Oeuvres et Critiques
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2015
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Les deux critiques de Scudéry: Les Observations sur le Cid et Didon
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2015
Jörn Steigerwald
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon 1 Jörn Steigerwald Université de Paderborn Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer Georges de Scudéry comme le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid. Il est celui qui initia la querelle avec Les observations sur le Cid, publiées au mois de mai 1637, et il est aussi celui qui introduisit les concepts clés de la discussion, à savoir la vraisemblance, les règles de la Poétique d’Aristote et la question de la morale, surtout de la morale féminine. L’échec de Scudéry résulte exactement de son approche aristotélicienne, car il se présente comme un docte qui insiste sur le fait qu’il faut observer les règles du Poème dramatique, même si ces règles ne garantissent pas l’éclat du drame ni l’enchantement du spectateur. La lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry vise à ce problème de manière évidente, en soulignant que la critique de Scudéry est complètement légitime, mais que personne ne voudrait le conforter, car sa critique ruine le plaisir que la tragi-comédie donne aux spectateurs au lieu de l’approfondir. 2 1 Cité d’après les éditions suivantes : Georges de Scudéry, « Observations sur le Cid », La Querelle du Cid (1637-1638), édition critique intégrale de Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004, p.- 367-431 et Didon à la scène. Scudéry, Didon 1637, Boisrobert, La Vraye Didon ou la Didon chaste (1643), textes établis, présentés et annotés sous la direction de Christian Delmas, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1992. Voir aussi les études d’Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz 1988, idem, Scudéry théoricien du classicisme, Paris, Seattle, Tübingen, Narr, 1991, et idem, « Scudéry et la querelle du Cid », XVII e -siècle n° 84-85 (1969), p.-61-78. 2 « Si le Cid est coupable, c’est d’un crime qui a eu recompense : s’il est puni, ce sera apres avoir triomphé : s’il faut que Platon le bannisse de sa Republique, il faut qu’il le couronne de fleurs en le bannissant, & ne le traite pas plus mal qu’il a traité autrefois Homere : Si Aristote trouve quelque chose à desirer en sa conduite, il doit le laisser jouyr de sa bonne fortune, & ne pas condamner un dessein que le succés à justifié. Vous [i.e. Georges de Scudéry] estes trop bon, pour en vouloir davantage : vous sçavez qu’on apporte souvent du temperament aux Loix, et que l’equité conserve ce que la justice pourroit ruïner. N’insistez point sur cette exacte & rigoureuse justice. Ne vous attachez point avecque tant de scrupule à 34 Jörn Steigerwald À cela s’ajoute le fait que Scudéry se présente dans la Querelle du Cid comme un concurrent envieux de Corneille, qui attaque son adversaire pour des raisons personnelles et non pas pour l’intérêt public. Les suites de la querelle mettent en relief la situation problématique de Scudéry, car ce fut Corneille qui donna au public la première tragédie classique du- siècle, à savoir Horace, et non pas Scudéry, qui compléta sa défaite avec la publication de la tragi-comédie L’Amour tyrannique en 1639. 3 L’appui du cardinal de Richelieu pour le drame ainsi que l’éloge de Balzac, qui placera cette pièce plus haute que le Cid, sont des effets éphémères qui ne changèrent ni la situation de Scudéry ni celle de Corneille : le premier resta le vainqueur vaincu, le dernier émergea par contre comme le vaincu triomphant sur le théâtre des années trente et suivantes. Une telle approche de la Querelle du Cid permet de reconstruire les règles de l’art du préclassicisme français, c’est-à-dire, elle permet d’analyser 1° les stratégies d’écrivains, 2° le fonctionnement des nouvelles instances et institutions de la vie littéraire, le public, le particulier et surtout l’Académie française et 3° l’établissement des règles théâtrales. Néanmoins, une telle approche de la Querelle du Cid poursuit le récit de Scudéry en tant que vainqueur vaincu, car elle considère la critique de Scudéry comme une critique négative d’un écrivain de théâtre concurrent et ne pose pas la question de savoir si Scudéry invoque aussi un argument positif, voire une critique positive qui sert de base à une conception alternative du poème dramatique de son temps. 4 la souveraine raison. Qui voudroit la contenter, & satisfaire à sa regularité, seroit obligé de luy bastir in plus beau Monde que celuy-cy : Il faudroit luy faire une nouvelle Nature des choses, & luy aller chercher des idées au dessus du Ciel. » « Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry », La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Civardi, p.-1091-1096, p.-1096. 