Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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"Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde" – Ce que le féminin dit du théâtre, et inversement
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Sarah Nancy
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » - Ce que le féminin dit du théâtre, et inversement Sarah Nancy Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 Chimène, telle Eris ou même Hélène, semant le trouble parmi des poètes désireux d’obtenir le prix de la beauté - c’est l’image qui naît sous la plume du rédacteur du « Souhait du Cid en faveur de Scudéry » 1 pour faire état des dissensions entre Corneille et son principal détracteur : « Chimene dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde… » 2 . Que l’« agreément »- de Chimène ait été cause de la querelle, il n’y a rien de plus vrai. Car c’est en grande partie sur ce personnage qu’a reposé l’immense succès rencontré par la pièce à sa création, en janvier 1637, cet immense succès qui a conduit Corneille à demander un privilège d’impression le 21 du même mois, Scudéry à s’offusquer de cette entreprise orgueilleuse - et ainsi de suite. La querelle était lancée. Les « Sentiments de l’Académie », dans leur tentative de bilan, témoignent bien de l’implication du personnage dans le succès. Ils notent que la « passion » amoureuse de Chimène « a esté le principal agréement de la Piece, & ce qui luy a excité le plus d’applaudissemens ». Ces applaudissements ont déjà été mentionnés par Scudéry à propos de la fameuse scène 4 de l’acte III où l’héroïne dévoile la persistance de son amour 3 et le sont à nouveau par Corneille, qui, dans son « Examen », se souvient pour cette même scène du « frémissement dans l’assemblée », signalant « une curiosité merveilleuse et un redoublement d’attention » 4 . Chimène est donc incontestablement l’héroïne de la querelle. Sa participation au succès est évidente, ainsi que, 1 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry. Une paire de lunettes pour faire mieux ses Observations », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, H.-Champion, 2004, p.-664.- 2 « Les Sentiments de l’Académie française », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-965. 3 La scène « a fait battre des mains à tant de monde, crier miracle, etc. », G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-398. 4 P. Corneille, Le Cid, « Examen », dans Œuvres complètes, tome I, G. Couton (éd.), Paris, Gallimard, 1980, p.-702. 66 Sarah Nancy logiquement, sa participation au scandale. Les formules de Scudéry sont célèbres, lorsqu’il développe le deuxième argument de ses « Observations » : Chimène aimant encore et malgré tout l’assassin de son père y est traitée de « parricide » 5 de « fille desnaturée » 6 , de « monstre » 7 , de « prostituée » 8 - ce que les « Sentiments de l’Académie », quoique plus modérés, ne désapprouveront pas : si Chimène pose un problème majeur de vraisemblance, c’est-àdire tant de cohérence que de morale, c’est parce qu’elle est « Amante trop sensible et Fille trop desnaturée » 9 . De manière intéressante, les partisans de la pièce se montrent moins soucieux de discuter véritablement cette question de la vraisemblance que de défendre les choix du personnage en un mouvement d’empathie : la persistance de son amour serait cautionnée par celui de l’Infante (« La Défense du Cid », attribuée à Camus 10 ), ou par un raisonnement circulaire, autorisée par le caractère irrépressible du sentiment amoureux. Les « Observations sur les Sentiments de l’Académie » s’indignent ainsi que l’on puisse taxer d’invraisemblable le consentement de Chimène au mariage, « comme si, poursuit le rédacteur, L’amour et La prudence se trouvoient en un mesme temps ». Et de citer Virgile : ‘‘Omnia vincit amor, et nos cedamus amori.’’ Dict le Poete [Virgile, Les Bucoliques] 11 . » Quant à Sorel, il déjoue avec humour les accusations en passant par une dégradation généralisée, alléguant qu’en matière d’immoralité, les héros et héroïnes cités par Scudéry n’ont rien à envier à Chimène 12 . Son intention n’est donc pas de rédimer le personnage ni d’excuser les défauts et extravagances de la pièce, mais de faire reconnaître l’approbation du public comme seul véritable critère, intention que partage le rédacteur du « Souhait du Cid en faveur de Scudéry », qui, face aux critiques portant sur le caractère déplacé des propos de Chimène, fait valoir la force du plaisir du spectateur / auditeur : « si elle en dit trop [dans la scène avec Don Sanche] […] c’est seulement au gré de ceux qui s’ennuyent d’entendre bien parler » 13 . Ainsi, dans leur grande majorité, les prises de position s’organisent autour de l’amour et des propos amoureux du personnage, tantôt dénoncés comme impudiques, tantôt défendus au nom de la beauté et du plaisir. En 5 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-376. 6 Ibid., p.-385. 7 Ibid., p.-388 8 Ibid., p.-402. 9 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit., p.-960. 10 « La Défense du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-465. 11 « Observations sur les Sentiments de l’Académie », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p. 1069. 12 « Le Jugement du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-783. 13 Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry, op.-cit., p.-684. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 67 un sens, la querelle porte donc sur le fait d’aimer ou de ne pas aimer Chimène, ce que les dernières lignes du « Souhait du Cid » font bien entendre : « On me connaîtra assez si je dis que je suis celui qui ne taille point sa plume qu’avec le trenchant de son espée, qui hait ceux qui n’ayment pas Chimene… » 14 . * * * Or, on le voit, cette dimension affective communique avec une question théorique : dire son amour ou sa haine pour Chimène amoureuse, reconnaître la participation du personnage au succès pour l’approuver ou la condamner, c’est débattre des justes critères d’évaluation du genre dramatique. C’est évident chez Scudéry, dans le passage qui prolonge la citation déjà donnée - car, dit-il, si « cette passion de Chimène a esté le principal agréement de la Piece, & ce qui luy a excité le plus d’applaudissemens, […] ce n’est pas pource qu’elle est bonne, mais pource que, quelque mauvaise qu’elle soit, elle est heureusement exprimée » 15 . Le personnage est donc supposé avoir plu pour de mauvaises raisons : son « expression heureuse », c’est-à-dire la beauté superficielle des vers qu’elle prononce. Scudéry poursuit en effet : « elle a assés d’esclat & de charmes, pour avoir fait oublier les regles, à ceux qui ne les sçavent gueres bien, ou à qui elles ne sont gueres presentes » 16 . « Eclat » et « charme » : les deux termes renvoient au phénomène de la fascination- - c’est-à-dire à l’illusion consistant à prendre la laideur pour la beauté 17 - à la fois sur le plan visuel, avec l’idée de l’aveuglement produit par une trop grande lumière, et sur le plan auditif, le mot « charme » étant alors encore nettement associé à un effet magique de la poésie par le biais de son étymologie. Que la simple « expression heureuse » emporte l’adhésion n’est donc pas si simple, justement. La fascination, en effet, n’est pas qu’une appréciation esthétique erronée mais bien un égarement moral, un éloignement par rapport à la vérité, comme le fait entendre encore Scudéry dans sa « Lettre… à l’illustre Académie », considérant cette fois les représentations de la pièce au-delà du seul personnage. En se montrant si accueillant, le public s’est mépris ; il a cru estimable et belle une chose « qui n’avoit de beautez, que celle de ces agreables trompeurs… » 18 La métaphore, qui fait des comédiens les artisans de la fascination, sera reprise dans « L’Epistre familière » de 14 Ibid., p.-689. 15 « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-965. 16 Ibid. 17 « FASCINER […] On le dit aussi au figuré. Les passions nous fascinent l’esprit, et font paroistre beau ce qui est laid », A. Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye ; Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, article « Fasciner ». 