce drame digne des légendes nordiques, ou des cycles vengeurs de la mythologie gréco-romaine, est emprunté à la mémoire et au contexte socio-ethnique local. Et comme à travers toutes les évocations plus récentes « du dernier Indien », en poésie québécoise, on pourrait même voir là une métaphore prophétique des combats ultimes de la minorité québécoise, et de sa rage impuissante contre un destin implacable… Mais c’est sans doute dans le registre épique que le romantisme de Louis Fréchette montre avec le plus d’ampleur son enracinement canadien, quant à ses références humaines : au point que l’on puisse difficilement distinguer l’un de l’autre. Car la veine lyrico-élégiaque se double avantageusement chez lui d’un talent épique. Cette union indéfectible entre la « canadianité » des références naturelles et le romantisme d’inspiration, triomphe en effet dans les références historiques, quasi exclusives, de la Légende d’un peuple. 39 Ibid., « La dernière Iroquoise », p.-50. 40 Ibid., « La dernière Iroquoise », p.-52. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 74 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 75 Le chantre de l’épopée canadienne : La Légende d’un peuple Ce titre n’est pas sans rappeler, on le remarquera, la Légende des siècles de son grand modèle français Victor Hugo, dont il se veut ouvertement l’émule. Louis Honoré Fréchette ne manquait pas du souffle requis pour cet avatar du genre épique, qui prend en charge l’histoire globale de l’humanité, cherchant, comme le disait Hugo, à faire ressortir-« le géant, le titan qui est à l’œuvre, sous l’emmaillage des événements ou des faits et sur la route de l’homme vers le progrès ». Mais le coup de génie propre au poète a été de rapporter cette conscience épique à l’histoire spécifique d’un petit peuple : petit par sa démographie, mais non par ses œuvres, en regard du nombre de ses acteurs-et dans son rôle historique, à la pointe de l’aventure européenne en Amérique du Nord, (depuis le début du XVIème siècle), à la jonction de la civilisation française et de la construction d’un Nouveau monde : épopée rarement prise en compte, jusque-là, dans sa globalité et dans ses vertus humaines, sans doute par le fait qu’elle aboutit à un apparent échec. Car, dans son caractère particulier, l’histoire canadienne que célèbre La légende d’un peuple est éminemment romantique : dans ce sens que la tragique beauté du héros solitaire, chère à l’imaginaire de ce courant, y éclate au niveau du groupe, - quasi abandonné par la mère patrie et sans cesse confronté à son insuffisance numérique, que ce soit contre les Iroquois ou contre les Anglais. Cette histoire est aussi symbolique des destins de peuples les plus valeureux et les plus tragiques : elle manquait seulement d’être racontée. Et l’interpellation injurieuse des Canadiens français par l’aristocratique Lord Durham dans son rapport d’arbitrage sur la crise des Patriotes de 1837 - il les y qualifie de « peuple sans histoire et sans littérature » et ne voit d’avenir pour eux que dans l’assimilation a la race supérieure (sic - les colons d’origine britannique) en avait imposé le devoir : ce à quoi s’emploie, après l’historien Garneau, notre poète ! C’est donc moins le récit des progrès généraux de l’humanité - à travers arts, techniques et attitudes morales, que Fréchette - contrairement à son modèle français -, entreprend en 1887, que celui des phases d’installation d’un petit peuple dans un immense continent, à la pointe du progrès, des exemples de sa vaillance et des séquences fondatrices d’une histoire hors norme. Et mieux même que des chapitres d’histoire : ce sont des pans entiers de la mémoire glorieuse d’un peuple qu’il tente de faire revivre, dans leur puissance de suggestion émotive toujours vivante, brillant flambeau pour les siècles futurs. Ainsi se trouvent évoquée l’époque fondatrice de la Nouvelle-France, avec des héros comme Champlain, Maisonneuve, des religieuses hospitalières comme Jeanne Mance, Mme de la Peltrie, ou enseignantes comme Marguerite Bourgeois ; le récit de leur lutte à mort contre les Iroquois qui faillit emporter la colonie sans le sacrifice ou le courage de civils comme OeC02_2014_I-116_Druck.indd 75 16.04.15 07: 37 76 Bernard Emont Dollar des Ormeaux, Madeleine de Verchères, Robert Closse ou de religieux comme les Pères Jogues