3 Il faut distinguer le succès de Georges de Scudéry avant 1640, qui connut son plus grand éclat avec la publication de sa tragi-comédie L’Amour tyrannique, qui fit fortune à l’hôtel de Rambouillet et fut autorisée par le cardinal Richelieu, du grand succès de Corneille qui domine le théâtre dès la publication d’Horace. Même si la gloire des drames de Corneille fut régulièrement contestée et objet de critiques, voire objet de querelles. 4 Il me semble au moins remarquable que le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, qui sert de préface à L’Amour tyrannique de l’édition de 1639 et qui fut autorisé, ce qui est plus important, par l’Académie française, n’est pas intégré dans l’édition de la Querelle du Cid de Jean-Marc Civardi, ni dans celle d’Armand Gasté (La querelle du Cid : pièces et pamphlets, publiés d’après les originaux avec une introduction par Armand Gasté, Hildesheim, New York, Olms, 1974), même Les deux critiques de Scudéry 35 Par conséquent, je ne veux pas reprendre de nouveau les critiques formulées par Scudéry à propos du Cid. Je me concentrerai, au contraire, sur la tragédie Didon pour m’approcher de la critique de Scudéry par son arrière-plan socio-culturel et esthétique, car ce dernier utilisa cette tragédie pour se positionner d’une manière spécifique dans le champ littéraire et culturel de son temps. C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet article qui s’interroge sur la critique culturelle et sociale de Scudéry dans la Querelle du Cid. En répondant à cette question, j’essaierai de montrer que Scudéry écrit sa tragédie Didon pour présenter son modèle idéal de la tragédie et pour réagir de sa manière à sa critique du Cid. Ce qui unit les Observations sur le Cid et la tragédie Didon, c’est qu’elles ont été publiées en même temps, au mois de mai 1637, c’est-à-dire quatre mois après la première du Cid au mois de janvier. De plus, Scudéry envoya les deux critiques à Guez de Balzac pour le persuader de son argumentation ou, du moins, pour avoir son appui dans la Querelle du Cid. 5 Les deux textes servirent tous deux à critiquer le Cid de Corneille, mais de manière différente : ils problématisent le choix du sujet ainsi que la conception théâtrale du sujet et surtout le traitement du sujet. En discutant les niveaux différents du sujet, Scudéry met aussi en relief qu’il n’existait pas encore un modèle français de la tragédie ni une conception française de la tragédie. À cela s’ajoute finalement le problème de l’orientation culturelle, c’est-à-dire de l’orientation vers le modèle espagnol, comme le fait Corneille avec le Cid, ou vers le modèle italien, comme le fait Scudéry avec sa Didon. 6 Cette orientation culturelle va de pair avec une orientation politique, qui était d’une si on doit le considérer comme un des produits les plus importants de cette querelle. De plus, Sarasin invoque un concept de la tragédie qu’on peut considérer comme une ‘tragédie de famille’ à travers la tragi-comédie de Scudéry. Voir « Discours de la Tragedie ou Remarques sur l’Amour tirannique de Monsieur de Scudery. Dediees a l’Academie françoise par Monsieur de Sillac d’Arbois [i.e. Jean-François Sarasin] », L’Amour tirannique, tragi-Comedie par Monsieur de Scudery, Paris, Courbé, 1639, p.-1-23. 5 « MONSIEUR, Vous ne vous estes pas conseillé aux Sages d’Italie, en la distribution de vos bien-faits. Ils vous eussent dit que vous les deviez verser goutte à goutte, & qu’il faut faire durer les graces. Mais la grandeur de courage dont vous faites profession, est bien au dessus de ces maximes peu genereuses : Elles espand le bien à pleines mains, & vous penseriez n’avoir pas donné, si vous n’aviez enrichy. J’ay trouvé dans un mesme pacquetvostre Lettre, vostre Requeste, Vostre Tragedie, & vos Observations sur le Cid. » « Lettre de M. de Balzac à M. de Scudéry », La Querelle du Cid, éd. Civardi, p.-1091-1092. 6 La question de savoir comment le modèle français naissant doit s’orienter unit la Querelle du Cid à la Querelle des Suppositi qui eut lieu en 1639. Voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste ». Littératures classiques 81 (2013), p. 173-183. 36 Jörn Steigerwald grande importance pour l’image que la France avait d’elle-même, voire pour la fabrication de la France culturelle et politique des années trente. En combinant les Observations sur le Cid et la tragédie Didon, Scudéry façonna moins la Querelle du Cid au sens propre, mais posa la première pierre pour d’autres querelles à venir, comme la Querelle de l’École des femmes, en différenciant deux formes de critique possibles, à savoir une critique poétique et littéraire, c’est-à-dire une critique au niveau de la théorie, et une critique ‘poïétique’, à savoir une critique au niveau d’une pratique esthétique guidée par la théorie. 7 De ce point de vue, on ne peut plus considérer la Didon de Scudéry comme une simple tragédie de l’auteur, mais il vaut mieux la regarder comme un modèle de la pratique esthétique qui critique la tragi-comédie de Corneille en lui donnant un contre-modèle. Un modèle scudérien du poème dramatique qui met sous les yeux des spectateurs sa conception du sujet ainsi que sa conception de la tragédie dans la pratique théâtrale. Bref : les Observations sur le Cid sont une de ses réponses au Cid de Corneille, mais non pas la seule, car la Didon est la deuxième réponse. Pour mettre en évidence le statut et la fonction des deux critiques de Georges de Scudéry, il faut tirer au clair le modèle du poème dramatique scudérien et ses implications politico-culturelles. Pour cela, je me référerai d’abord aux Observations sur le Cid en analysant sa critique du choix du sujet. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur sa conception de la tragédie Didon, qui vise au combat entre l’amour et le devoir dans le cadre de la maison. Pour finir, je me focaliserai sur le modèle italo-français de la tragédie que Scudéry oppose consciemment au modèle hispano-français de Corneille, car Scudéry se réfère à une tradition spécifique de Didon qui combine la problématisation morale avec celle de la vraisemblance esthétique. 1. La critique poétique de Scudéry ou Les observations sur le Cid Scudéry prétend prouver contre le Cid et son auteur : Que le Subjet n’en vaut rien du tout, Qu’il choque les principales regles du Poeme Dramatique, Qu’il manque de jugement en sa conduite, Qu’il a beaucoup de mechans vers, Que presque tout ce qu’il a de beautez sont derrobees. 8 7 Pour le concept aristotélicien de la ‘poïesis’ voir Valeska von Rosen, « Poiesis. Zum heuristischen Nutzen eines Begriffs für die Künste der Frühen Neuzeit », Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, édité par idem, David Nelting, Jörn Steigerwald, Zürich / Berlin, diaphanes, p.-9-41. 8 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-372. Les deux critiques de Scudéry 37 Je me concentrerai sur les trois premières accusations en posant la question de savoir ce que critique Scudéry dans le Cid et, à travers cela, s’il oppose un modèle préférable au Cid. D’où résultent les questions de savoir pourquoi le sujet du Cid ne vaut rien et ce qu’est un sujet qui vaut quelque chose ? Scudéry commence ses Observations par une sorte de ‘captatio benevolentiae’ concernant les poèmes dramatiques antérieurs au Cid : Mais comme autrefois un Macedonien appella de Philippe préocupé à Philippe mieux informé, je conjure les honnestes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas sans les ouyr les SOPHONIS- BES, les CAESARS, les CLEOPATRES, les HERCULES, les MARIANNES, les CLEOMEDONDS, & tant d’autres illustres HEROS, qui les ont charmez sur le Theatre. 9 Même si le Cid brille actuellement plus que les autres tragédies et tragicomédies de ses contemporains, il vaut bien, selon Scudéry, de ne pas les condamner. Par contre, il serait préférable de se demander pourquoi tous ces drames charmèrent et charment actuellement le théâtre et d’analyser ce qui produit le charme du théâtre. Il se pose plus précisément la question de savoir ce qui unit les poèmes dramatiques nommés par Scudéry et, par ce biais, ce qui les opposent au Cid. Une réponse à cette question pourrait être que Scudéry essaie de réunir en groupe des auteurs de théâtre pour former une sorte d’opposition dans le champ littéraire naissant. De ce point de vue, nous voyons Mairet, Rotrou, Tristan l’Hermite, du Ryer et Scudéry d’un côté et Corneille de l’autre. Néanmoins, les pièces Marc-Antoine ou la Cléopâtre de Mairet ainsi que Cléomédon de Du Ryer possèdent plusieurs défauts, défauts de mœurs, défauts d’unité et défauts de vocabulaire que Scudéry reproche dans les Observations au Cid de Corneille. Si Scudéry voulait fédérer un groupe d’auteurs préférables à Corneille dont les poèmes dramatiques sont mieux faits que le Cid, il choisit mal ses combattants et ses contre-exemples. L’argumentation se complique encore une fois si on envisage les exemples de la vraisemblance idéale que Scudéry présente dans les Observations : C’est pourquoy, ce Philosophe [i.e. Aristote] remarque, que les premiers Tragiques, ayant accoustumé de prendre des Sujets par tout, sur la fin, ils s’estoient retranchez à certains qui estoient ou pouvoient estre rendus vraysemblables : et qui presque pour cette raison, ont esté tous traittez, et mesme par divers Autheurs. Comme Medée, Alchmeon, Ædipe, Oreste, Meleagre, Thieste et Thelephe. Si bien qu’on voit, qu’ils pouvoient changer ces fables comme ils vouloient, et les accommoder à la vray-semblance. 10 9 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-369-370. 10 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-378. 38 Jörn Steigerwald Selon Scudéry, Médée doit être considérée comme un sujet qui convient pour un poème dramatique, car elle se base sur un sujet vraisemblable, sauf que la première tragédie que Corneille écrivit est la tragédie Médée. Si Scudéry voulait s’opposer à Corneille, ne devait-il pas donner d’autres exemples positifs de la vraisemblance dramatique et ne faudrait-il pas présenter d’autres pièces du théâtre français contemporain ? Car le sujet de Médée ne permet pas une opposition stricte à Corneille, ainsi que les pièces de Mairet et de Du Ryer ne donnent pas d’arguments valables contre les défauts du Cid. La question de savoir ce qu’est un sujet qui convient au poème dramatique semble rester ouverte. Cependant, Scudéry nous indique qu’il y a au moins une approche qui nous permet d’esquisser les contours d’un beau sujet et, à travers cela, d’un mauvais sujet. Il insiste à la fin de la première citation sur le fait que dans toutes les pièces, les personnages nommés sont des « illustres HEROS, qui ont charmez sur le Theatre ». 