eJournals Oeuvres et Critiques 40/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2015
401

Introduction: la Querelle du Cid ou la naissance de la politique culturelle française au XVIIe siécle

121
2015
Jörn Steigerwald
oec4010003
Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Introduction : la Querelle du Cid ou la naissance de la politique culturelle française au XVII e -siècle Jörn Steigerwald Université de Paderborn La Querelle du Cid marque un tournant décisif dans l’histoire de la littérature française. 1 Incitant la critique à prendre position par rapport au Cid de Corneille, elle contribue tout d’abord à la formulation des aspects centraux de la doctrine classique et jouit ainsi d’une influence notable sur l’esthétique et les genres littéraires de cette époque : 1° Elle sert de base à la réflexion sur les règles théâtrales, surtout sur les ‘trois unités’, mais aussi sur les concepts de la ‘vraisemblance’, de ‘l’utilité’, de la ‘bienséance’ et du ‘plaisir’. 2° Elle permet de problématiser la différence entre les genres mixtes, la tragi-comédie et la pastorale dramatique, et les genres purs, la tragédie et la comédie, et pose la première pierre de la doctrine classique qui vise aux formes pures. 3° Elle invite à réfléchir sur l’orientation de la tragédie vers l’histoire ou vers le fabuleux en général et à mettre la constitution du poème dramatique en relation avec celle du poème épique. Avec l’Énéide de Virgile, la discussion se réfère au modèle de la ‘roue de Virgile’, c’est-à-dire à son actualité et à ses possibilités. 2 4° De ce point de vue, la tragi-comédie du Cid est la pierre de touche qui fut nécessaire à l’établissement d’une tragédie réglée. Car ce furent ses défauts, mais aussi ses charmes qui donnèrent lieu à la querelle qui n’était, pour reprendre la formule de Chapelain, que la base d’une contestation des auteurs dramatiques dans leur orientation vers un idéal du théâtre français. 3 1 Cité d’après l’édition La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004. 2 Voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques, p.-172-223, surtout p.-187. 3 « Il seroit superflu de faire en ce lieu une longue déduction des innocentes & profitables querelles qu’on a veu naistre dans tout le Cercle des Sciences, entre 4 Jörn Steigerwald 5° C’est à travers la Querelle du Cid que le champ littéraire se constitue manifestement, car elle met en relation les stratégies d’écrivains avec l’émergence du public masculin et féminin et le rôle décisif de l’Académie française. Le pouvoir de la littérature se montre par la naissance de l’écrivain et par la fondation nouvelle de la rhétorique classique. Si l’on se focalise sur la politique menée par le régime absolutiste à l’égard de la littérature, son importance est également considérable, puisque l’intervention de Richelieu et de l’Académie française dans la Querelle consacrent une mainmise systématique (quoique non exempte de tensions) de la politique sur la littérature. 4 Mais la politique culturelle de Richelieu va plus loin : En 1634, il fonde l’Académie française et réunit en 1635 un groupe d’auteurs dramatiques nommé la ‘Société des Cinq Auteurs’, constitué de Boisrobert, L’Estoile, Rotrou, Colletet et Corneille. Ce faisant, Richelieu change visiblement l’orientation de la littérature, mais aussi de la culture française, si on compare la situation des années vingt avec celle des années trente. Marie de Médicis, qui s’exila en 1631, cultiva surtout les beaux-arts et commanda de nombreuses peintures à Guido Reni et Rubens, mais s’intéressa aussi à la littérature épique. 5 L’invitation du Cavalier Marin et la publication de son ‘épopée de paix’, L’Adone, en 1623 à Paris et à Venise, avec la lettre de Chapelain servant de ces rares hommes de l’Antiquité. Il suffira de dire que parmy les Modernes il s’en est esmeu de tres-favorables pour les Lettres, et que la Poésie seroit aujourd’huy bien moins parfaite qu’elle n’est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres Autheurs des derniers Temps. » Jean Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, dans La Querelle du Cid, p.