Oeuvres et Critiques
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2015
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Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid: les silences de la Querelle
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2015
Liliane Picciola
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid : les silences de la Querelle Liliane Picciola Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense Parmi les reproches adressés au Cid par Mairet, ou l’un de ses défenseurs, sans doute le jeune Scarron, figurait celui d’une ignorance de l’histoire. Il n’avait pas tort lorsque, dans une Apologie pour Monsieur Mairet contre les calomnies du Sieur Corneille de Rouen- , il reprochait à Corneille d’avoir situé le siège de la Cour de Castille à Séville : « Si vous eussiez puisé votre sujet dans sa source, vous auriez vu que Séville était sous la domination d’un roi maure, nommé Almuncamuz et qu’elle ne fut soumise au Sceptre de Castille que sous le règne de Fernand ou Ferdinand Troisième quelques cent cinquante ou soixante ans après la mort de votre Roi Fernand 1 […] »). En fait, Corneille ne semble pas avoir fait preuve de désinvolture à l’égard de l’Histoire. Certains aspects du texte de sa tragi-comédie sont visiblement inspirés de la Historia general de España du Jésuite Mariana 2 ; d’autre part, dans l’Avertissement qui précéda Le Cid devenu tragédie dans l’édition de 1648, outre à Mariana, il se réfère sans le nommer à un historien français-auteur de l’Histoire générale d’Espagne : il s’agit de Turquet de Mayerne 3 . Pour ce qui est de Séville, dans l’Examen de 1660, il affirme savoir que « Don Fernand n’en a jamais été le maître » et qu’il « a été obligé à cette fal- 1 Lettre datée du 30 septembre 1637 et écrite de Belin. Armand Gasté la donne dans La Querelle du Cid, Pièces et pamphlets d’après les originaux, Paris, Welter, 1898, p.-329-330. 2 L’ouvrage parut d’abord en langue latine, en 1591, puis en langue espagnole dix ans plus tard, les deux versions ayant été rééditées en 1623. 3 Présenté dans l’Avertissement précédant Le Cid dans l’édition collective de 1648 comme « Celui qui a composé l’histoire d’Espagne en français » et « qui l’a notée [Chimène] de s’être tôt dans son livre de s’être tôt et aisément consolée de la mort de son père ». Cette précision sur une manchette du texte afférant à Chimène permet d’identifier l’auteur et l’ouvrage. L’Histoire de Turquet de Mayerne était gigantesque : elle compta d’abord vingt-sept livres, le début ayant été publié à Lyon en 1587 ; une nouvelle édition augmentée, de trente livres, parut en 1608 à Paris, chez Langelier, encore grossie en 1635 de six nouveaux livres chez Thiboust. L’histoire du Cid figurait déjà dans la première édition. 16 Liliane Picciola sification pour former quelque vraisemblance à la descente des Mores dont l’armée ne pouvait descendre si vite par terre que par eau ». Mais est-ce la seule raison pour laquelle il a commis cette entorse consciente à l’histoire ? En fait, nous estimons que Corneille a subrepticement déplacé dans le temps bien des aspects de l’histoire du Cid afin de la rendre plus agréable et plus intéressante pour ses contemporains. Une remarque de Don Fernand corrobore tous ce que disaient les voyageurs du XVII e - siècle : l’Andalousie n’est pas vraiment l’Espagne. Écoutons-le prononcer les vers 621-624 : Et ce pays si beau que j’ai conquis sur eux Réveille à tous moments leurs desseins généreux : C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville Placer depuis dix ans le trône de Castille. Les récentes lettres de Voiture, qui passa un an en Espagne (1633) à la demande, peu patriotique, de Gaston d’Orléans, présentent cette région comme un jardin, comme le pays d’une haute civilisation, celui de la poésie et des amours raffinées, ce qu’on appelle aujourd’hui la fin amor. En fait, deux périodes se confrontent dans Le Cid : l’ère médiévale, incarnée par Don Gormas et Don Diègue, l’ère moderne incarnée par Rodrigue, Chimène et, assez largement, par le roi Don Fernand. Les détracteurs de la pièce ont peu pris garde à cette combinaison, voire cette confrontation, de deux époques, et n’y ont évidemment pas prêté sens. On a pourtant globalement affaire à un adoucissement des mœurs peintes dans la comedia. Cet adoucissement nous paraît être passé par la manifestation, peu remarquée à l’époque, d’un conflit entre deux générations. Il passe aussi par la présence, parfois subtile, de marques d’affection insolites alors et par le ménagement d’un plus grand espace dévolu au for intérieur. Enfin, la tragi-comédie offre un dénouement en demi-teinte : la fin heureuse, loi du genre, mais qui, dans la comedia, paraît relever de pratiques dépourvues de délicatesse, mais peut-être pas si anciennes, cède la place à un espoir incertain, car la relation Rodrigue / Chimène recèle une éternelle fêlure ; on ne semble pas l’avoir perçue lors de la tempête de la Querelle du Cid bien qu’elle ouvrît la voie à une désignation ultérieure de la pièce comme tragédie, et qu’elle révélât une réticence à la toute-puissance du souverain sur les individus. La fracture générationnelle Parmi les indignations qui s’exprimèrent devant bien des aspects de la pièce, en 1637, le v. 996, prononcé par Rodrigue, n’a pas été commenté : « Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! ». Il formule cependant un reproche, marquent après l’effort hautement solidaire de Rodrigue, Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 17 une contestation des exigences paternelles, celles du monde du Comte et de Don Diègue, et d’une certaine conception des relations humaines. Rodrigue sous-entend qu’il existait une solution pour Don Diègue, celle que Chimène, qui ne dispose pas d’épée, adopte : recourir au Roi. C’est, au reste, ce que prouve la démarche de ce dernier, qui entend, par son autorité, contraindre le Comte à présenter des excuses à Don Diègue. Du côté du Comte, l’humilité et l’obéissance auraient voulu qu’il revînt sur son premier mouvement et qu’il ne manquât