Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes. Sur les dédicataires féminines du théâtre cornélien des années 1630
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Andrea Grewe
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes. Sur les dédicataires féminines du théâtre cornélien des années 1630 Andrea Grewe Université d’Osnabrück Introduction La naissance du théâtre moderne en France au début du XVII e -siècle va de pair avec la formation du public de théâtre et de la critique littéraire au sens moderne. Dès les premières études, la critique a souligné le rôle important joué par les femmes dans la formation de ce ‘nouveau public’ de 1630 à 1636. 1 Face à cette présence des femmes au sein du public et à l’influence qu’on leur accorde, Robert Horville a même parlé du « Féminisme dans le théâtre français du XVII e - siècle », ce qu’il explique ainsi : « Le théâtre est une manifestation éminemment sociale et concerne notamment un public de cour et de salon, milieux dans lesquels la femme tendait à jouer un rôle grandissant, imposant par là même aux dramaturges soucieux de succès la nécessité d’introduire dans leurs œuvres des thèmes la concernant ». Et il ajoute : « C’est sous sa pression que s’imposent peu à peu les bienséances, impératifs indispensables pour lui permettre d’assister aux représentations théâtrales et, en particulier, aux spectacles comiques ». 2 C’est cette interaction entre un public féminin, ses attentes et les premières œuvres d’un auteur que Constant Venesoen a qualifié d’« apprenti féministe » qui retiendra mon attention dans ce qui va suivre. 3 Mais, au lieu de chercher 1 Cf. Maurice Descotes, Le public de théâtre et son histoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p.- 92s. ; et Charles Mazouer qui résume l’évolution depuis le début du siècle : « Un autre public est né - celui des salons et du beau monde, celui qui approuve les doctes, celui des honnêtes gens en un mot, où les femmes ont retrouvé leur place » (Le Théâtre français de l’âge classique. I : Le premier XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p.-174). 2 Robert Horville, « Le Féminisme dans le théâtre français du XVII e - siècle », dans Ordre et contestation au temps des classiques. Actes du Congrès du CMR 17, 1991, Papers on French Seventeenth Century Literature 73 (1992), p.-213-224, p.-213. 3 Constant Venesoen, Corneille « apprenti féministe ». De Mélite au Cid, Paris, Archives des lettres modernes, 1986. 50 Andrea Grewe à saisir l’influence sur l’œuvre de Corneille d’un public féminin difficile à définir, je me limiterai à un aspect plus circonscrit : en partant des cas dans lesquels Corneille a dédié un ouvrage à une destinataire, je me propose d’étudier, dans un premier temps, la fonction que ces dédicataires féminines remplissent dans le discours sur le théâtre que l’auteur pratique dans les différents péritextes ; dans un second temps, j’analyserai les relations qui se tissent entre les personnages féminins fictifs d’un côté et les dédicataires féminines de l’autre. Une telle approche me paraît d’autant plus justifiée que, malgré l’intérêt que, suite aux travaux de Gérard Genette, le péritexte théâtral trouve depuis quelque temps la question des dédicataires féminines a été négligée jusqu’à maintenant. 4 La pratique dédicatoire de Corneille Comme Wolfgang Leiner, auteur de la première grande étude consacrée à l’épître dédicatoire dans la littérature française du XVII e - siècle, l’a montré, la pratique dédicatoire de l’époque connaît une évolution significative. Tandis que, dans la première moitié du siècle, qui est l’âge d’or du mécénat aristocratique, les auteurs cherchent massivement la protection d’un grand seigneur, dans la seconde moitié du siècle, à l’époque du mécénat royal de Louis XIV, ils renoncent de plus en plus à une pratique considérée désormais comme ‘humiliante’. 5 Dans la pratique dédicatoire de Corneille, nous pouvons observer la même évolution. 6 Si, à partir d’Œdipe, publié en 1659, Corneille cesse complètement de dédier ses œuvres, signe non seulement d’une « certaine indépendance matérielle » mais aussi d’une « indéniable célébrité », 7 nous pouvons constater que, jusqu’à cette date, il accompagne toutes ses pièces d’une lettre dédicatoire, à l’exception de Nicomède et de Pertharite. Le fait que bon nombre de ces dédicaces (huit sur un total de vingt) s’adressent à des personnes non-identifiables, fictives, et qu’elles ne servent 4 Pour l’état des recherches, je renvoie à Littératures classiques 83 (2014) : Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne (XVI e et XVII e -siècles), sous la direction d’A. Cayela, F. Cecroisette, B. Luvat-Molozay et M. Vuillermoz. 5 Cf. Wolfgang Leiner, Der Widmungsbrief in der französischen Literatur (1580-1715), Heidelberg, Winter, 1965, p.- 221-233 (chap.- « Der Strukturwandel des Mäzenatentums »). 6 Wolfgang Leiner [1965], « Corneille, auteur de lettres dédicatoires », dans id., Études sur la littérature française du XVII e - siècle, éd. par V. Schröder et R. Zaiser, Paris / Seattle / Tübingen, 1996, p.-219-231, p.-219. 7 Eve-Marie Rollinat-Levasseur, « Péritexte des œuvres théâtrales : société et dramaturge en miroir », dans PFSCL XXXIII, 64 (2006), p.-221-237, p.-231. Cf. aussi Leiner, Widmungsbrief, p.-276. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 51 donc pas à obtenir la faveur d’un protecteur concret souligne l’importance de ce texte liminaire pour Corneille qui peut ainsi « présenter sa pièce avec l’appareil liminaire qu’il convient et surtout, puisque le dramaturge n’omet jamais de signer ses dédicaces […], mettre en valeur son nom juste avant le début des textes dramatiques ». 