-933. 4 Voir Jean Mesnard, La culture du XVII e -siècle, Paris, PUF, 1992, surtout le chapitre « Richelieu et le théâtre », p.- 168-181 ; Deborah Blocker/ Elie Haddad, « Protections et statut d’auteur à l’époque moderne : formes et enjeux des pratiques de patronage dans la querelle du Cid (1637) »,- French Historical Studies, 31, 3, 2008, p. 381-416, Deborah Blocker, « Theatrical identities and political devices : fashioning subjects through drama in the house of cardinal Richelieu (1635-1643) », Space and Self in Early Modern-European cultures, édité par David Warren Sabean/ Malina Stefanovska, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p.-112-133. 5 Voir p.ex. Sara Mamone, Paris et Florence, deux capitales du spectacle pour une reine : Marie de Médicis, Paris, Seuil, 1990 ; André Castelot, Maria de’ Medici - Un’italiana alla corte di Francia, Milano, Rizzoli, 1996 ; Jean-François Dubost, La France italienne, XVI e et XVII e - siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1998 ; Marc Fumaroli, Françoise Graziani et Francesco Solinas, Le ‘Siècle’ de Marie de Médicis, actes du séminaire de la chaire rhétorique et société en Europe (XVI e -XVII e - siècles) du Collège de France, Edizioni dell’Orso, 2003 ; Paola Pacht-Bassani (et al.), Marie de Médicis, un gouvernement par les arts, Paris, Somogy, 2004 et Benedetta Craveri, Amanti e Regine - Il potere delle donne, Milan, Adelphi, 2007. Introduction 5 préface à l’épopée, marqua un des points culminants de cette politique culturelle. 6 Richelieu, pour sa part, favorisa le théâtre et parraina la constitution d’un théâtre français au niveau des institutions, des auteurs et des pratiques théâtrales. Par là, il redirigea l’orientation culturelle française de l’Italie vers la France et exigea la fabrication de la culture française, ou plus simplement : d’un modèle culturel français qui se positionne non seulement dans le champ culturel, dominé jusqu’alors par le modèle italien et le modèle espagnol, mais qui sera le modèle hégémonique à venir. L’« édition critique intégrale » des documents de la Querelle de Jean Civardi (publiée en 2004) ainsi que les études de Georges Forestier, de Marc Fumaroli, d’Hélène Merlin, de Christian Jouhaud et d’Alain Viala, pour ne nommer que les plus connus, offrent une vue synoptique des discussions des contemporains de Corneille ainsi qu’un précis de la recherche actuelle sur le Cid. 7 Ces deux axes se concentrent sur les paradigmes de la doctrine classique qui se forment dans le sillage de la Querelle du Cid et par ce biais sur le champ littéraire naissant. Néanmoins, si on prend un peu de recul par rapport aux discussions de la Querelle du Cid, il se pose la question de savoir pourquoi cette querelle a eu lieu. Pour être plus précis, on peut se demander ce qui distingue la tragicomédie de Corneille de ses pièces ultérieures, mais aussi des drames de ses contemporains pour qu’ait pu éclater pour son Cid une querelle et non pas pour sa Médée, ni d’ailleurs pour la Sophonisbe de Mairet. La question se pose d’autant plus que la Sophonisbe de Corneille, elle, a plus tard déclenché une autre querelle menée par Donneau de Visé et l’abbé d’Aubignac. 8 Les Sentiments de l’Académie française compliquent encore une fois la situation, car Chapelain souligne que la Querelle du Cid s’inscrit dans la tradition des querelles qui a eu lieu en Italie : 6 Voir Deborah Blocker, Instituer un “art” : politiques du théâtre dans la France du premier XVII e - siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, et Jörn Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’“Adone“ du cavalier Marin », Littératures classiques 77 (2012), p.-281-295. 7 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, surtout le chapitre « Condamner Corneille ? », p.- 112-117 ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1980 ; Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVII e - siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000 et Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985. 