pas de présenter des excuses au Roi. L’un et l’autre ont réagi en féodaux, comme s’ils se souciaient peu de l’autorité supérieure susceptible d’intervenir dans leur conflit pour le régler et l’apaiser. La phrase amère de Rodrigue n’a pas son équivalent dans la scène où Rodrigo surgit chez Ximena. Elle se trouve peser plus lourd encore lorsque l’on constate que le héros français qui affirme, certes, qu’il doit tout à son père, ne considère rien en amont de cette filiation. Malgré les affirmations de Scudéry qui écrit « Le Cid est une Comédie Espagnole, dont presque tout l’ordre, Scène pour Scène, et toutes les pensées de la Française sont tirées », la manière dont Rodrigo pensait sa place dans la famille n’était pas du tout la même dans Las Mocedades del Cid. Corneille a pratiquement transformé en devoir affectif ce qui était devoir ontologique chez Guillén de Castro. Contre huit occurrences du mot père dans les stances - si toutefois on épargne les sonorités du verbe « perdre », dont un psychanalyste se régalerait- -, on trouve une occurrence du mot « maison », au v. 336 (qui a évidemment le sens de « race », terme que l’on trouve dans la bouche de Don Diègue, aux v. 221-222 : « Achève, et prends ma vie après un tel affront, / Le premier dont ma race ait vu rougir son nom »). Cette « race », on peut, tout compte fait, la trouver bien discrète dans Le Cid. Don Diègue lui-même, dans son monologue, ne parle que de ses propres exploits. Chez l’auteur espagnol, quand le vieux guerrier s’adresse à son épée, c’est pour reconnaître celle que son ancêtre Mudarra a portée : « De Mudarra tu es le vengeur 4 ». Il s’agit d’un nom célèbre dans le romancero (La Légende des sept infants de Lara) et dans le théâtre espagnol car Lope de Vega lui a consacré une magnifique comedia, mais qui n’entretient avec le Diego Lainez historique qu’un rapport poétique imaginé par Guillén de Castro. Les blessures infligées par l’épée de Mudarra, comme le rappelle Diego Lainez qui en a hérité après plusieurs générations, « ont vengé le meurtre de sept vies 5 » : c’est l’épée consacrée à la vengeance. Lorsqu’il demande à Rodrigo de venger son affront, Diego Lainez commence par louer le sang qui bouillonne dans ses veines et déclare 4 « De Mudarra el vengador / eres » (v. 382-383). Nous suivons l’édition de Las Mocedades del Cid procurée par Víctor Said Armesto, (Madrid, Espasa-Calpe, 1975), que nous traduisons nous-même. 5 « La muerte de siete vidas » (v. 386). 18 Liliane Picciola y reconnaître celui de son propre père, Laín Calvo (un des grands juges de la Castille), et celui de Nuño (il s’agit là de son oncle, donc du grand-oncle du Cid), qui avait, par un acte de bravoure extraordinaire, enlevé la place-forte de Maya. Ces hauts faits ne sont pas rappelés mais le nom seul des ancêtres valait récit dans la mémoire collective des Espagnols. Une fois seul, dans le monologue qui a inspiré les stances, Rodrigo lui-même se réfère au « sang de Laín Calvo » (v. 537), son grand-père, insulté par le geste du Comte. Par deux fois, il répète le nom de Mudarra quand, afin de s’encourager pour son premier combat, il saisit cette épée qui lui vient de son prétendu ancêtre : « Je me ceindrai de cette épée bien vieille / de Mudarra le Castillan 6 ») ; et il se perçoit, en la ceignant, comme un « autre Mudarra » (v. 571). En quelque sorte, son être se confond avec des figures qui appartiennent aux trois générations précédentes (on estime que c’est vers 990 que les frères Lara furent vengés par leur demi-frère devenu chevalier). Ce sont eux qui lui constituent une personnalité morale : il perpétue ce qu’ils furent. Aussi cette discrétion de la référence aux ancêtres dans la pièce française fait que le lien qui unit Rodrigue à son père est plus individualisé que celui qui existe entre Diego Lainez et Rodrigo. Soulager Rodrigue d’un peu du poids écrasant de ses ancêtres, c’était aussi lui accorder le droit d’être différent de son père, peut-être d’aspirer à l’intervention de la justice royale et non à la vengeance individuelle, c’était le rendre plus libre. Toutefois, l’ère n’était pas à la libération des fils. Au contraire l’autorité paternelle n’avait fait que se renforcer aux XVI e et XVII e -siècles, par des droits sur la personne des enfants et sur ses biens ; en pays de droit romain, ils se prolongeaient même au-delà de son mariage : les acquisitions faites par le fils revenaient au père ; il lui était très difficile d’emprunter sans autorisation paternelle. En pays de droit coutumier, au nord de la France, les droits du père s’arrêtaient toutefois au moment du mariage du fils et, même en l’absence de mariage, il existait une majorité émancipatrice, la plupart du temps à vingt-cinq ans ; le fils mineur pouvait posséder un patrimoine même si le père en conservait l’administration et la perception d’une part des revenus. On observait une évolution de toutes les régions françaises dans ce sens. En revanche, partout le pouvoir des pères sur la personne même des fils allait croissant, et incluait notamment celui « de châtier et incarcérer son fils d’autorité privée ». Le poids moral du père était donc écrasant. Dans Le Cid, Don Diègue fait acte d’autorité auprès de son fils, il se montre intraitable. Rédigeant les Sentiments de l’Académie, Chapelain estime d’une manière assez curieuse que Rodrigue est allé au-delà des souhaits de son père : « Il ne lui suffit pas de vouloir vaincre le Comte, pour venger l’affront fait à sa race, il agit encore comme ayant dessein de lui ôter la vie 6 « Llevaré esta espada vieja / de Mudarra el Castellano » (v. 562-563). Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 19 bien que sa mort ne fût pas nécessaire pour sa satisfaction ». Chapelain et ses collègues lisaient-il mal ? Rodrigue n’avait guère, en obéissant à Don Diègue, de possibilité d’éviter de tuer le père de Chimène. L’ordre prêté par Corneille au vieux père était formel : « Meurs ou tue » (v. 277). Autrement dit, il demandait un duel jusqu’au dernier sang. Chapelain souligne la clarté du choix de Rodrigue en écrivant : « Dans son transport il fait des choses qu’il n’était pas obligé de faire et cesse d’être Amant pour être seulement homme d’honneur ». Et aussitôt d’enchaîner sur Chimène qui, elle, aurait agi au-dessous de son devoir. Chapelain, dans le sillage de Scudéry, nous semble développer ici, sans l’expliciter, l’idée aristotélicienne si souvent reprise de l’opposition entre l’homme et la femme : Aristote, qu’on lit toujours beaucoup au XVII e - siècle, assurait : « la femme a plus de passion et moins de raison que l’homme », l’affirmant aussi « plus dépourvue de vergogne » que le mâle 7 . L’idée fut reprise par Bodin dans sa République 8 ; on la retrouve aussi sous une autre forme dans le Testament politique de Richelieu. On peut en effet y lire que les femmes étant « paresseuses et peu secrètes », d’où « peu propres au gouvernement », étant de surcroît « fort sujettes à leurs passions et, par conséquent, peu susceptibles de raison et de justice, ce seul principe les exclut de toute administration publique 9 ». Cette perception de Rodrigue comme d’un être sachant faire parler en lui devoir et raison par la voie de la délibération paraît avoir empêché de mesurer et de commenter d’une part les distances qu’il prend avec son père, d’autre part la ressemblance qu’il présente avec Chimène, qui pourtant ne délibère même pas avant d’assumer son devoir en réclamant au Roi la tête du coupable. Sans doute cette opposition artificielle entre le héros 10 et l’héroïne était-elle facilitée par certains comportements prêtés à Chimène : ses pleurs abondants, son évanouissement, sa colère désespérée contre Don Sanche, tous traits qu’un Marin Cureau de la Chambre estimait caractériser le tempérament féminin 11 . Scudéry remarque bien que Chimène s’exprime 7 Histoire des animaux, 608a24-b15, trad. Janine Bertier, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1994, repris dans Le-Grand Propriétaire, d’Aristote également (De proprietatibus rerum). Voir Marie-Claude Malenfat, Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme. 1500-1550, Presses de l’Université Laval, 2003). 8 Les Six livres de la République, Paris, Jacques Dupuis, 1576. 9 Publié pour la première fois à Amsterdam, chez Henry Desbordes en 1688. Dans l’édition procurée par Louis André (Paris, Robert Laffont, 1947), p.-328. 10 On notera toutefois que Chapelain parle de « transport » pour évoquer le ressentiment éprouvé par Rodrigue. 11 « […] les femmes et les enfants et toutes les personnes faibles sont si tendres aux larmes […] parce qu’ils veulent faire connaître leur faiblesse et le besoin qu’ils ont du secours d’autrui » (Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, Rocolet, 1640, tome 1, p.-2). 20 Liliane Picciola comme Rodrigue, mais au lieu de chercher le sens dans cette similitude, il y voit la preuve d’une facilité et d’une inadaptation de l’écriture. Scudéry, les Académiciens et même les défenseurs de Corneille se sont bien gardés d’apprécier d’importantes modifications opérées par l’auteur dans son adaptation de la pièce espagnole. En particulier, les vers de la scène 6 de l’acte III, sans équivalents dans la comedia, dans lesquels Rodrigue refuse de partager la joie de son père et réclame le droit de soupirer, ont été passés sous silence. Or le héros formule à l’égard de Don Diègue de vrais reproches, et devant lui cette fois. Dans la comedia c’est le père qui estime que son fils, par sa victoire, lui a rendu l’être qu’il lui avait donné : « Tu m’as bien payé l’être dont tu m’es obligé 12 ». Dans Le Cid, c’est Rodrigue qui fait remarquer qu’il a remboursé sa dette : « Ce que je vous devais, je vous l’ai bien rendu » (v. 1062). On notera combien la métaphore financière est adaptée aux droits des pères sur les fils que nous évoquions plus haut… Elle n’est pas exempte d’une certaine rudesse. Rodrigue s’exprime comme si le meurtre du Comte l’avait émancipé, comme si plus rien désormais ne le liait à son père. Il ose même mettre en avant sa propre personne, comme si elle lui appartenait désormais : l’expression « J’ose satisfaire à moi-même après vous » résonne comme un cri de révolte mais cette affirmation de son autonomie, paraît aussi enterrer son père de manière un peu précoce. Don Diègue est très vieux et ne peut plus livrer le moindre combat, même pour y être battu… Corneille, de surcroît, fait monter la tension entre les deux hommes quand Don Diègue évoque la perte de Chimène avec désinvolture : il n’était en rien question de Ximena dans les retrouvailles du père et du fils espagnols, nettement plus joyeuses. Corneille a donc voulu ici signifier quelque chose. Et le jeune homme de donner à son père une véritable leçon de comportement moderne, toute imprégnée de l’idéal de l’honnête homme et des personnages de L’Astrée ; il s’exprime même alors en sentences. Elles expriment une défense du sentiment amoureux que niait la prépondérance de l’autorité paternelle dans les affaires matrimoniales alors qu’elle fut justement et de plus en plus renforcée au XVII e -siècle. Ce qui renforce la perception de cette fracture entre le père et le fils, c’est le comportement symétrique prêté à Chimène, mutatis mutandis. Ayant appris le soufflet donné par son père, elle exprime d’emblée sa révolte devant l’Infante : « Maudite ambition, détestable manie, / Dont les plus généreux souffrent la tyrannie ». Il ne nous semble pas que les paroles prêtées à la jeune fille, elles aussi sans équivalent dans la comedia, la montrent préoccupée par sa seule passion. Ses propos et ceux de Rodrigue se renforcent mutuellement, dans leur prise de distance d’avec la génération précédente, même lorsque les deux amants ne se trouvent pas ensemble. 12 « Bien me pagaste el ser que me debiste » (v. 1238). Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 21 Dans les vers cités, le terme d’ambition nous paraît intéressant car, surtout depuis le succès du Prince de Machiavel, on le percevait comme lié au développement d’un pouvoir royal organisé, d’une Cour dans laquelle se distribuaient charges et honneurs. Or la rencontre de ce sentiment avec des pratiques guerrières médiévales, ainsi que l’exacerbation du moi et l’absence d’humilité qu’elles supposent, produisent des effets particulièrement désastreux. Scudéry n’a pas de mots assez sévères pour reprocher à Chimène sa compréhension à l’égard de Rodrigue s’il attentait à la vie de son père : « Comme quoi peut-il excuser ce vers où cette dénaturée s’écrie, parlant de Rodrigue, “ Souffrir un tel affront étant né gentilhomme 13 ” ? ». On ne sait pourquoi il voit une apologie de la vengeance dans le constat désabusé et pessimiste que fait l’héroïne, entrant dans les réactions des nobles de son temps : « Les accommodements ne font rien en ce point / Ces affronts à l’honneur ne se réparent point 14 » (v. 469-470) ; il lui refuse la lucidité dont elle fait preuve quand elle ajoute - Scudéry ne cite pas ces propos trop justes des vers 472-474 qui terminent pourtant la même tirade - : Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence, La haine que les cœurs conservent au-dedans Nourrit des feux cachés mais d’autant plus ardents. Les termes qu’emploie Chimène alors annoncent ceux de l’héroïne éponyme de Rodogune : « La haine entre les Grands se calme rarement / La paix n’y sert souvent que d’un amusement 15 ». En fait, Scudéry refuse à Chimène toute forme de pensée. Quand elle incrimine ambition et manie, elle n’impute pas directement ces défauts à la conduite paternelle mais elle se réfère bien au Comte un peu plus loin avec l’expression « je connais mon père ». Sans doute l’approche que Scudéry avait faite du Comte, en l’assimilant à un Capitaine ridicule, n’est-elle pas pour rien dans sa cécité. Malgré la solidarité manifestée par Chimène à son père quand elle dépose sa plainte devant le roi, le refus profond des méthodes paternelles réapparaît bien vite : dès avant la visite de Rodrigue, dans la scène 2 d’acte III, elle écarte la proposition de Don Sanche, qui se met à parler le langage des pères, quand il lui promet « de sanglantes victimes », qu’il irait provoquer de son épée. Elle dit préférer s’en remettre à la justice du roi, qu’elle a déjà sollicité. Il nous semble qu’elle pas motivée par le seul respect d’un premier 13 Observations sur Le Cid. Ensemble l’Excuse à Ariste et le Rondeau, Paris, aux dépens de l’auteur, 1637, p.-29. 14 Ibidem, p.-28-29. 15 Vers 313-314, dans l’édition de Georges Couton (Corneille, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), établie d’après le texte princeps, p.-215. 22 Liliane Picciola engagement et que Corneille souligne là que l’appel à un champion pour assurer sa vengeance aurait été son premier réflexe si elle avait été de la même trempe que son père. Encore une fois il innove. Dans la comedia, c’est accompagnée de Peransules, cousin germain de son père, que Ximena rentre chez elle ; aucune proposition du type de celle de Don Sanche n’est faite à l’héroïne espagnole. Corneille, en ce début d’acte III, ne se contente pas de préparer la rapide réaction du jeune chevalier amoureux quand Chimène à l’acte IV cherchera un champion. Certes, Chimène recourt à un lexique extrêmement violent pour réclamer justice au roi après la mort de son père, s’écriant : « Vengezla par une autre et le sang par le sang / Sacrifiez Don Diègue et toute sa famille… » (v. 54-55) mais elle nomme bien Don Diègue en premier, comme le principal responsable, et peut-être pas seulement parce que Rodrigue est absent. Si, par cette demande, elle semble confondre justice et application d’une loi du talion (voir aussi le v. 748 : « Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse »), sa demande d’une médiation royale suppose néanmoins une interruption de la chaîne des violences assumées spontanément par les individus. On peut déceler une aspiration à une sorte d’amortissement des violences, à un adoucissement des mœurs qu’incarnerait le souverain. Rarement souligné, un début de satisfaction lui est d’ailleurs rapidement donné, car, comme chez Guillén de Castro, Don Diègue perd bien sa liberté : « Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison », déclare Don Fernand 16 (v. 746). D’autre part ce dernier prononce une parole qui n’est pas attribuée à son homologue espagnol : « Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui » (v. 682). Il ne s’agit pas là d’une parole anodine. Ainsi le Roi offre-t-il déjà à Chimène une réparation immédiate. Malgré le reproche fondamental formulé contre les pères, les deux héros ne s’inscrivent pas dans un monde aussi âpre que celui qu’évoquait la comedia de Guillén de Castro : Don Fernand rend la justice en donnant à l’affaire une réponse juridique qui se confond avec une marque d’affection familiale. Les marques d’affection familiale La comedia fait en effet apparaître de nombreuses tensions familiales liées à l’héritage : Diego Lainez a trois fils et une affection particulière pour l’aîné mais pourquoi ? Il l’énonce lui-même à Rodrigo. C’est parce que c’est à ce dernier que revient le mayorazgo c’est-à-dire l’héritage de tous ses biens et titres, selon une loi édictée par les Rois Catholiques en…1515 : on goûtera 16 Son modèle espagnol, lui, accepte que le prisonnier soit remis entre les mains bienveillantes du Prince Sancho, dont il est le précepteur. Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 23 l’anachronisme. Aussi le vieux père s’efforce-t-il, dans un premier temps, de ne pas lui confier sa vengeance de peur de remettre ce mayorazgo en d’autres mains 17 . Remarquons aussi que pour déceler lequel de ses trois fils a le sens de l’honneur le plus vif, Diego lainez use d’une méthode physique, serrant de toutes ses forces la main des deux plus jeunes, et mordant même le doigt de Rodrigo. Un père français disposant au XVII e -siècle de toute latitude pour corriger son fils, cette rude épreuve n’eût pas été impensable sur la scène française. Or Corneille écarte le geste, même en récit 18 . Par ailleurs le Prince Sancho manifeste devant le vieux Roi une étonnante impatience d’exercer le pouvoir et l’Infante Urraca se plaint, après la mort de la Reine, d’être destinée à ne rien hériter et de se voir contrainte d’épouser un prince étranger pour posséder quelque chose (ce qui lui déplaît, vu son attirance vers Rodrigo) : son père s’efforce d’apaiser ses craintes en évoquant de possibles partages grâce à ses conquêtes, dont il peut disposer comme il l’entend, mais il se heurte aux protestations du Prince. La famille est appréhendée au sens large ici : au moment de l’adoubement, le roi Fernando affirme honorer Rodrigo parce qu’il serait de même sang que lui ; Peransules est cousin germain du Comte, Arias est de la famille de Diego Lainez ; d’autres enfants du Roi sont mentionnés. D’où une atmosphère un peu étouffante, dans laquelle il est difficile aux sentiments de la nature de trouver leur place dans la cellule familiale réduite, telle qu’on la conçoit à l’époque moderne. Corneille, simplifiant fortement la cellule familiale autour de Don Diègue et Don Fernand, a considérablement réduit les tensions au sein de la famille du vieux gouverneur au profit d’une possibilité de libération et, si l’on peut parler de fissure dans les relations du père et du fils, il est sans doute excessif de parler de fracture. On peut même considérer que le poète a cherché à compenser les effets indirects sur leur relation en introduisant entre le père et le fils une véritable affection : Rodrigue apparaissant comme un fils unique, elle semble aller de soi, sans justification économique, sans souci d’héritage à transmettre autre que l’épée. Il n’est nullement question dans la comedia d’un quelconque accord des deux pères avec les sentiments 17 Il n’en est pas moins vrai que le vieux père espagnol exprime son affection à son fils avant de lui transmettre l’épée de la vengeance. Dans Las Mocedades del Cid, Rodrigo a deux jeunes frères, qui l’ont félicité après son adoubement par le Roi (encore un aménagement de la comedia que Scudéry n’a pas noté ! ) et dont leur père teste les réactions en leur serrant la main de toutes ses forces pour les faire souffrir ; ils ne réagissent qu’en se plaignant. Quant à Rodrigo, son père lui mord le doigt pour voir - mais là nous citons le texte français - s’il a du cœur et la réaction de cet aîné est violente contre son géniteur, qui y trouve un sujet de grande satisfaction. Il lui explique qu’il ne l’a appelé qu’en dernière position parce qu’il l’aimait le plus, et même qu’il l’adorait. 18 Le rôle épisodique des deux frères semblait exclure leur présence physique. 24 Liliane Picciola de leurs enfants respectifs : ils ne semblent pas même en avoir connaissance ; aussi Diego Lainez ne prend-il aucune précaution pour révéler à son fils le nom de l’adversaire qu’il devra affronter. Au contraire, alors qu’il avait déjà voulu adoucir les effets nuisibles produits par sa promotion sur le Comte en lui proposant de marier Chimène à son fils, Don Diègue retarde le plus possible la révélation à Rodrigue de l’identité de l’adversaire et il finit par le désigner par la périphrase « le père de Chimène » ? Certes, aussitôt après avoir confirmé « Je connais ton amour », il écarte vite l’idée que ce lien pourrait empêcher l’accomplissement de la vengeance. Plus loin, après la victoire de Rodrigue sur le Comte, Corneille imite une des beautés du texte espagnol, l’attente du vieux père errant dans la nuit et, laissant de côté l’évocation du lion auquel on a ravi ses petits, il rend le vers « Je vais embrassant des ombres, décomposé 19 » par « Je pense l’embrasser et n’embrasse qu’une ombre ». Lorsque Rodrigue arrive enfin, il prête encore au vieillard la même demande émouvante que celle que formule le vieux Lainez 20 : « Touche ces cheveux blancs », mais l’attitude du père qui s’accorde à certaines délicatesses montrées lors de l’acte I paraît plus naturelle, et donc plus touchante. Il n’était pas si fréquent qu’un père montrât son affection à ses enfants : le livre d’Élisabeth Badinter 21 , l’a bien montré. Comme le souligne Chistian Biet, Parce qu’elle met en cause les limites catégorielles dans lesquelles le droit enferme « ses » « sujets » la fiction littéraire invente alors des personnages et des stratégies qui modifient les frontières et ouvre la possibilité de ne pas exactement reproduire les rôles et le monde tel qu’il est, en principe, fixé par les normes du droit. Ainsi, lorsqu’elle soutient en apparence, en particulier dans ses dénouements, l’ordre juridique et social, la fiction littéraire affirme néanmoins qu’elle en fait le choix au nom de ses propres valeurs 22 . C’est pourquoi, après avoir joué le rôle d’opposant aux amours de son fils, mais il s’agit alors de celles d’un mineur, le vieux père joue un rôle éminemment positif lorsqu’il incite Rodrigue, rendu en quelque sorte majeur et par la détention de l’épée familiale et par son premier et illustre combat, à préférer l’action à la mort, non seulement pour obtenir le pardon du roi mais également pour sauver son amour. Cette étrange et délicate considération, 19 « Voy abrazando sombras decompuesto » (v. 1213). 20 V. 1239 : « Toca las las blancas canas que me honraste » (Touche mes blancs cheveux que tu as couverts d’honneur) ». 21 Élisabeth Badinter, L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel. XVII e -XX e -siècle, Paris, Flammarion, 1980. 22 « Le droit dans la littérature. La scène théâtrale du XVII e -siècle et la mise en scène du droit ». Clio-Thémis, revue électronique d’histoire du droit, n o -7. Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 25 qui n’existe nullement dans la comedia, et que renforce son intervention ultérieure auprès du roi pour l’informer que Chimène poursuit son fils et voudrait le sauver - comment le sait-il ? - n’a pas non plus été appréciée lors de la querelle. Parallèlement, Don Fernand peut s’intéresser en père-roi au bonheur de sa pupille et de son plus noble sujet… Notons toutefois que Don Diègue, en l’absence de son fils, ne cesse de prendre des décisions en ses lieu et place dans la scène 5 de l’acte IV, celle dans laquelle Chimène, comme pour compenser l’évanouissement que lui a causé la fausse nouvelle de la mort de Rodrigue, réclame qu’un champion choisi par elle combatte le meurtrier. La première scène de l’acte V révèle a posteriori un désaccord persistant, muet celui-là, entre père et fils, Don Diègue n’ayant pas mesuré suffisamment le déchirement de son fils entre pulsion de vie et de gloire et tentation de renoncement. À aucun moment, ni dans la comedia ni dans Le Cid, on ne voit l’héroïne en compagnie de son père, un homme occupé comme lui ne sachant perdre du temps avec un enfant du sexe faible, et elle-même paraissant trop intimidée pour parler de ses sentiments avec un homme aussi impressionnant. Scudéry reprochait aux personnages féminins du Cid de s’exprimer dans le même registre que les hommes : pour Chimène, il oublie manifestement l’acte I et la scène 3 de l’acte II, dans laquelle, certes, le niveau de langage commençait à s’élever. Dans la dernière scène de l’acte II, la Chimène qui vient de perdre son père est transformée. C’est que l’héritage du Comte de Gormas, selon l’expression utilisée alors, vient de « tomber en quenouille », Chimène n’ayant assurément pas de frères. À cet égard, Le Cid reproduit la situation créée dans la comedia. Il est donc logique de prêter à Chimène une fois orpheline un verbe altier. Corneille ne va pas toutefois jusqu’à placer dans la bouche du roi une appréciation qui rapprocherait Chimène de son père, comme le fait Guillén de Castro 23 . Notons que ce panache de Chimène devient impossible à percevoir si, comme Scudéry, l’on considère le Comte comme un Capitan de comédie. Bien que Chapelain ne partage pas cette appréciation, il ne porte au crédit de l’héroïne ni son langage ni son ton, incapable d’y voir une identification de la fille à son père, qui dirait son amour pour lui. On a beaucoup critiqué, en revanche, les images horribles, taxées par ailleurs d’incohérence, auxquelles Chimène recourt pour parler au nom de son père sans prendre garde que ces images, aussi bien celle des lèvres de la blessure articulant les mots du Comte que celle du sang traçant des lettres dans le sable disent la forte émotion et l’immense douleur d’une fille qui vient de voir mourir son père- et c’est encore sur le compte 23 Vers 1935-1938 : « Tiene del Conde Lozano / la arrogancia y la impaciencia. / Siempre la tengo a mis pies / Descompuesta y querellosa (Elle a du Comte Hardi / L’arrogance et l’impatience. / Toujours je la trouve à mes pieds / Décomposée et querelleuse) ». 26 Liliane Picciola du choc qu’on peut mettre une autre contradiction entre une évocation de son père mort à son arrivée et le souvenir du père mourant entre ses bras. Les effets d’une imagination traumatisée se font encore sentir quand elle croit voir le sang paternel dégouttant de l’épée que lui apporte Rodrigue alors qu’il paraît évident que le jeune amant ne saurait exhiber une arme ainsi souillée. L’identification de Chimène à son père et l’affection que son comportement exprime pour lui ont été sous-estimées tandis que le dévouement de Rodrigue au sien a été surévalué. Dans l’espace privé, Chimène dit encore son affection pour son père mais comme, à la différence de ses sentiments amoureux, l’expression de cet attachement n’a pas été brimée en public, elle occupe moins de place dans ses propos, qu’on peut considérer comme reflétant son for intérieur. Le droit à la distinction, affirmé à la fin du XVI e -siècle, entre fort intérieur et comportement public est implicitement reconnu à Rodrigue alors que les sentiments que Chimène, dans l’intimité, avoue à Elvire - son miroir, en sa qualité de confidente - ou à son amant sont considérés comme scandaleux. Pourtant le « soin de soi » par lequel passe la nécessaire connaissance de son être est recommandé par les moralistes néo-stoïciens et notamment le De la sagesse de Charron 24 : « intus ut libet, foris ut moris est 25 » . À lire Scudéry, à lire Chapelain, il faudrait que le for intérieur de Chimène soit si loin enfoui au fond d’elle qu’il ne pourrait même plus s’exprimer par les mots. C’est paradoxal à une époque où l’adjectif « intime », comme le souligne Véronique Montémont 26 , fait son apparition, dans le dictionnaire, le Thrésor de la langue française de Nicot 27 . On pourrait aussi rappeler que, dans L’Astrée, l’héroïne éponyme désapprouve Diane quand, par fidélité à un amant mort, elle ne veut même pas s’avouer à elle-même qu’elle aime Silvandre. Astrée la met en garde contre ce désaveu d’elle-même et les éclats que sa passion trop retenue risque un jour de produire au dehors 28 . Qu’auraient 24 Pierre Charron, De la sagesse, Bordeaux, Millanges, 1601, pour la première édition. On note une édition à Rouen en 1634. Édition moderne par Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986. 25 Précepte latin : « À l’intérieur, comme il te plaît, à l’extérieur, selon la coutume ». 26 Véronique Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique. 1606-2008, dans Itinéraires : littérature, textes, cultures, Open édition, 2009, 4, p.-15-38, notamment les p.-4, 15 et 21. 27 « intime , adject. […]. Est ce qui est au profond et en l’intérieur, comme, l’amitié intime que j’ay à vous, ou que je vous porte, Amor in visceribus conditus, ossibus medullisque haerens quo te prosequor, Intimus amor in te meus, Que l’Espagnol appelle Amor intrañable, et vient de Intimus, mot Latin, qui est superlatif, et signifie beaucoup ou grandement au-dedans » (Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne, Paris, David Douceur, 1606). 