8 Un tiers des douze épîtres qui restent, soit quatre lettres, a des dédicataires féminines, ce qui constitue un pourcentage conforme à la pratique courante de l’époque. Il s’agit à peu près de la même moyenne si nous prenons en compte la liste des ‘parrains favoris’ au cours du XVII e - siècle qui comprend au total trente-deux personnes dont dix femmes. 9 Le pourcentage des dédicataires féminines est pourtant bien différent lorsque nous nous limitons à la première période de la carrière dramatique de Corneille, période qui comprend neuf pièces écrites jusqu’en 1637 et publiées jusqu’en 1639. Quatre de ces pièces sont dédiées à des femmes (dont une est fictive). Trois des cinq pièces qui restent sont adressées à des dédicataires masculins fictifs ; dans deux cas seulement, l’épître dédicatoire s’adresse à un dédicataire masculin ‘non-fictif’, à savoir le duc de Longueville auquel est dédiée la tragi-comédie Clitandre publiée en 1632 et le duc de Liancourt, dédicataire de la comédie Mélite parue en 1633. Pendant cette première période le nombre de dédicataires féminines est donc même légèrement plus élevé que celui des dédicataires masculins. Il s’agit de Madame de La Maisonfort, dédicataire de la comédie La Veuve publiée en 1634, de Madame de Liancourt, dédicataire de la comédie La Galerie du Palais parue en 1637 et de Madame de Combalet à laquelle Corneille dédie Le Cid en 1637. À partir de 1641 par contre, il n’y a plus qu’une seule dédicataire féminine, à savoir la reine-mère et régente Anne d’Autriche à laquelle il dédie Polyeucte (1643) après la mort du dédicataire initialement prévu par Corneille qu’est Louis XIII. Comment expliquer le fait quelque peu surprenant que, pendant les premières années de sa carrière dramatique, Corneille choisisse de préférence des femmes comme dédicataires de ses œuvres ? Quels peuvent être les motifs de cette pratique dédicatoire et comment peut-on expliquer le fait qu’après avoir dédié ses premières pièces à deux grands seigneurs, il change de stratégie pour choisir des dédicataires féminines ? Les dédicataires féminines et le discours sur le théâtre Commençons par la première épître dédicatoire qui figure en tête de La Veuve, représentée pour la première fois pendant la saison théâtrale de 8 Rollinat-Levasseur, « Péritexte des œuvres théâtrales », p.-230. 9 Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-235-237. 52 Andrea Grewe 1631-1632 et imprimée en 1634. Elle s’adresse à une certaine Mme de La Maisonfort que la critique moderne a identifiée comme étant Rachel de Massué de Ruvigny (1603-1637). 10 Originaire d’une famille protestante, elle avait épousé Elysée de Beaujeu, sieur de La Maisonfort, qui mourut prématurément et la laissa veuve. Selon Tallemant des Réaux, elle fut « une coquette prude » aux « plaisants accès de dévotion » ; Conrart la jugeait « très belle et très vertueuse ». 11 Georges Couton résume les commentaires de ses contemporains en la décrivant comme une « dame très mondaine donc, et très entourée ». 12 Mme de La Maisonfort fait donc partie de la société mondaine de l’époque et est connue, voire ‘chantée’ par les auteurs liés à cette société. 13 C’est à elle que Corneille demande sa protection pour une comédie qui avait réussi à la « divertir » lors de sa représentation et à laquelle elle avait alors réservé un « bon accueil ». 14 En comparant La Veuve à la jeune veuve et en déclarant les « perfections » de la jeune femme infiniment supérieures à celles de la pièce, l’auteur obéit aux stéréotypes du genre de la lettre dédicatoire où « le jeu de la louange consiste en effet à présenter héros et héroïnes comme les faire-valoir des qualités des dédicataires ». 15 Ce qui rend le péritexte de La Veuve particulièrement intéressant, c’est qu’il ne contient pas seulement cette épître dédicatoire mais, en plus, un avis Au lecteur dans lequel Corneille formule une véritable poétique dramatique et développe sa conception de la comédie : « La Comédie n’est qu’un portrait de nos actions, et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance ». 16 Pour la deuxième fois après la Préface de Clitandre, Corneille discute ici publiquement les règles des trois unités et se prononce pour une certaine liberté dans leur application : « Ce n’est pas que je méprise l’antiquité, mais comme on épouse malaisément des beautés si vieilles, j’ai cru lui rendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ». 17 Habilement, 10 Mario Roques, « Madame de La Maison-fort et la dédicace de La Veuve », dans RHLF 51 (1951), p.-461-467. 11 Pour les citations v. Georges Couton, « La Veuve ou le Traître trahi. Notes et variantes », dans Corneille, Œuvres complètes. Vol. I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, p.- 1253. Pour toutes les citations des pièces de Corneille, nous nous référons à cette édition citée dans la suite comme ŒC. 12 Ibid. 13 Cf. les vers composés en hommage à Corneille qui précèdent la pièce et parmi lesquels se trouvent aussi des vers faisant allusion à la ‘belle veuve’, dans ŒC, p. 204-215. 14 Corneille, « À Madame de La Maisonfort », dans ŒC, p.-201. 15 Cf. Hélène Baby, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », dans Littératures classiques 83 (2014), p.-55-81, p.-70s. 16 Corneille, Au lecteur, dans ŒC, p.-202. 17 Ibid., p.-203. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 53 Corneille sépare ainsi la dissertation poétologique, qui s’adresse aux ‘savants’, de l’épître dédicatoire dans laquelle il souligne l’approbation que sa comédie a trouvée auprès d’un public mondain qui peut se reconnaître dans la société représentée sur scène et que Corneille lui-même définira plus tard, dans l’Examen de Mélite, comme étant la société des « honnêtes gens ». 