ou Lallemant ; la découverte du Mississipi et la conquête d’un continent, au sud, à l’ouest et au nord des colonies anglaises (exploits d’Iberville) ; les premières guerres intercoloniales, sur fond de querelles dynastiques européennes. Puis la conquête anglaise, qui n’empêchera pas la subsistance d’un fort sentiment national canadien-français, tantôt se montrant l’allié des nouveaux maîtres (il jouera un rôle déterminant contre les Américains lors de la victoire de Château-Gay), tantôt s’en déclarant le plus grand adversaire : comme lors de la révolte des « patriotes » de 1837, abondamment évoquée, de concert avec ceux qui en furent les leaders, encore vivants au temps du poète, comme Papineau. Dans ce long et ambitieux poème de 250 pages (soit 6500 vers), le poète parvient à de réelles réussites : surtout lorsqu’il s’attaque moins à de grands événements collectifs qui ont marqué l’histoire (comme la fondation de Montréal ou le siège de Québec par Phips en 1690) qu’à des entreprises plus larges qui ont traversé les générations. C’est le cas dans l’introduction à la légende, lorsqu’il survole l’histoire canadienne dans un raccourci saisissant, évoquant la figure tant soit peu stylisée des fondateurs : Salut d’abord à toi Cartier, hardi marin Qui le premier foula de ton pas souverain Les bords inexplorés de notre vaste fleuve. Salut à toi Champlain ! et toi, de Maisonneuve Illustres fondateurs des deux fières cités Qui mirent dans nos flots leurs rivales beautés. Ce ne fut tout d’abord qu’un groupe, une poignée De bretons brandissant le sabre et la cognée. Vieux loups de mer bronzés au vent de St Malo, Bercés depuis l’enfance entre le ciel et l’eau Hommes de fer, altiers de cœur et de stature Cherchant, dans les secrets de l’Océan brumeux, Non pas les bords dorés d’eldorado fameux Mais un sol où planter, signes de délivrance, A côté de la croix, le drapeau de la France 41 . Dans le cas de son poème dédié à Jolliet, il imagine superbement la découverte du Mississipi, avant l’arrivée de la civilisation. Alliant son sens de la nature américaine à celui des entreprises héroïques, nous faisant sentir la portée continentale et historique du phénomène, il atteint alors un sommet de son art : 41 Ibid., p.-38. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 76 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 77 Le grand fleuve dormait couché dans la savane Dans les lointains brumeux passaient en caravane De farouches troupeaux d’élans et de bisons. Drapé dans les rayons de l’aube matinale, Le désert déployait sa splendeur virginale Sur d’insondables horizons Juin brillait. Sur les eaux, dans l’herbe des pelouses, Sur les sommets au fond des profondeurs jalouses, L’été fécond chantait ses sauvages amours Du sud à l’Aquillon, du couchant à l’aurore, Toute l’immensité semblait garder encore La majesté des premiers jours… 42 . C’est le cas, tout au long de l’œuvre, lorsqu’il s’attaque aux différents épisodes d’une entreprise, en elle-même, et de bout en bout, réellement épique, notamment par la grandeur des réalisations rapportées au petit nombre d’hommes qui les effectuèrent : « Mais le nombre devait triompher du courage ». 43 C’est le cas, bien sûr, lorsqu’il évoque la stature de héros individuels qui, tels les champions des Chansons de geste, incarnèrent plus particulièrement la résistance d’une nation, par l’épée, comme Lévy, (qui) dernier lutteur de la lutte dernière Arrache encore, vengeant la France et sa fierté Un suprême triomphe à la fatalité 44 . (il devait remporter la bataille sans lendemain de Québec, un an après la défaite des Plaines d’Abraham), ou par le verbe mêlé à l’action, comme plus tard Papineau, ou Chénier. Mais il n’est jamais plus romantique, à notre sens, ni meilleur porteparole de « sa race », que lorsqu’il met en scène des héros mineurs, à la fois humbles de statut, grands par leurs vertus, un peu à la manière de la moyenne des Canadiens, dont un destin, constamment difficile et tragique, a fait de communs héros. Ainsi en est-il de l’évocation de Cadieux, un simple coureur des bois qui réussit, par son sacrifice, à sauver tout un groupe des siens d’une embuscade iroquoise (le personnage revient plusieurs fois dans l’œuvre de Fréchette), et dont le courage n’a d’égal que l’âme poétique : 42 Ibid., « Jolliet », p.-90 et suivantes. 43 Ibid., p.