28 « […] Faites état que […] ces jeunes cœurs, qui aiment bien, s’ils ont de la prudence, cachent discrètement leurs affections, et n’en donnent la vue qu’à ceux Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 27 dit les détracteurs de Chimène si Corneille lui avait accordé tous ces apartés dans lesquels Ximena, en public, dément les propos qu’elle tient à haute voix contre Rodrigo ? Notre poète, avec sa répulsion pour les apartés 29 , a d’autant mieux séparé espace public et espace privé. On a entendu trop fort la voix de Rodrigue en Chimène et l’on n’a pas assez écouté celle du Comte. Chimène ajoute aux paroles l’ostentation de ses vêtements de deuil. Ainsi Corneille parvient-il à concilier une rupture réelle avec les valeurs des pères respectifs et la persistance d’une affection pour ces derniers, bien qu’ils se soient faits bourreaux objectifs de leurs enfants. Il convient enfin de ne pas minimiser la division qui sépare Rodrigue et Chimène, mal gré qu’ils en aient et malgré le mariage organisé par Don Fernand. Fêlures dans le couple En 1648, Corneille a désigné sa pièce comme une tragédie sans déclencher de nouvelles passions. C’est donc que, dès cette époque, on voulait bien concevoir que, même si un lointain mariage s’annonce entre Chimène et Rodrigue parce que le roi le leur a ordonné, on n’a pas affaire à une sorte de happy end de conte. L’interprétation défavorable à Chimène, accusée de comportement « dénaturé » dans la dernière scène parce qu’elle consentirait aisément à épouser Rodrigue nous paraît en fait liée à celle du vers 1566 servant de clôture à cette scène 1 de l’acte V et qui valut à Corneille les foudres de l’Académie comme de Scudéry : « Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ». On peut interpréter la honte qu’elle ressent d’avoir prononcé cette phrase comme la conscience de l’incohérence qu’il y a dans son comportement puisqu’elle ne souhaite pas la victoire du chevalier qu’elle a pourtant désigné comme son champion ; ce n’est pas la même chose que d’offrir sa main à Rodrigue s’il est vainqueur. Or les vers 1710-1711, pourtant prononcés en privé, éclairent le profond sentiment de Chimène : « Non qu’une folle ardeur de son côté me penche, / Mais s’il était vaincu, je serais à Don Sanche ». Certes, lorsqu’on lui révèle que, contrairement à ce qu’elle croit durant toute la scène 6 de l’acte V, Rodrigue est sorti vainqueur du combat singulier, elle n’adresse pas une seconde fois au Roi la prière qui doivent en avoir connaissance. Mais quand ils sont trop heurtés, je veux dire quand une trop grande rigueur les outrage, ils sont si transportés de leur passion qu’il leur est impossible qu’ils la puissent dissimuler » (« Le Sixième livre de la Seconde Partie d’Astrée », éd. de L’Astrée procurée par Jean Lafond, Gallimard, Folio, 1984, p.-261). 29 Signalée dans l’Examen de La Veuve et de La Suivante. 28 Liliane Picciola qu’elle avait formulée pour échapper à l’accomplissement de la promesse faite à Don Sanche : De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d’une victoire […] Je lui laisse mon bien 30 , qu’il me laisse à moi-même ; Néanmoins il convient de rappeler que Corneille lui prête une vive réaction (v. 1470 : « Sire, c’est me donner une trop dure loi »)-à l’idée du roi Fernand de lui faire épouser non pas le vainqueur de Rodrigue mais le vainqueur du duel, quel qu’il soit, alors qu’il était fréquent au XVII e - siècle qu’un roi intervînt pour imposer un mariage quand l’intérêt de l’État était en jeu 31 et que, de surcroît, Don Fernand s’était investi de la puissance paternelle pour protéger Chimène (v. 682 : « Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui »). D’autre part, on doit rapporter à la vive expression de Chimène, à sa tendance à former des images fortes pour dire ses répulsions, les célèbres vers, si violemment critiqués de l’ultime scène : Sire, quelle apparence a ce triste Hyménée, Qu’un même jour commence et finisse mon deuil, Mette en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? Il nous apparaît que Chimène forme l’image d’un mariage immédiat avec Rodrigue, auquel le Roi ne la contraint évidemment pas, non pas pour accepter un engagement de mariage un autre jour mais pour souligner le caractère choquant de pareille perspective. Scudéry a raison, pour une fois, lorsqu’il note que la promesse verbale vaut mariage, aux yeux de l’Église en tout cas. On ne voit pas en quoi le report de la cérémonie épargnerait à Chimène « le reproche éternel / D’avoir trempé ses [mes] mains dans le sang paternel ». Il est curieux qu’on n’ait pas prêté davantage attention à la violence de l’image recelée dans ces deux derniers vers de la tirade. Ce n’est qu’en 1660 que Corneille en a réécrit les premiers. En fait, il était déjà clair dans le texte de 1637 qu’aucun des deux amants n’a vraiment envie du bonheur proposé, tout simplement parce qu’il n’y a plus de bonheur possible. Avant la réplique de Chimène, Rodrigue se garde bien, contrairement au héros de Guillén de Castro, de réclamer le prix de sa victoire contre le champion de son amante ; il ne se précipite nullement sur le don qu’on lui fait de Chimène : « Madame, mon amour n’emploiera point pour moi / Ni la loi du combat, ni le vouloir du Roi » (v. 1805-1806), et semble bel et bien 30 Ici Chimène propose ce qui aurait constitué sa dot comme indemnité, pour non-respect d’un engagement de mariage, ce qui en dit long sur l’importance des considérations financières dans l’union de deux êtres à l’époque. 31 On sait que plus tard Louis XIV ne permit que fort tard à la Grande Mademoiselle, sa cousine, fille de Gaston d’Orléans, de se marier selon son cœur et encore ne le fit-il qu’avec de belles compensations… Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 29 renoncer au mariage. Libre au spectateur, au lecteur, ou au metteur en scène d’interpréter ce report comme tactique de courtoisie ou comme conscience de sa propre incapacité d’épouser une femme dont il a tué le père. Rodrigo, que le roi Fernando n’avait pas envisagé de lui-même d’imposer à Ximena comme époux au cas où il sortirait vainqueur du combat - fort douteux - avec le champion de l’Aragon, joue sur les mots : indiquant que Ximena n’avait pas précisé si c’était morte ou vive que la tête de Rodrigo valait promesse de mariage à son porteur, il exige de son amante soit qu’elle le décapite soit qu’elle l’épouse ; le Roi affirme officiellement la validité de ce raisonnement quelque peu spécieux, dans lequel le Jésuite Baltasar Gracián devait voir une agudeza, un de ces traits de d’esprit par lequel on se tirait brillamment d’une situation inextricable. Ximena proteste à peine dans