18 Au lieu de croire, comme la critique l’a parfois supposé, que Mme de La Maisonfort était le modèle de la veuve Clarice, 19 il me paraît plutôt vraisemblable que Corneille, en lui dédiant sa comédie, a voulu l’instaurer en ‘juge’ de la « ressemblance » des portraits qu’il avait esquissés dans sa comédie, elle-même faisant partie de cette société mondaine. En évoquant « l’envie et la médisance » dont La Veuve aurait souffert, 20 Corneille se réfère éventuellement aux reproches que le mépris des règles lui a valus de la part des doctes et invoque, comme une sorte de remède à cette critique, l’approbation d’une dédicataire qui est la mieux placée pour juger du ‘réalisme’ de la pièce. 21 En 1637, Corneille dédie La Galerie du Palais, qui avait été représentée pour la première fois en 1632-1633 à Jeanne de Schomberg (1600-1674), marquise (plus tard duchesse) de Liancourt et sœur du maréchal de Schomberg. Après un premier mariage auquel elle avait été contrainte en 1618 et qu’elle avait réussi à faire annuler, elle se marie en 1620 avec Roger du Plessis, marquis de Liancourt. Le futur duc auquel Corneille avait dédié en 1633 sa première comédie Mélite, est l’un des grands mécènes littéraires des années 1630. 22 Parmi les écrivains qui fréquentent l’Hôtel de Liancourt à cette époque, on peut citer, outre Corneille, Jean-Pierre Camus, Alexandre Hardy, Gomberville et Saint-Amant dont le Moyse sauvé fut admiré par M. et Mme de Liancourt aux dires de Chapelain et de Balzac. 23 Chapelain vient y lire sa Pucelle d’Orléans. Dans les années 1620, par contre, « le marquis de Liancourt […] est connu pour la vie dissolue qu’il mène à la cour et en ville ; son amitié avec des libertins comme Théophile de Viau et ses activités adul- 18 Corneille, Examen, dans ŒC, p.-6. 19 Cf. Couton, « Notes et variantes », dans ŒC, 1254. 20 Corneille, « À Madame de la Maisonfort », dans ŒC, p.-201 21 Cf. aussi la conclusion de M. Roques (« Madame de La Maison-fort et la dédicace de La Veuve », p.-467) qui déclare : Qu’une mondaine en renom, qu’une dame de vertu certaine approuvât et applaudît Clarice, Corneille n’avait plus à redouter les rigoristes mondains, ni les moralistes scrupuleux, et c’était pour lui cause gagnée ». 22 Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.- 235 : Il occupe le rang 18 parmi les 32 ‘parrains favoris’. 23 Cf. Jean Lesaulnier, « Les Liancourt, leur hôtel et leurs hôtes », dans Images de La Rochefoucauld. Actes du Tricentenaire 1680-1980, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p.-172 et p.-174. 54 Andrea Grewe tères font sa renommée. Il est exilé de la cour pour avoir provoqué en duel son beau-frère, dans la chambre même de Louis XIII ». 24 Entre 1638 et 1640, il devient dévot et se distingue dans la suite par les rapports étroits que sa femme et lui entretiennent avec Port-Royal. C’est sa femme qui, grâce à son amour pour son mari et à sa propre piété, joue un rôle considérable dans cette conversion. 25 Jeanne de Schomberg, femme d’exception dont le jésuite René Rapin loue « l’esprit grand, aisé, solide » tout en redoutant « la trop grande facilité qu’elle avait à comprendre les choses difficiles dans les sciences […] et une trop grande curiosité de savoir les questions les plus abstraites de la théologie », 26 est une des grandes dames de l’époque que tout - l’origine aristocratique, une éducation « bien au-dessus de son sexe » et une forte personnalité- - « prédestinait- à figurer au rang des femmes illustres ». 27 Elle est l’auteure de vers religieux et d’un ouvrage pédagogique destiné à l’instruction de sa petite-fille, écrit vers 1665 et publié à titre posthume en 1693 par les soins de l’abbé Jean-Jacques Boileau sous le titre Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, pour sa conduite, & pour celle de sa Maison. Colette H. Winn, l’éditrice moderne du texte, place cet ouvrage aussi bien dans la « longue tradition d’ouvrages didactiques à l’usage des femmes dans lesquels est tracé le portrait de la femme, de la mère idéale » que dans « une filiation de livres de piété adressés aux laïcs, et tout spécialement aux Dames de la noblesse » dont le modèle est l’Introduction à la vie dévote de François de Sales. 28 Pour Winn, l’ouvrage de la duchesse de Liancourt est profondément imprégné de la spiritualité salésienne et s’inscrit « dans le mouvement de revalorisation de la famille qui allait de pair […] avec le mouvement de réhabilitation du mariage et de la mère éducatrice ». 29 Dans la lettre dédicatoire que Corneille lui adresse percent le respect et l’admiration qu’une femme d’une telle stature intellectuelle et morale inspire. « Humblement », 30 l’auteur lui demande son approbation et sa 24 Claire Carlin, « Gérer son mariage au XVII e siècle : l’exemple de Jeanne de Schomberg », dans Dalhousie French Studies 56-(2001) (Le mariage sous l’Ancien Régime), p. 91-97, p.-92. 25 Cf. Avertissement par J.J. Boileau, dans Jeanne de Schomberg, Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, pour sa conduite, & pour celle de sa Maison avec un autre règlement que cette dame avoit dressé pour elle-mesme. Édition critique par Colette H. Winn, Paris, Champion, 1997, p.-47-74, ici p.-51-53. 26 Cf. Lesaulnier, « Les Liancourt, leur hôtel et leurs hôtes », p.-171. 27 Colette H. Winn, Introduction, dans Jeanne de Schomberg : Règlement donné par une dame de haute qualité à M*** sa petite-fille, p.-7-42, p.-10. 28 Ibid., p.-12. 29 Ibid. ; Winn renvoie, entre autres, à Jean-Pierre Camus pour qui « convertir son mari à la dévotion est un devoir qui incombe à la femme » (p.-51, n. 1). 30 Corneille, « À Madame de Liancourt », dans ŒC, p.-301. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 55 protection pour une pièce dont il espère qu’elle contribuera à ses divertissements. En évoquant la possibilité que Mme de Liancourt puisse « désapprouver- la conduite » de la protagoniste de sa comédie, il met en relief la rigueur du jugement moral d’une personne réputée pour sa dévotion. 31 À la différence de son mari qui avait vu Mélite sur scène, elle n’a pas assisté à une représentation de La Galerie du Palais, signe peut-être d’un certain effacement en public qui pourrait aussi expliquer le fait que, contrairement à son mari et malgré l’estime dont elle jouit auprès des auteurs, deux ouvrages seulement lui furent dédiés. 32 Malgré « les acclamations publiques » que la pièce avait suscitées et qu’il n’omet pas de mentionner, Corneille cherche expressément l’approbation de la marquise de Liancourt comme ‘ultime’ affirmation de la « gloire » de sa comédie. 33 Son jugement sert donc à confirmer l’approbation générale et, vu la réputation morale de la dédicataire, à défendre sa pièce contre le reproche de l’immoralité. À peine un mois après La Galerie du Palais, Corneille fait imprimer Le Cid qu’il dédie à Marie-Madeleine de Vignerot, marquise de Combalet (1604-1675), la nièce de Richelieu. Sans aucun doute, le choix de cette dédicataire est motivé par ses liens étroits avec le cardinal : Corneille sait choisir des protecteurs. La dédicace publiée en tête du Cid en est une preuve éclatante. Cette épître à Mme de Combalet marque une étape : […] Choix révélateur enfin, du fait qu’il montre que Corneille procède avec prudence. C’est par personne interposée qu’il se signale à l’attention de la cour et de la ville, et avant tout à l’attention du grand protecteur des lettres : Richelieu. On sait l’influence que Mme de Combalet exerçait sur Richelieu, son oncle. 34 Mme de Combalet est certainement l’une des « créatures » du cardinal dont le sort est déterminé par les stratégies matrimoniales mises en œuvre par Richelieu et destinées soit à s’assurer des alliés politiques soit à favoriser l’ascension de sa famille parmi les maisons les plus illustres de la France. C’est Richelieu qui arrange en 1620 le mariage de Marie-Madeleine de Vignerot « avec le neveu du duc de Luynes, Antoine de Brimouard de Beauvoir du Roure, sieur de Combalet, afin de se ménager un appui auprès du favori de Louis XIII ». 35 Après la mort prématurée de son mari en 1622, 31 Ibid. 32 L’autre étant la tragi-comédie L’Indienne amoureuse (1631) du Sieur du Rocher, cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-355. 33 Corneille, « À Madame de Liancourt », dans ŒC, p.-301. 34 Leiner, « Corneille, auteur de lettres dédicatoires », p.-222. 35 Cf. Julie Roy / Danielle Haase-Dubosc, « Marie-Madeleine de Vignerot », dans SIEFAR Dictionnaire des Femmes de l’ancienne France (2005) (http: / / www.siefar.org/ dictionnaire/ fr/ Marie-Madeleine_de_Vignerot ; accès : 03.09.15). 56 Andrea Grewe la jeune femme avait « songé à entrer au Carmel, mais son oncle en a fait la dame d’atours de Marie de Médicis ». 36 Dans la suite, Richelieu ne cesse de poursuivre d’autres prestigieux projets de mariage pour elle - dont celui avec le frère du roi, Gaston d’Orléans, dont on parle justement en 1636/ 37 - projets qui échouent pourtant. 37 La place importante que Mme de Combalet, duchesse d’Aiguillon depuis 1638, occupe ensuite dans la maison de son oncle auprès duquel « elle remplit les fonctions d’une sorte de ministre officieux de la charité, distribuant aumônes et secours », 38 ne serait pourtant pas possible si elle n’était pas aussi elle-même « une femme active, entreprenante » 39 motivée par une « ambition inassouvie » et qui « partage avec son oncle […] un goût du pouvoir auquel son sexe lui interdit d’accéder directement ». 40 Si, d’une part, elle soutient Saint Vincent de Paul et ses œuvres de charité et qu’elle contribue avec des subsides financiers à l’installation des Ursulines à Québec, de l’autre, elle fréquente l’Hôtel de Rambouillet et entretient un réseau d’alliances multiples parmi les dames influentes de l’époque, fait qui lui vaut le qualificatif de ‘précieuse’ par la critique moderne. 41 Jacques Du Bosq lui dédia les premiers volumes de L’Honneste Femme (1633) qui rapprochent la conception de l’honnêteté de celle de la civilité chrétienne. 42 Dans sa lettre dédicatoire, Corneille mentionne « la générosité » de Mme de Combalet- qui « ne s’arrête pas à des louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent », ce qui est peut-être une manière de la remercier pour une gratification reçue et pourrait renvoyer à son rôle auprès du cardinal. De même, la mention du « grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont acquis » 43 allude à son influence sur le cardinal. Ces références au cardinal mises à part, c’est Mme de Combalet elle-même et son discernement critique qui sont au centre de la lettre. Après avoir constaté « qu’après les éloges dont vous l’avez honoré, cet applaudissement universel ne lui pouvait manquer », l’auteur poursuit : 36 Cf. Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion, 2004, p.-155. 37 Ibid., p.-401. 38 Ibid., p.-155. 39 Madeleine Foisil, Art. « Richelieu », in : François Bluche (éd.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p.-1337-1341, p.-1339. 40 Hildesheimer, Richelieu, p.-155. 41 Cf. Roy / Haase-Dubosc, « Marie-Madeleine de Vignerot » ; Hildesheimer, Richelieu, p. 156. 42 Cf. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’ancien régime, Paris, Champion, 2005, p.-420. 43 Corneille, « À Madame de Combalet », dans ŒC, p.-691. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 57 Et véritablement, Madame, on ne peut douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le bonheur de vous plaire : le jugement que vous en faites est la marque assurée de son prix ; et comme vous donnez toujours libéralement aux véritables beautés l’estime qu’elles méritent, les fausses n’ont jamais le pouvoir de vous éblouir (c’est l’auteure qui souligne). 44 En se vantant des ‘éloges’ dont Mme de Combalet a honoré la pièce, Corneille en souligne la valeur. En même temps, il exprime sa conviction que l’accueil favorable de la part de Mme de Combalet permet d’en déduire une approbation générale. Le jugement positif de la dédicataire est conforme à celui du public en général, ils se confirment réciproquement. C’est la validité de son jugement qui est approfondie dans la suite. En employant les termes de ‘vérité’ et de ‘raison’, l’auteur exclut l’idée selon laquelle Mme de Combalet puisse se tromper et être la victime d’une évaluation erronée de la pièce. Ce qui la distingue d’autres critiques, c’est qu’elle dispose d’un discernement infaillible qui ne se laisse pas « éblouir » par les « fausses-beautés » mais sait reconnaître les « vraies beautés » d’un ouvrage. Le champ sémantique de l’‘illusion’ qui sous-tend son argumentation et s’oppose au champ de la ‘vérité’ convient parfaitement - avec ces connotations religieuses - au milieu de la dévotion qui est celui de Mme de Combalet. Mais la portée des propos de Corneille ne se limite pas à l’éloge de la dédicataire. Avec cette distinction entre vraies et fausses beautés, il semble plutôt se référer à une discussion en cours dont témoigne aussi la critique de Mairet dans son Épître familière. Dans cette contribution à la Querelle du Cid, Mairet reprend l’argument de la « fausse gloire » du Cid, d’une gloire donc qui, selon lui, est due au fait que Corneille avait « le peuple & la plupart des femmes de [son] costé », un public donc dont la capacité de jugement est contestée non seulement par les doctes. 45 En répondant à la dévalorisation du public féminin (et populaire) entreprise par ses adversaires, Corneille dresse le portrait d’une protectrice qui dispose des lumières et de la stature morale nécessaires pour juger de la qualité esthétique et morale de son œuvre. Critique féminine et modernité littéraire Quelles conclusions pouvons-nous tirer des trois pièces liminaires que nous avons passé en revue ? L’examen des lettres dédicatoires destinées à des femmes met en évidence, outre des différences considérables, un certain 44 Ibid. 45 Cf. Jean-Marc Civardi, « La place des femmes », dans id., La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Champion, 2004, p.-139s. 58 Andrea Grewe nombre de points communs. Premièrement, nous pouvons constater que, du moins dans les lettres adressées à Mme de La Maisonfort et à Mme de Combalet, l’auteur fait allusion, d’une manière plus ou moins cachée, à des observations critiques qu’il a reçues ou qu’il redoute. Le bon accueil de la part des dédicataires lui permet de réfuter un tel jugement négatif comme mal fondé. La valeur particulière de leur approbation est légitimée par la ‘gloire’ dont les trois femmes jouissent parmi leurs contemporains - bien entendu, à des degrés différents. Si le jugement de Mme de La Maisonfort est précieux parce que celle-ci fréquente la société mondaine et peut juger de la ressemblance des ‘portraits’ peints par le dramaturge, l’autorité du jugement de Mme de Liancourt se fonde sur l’envergure morale de cette grande dévote ; et dans le cas de Mme de Combalet qui est appelée à juger d’un « Héros assez reconnaissable aux lauriers dont il est couvert » 46 , c’est, outre sa piété, sa familiarité avec la sphère politique et militaire qui légitime son jugement. Ce que, malgré ces différences, les jugements des trois femmes ont en commun, c’est qu’ils coïncident toujours et pleinement avec « l’applaudissement- universel » et « les acclamations publiques » du grand public cités par Corneille dans tous ses écrits poétologiques pour se légitimer à l’égard de la critique des doctes. 47 En faisant de préférence appel au jugement des femmes pour conforter celui du public et réfuter la critique des doctes, il participe d’un mouvement plus vaste qui se déroule entre 1630 et 1650 : la naissance de la critique féminine : « L’espace des « belles-lettres » devient, pour les femmes, un de ceux où l’on pourra devenir l’instance qui juge et qui prise, ou méprise, mais aussi se donner ou se voir donner du prix ». 48 Dans cette admission au champ littéraire, les femmes sont soutenues par les auteurs ‘modernes’ qui fréquentent les salons où « valent non les règles de la poétique et de la rhétorique, mais- le primat du plaisir et le critère du goût. Les « littérateurs » trouvent ainsi dans la ruelle leurs principales alliées contre les doctes, alliées d’autant plus importantes que Vaugelas a fait des femmes les arbitres naturels des différends portant sur l’usage ». 49 Nous avons vu que Mme de Combalet est aussi une des familières de l’Hôtel de Rambouillet. En lui attribuant, dans sa lettre dédicatoire, la compétence du jugement esthétique, Corneille prend position dans le débat sur la légitimité et l’autorité de la critique littéraire naissante. Contrairement 46 Corneille, « À Madame de Combalet », dans ŒC, p.-691. 47 Pour le recours au ‘succès auprès du public’ comme stratégie de légitimation cf. la Préface de Clitandre, l’avis Au lecteur de La Veuve et, en pleine Querelle, l’Épître de La suivante. 48 Myriam Dufour-Maître, « La critique des femmes : le cas des-« précieuses » », dans Littératures classiques 86 (2015), p.-157-168, p.-158. 49 Ibid. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 59 à ceux qui accordent cette compétence aux doctes ou aux spécialistes de la littérature seulement, Corneille la réclame pour un public beaucoup plus large qu’il définit, dans l’Excuse à Ariste, comme « peuple et courtisans » 50 et dont les femmes - au moins certaines grandes dames - forment une partie essentielle. 