11 Un beau sujet consiste par conséquent en un héros qui est ‘illustre’, et qui sert de base au ‘charme’ du théâtre. Il reste ‘seulement’ la question de savoir qu’est-ce qu’un héros illustre et charmant ? Suivant l’argumentation de Scudéry, un héros peut être une femme illustre- - Sophonisbe, Marianne, Cléopâtre et Médée - ou un homme illustre - César, Hercule, Œdipe et autres. La qualité du héros dit ‘illustre’ résulte d’un côté de sa grandeur et de sa beauté, et de ses mœurs d’un autre côté. C’est pourquoi le poème dramatique ne doit pas choquer les bonnes mœurs de la société, par contre, comme le souligne Scudéry : Et pour connoistre cette vérité, il faut savoir que le Poeme de Théâtre fut inventé, pour instruire en divertissant ; et que c’est sous cet agréable habit, que se desguise la Philosophie, de peur de paroistre trop austère aux yeux du monde ; et par luy (s’il faut ainsi dire) qu’elle semble dorer les pilulles, afin qu’on les prenne sans répugnance, et qu’on se trouve guary presque sans avoir connu le remède. Aussi ne manque t’elle jamais de nous monstrer sur la Scène, la vertu recompensée et le vice tousjours puni. Que si quelquefois l’on y voit les meschans prospérer, et les gens de bien persécutez, la face des choses, ne manquant point de changer, à la fin de la Représentation, ne manque point aussi de faire voir, le triomphe des innocens, et le suplice des coupables : et c’est ainsi qu’insensiblement, on nous imprime en l’ame l’horreur du vice, et l’amour de la vertu. 12 En parlant de la « vertu recompensée » et du « vice tousjours puni », Scudéry se réfère au modèle de la justice poétique qui règne sur la scène du théâtre, déjà évoqué par Jean Chapelain à l’occasion de sa préface à l’Adone de Giovan 11 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-370. 12 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-384. Les deux critiques de Scudéry 39 Battista Marino en 1623. 13 Un illustre héros appartient alors aux « gens de bien », et combine la grandeur de sa morale avec la grandeur et la beauté de sa personne. Un tel caractère peut être persécuté, mais jamais être corrompu. Par contre, il met en évidence la grandeur de son âme dans toutes les actions et dans toutes les situations. Des personnages comme Médée ne sont pas exclues de cette règle, car elles « impriment », pour reprendre la formule de Scudéry, « l’horreur du vice », et à travers cela « l’amour de la vertu ». Il y a toutefois une différence entre les exemples antiques, que Scudéry nomme dans la deuxième citation, et les exemples modernes que je voudrais bien souligner. Les pièces de théâtre de Scudéry, de Corneille et de leurs contemporains, se concentrent sur le combat de l’honneur et de l’amour qui agit dans l’âme du héros illustre, mais ce qui distingue Corneille des autres, c’est qu’il ne respecte pas les règles de la justice poétique dans le Cid ; ce qu’il fit, par contre, dans sa tragédie Médée. À cela s’ajoute le fait que les tragédies et tragi-comédies françaises encadrent le combat du héros dans l’espace social de sa famille et de sa maison. 14 D’où résulte une relation triangulaire 13 Voir Jean Chapelain, « Lettre ou Discours en forme de préface à l’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, Adone, édité par Giovanni Pozzi, Milan, Adelphi, 1988, p.-11-45. De plus, ce qui unit Scudéry et Chapelain, c’est la combinaison des actions illustres et de l’amour dans une histoire tragique, même si Chapelain focalise l’épopée et Scudéry la tragédie au sens propre : « Et cependant formant l’idée de ceste nouvelle espece sur ce fondement d’action illustre advenüe durant la paix, je dirai qu’il faut que le subject du poëme à qui l’on voudra bailler cette forme soit illustre sans meslange de guerre. Illustre s’il se peut pour les personnes principales et sur tout illustre pour l’evenement : que le trouble particulier y soit aussi grand que le suject entrepris le peut permettre, mais sans s’esloigner du rapport qu’il luy convient avoir au repos de la paix et à ses evenements ordinaires ; que la constitution tenant ainsi de la simplicité plus que du trouble et les accidens s’y considerans principalement, à raison de la nature de la paix qui ne fournit point de substance, c’est-à-dire de diversité d’actions, tout l’effort se mette aux descriptions et à la particularité et ce plus des choses practiquées en paix que de celles dont on use en guerre, comme de palais, jardins, architecture, jeux et autres semblables, ne traictant de ce qui n’est pas tel que forcement et comme en passant ; que l’amour y ayt la plus grande part et que tout en sorte et y retourne, les autres matieres n’y estans que comme accessoires et comme servans à ceste là ; bref que les faceties y puissent avoir lieu, mais modestes ou modestement dittes. », ibid., p.