8 Voir Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac, édition critique par Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr, 2014. 6 Jörn Steigerwald Il suffira de dire que parmy les Modernes il s’en est esmeu de tres-favorables pour les Lettres, et que la Poésie seroit aujourd’huy bien moins parfaite qu’elle n’est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres Autheurs des derniers Temps. En effect nous en avons la principale obligation aux agréables differens qu’ont produit la Hierusalem et le Pastor Fido, c’est à dire les Chef-d’œuvres des deux plus grands Poètes de de-là les Monts ; après lesquels peu de gens auroient bonne grâce de murmurer contre la Censure, et de s’offencer d’avoir une avanture pareille à la leur. 9 Si Chapelain se permet de mettre en relief la relation entre la Querelle de la Gerusalemme libarata, la Querelle du Pastor fido et la Querelle du Cid, on se demande à juste titre ce qu’il y a de nouveau dans la Querelle du Cid. Bernard Weinberg a souligné l’importance de cette question dans son étude classique sur le Literary Criticism in the Italian Renaissance : For it [i.e. the quarell over Guarini’s Pastor fido] the issues of this quarell, combines with its recency and freshness, that stimulated a birth of critical discussion in France before and after the publication of the Cid in 1636 [sic ! ]. The fact that it reopened all the questions pertinent to dramatic literature made it even more useful to the Frenchmen who, in the second quarter of the seventeenth century, were applying to tragedy and tragicomedy whatever they would find in the way of antecedent critical ideas. It is even possible that the documents of the Guarini quarrel were more influential in shaping dramatic theories during these years in France than the more elaborate and complete treatises of an earlier generation in Italy. 10 De ce point de vue, il semble qu’il y ait peu, sinon rien de nouveau dans la Querelle du Cid, à part le fait que cette querelle se déroule en France et non pas en Italie. L’étude de Weinberg, mais aussi celles de Deborah Blocker et de Laurence Giavarini 11 , me permettent de préciser la question de la nouveauté de la Querelle du Cid : 9 Chapelain, Sentiments, p.-933. 10 Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1961, chapitre XXI. The Quarrel over Guarini’s Pastor Fido, tome II, p.-1074. 11 Voir Deborah Blocker, « Jean Chapelain et les ‘lumières de Padoue’ : l’héritage italien dans les querelles françaises sur l’utilité du théâtre (1585-1640) », Littératures classiques, n°37, 1997, p.-97-116 ; idem, Costumi, virtù et onestà : la question des mœurs dans le Pastor Fido et sa querelle », Éthiques et formes littéraires à la Renaissance, actes de la journée d’études du Centre d’études Supérieures de la Renaissance de Tours, 19 avril 2002, édité par Bruno Méniel, Paris, Champion, 2005, p.- 133-152 et Laurence Gavarini, La Distance pastorale. Usages politiques de la représentation des bergers (XVI e -XVII e - siècles), Paris, Vrin, 2010 ; idem, « La Introduction 7 1° La Querelle du Pastor fido problématise la différence entre les genres mixtes d’un côté, la pastorale dramatique et la tragi-comédie, et les genres purs, la tragédie et la comédie, d’un autre côté. Ce fut le Tasse qui s’opposa à Guarini en optant pour les genres purs, car seuls ces derniers garantissent, selon le Tasse, l’observation nécessaire des règles de la ‘roue de Virgile’. 2° La discussion entre Guarini et De Nores vise à deux buts différents de la littérature, le premier plaidant pour le plaisir du lecteur ou du spectateur comme la plus grande vertu de l’œuvre d’art, tandis que le dernier considère l’utilité morale comme étant la plus grande valeur de la littérature. 