-40.- 44 Ibid., p.-41. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 77 16.04.15 07: 37 78 Bernard Emont Un jeune homme au regard rêveur et studieux Un brave, que ces fiers trappeurs nommaient Cadieux Connaissant l’algonquin, leur servait d’interprète A s’exposer à tout pour le salut d’autrui Nul d’entre eux ne savait raconter mieux que lui Ni rendre, avec des chants rythmés par la pagaie Le voyage plus court et la route plus gaie Et poète illettré, sans aucune leçon Que des strophes du vent qui berce la feuillée, Le jour sur l’aviron, le soir à la veillée, Dans la naïveté d’une âme sans détours Aux échos du désert, il chantait ses amours 45 . Déjà le poète lyrique, admirait ce modèle de héros obscur dont « l’humble tombe des bois n’a ni grille, ni marbre » ; 46 le « simple » coureur des bois » ou le pionnier de base, lui inspirent quelquefois de plus beaux vers que les héros majeurs qu’a retenus l’histoire. Passée la défaite des Plaines d’Abraham, qui mit fin à la « Nouvelle- France », le romantique héraut de la cause canadienne-française, peut se nourrir de nobles causes bafouées et d’héroïsmes désespérés. Comme celui, longuement évoqué, des Patriotes de 1837 qui se soulevèrent, sans calcul, pour la défense du peuple opprimé, choisissant (de)défier soudain, du geste et de la voix Les tyrans acharnés aux lambeaux de ses droits… Ces rudes paysans, les yeux brûlés de larmes, Ces opprimés sans chef, sans ressources, sans armes, Osèrent au grand jour, pour un combat mortel, Jeter à l’Angleterre un sublime cartel ! 47 Vain défi, contre la force et le nombre, mais qui transformant les héros en martyrs, donne lieu à de poignants tableaux, sur fond d’amplification manichéenne : Elle fut magnanime, héroïque et sans tâche, Votre légende ô fiers enfants de Saint Eustache Quand le reste pliait, quand à St Charles en feu Sacrifiant leur vie en un suprême enjeu Les hardis défenseurs de notre sainte cause, Martyrs du grand devoir que la patrie impose Etaient morts aux lueurs de leurs foyers détruits… Colborne et ses soldats, sinistre et lourd cortège 45 Ibid., « Cadieux », p.-117. 46 Ibid., Poèmes (1881), p.-101. 47 Ibid.,-« Notre histoire », p.-42. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 78 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 79 S’avançaient en traînant leurs fourgons surs la neige L’invective à la bouche et la torche à la main Répandant la terreur partout sur leur chemin… 48 . Aventure tragique, dont, dans une posture sacrificielle, le poète essaie de se consoler, espérant voir naître d’un mal un bien : Le froment naît du sol qu’on déchire, les fleurs Les plus douces, peut-être, éclosent sur les tombes L’Eglise a pris racine au fond des catacombes… 49 . Et en soulignant à défaut de victoire physique, une victoire morale : Quoique vaincus, ces preux ont pour toujours planté, Sur notre jeune sol ton arbre, ô Liberté ! 50 La réalité fut moins facile à vivre, puisque, trente ans après, ne voulant pas admettre les compromissions qui présidèrent, selon lui, à la Confédération, Louis Fréchette, tel Victor Hugo, choisit de s’exiler ! 51 Ainsi Fréchette, romantique, non moins que patriote, marie naturellement et sans apparent conflit, ces deux dimensions. Car si un premier romantisme, agissant comme un filtre, avait contribué à éloigner les réalités canadiennes, au profit de la géographie et de l’histoire de l’ancienne mère patrie, lieu de tous les prestiges, le second s’en empare comme d’un lieu privilégié, où, face à une nature inviolée et à une histoire à peine écrite, il ne sera pas perturbé dans ses élans par les miasmes d’une civilisation aliénante, parce que trop connue, corrompue ou désormais différente. Il trouve dans la spécificité canadienne, tant historique que géographique, ou politique, à la fois la plus proche, sans doute l’une des meilleures, et surement l’une des plus (injustement) inexplorées des sources d’inspiration romantique - avec ce que cela suppose de valorisation d’une identité particulière, d’inachèvement tragique porteur d’élans vers l’absolu, vers le désintéressement mais aussi vers l’avenir - il jeta les bases d’une poésie québécoise originale. Il rejoint tant de patriotes romantiques, plus ou moins heureux, des révoltes de 1848 (dont il est la voix, malgré les années - censure oblige), qui trouvèrent dans leur semi-échec politique, de quoi nourrir une littérature de la ferveur et du dépassement (Lamartine, Hugo, Garibaldi, Manzoni, Kossuth…) . 