-18-19. Voir aussi Jörn Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’Adone du Cavalier Marin », Littératures classiques 77 (2012), p.-281-296 et Anne Duprat, « Entre poétique et interprétation. Sur la Lettre-préface de Jean Chapelain à l’Adone de Marino (1623) », Littératures classiques 86 (2015), p.-117-128. 14 Voir : « […] c’est à dire, il n’y a que les Maris, les Femmes, les Beaux-peres, les Beaux-freres, les Belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence : il n’y a que ceux que le sang & l’amitié ioignent, dont les mal-heurs nous donnent de la terreur & de la pitié. » Sarasin, Discours de la tragédie, p.-19. 40 Jörn Steigerwald qui émerge évidemment si on regarde les héros de Corneille : Chimène et Rodrigue sont la fille et le fils d’une famille noble et doivent par conséquent se considérer comme une voire un représentant de leurs maisons spécifiques et comme un sujet de leur roi. Le devoir de Chimène et de Rodrigue est alors un double devoir, car ils doivent obéir aux règles de leurs familles et aux lois du roi, même si ce double devoir complique encore une fois le combat dans l’âme du héros. La critique de Scudéry renvoie à la justice poétique comme arrière-plan, pour esquisser un modèle du poème dramatique qui vise à ce qu’on pourrait appeler une ‘tragédie de famille’, à savoir une tragédie qui se base sur le combat entre le devoir familial, le devoir d’un sujet du roi et l’amour de ce même sujet pour quelqu’un d’autre. 15 Ce faisant, Scudéry exclut implicitement le théâtre saint de sa conception du poème dramatique ainsi que la tragédie de martyr. Mais en parlant du combat du héros et surtout de la morale du héros, il met en relief la hiérarchie du devoir et de l’amour. Le devoir du sujet de roi doit être toujours respecté, car c’est le plus important devoir d’un héros. Le devoir familial est à la deuxième place, car tout membre d’une famille voire d’une maison doit se considérer comme un représentant de sa famille et non pas comme un individu. 16 S’y ajoute le fait que la liberté de la femme dépend dans le cadre de la famille de son tuteur, à savoir de son père, de son mari ou de son frère. Il s’agit par conséquent d’une liberté limitée par la domination masculine de la maison. 17 L’amour d’un personnage doit par conséquent respecter les exigences de ses devoirs vers le roi et vers la famille, même si ou plutôt parce qu’il produit le combat entre le devoir et l’amour qui sert de base à la tragédie et la tragi-comédie. En ce qui concerne la vraisemblance du Cid et par ce biais du poème dramatique, il me semble que Scudéry soit moins rigoureux que Chapelain 15 La Didon ainsi que L’Amour tyrannique sont de ce point de vue deux versions de la ‘tragédie de famille’ : la première met en relief le combat entre le devoir familial, le devoir politique et l’amour de ce même sujet tandis que la deuxième s’organise autour de l’amour, voire de la passion amoureuse d’un roi qui devient sujet de son amour. 16 Voir pour le contexte historique de la famille Jack Goody, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Jean-Louis Flandrin, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; Daniela Frigo, Il padre di famiglia. Governo della casa e governo civile nella tradizione dell « economica » tra Cinque e seicento, Rome, Bulzoni, 1985 ; The History of the European Family, dir. David I. Kertzer and Mario Barbagli, Vol. I, Family Life in Early Modern Times, 1500-1789, New Haven, Yale University Press, 2001. 17 Voir Jean Portemer, « Réflexions sur les Pouvoirs de la Femme selon le Droit Français au XVII e siècle », XVII e -siècle 144 (1984), p.-189-202. Les deux critiques de Scudéry 41 dans les Sentiments de l’Académie. Scudéry souligne le problème de la vraisemblance des sujets historiques, mais il ne les exclut pas, par contre : De-là, ce Philosophe monstre que le mestier du Poète, est bien plus difficile que celuy de l’Historien : parce que celuy-cy racompte simplement les choses, comme en effect elles sont arrivées, au lieu que l’autre, les représente [non pas comme elles sont] mais bien comme elles ont deub estre. C’est en quoy l’auteur du Cid a failly, qui trouvant dans l’Histoire d’Espagne, que cette fille avoit espousé le meurtrier de son Père, devoit considérer que ce n’estoit pas un sujet d’un Poème accomply, parce qu’estant historique, et par conséquent vray, mais non pas vray-semblable, d’autant qu’il choque la raison et les bonnes mœurs, il ne pouvoit pas le changer ni le rendre propre au Poème dramatique. 