3° La Querelle du Pastor fido permet de distinguer une approche poétique d’une approche rhétorique, car le concept de l’utilité de la littérature renvoie à la philosophie de Platon, la rhétorique de Cicéron et la politique d’Aristote, alors que ce dernier n’en parle pas dans sa Poétique, comme le souligne Guarini dans ses écrits. De ce point de vue, Scudéry s’inscrit dans la tradition rhétorique de la critique littéraire en analysant le Cid de Corneille, tandis que Chapelain essaie de mélanger la tradition rhétorique et la tradition poétique dans les Sentiments. 4° La Querelle se concentre sur les questions de la morale des actions et des personnages et sur le problème de la pudeur. De plus, ces questions renvoient à la querelle antérieure qui se déroula entre l’Arioste et le Tasse, à savoir entre l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata et la querelle postérieure de l’Adone du cavalier Marin. Il me semble au moins remarquable que toutes ces querelles aient eu lieu en Italie, et non pas en France, même si l’Adone fut publié à Paris en 1623 avec la lettre de Chapelain servant de préface. 12 5° Guarini souligne que les nouvelles formes mixtes comme la tragicomédie permettent d’établir des genres nouveaux qui s’intègrent parfaitement dans la poétique d’Aristote, même si ce dernier n’a rien écrit à ce sujet, car ils prennent une place qui était restée jusqu’alors libre. Ce faisant, il formule un argument cher à Chapelain, surtout dans sa Lettre querelle du Pastor Fido, un modèle pour les lettres françaises ? », Les Querelles dramatiques en France XVI e -XVIII e - siècles, actes du colloque de Reims (octobre 2006), édité par Emmanuelle Hénin, Louvain, Peeters, 2010, p.-25-39 ; voir aussi Il Compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragi-comique] de Giambattista Guarini, introduction, traduction et notes par Laurence Giavarini, Paris, Champion, 2008. 12 Voir Weinberg, History of Literary Criticism, chapitre XIX, The Quarrel over Ariosto and Tasso et chapitre XX, the Quarrel over Ariosto and Tasso (Concluded), p. 954-1073 ; Jörn Steigerwald : « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-233-259. 8 Jörn Steigerwald à M. Favereau, mais aussi dans les Sentiments. 13 Néanmoins, la doctrine classique préfère la tragédie à la tragi-comédie, même si elle élabore une conception de la littérature qui permet d’intégrer et de valider positivement les formes mixtes. 14 Je pourrais facilement continuer à discuter sur ce sujet en posant la question de savoir pourquoi il n’y a pas eu de Querelle de l’Astrée ou de L’Adone etc. Mais il me semble que ces questions nous emmèneraient trop loin de la discussion, qui se concentre sur la Querelle du Cid au sens propre, et qui s’approche probablement d’une manière problématique de celle-ci, ce qui est plus important. Bref, au lieu de poser la question de savoir qu’est-ce qui est nouveau dans la Querelle du Cid, il vaut mieux se demander si le contexte culturel, social et politique changea de manière radicale dans les années trente, de sorte que les textes de la Querelle du Cid reprendraient des notions clés et des concepts centraux des querelles italiennes du XVI e -siècle, en les adaptant à un contexte complètement différent et en changeant surtout leur signification. Notre réflexion se fonde par conséquent sur l’idée que la politique culturelle qui se fait jour lors de la Querelle du Cid s’articule autour des questions d’un intérêt primordial pour les contemporains de Corneille, alors reprises, voire peut-être même déclenchées, et discutées par l’intermédiaire du Cid. Il résulte de cette constellation, telle est la thèse qui guide notre réflexion et, par ce biais, la discussion de ce dossier, une configuration intégrant à la fois les domaines de la politique de la famille, de la relation entre les sexes et de la politique littéraire, qui, à son tour, sert de base à des débats ultérieurs et prolonge de la sorte la politique culturelle amorcée par la Querelle du Cid. Dans cette optique, il est possible de replacer la césure marquée par la Querelle du Cid dans son contexte culturel et historique et peut-être même de voir dans les discussions d’ordre littéraire et culturel développées dans la Querelle le moment initiateur d’un ‘siècle des querelles’. 