51 Dans le nombre élevé des dédicataires féminines dans la première période dramatique de Corneille, nous pouvons donc voir le reflet d’une évolution plus générale qui marque, d’une part, l’‘accès des femmes à la culture’ et, de l’autre, l’alliance des auteurs modernes et des femmes (‘précieuses’) dans la lutte pour une littérature moderne contre les ‘pédants’. 52 Le choix proportionnellement plus fort de dédicataires féminines est donc directement lié au caractère ‘moderne’, ‘irrégulier’ du théâtre de Corneille à l’époque. Personnages féminins fictifs et mécénat féminin - la voix publique des femmes À l’instar de la littérature pastorale dont l’influence profonde sur Corneille n’est plus à démontrer, les premières comédies cornéliennes mettent en scène des jeunes gens des deux sexes dont l’unique préoccupation est l’amour. 53 En créant des « pastorales urbaines », 54 Corneille s’inspire 50 Corneille, « Excuse à Ariste », dans ŒC, p.-780, v. 47. 51 M. Dufour-Maître décrit l’enjeux de ce débat pour les femmes : la critique moderne « d’une part, arrache le jugement des œuvres aux doctes et aux politiques pour le confier au goût raisonnable et à l’appréciation morale des honnêtes gens ; mais elle entend d’autre part enrayer la prolifération centrifuge des instances critiques […] et arrêter sur les seuls « auteurs » la capacité de la rhétorique à produire des discours reçus comme « littéraires » » (« La critique des femmes », p.-160). 52 Un bref regard sur la répartition des dédicaces entre destinataires masculins et féminins dans l’œuvre d’auteurs tels que Mairet et Georges de Scudéry donne, pour la première moitié du siècle, le même résultat : près de la moitié des ouvrages s’adressent à des femmes. Cf. Leiner, Widmungsbrief, p.-370 (Mairet), p.-393s. (G. de Scudéry). 53 Pour l’inspiration pastorale de Corneille, je renvoie à la liste des contributions essentielles établie par Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), Paris, SEDES, 1989, p.-22. 54 À propos de La Galerie du Palais qu’elle qualifie de « pastorale urbaine », Liliane Picciola constate : « Peu impliqués dans des responsabilités de pouvoir, ces nobles se trouvent, au cœur de Paris, essentiellement préoccupés de leurs affaires de cœur, comme des bergers. On est frappé par la perfection de la chaîne des amours qui se forme après qu’a eu lieu […] la rencontre de Dorimant avec Hippolyte ». (Liliane Picciola, « Introduction », dans Pierre Corneille, Théâtre. Tome I, sous la direction de L. Picciola, Paris, Classiques Garnier, 2014, p.-597-630, p.-607). 60 Andrea Grewe d’un genre qui correspond d’une manière particulière aux attentes d’un public féminin. 55 Car, la pastorale dramatique étant considérée comme beaucoup plus conforme à la bienséance que la comédie traditionnelle, les femmes peuvent y assister sans risquer leur bonne réputation et sans qu’on leur reproche de manquer à la bienséance. Le drame pastoral dans la tradition italienne de l’Aminte du Tasse et du Berger fidèle de Guarini est en outre caractérisé par une réflexion sur les rôles des sexes et leur rapport. Cette dernière aboutit à une conception nouvelle de l’amour qui unit, dans le mariage final des protagonistes, l’amour idéal, céleste, avec l’amour sensuel, terrestre. Une réflexion analogue sur l’amour et le mariage est poursuivie aussi dans les premières comédies de Corneille qui ne confrontent pas les protagonistes avec l’opposition de leurs parents à leur union, mais mettent à l’épreuve la constance et la fidélité de leurs sentiments amoureux. Le couple est alors mis en question de l’intérieur, c’est-à-dire par les doutes que les jeunes protagonistes ressentent eux-mêmes face au caractère indissoluble de leur lien. Dans La Galerie du Palais ou l’Amie rivale (1632-1633) et La Place royale ou l’Amoureux extravagant (1633-1634), les deux pièces formant une sorte de dyptique, nous assistons à une mise en question du sentiment amoureux de la part des amants mêmes qui risque de saper les fondements du mariage. Si, dans La Galerie du Palais, c’est la jeune Célidée qui commence à douter de ses sentiments pour son amant Lysandre, dans La Place royale, c’est Alidor, l’amoureux extravagant, qui se lasse de l’amour fidèle d’Angélique. Ainsi, Célidée confesse : « Mon cœur a de la peine à demeurer constant » (II, 5, v. 512) tandis qu’Alidor s’exclame : - « Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ? / Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ? / Les règles que je suis ont un air tout divers, / Je veux que l’on soit libre au milieu de ses fers » (I, 4, v. 209-212). Si, dans La Galerie du Palais, l’amour de Célidée sort vainqueur de l’épreuve de sorte que rien ne menace plus son mariage avec Lysandre, La Place royale rompt avec les règles de la comédie en faisant triompher le soif de liberté d’Alidor aux dépens d’Angélique qui choisit le couvent où elle trouve l’amour ‘éternel’ à même de vaincre l’inconstance terrestre qu’elle fuit. Marc Fumaroli a montré comment Corneille, dans La Place royale, a placé « la passion d’Angélique- sous le signe du mariage chrétien, indissoluble, 55 Cf. à cet égard Andrea Grewe, « Nel regno di Silvia. Sulla presenza del dramma pastorale italiano nel teatro comico francese tra Sei - e Settecento », dans Horizonte 10 (2007), p.-85-98, et Andrea Grewe, « Rollenspiele. Zum Wandel der Geschlechterrollen im Theater der Frühen Neuzeit », dans Susanne Rode-Breymann (éd.), Orte der Musik. Kulturelles Handeln von Frauen in der Stadt, Köln / Weimar / Wien, Böhlau, 2007, p.-186-199. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 61 soutenu par un serment d’absolue fidélité réciproque » ; 56 le dramaturge développe ainsi une conception de l’amour et du couple qui s’inspire de l’idéal post-tridentin du mariage tel qu’il avait été propagé en France par François de Sales, mais aussi par l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Cette conception qui triomphera définitivement avec le couple de Chimène et Rodrigue s’annonce déjà dans la Galerie du Palais, le pendant ‘positif’ de La Place royale qui, elle, finit sur la défaite du couple. En donnant à son amoureux ‘extravagant’ et, par conséquent, ‘ridicule’ les traits d’un ‘esprit fort’, Corneille prend ses distances à l’égard d’un ‘libertinage’ tel qu’il est représenté notamment par Théophile de Viau : - On se méprend sans doute sur le personnage d’Alidor en voulant reconnaître en lui un disciple d’Hylas, le berger inconstant de L’Astrée. En fait, son exigence de « franchise » absolue se rattache plus nettement à la morale aristocratique et dédaigneuse qui est au cœur de la philosophie libertine des années 1620. Corneille a campé Alidor en jeune homme de la bonne société qui subit la fascination des écrits de Théophile de Viau et de ses disciples, et qui veut conformer sa conduite à la vision de l’amour que l’on y trouve. Car le libertinage de Théophile est aussi un individualisme fondé sur une revendication éperdue d’autonomie, qui passe par un affranchissement général de toutes les contraintes pouvant naître des relations sociales. 57 Dans l’avis Au lecteur de Mélite, pièce dédiée à M. de Liancourt, Corneille s’était référé expressément à Théophile comme étant son modèle. En implorant la protection de Mme de Liancourt pour La Galerie du Palais et en stigmatisant, dans La Place royale, un libertinage dont son mari fut jadis proche, Corneille fait preuve d’une nouvelle orientation qui, au niveau des dédicaces, se reflète dans le remplacement des grands seigneurs associés à l’hérésie morale ou politique (Liancourt, Longueville) par les dédicataires féminines beaucoup moins suspectées de ‘libertinage’. Tout au contraire, la dédicace à Mme de Liancourt, dont l’œuvre et la vie sont inspirées de la spiritualité salésienne et dont la vie matrimoniale est basée sur le modèle de l’épouse parfaite prête à se mettre au service de son mari et de sa ‘maison’, 56 Cf. Marc Fumaroli- [1984], « Du Cid à Polyeucte : dramaturgie du couple », dans id., Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990, p. 399-413, p.-400. 57 Boris Donné, « D’Alidor à Alceste : La Place royale et Le Misanthrope, deux comédies de l’extravagance », dans Littératures classiques 58,3 (2005), p.- 155-175, p.- 171. Dans une note, Donné renvoie en outre non seulement aux épîtres dédicatoires à l’adresse de M. et de Mme Liancourt, mais il souligne également le fait que M. de Liancourt « fut un des amis et protecteurs les plus constants de Théophile de Viau » (ibid., p.-166 n. 37). 62 Andrea Grewe renvoie à l’importance que prennent la quête du couple idéal et le dépassement d’une position qui exalte l’autonomie. 58 Dans Le Cid, la mise en question du couple n’est pas d’ordre individuel et psychologique - elle n’arrive pas au nom de l’autonomie individuelle - mais elle est d’ordre social. C’est l’honneur de la famille qui s’oppose au mariage de Chimène et de Rodrigue après que celui-ci a tué le père de Chimène en duel pour venger l’offense que le comte avait infligé à son propre père. Dans la Querelle du Cid, le comportement de Chimène, qui continue à aimer celui qui a tué son père et finit même par accepter de l’épouser, est au centre de la critique formulée par Scudéry dans ses Observations sur Le Cid et reprise dans Les Sentiments de l’Académie- qui reprochent à Chimène de transgresser les lois de la nature et de la morale et de pécher ainsi contre la vraisemblance et la bienséance. Le procès que Scudéry fait à une Chimène jugée « fille desnaturée », « parricide- « et « impudique » 59 ne tient pourtant pas compte du fait que la transgression dont elle est accusée ne constitue un crime qu’à l’intérieur de l’ancien ordre féodal auquel sont encore attachés le comte et, à un moindre degré, Don Diègue. Le comportement de Chimène-- son amour pour Rodrigue et sa soumission aux vœux du roi qui ordonne leur mariage - cesse d’être un crime parce qu’il se fait au nom du nouvel ordre monarchique et d’un nouveau système de valeurs : Corneille a choisi Le Cid pour exprimer sa position politique au moment où la patrie en danger ne peut être sauvée que si les Grands cessent leurs complots contre Richelieu pour s’unir derrière lui. Le mariage de Chimène à l’instigation du roi est renoncement à l’affrontement des clans féodaux, et adhésion à l’union patriotique, intégration, soumission au compromis monarchique. 60 C’est le roi qui, selon ses propres dires, fait désormais office de père pour Chimène : « Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui / Ton Roi te veut servir de père au lieu de lui » (II, 7, v. 681-682). Tandis que Chimène 58 C. Carlin souligne le paradoxe de l’existence de Jeanne de Schomberg : « L’apparente soumission morale est liée à une gestion pratique qui demande l’action et des qualités de leader qui vont à l’encontre des valeurs auxquelles Madame de Schomberg prétend adhérer » (« Gérer son mariage », p.-96). L’exemple de l’épouse parfaite salésienne fourni par Mme de Liancourt semble être la version féminine du héros aristocratique qui met toutes ses qualités au service de son pays et de son roi. 59 « Observations sur Le Cid », dans Civardi, La querelle du Cid, p.-384, 377, 385. 