18 Un beau sujet peut être un sujet historique autant qu’il suit les règles de la justice poétique et à travers cela les règles de la vraisemblance morale. Tous les sujets invraisemblables, c’est-à-dire des sujets qui choquent, sont par conséquent des actions vicieuses des héros négatifs, qui ne respectent les devoirs ni envers le roi, ni envers la famille. La grandeur sociale d’un héros historique ne sert pas à une bonne tragédie, s’il n’observe pas ses devoirs. Les sujets fabuleux les respectent toujours ou, du moins, doivent toujours les respecter, c’est pourquoi, selon Scudéry, les anciens les prenaient pour la plupart : les poèmes dramatiques des anciens se concentrent sur des sujets de la mythologie antique, car ils garantissent la vraisemblance morale. Par contre, les modernes ont la possibilité de s’orienter vers les sujets fabuleux de l’antiquité, mais aussi vers les sujets de la Bible, qui garantissent souvent la vraisemblance morale, ou vers l’histoire ancienne ou moderne, autant qu’elle permet de présenter un sujet valable. 19 18 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-379-380. 19 Ce sera Corneille qui discutera plus tard dans l’examen de Polyeucte (1660) le problème de la vraisemblance morale des histoires bibliques en donnant l’exemple de l’histoire d’amour entre David et Bethsabée : « Je crois même qu’on en [de l’Évangile] supprimer quelque chose, quand il y a apparence qu’il ne plairait pas sur le Théâtre, pourvu qu’on mette rien en la place, car alors ce serait changer l’Histoire, ce que le respect que nous devons à l’Écriture ne permet point. Si j’avais à y exposer celle de David et de Bersabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l’image de cette nudité ne fît une impression trop chatouilleuse dans l’esprit de l’Auditeur ; mais je me contenterais de le peindre avec de l’amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de son cœur. » Pierre Corneille, « Polyeucte martyr, Examen [1660-1682] », Œuvres complètes I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p. 979. 42 Jörn Steigerwald La Didon de Scudéry se base comme le Cid de Corneille sur le combat entre le devoir et l’amour, mais elle se distingue de plusieurs manières de la dernière et met plus évidemment sous les yeux la conception du poème dramatique du premier. 2. La critique ‘poïétique’ de Scudéry ou la tragédie Didon 20 La tragédie Didon se réfère à l’épisode fameux de L’Énéide de Virgile, c’està-dire à l’épisode de l’amour entre Didon et Énée. 21 Néanmoins, le combat entre le devoir et l’amour qui agit dans les âmes des héros illustres vise à un modèle différent du poème dramatique. Scudéry insiste sur le problème de la morale en parlant de Chimène : Mais tant s’en faut que la Pièce du Cid, soit faite sur ce modelle, qu’elle est de très-mauvais exemple : l’on y voit une fille desnaturée ne parler que de ses follies, lors qu’elle ne doit parler que de son malheur, pleindre la perte de son Amant, lors qu’elle ne doit songer qu’a celle de son père ; aimer encor ce qu’elle doit abhorrer ; souffrir en mesme temps, et en mesme maison, ce meurtrier et ce pauvre corps ; et pour achever son impieté, joindre sa main à celle qui dégoûte encor du sang de son père. 22 Si on compare la conduite de Chimène à celle de Didon, on remarque facilement les différences suivantes : 1° Virgile et Scudéry présentent une femme pudique, consciente de sa grandeur et de sa position en tant que reine des Carthaginois qui parle de son malheur quand elle réalise qu’Énée l’abandonnera. C’est dans la première 20 Pour le contexte historique de la Didon de Scudéry voir Christian Delmas, « Introduction, Didon à la scène », p.- IV-LXXX, surtout la « Deuxième partie, Les Didon de Scudéry et Boisrobert », p.- XLVIII-LXXVII. Il est au moins digne d’attention qu’il n’y ait, d’après mes connaissances, qu’une seule étude qui analyse la Didon de Scudéry, qui fut publiée après l’étude de Delmas. Voir Laetitia Vedrenne, Gender and Power : Representations of Dido in French Tragedy, 1558-1673, Durham University, 2009 (Durham E-Theses Online : http: / / etheses.dur.ac. uk/ 2037/ ). 21 Georges de Scudéry souligne dans l’avertissement la beauté double de l’épisode de Didon, qui résulte de l’Enéide de Virgile d’un côté et de sa réception de saint Augustin de l’autre : « Mais bien que ce fameux Auteur [i.e. Virgile] y soit [i.e. l’Enéide] y soit incomparable partout, il faut avouer qu’en ce qui regarde Didon, il s’est surpassé lui-même, comme ailleurs il a surpassé les autres. Saint Augustin dont le goût est si délicat pour les bonnes choses, confesse qu’il n’a jamais pu lire sans larmes, les plaintes de cette belle affligée ». Scudéry, Didon, p.-6. 22 Scudéry, « Observations sur le Cid », p.-385. Les deux critiques de Scudéry 43 scène du premier acte que Didon réfléchit sur sa situation et anticipe sa chute future an parlant de son mari mort : Oui, Pudeur, je souhaite et triste, et désolée, Que je meure plutôt que tu sois violée : Celui qui le premier me donna de l’amour, L’emporta toute entière abandonnant le jour ; Puisqu’il la tient encor (fuyant ces nouveaux charmes) Qu’il la garde au tombeau, satisfait de mes larmes. 23 Il me semble assez remarquable que Scudéry modélise sa Didon dès le début comme une veuve chrétienne, qui ne se marie pas après la mort de son mari, mais s’occupe de ses devoirs familiaux et domestiques. 24 En faisant cela, il s’inscrit dans la tradition de la christianisation de l’épopée virgilienne qui connaît son plus grand éclat avec la Gerusalemme liberata du Tasse. 