15 13 Voir Steigerwald : La galanterie des dieux antiques. 14 Pour donner un exemple : Jean-François Sarasin nomme la tragi-comédie L’Amour tyrannique dans son Discours de la tragédie une ‘tragédie’ et met en relief pourquoi cette tragédie sert de modèle aux dramaturges contemporains : « Auparauant que de commencer à juger de ceste Tragedie, (c’est ainsi que nous l’appellerons & non pas Tragi-Comedie, pour les raisons que nous en apporterons en leur lieu) il faut voir quelle est la fin & l’vsage que se proposent ces Poëmes ; & ce que le Philosophe que nous suiuons en a enseigné. » Voir Sillac d’Arbois [i.e. Jean- François Sarasin], « Discours de la tragédie ou Remarques sur l’Amour tyrannique de Monsieur de Scudery », Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, p.-2. 15 Pour ne donner qu’un exemple classique : La Querelle du Cid va de pair avec la première étape de la Querelle sur la moralité du théâtre. Voir Marc Fumaroli, « La Introduction 9 1° La politique de la famille, des sexes et de la littérature qui apparaît avec le Cid et la Querelle peut être esquissée de la manière suivante : Le Cid de Corneille s’organise autour d’un conflit qui oppose une génération d’enfants à celle de ses pères, et qui remet en question leur qualité de modèle, voire même leur autorité (avec Don Gomès, Don Diègue et Don Fernand d’un côté et Rodrigue, Chimène et l’Infante de l’autre). Une analyse de cette confrontation et de ses répercussions dans la Querelle nous offre une idée de ce que les contemporains de Corneille entendaient par les concepts de ‘famille’ et de ‘maison’, ou par des concepts rivaux de ‘famille’ et de ‘maison’. 16 Pour être plus précis, la transformation d’une ‘maison fermée’ en une ‘maison ouverte’, qui s’est produite au cours de ces années, va de pair avec une problématisation de l’autorité du père et, ce qui est plus important encore, avec une nouvelle conception de l’espace social et concret de la maison. 17 Les années trente révèlent le conflit entre deux concepts de la maison qui coexistent jusqu’à la fin des années soixante sinon soixantedix : Les deux maisons d’Arnolphe dans la comédie L’École des femmes de Molière est probablement l’exemple le plus connu de cette cohabitation de la famille, voire de la maison. 18 Pour donner un exemple contemporain du Cid : Catherine de Vivonne fit reconstruire l’architecture de l’hôtel de son père, à savoir l’Hôtel de Rambouillet, pour avoir des salles plus adaptées aux réceptions. Ainsi, elle querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », RHLF, nov.-déc. 1970, p.- 1007-1030 ; idem, « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtre” en France de Corneille à Molière », idem, Héros et orateurs, rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, p.-449-491 et Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997. 16 Voir Jack Goody, The Development of the Family and Marriage in Europe. Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Jean-Louis Flandrin, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; The History of the European Family, dir. David I. Kertzer and Mario Barbagli, Vol. I, Family Life in Early Modern Times, 1500-1789, New Haven, Yale University Press, 2001. 17 Voir pour le contexte socio-historique Julie Hardwick, The Practice of Patriarchy. Gender and the Politics of Household Authority in Early Modern France, University Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1998 ; pour la transformation architecturale de la maison voir Alexandre Gady, Les Hôtels particuliers de Paris du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Parigramme, 2008, idem, « Distribution de l’hôtel particulier parisien », in Les Hôtels de Guénégaud et de Mongelas : rendez-vous de chasse des Sommer au Marais, dir. A. Gady et Jean-Pierre Jouve, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006, p.-271-283. 18 Voir Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’école des maris, L’école des femmes, La critique de l’école des femmes) », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-337-361. 