60 Jean Rohou [1991], « Le mariage de Chimène : Dépravation morale, transgression imaginaire ou intégration politique ? », dans Lectures du jeune Corneille : L’illusion comique et Le Cid, textes réunis par Jean-Yves Vialleton, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.-113-126, p.-123. Nouvelles pièces dédiées aux femmes fortes 63 sort de cette façon de l’ancien ordre familial pour passer directement sous l’autorité du roi, Rodrigue « n’a plus pour définition d’être le fils de Don Diègue mais d’être le héros national, le chef, le Cid. […] Celui que Chimène va épouser n’est plus le meurtrier de son père, mais le sauveur de la patrie ». 61 Le refus que Chimène oppose jusqu’à la fin aux décisions du roi exprime combien le passage à l’ordre nouveau coûte à celle qui est encore profondément liée à l’ordre féodal et à l’importance que celui-ci accorde à la ‘famille’, la ‘maison’ aristocratique. C’est elle qui, en acceptant le mariage avec Rodrigue, doit rompre avec l’ordre ancien et donner son approbation à l’ordre nouveau. Dans un temps qui donne à la femme la tâche de veiller au ‘salut’ de son mari et de sa famille - comme le formule Mme de Liancourt dans son Règlement - il paraît fondamental de s’assurer de l’approbation des femmes à l’ordre nouveau. Le poids que Corneille donne à Chimène qui égale son amant à tous les égards, illustre l’importance qu’il accorde à ses spectatrices auxquelles il offre ainsi un modèle de comportement féminin à imiter. La même préoccupation transparaît aussi dans un autre aspect de l’œuvre, à savoir dans le rôle de l’Infante qui, jugé secondaire, fut également critiqué au cours de la Querelle. 62 Dans une analyse de la réécriture du Cid de 1660, Carine Barbafieri a montré que, dans la version retravaillée, l’Infante occupe une place essentielle visant à « concilier les deux mondes antagonistes que sont l’univers tragique et l’univers mondain ». 63 Il me semble pourtant que, dans la version originale, déjà, l’Infante occupe une place tout autre que secondaire. Car c’est elle qui doit persuader Chimène de renoncer à la poursuite de Rodrigue et qui se fait ainsi le défenseur le plus explicite et le plus éloquent de l’ordre nouveau : « Ce qui fut bon alors ne l’est plus aujourd’hui. / Rodrigue maintenant est notre unique appui […] Et si tu veux enfin qu’en deux mots je m’explique, / Tu poursuis en sa mort la ruine publique, / Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis / De livrer sa patrie aux mains des ennemis ? » (IV, 3, v. 1185-1186 ; 1191-1194). Elle oppose expressément le « bien du pays » aux « intérêts du sang » et exhorte Chimène à sacrifier ces nobles liens « au public » (IV, 3, v. 1210, 1214). L’Infante s’approprie ainsi le rôle du porte-parole de la nouvelle idéologie monarchique. Loin d’appartenir exclusivement au roi et aux nobles de sa suite, le discours politique est assumé par une femme et la fonction 61 Ibid., p.-124. 62 Cf. « Les sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », dans Civardi, La querelle du Cid, p.- 970s. : - « Nous sommes entierement de l’avis de l’Observateur, & tenons tout l’Episode de l’Infante condannable. Car ce personnage ne contribüe rien, ny à la conclusion, ny à la rupture de ce mariage ». 63 Carine Barbafieri, Tragédie et goût mondain : Le rôle de l’Infante dans la réécriture du Cid », dans Lectures du jeune Corneille, p.-39-55, p.-40. 64 Andrea Grewe monarchique partagée entre un représentant masculin et féminin. L’infante incarne alors l’autorité féminine (maternelle) nécessaire pour autoriser la transgression de Chimène. Dans l’épître dédicatoire du Cid, Corneille parle de la « satisfaction » que le « héros » de la pièce a donnée à Mme de Combalet. Celle-ci se voit de cette manière investie non seulement du rôle de juge de Rodrigue mais aussi du rôle de l’Infante qui place en premier lieu le « bien du pays » et exhorte Chimène - et les spectateurs masculins et féminins - à agir comme lui. Le fait que Corneille ait créé des personnages féminins si forts et qu’il leur ait donné une position-clef dans la dramaturgie de la pièce, prouve quel poids leur revient, à ses yeux, dans les décisions publiques, et cela non seulement dans la fiction. En passant des pièces liminaires aux textes dramatiques mêmes, notre analyse a confirmé la relation étroite qui existe entre les dédicataires féminines et les personnages fictifs. La voix que les pièces prêtent aux femmes correspond aux positions morales ou politiques représentées par les dédicataires : avec Mme de Liancourt, c’est le souci du salut de la maison et de la famille basée sur le couple, et avec Mme de Combalet, c’est le consentement au ‘bien public’ et au système monarchique qui sont articulés. En faisant de cette façon des personnages féminins les porte-paroles de positions éthiques et politiques du débat contemporain, Corneille accorde aux femmes une voix et une place qui leur sont refusées dans la vie politique de l’époque qui ne leur permet pas l’accès au pouvoir. La stratégie dédicatoire de Corneille s’articule donc sur deux niveaux : d’une part, elle érige les femmes-dédicataires en juges littéraires et leur confère ainsi la voix de la critique contre l’opposition de ceux qui cherchent à la réserver aux seuls spécialistes (masculins) ; de l’autre, à travers les personnages féminins de ses pièces, l’auteur leur accorde une voix pour participer aux discussions morales et politiques. La voix féminine - même si c’est par le truchement d’un auteur masculin - se fait ainsi entendre et rompt avec le silence imposé aux femmes en public. Le fait que les pièces de Corneille aient déclenché des débats aussi vifs que la Querelle du Cid s’explique donc peut-être aussi par le scandale que constitue - non seulement aux yeux de l’Eglise - cette prise de parole publique des femmes sur la scène et sur le papier.