25 Le projet de mariage de Didon résulte par conséquent de ses devoirs familiaux et de la raison politique, mais ce n’est pas Didon qui le propose, c’est sa sœur Anna qui insiste sur le fait que Didon a besoin de la protection masculine en tant que reine, membre féminin d’une famille et femme : Le mariage aspiré entre Didon et Énée sert alors de base à la ‘tragédie de famille’ de Scudéry. 2° Didon ne plaint pas la perte de son Amant, et songe à sa honte et à sa situation en tant que femme et reine trompée par les promesses d’amour d’Énée. C’est dans la première scène du quatrième acte que Didon réalise ce qui signifie le départ d’Énée pour elle et pour sa position en tant que femme et en tant que reine : J’ai perdu pour toi seul (ô funeste mémoire) Avesques la pudeur, et l’honneur, et la gloire. Cher hôte (car ce nom tout seul me doit rester, Après celui d’époux que tu viens m’ôter), Regarde en quel état une Reine demeure, Et s’il ne faudra pas que l’innocente meure, Et pourquoi vivrait-elle (ô Dieux- ! ) en ce malheur ? 26 23 Scudéry, Didon, I, 1, V. 25-30, p.-12. 24 Voir Roger Duchêne, « La veuve au XVII e - siècle. » idem, Onze études sur l’image de la femme dans la littérature française du XVII e -siècle, édité par Wolfgang Leiner, Tübingen, Narr 1978, p.-221-242 et Christian Biet, « De la veuve joyeuse à l’individu autonome », XVII e -siècle 187 (1995), p.-307-330. 25 Voir pour ce contexte Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p.-233-259. 26 Scudéry, Didon, IV, 1, V. 1073-1079, p.-53. 44 Jörn Steigerwald Didon se présente dans cette scène comme l’exemple contraire de Chimène, car elle prend conscience qu’elle perdit sa pudeur en tant que femme, son honneur en tant que membre d’une famille et sa gloire en tant que reine, mais aussi en tant que femme. D’où résulte qu’elle ne voit qu’une solution, à savoir la mort, même si elle se considère innocente. De ce point de vue, le mariage de Chimène doit être regardé comme une double transgression, car elle ne respecte ni ses devoirs féminins ni ses devoirs domestiques. Au lieu de ressentir de la honte, et d’agir selon les lois de la domination masculine qui règnent dans sa maison, elle ne se retire pas de la cour, mais, pire encore, elle reste amoureuse et en contact avec celui qui produisit la honte de sa maison : Rodrigue. 3° Dès le moment où Énée l’abandonne, Didon abhorre son amant ancien et commence à méditer une revanche. 27 4° Didon ne souffre pas la présence du trompeur dans sa maison, par contre, elle respecte ses devoirs familiaux : elle ne parle plus directement avec lui et ne le laisse plus entrer dans sa maison et rompt tout contact avec lui. 5° Didon connaît sa honte qui résulte des actions d’Énée et réagit de deux manières : elle prie aux Dieux de la venger et se sacrifie en même temps pour l’honneur de sa personne, sa maison et son règne. C’est dans la troisième scène du cinquième acte, l’avant-dernière scène dans laquelle Didon apparaît sur scène, qu’elle résume son combat entre le devoir et l’amour en optant pour le devoir et pour la vengeance de son amour trompé : O funeste, ô sanglant, ô nouveau sacrifice, Où la pauvre victime est offerte en ce jour, Par les mains de la rage, et par celles d’Amour. 28 À l’inverse de Chimène, Didon est une femme pudique qui respecte ses devoirs et, ce qui est plus important, considère que ses devoirs familiaux et domestiques sont plus importants que son amour. Elle observe ainsi la domination masculine et se présente même comme le meilleur sujet de celle-ci. 29 Cependant, le combat entre le devoir et l’amour dans le cadre de la famille unit non seulement les héros féminins, mais aussi les sujets de la Didon et du Cid. Les deux pièces se basent sur le modèle de la tragédie 27 C’est dans la cinquième et dernière scène du troisième acte qu’Énée avoue à Didon son projet de partir, tandis que Didon réfléchit sur sa situation et sur la honte qui résulte de l’action d’Énée dans la première scène du quatrième acte. 28 Scudéry, Didon, V, 3, V. 1581-1584, p.-72. 29 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998. Les deux critiques de Scudéry 45 familiale, qui vise au conflit tragique entre l’amour et le devoir ou plus précisément qui renvoie aux problèmes du mariage. Il y a notamment deux niveaux de ce problème du mariage, un problème au niveau de la justice poétique et un au niveau de la société contemporaine. Chimène et Didon sont des héros féminins, mais elles agissent dans l’espace social de la maison et de la famille, à savoir dans un espace dans lequel règne la domination masculine. Toutes deux sont des sujets de leurs pères qui doivent toujours respecter les règles de la famille et les lois de la maison. Ce qui distingue Scudéry de Corneille, c’est qu’il opte pour un modèle traditionnel de la maison, la maison fermée. 