10 Jörn Steigerwald changea radicalement la conception de la maison, et conçut une maison qui n’intègre pas seulement et pour une des premières fois en France l’interaction des sexes dans des espaces privés, mais aussi une maison qui se distingue par l’échange entre les maisons et par la réunion de personnes d’autres maisons dans son hôtel. Le Cid de Corneille se base sur le même ordre domestique : Le fait que Chimène reçoive Rodrigue dans la maison de son Père dans la première scène du troisième acte présuppose la possibilité spatiale et architecturale de le faire honnêtement, à savoir l’existence de pièces dans la maison qui servent à recevoir des hôtes de l’autre sexe, sans que leur présence ne choque les mœurs ni compromette l’honneur de la famille. La critique de cette scène de la part de Georges de Scudéry souligne en même temps l’existence d’une maison ouverte et le problème de l’autorité traditionnelle du père dans cette maison nouvellement ouverte, le vrai scandale consistant en la réception de Rodrigue après le duel mortel avec le père de Chimène. Il s’agira alors d’examiner dans quelle mesure la crise d’autorité représentée par ce conflit de générations est à mettre en relation avec le changement profond que subit la famille française aux environs de 1630, et qui se définit non seulement par une restructuration de la maison, de l’« oikos », mais aussi par l’émergence d’un nouveau modèle de famille. La Querelle du Cid se concentre sur l’attitude et le comportement de Chimène et de Rodrigue avant et surtout après le duel entre Don Gomès et ce dernier, c’est-à-dire sur les devoirs des enfants envers leurs pères et à travers cela envers leurs familles. Toutefois, en critiquant les actions morales des enfants (Chimène et Rodrigue), Georges de Scudéry et d’autres produisent un double effet rétrograde, puisqu’ils mettent en relief d’un côté que leurs attitudes doivent être considérées plus précisément comme une réaction des enfants vis-à-vis des actions de leurs pères qui provoquent le conflit entre les deux familles et, par ce biais, le duel. D’un autre côté, la critique, parfois violente, des actions des enfants, plus particulièrement de Chimène, va de pair avec le silence complet envers le comportement des pères. Ce mutisme est au moins remarquable, car selon la tradition de la maison, de ‘l’oikos’, ce sont les pères qui sont responsables de l’estime et du prestige de la famille. Dans le Cid, par contre, Don Diègue et Don Gomès n’acceptent pas seulement la ruine de leur famille en insistant sur le fait que seul le duel puisse garantir leur honneur, mais ils accordent aussi plus de valeur à leur personne qu’à leur maison et s’opposent en cela aux lois de la famille qu’ils doivent garantir en tant que père de famille. La critique de Chimène et de Rodrigue met par conséquent sous les yeux un tabou du père qui se trouve au centre de la Querelle de Cid et qui organise la querelle sur la moralité du Cid. A cela s’ajoute le fait que la discussion sur les ‘trois unités’, surtout sur ‘l’unité de lieu’, se produit sur l’arrière-plan d’un changement fondamental Introduction 11 de la maison qui sert dès le Cid de cadre pour les tragédies. Racine privilégie plus tard le cabinet en tant qu’espace concret et symbolique de la tragédie, tandis que Corneille met en scène la tragédie Horace dans « une salle de la maison d’Horace » juste après la Querelle du Cid. 19 Néanmoins, il reste à savoir si la salle de la maison d’Horace garantit l’unité de lieu ou si, par contre, elle ne met pas en relief le fait que l’unité de lieu n’est qu’une notion traditionnelle impropre au théâtre de la première société de ‘la cour et la ville’ qui se base sur le modèle de la ‘maison ouverte’. 