un bref aparté (« Ah, c’est fait de moi ! La honte me retient 32 »). Le Prince Sancho, autre autorité, mais aussi Peransules, cousin de Ximena se considérant comme son oncle et donc caution familiale, prient la jeune orpheline d’accepter le mariage. Elle cède aussitôt en disant « Je ferai ce que le ciel ordonnera 33 ». Il y a là véritablement accord. On voit que le ton du Cid est beaucoup moins euphorique : il convient de ne pas désolidariser la réplique de Chimène de la longue tirade de Rodrigue dont elle prend le relais et qui revient en quelque sorte sur la parole donnée par le Roi : l’héroïne, disposant grâce à lui de la liberté de refuser le mariage, s’en saisit aussitôt. Lorsque le Roi reporte le mariage d’un an, Chimène ne répond pas. Corneille, évoquant son héroïne dans l’Examen de la tragédie, en 1660, rappelle son « opposition vigoureuse à l’exécution de cette loi qui la donne à son amant » et il ajoute, rappelant qu’elle se tait après le report du mariage : Je sais bien que le silence passe d’ordinaire pour une marque de consentement mais quand les rois parlent c’en est une de contradiction. On ne manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentiments et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c’est de se taire en espérant […] un empêchement qu’on ne peut encore déterminément prévoir 34 . Pour corroborer cette perception, on convoquera deux exemples : dans La Estrella de Sevilla, de Lope de Vega 35 , un jeune noble a dû tuer le frère 32 « ¡Ay de mí ! / Impídeme la vergüenza » (v. 2990). 33 « Haré lo que el cielo ordena » (v. 2994). 34 Examen du Cid dans l’édition de la pièce procurée par Georges Forestier, Paris, STFM, 1992, p.-123-124. 35 Lope de Vega, La Estrella de Sevilla, On peut lire cette comedia en espagnol dans Lope de Vega, Comedias escogidas, ed. F.C. Sainz de Robles, 5 a edición, Madrid, Aguilar, 1966, p.- 539-569 et en français dans Théâtre espagnol du XVII e- siècle, dir. R Marrast, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.-807-856 (traduction de Bernard Gille). 30 Liliane Picciola de son amante - et son ami - sur ordre du Roi. Quand ce dernier, pris de remords avoue l’ordre qu’il a donné et demande puis commande à Estrella d’épouser le meurtrier qu’elle aime, elle s’incline, de même que son amant, avec respect mais sans joie. « Que manque-t-il ? », demande le Roi. Réponse : la concorde. Et de s’avouer l’un à l’autre qu’ils se sentent incapables de vivre ensemble avec ce meurtre entre eux deux. Ils se rendent leur parole. Justement, l’action de La Estrella de Sevilla se déroule dans un Moyen Âge plus tardif que Las Mocedades del Cid, à la fin du XIII e - siècle, sous le règne de Sancho IV el Bravo… L’autre texte consiste en deux vers tirés d’Horace. Sabine, dont les trois frères albains ont été tués par son époux romain, Horace, dans le combat entre Rome et Albe dont ils étaient les champions respectifs, doit retrouver son mari et vivre avec lui. Elle s’écrie devant le roi Tulle : Quel horreur d’embrasser un homme dont l’épée De toute ma famille a la trame coupée ! Horace, c’est la tragédie que Corneille compose juste après Le Cid… Tout en paraissant accepter le délai d’un an, Rodrigue envisage, en fait, une durée beaucoup plus longue, voire indéterminée - qui peut assurer qu’un an plus tard il sera encore en vie, que la Castille dominera encore ? - : Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer, Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer. En fait, Rodrigue et Chimène envisagent déjà la vie comme les amants de Suréna : « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir », mais l’ennemi qui les empêche à jamais de s’unir n’est pas extérieur mais intérieur. Quand bien même on penserait que le mariage leur serait imposé par volonté royale dans le délai d’un an envisagé par Don Fernand, leur union pourrait encore grandir Chimène, comme le rappelle Corneille dans l’Avertissement de 1648 quand il présente le mariage de Ximena avec Rodrigo, exigé du Roi à titre de compensation par la jeune fille, comme « une action qui fut imputée à grandeur de courage par ceux qui en furent les témoins ». On ne saurait s’étonner que ces considérations-là n’aient pas été développées par Scudéry, Mairet ou une Académie surveillée par Richelieu, mais il semble même que Corneille, comme tétanisé par la Querelle, n’ait pu fournir les bons arguments contre les détracteurs du Cid, et particulièrement du personnage de Chimène qu’une fois la querelle liquidée par le succès définitif de Cinna. * * * Dissimulation et exacerbation des fractures familiales dans Le Cid 31 Ainsi la Querelle du Cid a-t-elle révélé une divergence profonde entre Corneille, grand poète, grand homme de théâtre, et les membres de l’Académie, ceux qui gravitaient autour d’elle, sans compter Richelieu, qui les aiguillonnait. Ceux-ci voulaient des pièces d’utilité morale, proposant des personnages idéalisés ou des méchants punis. Corneille, dès cette époque, et il le confirma dans l’épître précédant La Suite du Menteur, estimait que son théâtre n’était nullement contraint d’apporter un enseignement moral. Ce qu’il voulait, c’était toucher, et apporter du plaisir, notamment par la pitié, voire l’attendrissement. Aussi ses personnages, et les meilleurs, vivent-ils en se sentant « ensemble séparés », comme dit Aragon 36 , de ceux-là même qu’ils aiment, qu’il s’agisse de leur père, de leur amant, ou de leur amante. Cependant Corneille a fait en sorte que leurs souffrances reflètent des tensions entre un univers politique et social qui relève de la poésie autant que des rudesses de l’histoire médiévale, et la présence de mœurs nouvelles, parfois en conformité avec la réalité juridique et affective du XVII e -siècle, parfois en contradiction - littéraire - avec elle, voire en avance sur l’époque : c’est leur complexité qui rend les principaux personnages particulièrement vivants et qui leur permet d’atteindre la sensibilité du public. 36 Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, Épilogue, « Journal de moi », Gallimard, 1963, p.-412.