30 C’est pourquoi il critique la familiarité entre le Comte et la suivante, qui sert dans sa maison. C’est aussi pourquoi il insiste sur le caractère impudique de la situation alors que Rodrigue et le père mort de Chimène sont au même moment dans la maison de Chimène, car ce n’est pas la maison de Chimène, mais la maison de Don Gomès. Didon, par contre, respecte les règles de la domination masculine, se présente même comme la meilleure représentante de la maison fermée et se sacrifie par conséquent volontairement et consciemment pour le bonheur de sa maison. Corneille, pour sa part, met en relief les problèmes de la domination masculine dans la maison fermée en montrant les problèmes qu’une telle conception de la maison fermée produit pour ses sujets, surtout pour les sujets féminins. C’est pourquoi il choque, selon Scudéry, les bonnes mœurs, et pourquoi il transgresse les règles de la vraisemblance morale ainsi que les lois de la justice poétique, car toutes deux se basent aussi sur la domination masculine. La Querelle du Cid est alors aussi une querelle sur la conception de la maison au moment où celle-ci se transforme d’une maison fermée en une maison ouverte. 3. Le politique culturelle de Scudéry La Didon de Scudéry se réfère explicitement à l’épisode fameux de l’Énéide de Virgile à plusieurs niveaux : 1° Scudéry traduit plusieurs passages de l’épopée antique en intégrant le texte dans sa tragédie. 31 30 Pour la différence entre la ‘maison fermée’ et la ‘maison ouverte’ voir Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’école des maris, L’école des femmes, La critique de l’école des femmes) ». Papers on French Seventeenth Century Literature XL, 79 (2013), p. 337-361. 31 « C’est pourquoi, quelque gloire que puisse et doive recevoir cette Tragédie, je déclare que je n’y prétends autre part, que celle d’un traducteur fidèle : j’ai tâché de toutes les formes de mon esprit, d’élever en cette occasion la Poésie Française 46 Jörn Steigerwald 2° Il relie la tragédie à la tradition du poème épique en parlant du poème dramatique d’un côté et en prenant un sujet de l’épopée fameuse de Virgile pour sa tragédie d’un autre côté. 3° Il met en relief que les « choses fabuleuses » servent mieux à établir une vraisemblance morale que l’histoire, car la dernière vise au vrai et non pas au vraisemblable : en mettant en scène la tragédie Didon, Scudéry se concentre sur deux combats entre les devoirs et l’amour, à savoir le combat de Didon et celui d’Énée, qui, tous les deux, optent pour le devoir, et non pas pour l’amour. Même si, comme Chapelain le souligne dans les Sentiments de l’Académie, Didon vécut deux cents ans avant Énée, de sorte que l’épisode de l’Énéide n’est pas historiquement vrai, mais justement vraisemblable. 32 Cependant, en choisissant l’épisode de l’Énéide, Scudéry s’inscrit dans une double tradition, à savoir une tradition du poème épique et une tradition italienne et s’oppose en même temps à la tradition historique et espagnole. Christian Delmas analyse cette double configuration de la Didon dans l’introduction de son édition Didon à la scène en comparant la Didon de Scudéry à celle de Boisrobert. En écrivant une tragédie qui se réfère à l’Énéide de Virgile, Scudéry s’oppose alors de trois manières à Corneille : 1° Il opte pour des sujets fabuleux qui garantissent la vraisemblance morale 2° Il essaie d’anoblir la tragédie en la modélisant comme un poème dramatique, ce qui lui permet de distinguer la tragédie de la tragi-comédie et d’établir une analogie entre le poème dramatique et le poème épique.- 3° Il plaide pour une orientation du théâtre français vers la tradition italienne et non pas vers la tradition espagnole pour la fabrication du classicisme français. 33 Il est remarquable que Chapelain suive l’argumentation de Scudéry dans les Sentiments de l’Académie, car lui aussi renvoie plusieurs fois à l’Énéide de à la magnificence de la Latine ; j’ai cherché la pompe et la majesté des vers ; j’ai suivi les pensées de mon auteur (et peut-être aussi heureusement qu’aucun de mon temps ait pu faire), mais après tant de peines inutiles, quelque opinion qu’on veuille me donner de mes pinceaux, et de mes couleurs, j’avoue que je ne suis qu’un apprenti, qui travaille après Apelle. Mais comme le pays Latin est trop loin de la France pour y faire voyager les Dames, c’est ici qu’elles pourront voir au moins une légère idée de tant d’excellentes choses, que leur cache une langue, qui n’est plus que dans les livres. » Scudéry, Didon, « Avertissement », p.-6. 32 Jean Chapelain, « Les sentiments de l’Académie française », La querelle du Cid (1637-1638), éd. Civardi, p.-930-1009, p.-958. 33 Voir Christian Delmas, « Introduction », surtout la « Première Partie : Le thème de Didon dans le théâtre Européen », p.-XI-XXXIII. Les deux critiques de Scudéry 47 Virgile et, cela me semble plus intéressant, à l’épisode de Didon. De plus, ce sera Chapelain qui s’opposera à Vincent Voiture dans la Querelle des Suppositi en 1639, en votant pour la tradition italienne de la comédie et en s’opposant à la tradition espagnole. Scudéry, il faut le dire, ne réussit ni à devenir l’auteur dramatique du classicisme, ni le théoricien de cette époque, mais c’est quand même lui qui lança les bases du préclassicisme avec les Observations sur le Cid et Didon.