2° L’analyse de ces paramètres familiaux engage à son tour une réflexion sur la relation entre les deux sexes dans la pièce de Corneille. C’est tout particulièrement à la fin du Cid que ce sujet se dessine, lorsque Chimène demande grâce au Roi afin qu’il repousse l’échéance de son mariage avec Rodrigue. Devant assumer à la fois le rôle de fille, de dame de la Cour, de femme et d’(ancienne) amante de Rodrigue, elle montre qu’elle ne peut que repousser et non pas résoudre cette situation dans laquelle elle est enchevêtrée. Cette situation se caractérise plus concrètement par la cohabitation des trois amours qui vont de pair avec trois devoirs : Chimène doit un amour parental à son père, un amour souverain à son roi et un amour profane à son amant, sauf que la hiérarchie traditionnelle qui privilège l’amour souverain, puis l’amour parental et finalement l’amour profane, sur lequel insiste encore Georges de Scudéry, ne lui sert plus d’orientation. La poésie d’amour, les pastorales et les poèmes de paix inclus, visent dès le début du XVII e -siècle à une configuration de l’amour qui combine l’amour sacré aux deux amours profanes, à savoir l’amour souverain et l’amour profane des amants et sert ainsi de base à la galanterie française qui est justement en train de s’établir. 20 Ce qui est important dans le cas du Cid et de la Querelle du Cid, c’est que l’amour parental n’est pas exclu de la galanterie, même s’il n’y prend pas une place importante. La majorité des protagonistes féminines de l’esthétique galante se constitue de jeunes veuves et de jeunes orphelines, mais non pas de jeunes filles en général - je rappelle seulement les personnages de Clélie de Madeleine de Scudéry, d’Agnès de Molière et de la Princesse de Clève de Mme de La Fayette. 21 19 Pierre Corneille, Horace, Œuvres complètes I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p.-844. 20 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs : La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 118, 3 (2008), p.- 237-257 et idem, « Les arts et l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 69 (2009), p. 53-63. 21 Clélie est une des exceptions remarquables à cette règle dans la Clélie, qui oppose la protagoniste féminine à beaucoup d’autres personnes féminines du roman. 12 Jörn Steigerwald La violence des réactions des critiques face au comportement de Chimène et d’autres protagonistes, qu’ils n’hésitèrent pas à qualifier d’amoral et de contre-nature, indiquent que la relation entre les deux sexes, mais aussi la morale et l’identité sexuelle sont partie intégrante d’un processus de transformation de la société. Cette évolution a pour conséquence la recherche de nouvelles formes d’identité sexuelle, discutées dans la Querelle du Cid à l’exemple concret de la ‘femme’ (Chimène), de l’amant et du héros (Rodrigue) ainsi que du souverain (Don Fernand). 3° En focalisant la relation entre littérature et politique, on remarque que la Querelle du Cid réunit les domaines du public, du théâtre et de la poétique. Cette constellation conduit à des questions concrètes touchant à la moralité qui, déjà débattues dans le Cid (à l’exemple du mariage ou de l’honneur), sont reprises et deviennent des points de discorde centraux de la Querelle. Dans cette perspective politico-littéraire, il faudra se demander si la Querelle du Cid est à mettre en rapport avec d’autres querelles, telle que la Querelle de la moralité du théâtre, ou, si l’on se penche sur des questions de transfert culturel, avec les discussions engagées dans la Querelle des Suppositi qui analysent l’importance des modèles italien et espagnol et jouent un rôle décisif dans la constitution d’un modèle culturel français. 22 Partant de là, les différents textes qui trouvent leur origine au sein de la Querelle se laissent systématiser avec plus de précision : outre les écrits rédigés à des fins poétiques et poétologiques, c’est-à-dire ceux axés sur les problèmes posés par la vraisemblance et la bienséance, ou, en d’autres termes, ceux qui s’intéressent à la relation entre moralité et genre, on trouve également des textes à caractère « poiétologique ». Ces derniers sont le résultat d’une pratique artistique guidée par la théorie, tels que les pièces de certains protagonistes de la Querelle, pièces qui ne sont qu’une réaction