48 Ibid., « Chénier », p.-200. 49 Ibid., « Notre histoire », p.-42. 50 Ibid., « Chénier », p.-201. 51 Ce qui nous vaudra, en 1863, le recueil de vers- La Voix d’un exilé. Réédité par Léméac à Montréal, en 1979. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 79 16.04.15 07: 37 80 Bernard Emont Interprète du romantisme à l’aune de réalités prochaines, Louis-Honoré Fréchette a su aussi lui donner une tonalité particulière, en accord avec le petit peuple dont il est issu. L’élévation puisée dans les paysages de la vieille montagne hercynienne, l’élan vers l’infini, ont pour limite un sentiment de modestie, de relativité, à la mesure des défis de cet immense pays, des rigueurs de son climat et d’une histoire tourmentée. Le souvenir des grandeurs d’un passé héroïque, où les vertus humaines, tant civiles que religieuses, sur fond d’infériorité numérique, furent portées au plus haut, dans un continent nouveau, n’implique pas, pour l’auteur, de le sacrifier au seul culte des héros : car il sait reconnaître la part des humbles dans ce combat collectif, et ses vers les plus touchants vont à ces héros obscurs. Loin des grandiloquences et sublimes élans, souvent liés aux romantismes du sud… Le « Victor Hugo » québécois (comme on l’a souvent appelé, et comme il était flatté qu’on l’appelât), est certes encore trop tributaire enocre, des courants littéraires européens - et spécialement français. Sans doute, son écriture n’est pas irréprochable, se ressentant quelquefois de négligences de détail, de prosaïsmes : mais son inspiration est fondamentalement neuve - notamment dans son enracinement, sa production suffisamment ample et variée, sa vision haute et son verbe puissant - surtout si on le compare à ses contemporains, dans une société peu versée dans les lettres -, pour que l’histoire littéraire lui réserve une position forte dans la construction littéraire de l’Amérique française. Aussi souscrivons-nous au jugement de son biographe, Marcel Dugas, qui sut être, aussi, son meilleur critique : « Malgré les faiblesses de son art, il a enrichi la sensibilité canadienne ; il a étendu les perspectives où se mouvait le pauvre rêve blessé de ces colons français ; il a donné un langage à des aspirations confuses et qui, pour incères qu’elles furent, ne connaissaient pas encore le mot qui délivre, le chant où des vaincus exhalent leurs douleurs. » 52 Bibliographie Œuvres poétiques de Fréchette 1863 Mes loisirs-Poésies. Québec : Imprimeries Léger Brousseau. 1869 La voix d’un exilé-Poésies canadiennes. Chicago : Imprimerie de l’Amérique. 1879 Les oiseaux de neige. Sonnets. Québec : C. Darveau imprimeur. 1879 Les fleurs boréales. Les oiseaux de neige. Poésies canadiennes. Québec : C.-Darveau, imprimeur. 52 Marcel Dugas, Un romantique canadien, Louis Fréchette. Paris : Éditions de la revue mondiale, 1934, p.-4. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 80 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 81 1887 La légende d’un peuple. Paris : La Librairie illustrée. Repris par les Ecrits des Forges, Ottawa, Canada, 1989, avec une introduction de Claude Beausoleil. 1889 Jean-Baptiste de la Salle, fondateur des Ecoles chrétiennes. Poème lyrique- Montréal : chez les Frères des écoles chrétiennes. 1908 Poésies choisies, Montréal : Librairie Beauchemin limitée. 1992 Les oiseaux de neige. Choix, introduction et envoi de Claude Beausoleil. Dessins originaux de Roland Giguère. Montréal : Éditions du silence. 2008 Louis Fréchette, poète national. Choix de textes et présentation de P. Filion. Montréal : Editions du Noroît. Études sur Fréchette Dominique Audon, Bibliographie analytique et critique des articles sur L. Fréchette parus dans des revues, 1863-1983. Québec : CRELIQ de l’Université Laval, 1983. Claude Beausoleil, « Louis Fréchette », Lettres québécoises, n° 128, 2007, p.-55. Marcel Dugas, Un romantique canadien, Louis Fréchette. Paris : Éditions de la revue mondiale, 1934. Lucien Serre, Notes pour servir à la biographie du poète. Montréal : Les Frères des Écoles chrétiennes, 1928. Jean-Claude Germain, La double vie littéraire de Louis Fréchette. Montréal : Hurtubise, 2014. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 81 16.04.15 07: 37