productive aux critiques développées lors des débats. C’est par exemple le cas de Georges de Scudéry qui, en ajoutant à la critique explicite qu’il expose dans ses Observations sa tragédie Didon, un contre-modèle au Cid de Corneille, participe à la Querelle à un niveau à la fois poétologique et « poiétologique ». A cela s’ajoutent les pièces dramatiques au sens strict du mot. D’après mes connaissances, les études sur la Querelle du Cid se concentrent surtout sur les textes poétiques et ne prennent pas en considération les poèmes dramatiques - à l’exemple connu d’Horace de Corneille. Partant des Observations de Scudéry, qui cite plusieurs drames contemporains pour les opposer au Cid, on se demande si les auteurs s’orientent vers un modèle semblable 22 Jörn Steigerwald, “La querelle des Suppositi de l’Arioste”, Littératures classiques 81 (2013), p.-173-183. Introduction 13 au drame ou, par contre, s’ils expérimentent avec des modèles différents de la tragédie, voire de la tragi-comédie. Le conflit familial et domestique qui domine le Cid de Corneille, mais aussi la Didon et surtout L’Amour tyrannique de Scudéry et d’autres pièces de ces années, mène à la question de savoir si on peut parler d’une ‘tragédie de famille’ qui a émergé dans les années trente ou s’il y a d’autres approches qui permettent de saisir la conception de ces pièces. Cette question se pose d’autant plus si on considère le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, autorisé par l’Académie française et publié en 1639 dans la première édition de L’Amour tyrannique de Scudéry, qui souligne que seuls les conflits familiaux peuvent toucher le spectateur : […] c’est à dire, il n’y a que les Maris, les Femmes, les Beaux-peres, les Beaux-freres, les Belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence : il n’y a que ceux que le sang & l’amitié ioignent, dont les mal-heurs nous donnent de la terreur & de la pitié. 23 A cela s’ajoute la question de savoir comment les auteurs dramatiques réagirent à la Querelle du Cid en ce qui concerne leurs propres pièces de théâtre. Pour être plus précis : Suivirent-ils tous strictement les règles nouvellement établies par l’Académie française, ces règles formaient-elles un cadre au sein duquel les auteurs dramatiques pouvaient s’orienter ou n’étaient-elles simplement des règles théoriques à des lieues de la pratique théâtrale de l’époque ? Finalement, il faudrait se demander si l’analogie entre le poème dramatique et le poème épique de la Querelle du Cid eut aussi des répercussions sur la production et surtout sur la conception des œuvres épiques voire romanesques. Les exemples de Georges de Scudéry ainsi que de Jean Chapelain invitent en outre à réfléchir sur l’influence que la Querelle du Cid a exercée sur l’esthétique galante. Il s’agira alors d’examiner dans quelle mesure la structure argumentative de la Querelle du Cid pourra avoir servi de base à des querelles postérieures, pour autant que celles-ci s’organisent autour des champs d’analyse introduits cidessus (pensons par exemple à la Querelle de l’Ecole des Femmes), mais aussi de poser la question de savoir, déjà chère à Guarini et au cavalier Marin, si la poétique et l’esthétique servirent de base à la production de meilleures pièces de théâtre, comme le réclame Jean Chapelain dans Les sentiments de l’Académie française, ou s’ile n’intéressèrent que les théoriciens, c’est-à-dire de simples critiques argumentant en dehors de toute pratique esthétique. Le silence de dramaturges comme Mairet, Rotrou ou Tristan l’Hermite me semble à cet égard remarquable. 23 Sarasin, Discours de la tragédie, p.-19. 14 Jörn Steigerwald Toutes ces questions - et il y en a beaucoup d’autres - montrent que la Querelle du Cid n’est pas du tout un champ de recherche sans actualité, mais qu’elle désigne plutôt une configuration de la politique culturelle qui vise à la politique de la famille, des sexes et du public et qui se trouve face à de nombreuses interrogations dont l’intérêt, même ou surtout aujourd’hui, reste majeur.