18 « Lettre de M. de Scudéry à l’illustre Académie », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p. 566. 68 Sarah Nancy Mairet, où celui-ci non seulement ironise sur l’incapacité du texte à se soutenir sans effets scéniques, suggérant de joindre au texte des gravures en « taille-douce » qui permettraient de retrouver « les gestes, le ton de voix, la bonne mine, & les beaux habits de ceux et celles qui les ont si bien représentées 19 », mais développe lui aussi de nombreuses métaphores de l’enchantement : « beautez apparentes & phantastiques » 20 , « brillante glace qui faisoit l’enchantement de vostre Cid » 21 . La publication aurait selon lui révélé la nature pauvre et laide, c’est-à-dire nocive, de la pièce et donc sa « réputation illégitime ». Il y a donc une homologie de structure entre les débats qui concernent Chimène et ceux qui concernent la valeur de la pièce. Dans les deux cas, les détracteurs de Corneille stigmatisent un dédoublement : d’une part celui du personnage en fille réclamant la vengeance et en amoureuse, dédoublement équivalant à une faute poétique et morale ; et d’autre part celui de la pièce en représentation scénique capable d’attirer le succès et en texte, qui, une fois donné à la lecture, révèle ses imperfections. Dans un cas comme dans l’autre, la division est réduite en erreur, comme le montre bien cette correction qu’apporte lui-même Scudéry à son analyse de l’acte III. Si au moins, explique-t-il, le temps était passé entre la mort du père de Chimène et l’aveu de son amour persistant ; mais c’est au contraire tout de suite que l’auteur « la fai[t] balancer entre ces deux mouvemens, ou plutost pancher tout à fait, vers celuy qui la perd & la deshonore » 22 . Pas de partage possible : « balancer », c’est déjà trop « pancher », se laisser séduire par les apparences, consentir à l’erreur. C’est au nom de ce principe que le personnage autant que le succès des premières performances sont jugés mauvais et illégitimes. * * * On voit donc que ce qui se dit au sujet de Chimène a à voir avec le genre dramatique dans sa spécificité, c’est-à-dire avec celui-ci comme genre de la « représentation seconde ». C’est pourquoi si, à la différence de ce qui se passera à partir des années 1660-1670, tous les textes de la querelle partagent le présupposé que le théâtre a la capacité d’être moralement bénéfique, ils n’en traduisent pas moins des conceptions du genre dramatique véritablement discordantes. Du côté des détracteurs, et notamment de Scudéry, le genre dramatique semble n’être acceptable qu’à condition de résorber toute division, tout dédoublement, comme on l’a vu tant avec la simplification qu’il opère 19 « Epistre familiere du Sr Mairet », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-804. 20 Ibid., p.-801. 21 Ibid., p.-802. 22 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-398. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 69 qu’avec son refus d’accorder toute valeur au succès de la performance. Cette conception se lit du reste dans d’autres de ses textes, et notamment dans l’Apologie du théâtre qu’il publie deux ans plus tard. Renvoyant au colosse de Thèbes, dont les historiens antiques racontent qu’il produisait un son sous l’effet des premiers rayons du jour, il y expose que les acteurs « ne doivent point oublier, qu’ils sont comme la Statuë de Memnon, qu’il falloit que le Soleil regardast pour la faire parler, eux ne pouvants rien dire sans les Poëtes 23 ». Avec cette conception de la voix des comédiens comme harmonique pur de l’intention d’un poète-soleil, il exprime bien sa méfiance à l’encontre des séductions de la scène, et, en-deçà, formule sa conviction que le poète est capable, voire obligé de confier un message moral clair à la pièce. Pour cette raison, il se déclare favorable à la lecture des textes de théâtre, ce qu’approuvera Chapelain, principal rédacteur des Sentiments de l’Académie française, dans une lettre qu’il lui adresse au sujet de sa Didon 24 . On comprend que, dans cette perspective, il soit primordial de réduire les détours et les ambiguïtés, même au détriment de la vérité historique. C’est ce que disent les « Sentiments de l’Académie française » lorsqu’ils défendent l’importance de la vraisemblance : « Il y a des verités monstrueuses, ou qu’il faut supprimer pour le bien de la société, ou que si l’on ne peut les tenir cachées, il faut se contenter de remarquer comme des choses estranges » 25 . L’essentiel, dans ces éventuelles omissions ou dans ces améliorations de l’Histoire est d’unifier le message moral au service du « bien » public 26 . De l’autre côté, celui du Cid et de ses partisans, on voit la promotion d’un théâtre qui admet la complexité des personnages, la multiplicité des espaces, et l’effet qui en résulte pour l’œil et l’oreille, au service de la plurivocité du message moral. Le rédacteur du « Souhait du Cid », se démarquant des défenses affectives évoquées plus haut,- soutient ainsi la possibilité que Chimène éprouve des sentiments contradictoires : « si elle eut voulu qu’il euut esté malheureux contre son père, elle peut desirer avec passion qu’il 23 G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, A. Courbé, 1639, p.-84. 24 « […] elle m’a ravi sur le papier qui est la pierre de touche de ces sortes de beauté, et […] je lui ai assigné dans mon cabinet le rang qu’elle tenoit autrefois dans le monde » (Lettres de Jean Chapelain, éd. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, tome- 1 [sept. 1632-déc. 1640], lettre- CVIII [juin 1637], « À M. de Scudéry », p.- 154). Sur cette valorisation du « cabinet » comme « vrai lieu de réception du poème dramatique », voir l’article d’Hélène Merlin-Kajman, « Effets de voix, effets de scène : Mondory entre Le Cid et La Mariane », dans O. Rosenthal (éd.), À haute voix. Diction et prononciation aux xvi e et xvii e -siècles : actes du colloque de Rennes des 17 et 18 juin 1996, Paris, Klincksieck, 1998, 155-176, notamment p. 162 ; voir aussi Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvii e -siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, chapitre V. 25 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit.,-p.-954. 26 Ibid., p.-961-962. La démonstration concerne Chimène. 70 Sarah Nancy ait du bon-heur contre les barbares qui taschent de s’emparer de l’estat » 27 . Le rapport ici sous-entendu est un rapport de compatibilité, de coexistence : Chimène « peut [à la fois] desirer… » le malheur et le bonheur de Rodrigue. Logiquement, cette conception prend en compte les prolongements que peuvent donner au texte son interprétation par les comédiens. C’est ce qu’on voit chez Sorel : en ne considérant comme argument valable que le succès des représentations, il donne toute sa légitimité à ce qui se produit lors de la performance. Mais c’est Camus, dans la « Défense du Cid » qui valide le plus explicitement ce dispositif de « charme » instauré par la scène : citant l’allégation de Scudéry selon laquelle les Sophonisbes, Césars, et autres héros sont des exemples de moralité qu’il ne « faut point condamner sans […] ouyr », il demande, surtout, « si ces pieces là ont peu charmer sans estre ouyes » 28 . Le jeu de mots sert le propos : du contexte judiciaire où « ouyr » signifie « accorder une attention impartiale », il passe à un emploi concret renvoyant à la représentation scénique. Cette écoute est pour lui le seul critère permettant de bien estimer les pièces. Quant au rédacteur du « Souhait du Cid », son ironie à l’encontre de la présomption de Scudéry à ne pas s’être laissé prendre aux impressions positives du spectacle 29 est bien le signe qu’il discrédite absolument une telle possibilité. Il faut alors rappeler que de telles positions favorables aux séductions de la scène sont aussi celles qu’exprime Corneille dans l’« Excuse à Ariste », ainsi que dans l’Excusatio trois ans plus tôt. Dans l’« Excuse à Ariste », il affirme se contenter du succès de ses seuls vers : « Mon travail sans appui monte sur le Théâtre… » 30 , et c’est dans l’Excusatio qu’il rend hommage à Mondory, l’éclatant créateur de ses premiers rôles : « toute sa personne contribue au succès, et de là peut-être le feu de mes vers […] 31 - Là sont mes limites, ne me cherchez pas en dehors : le théâtre fermé, il ne faut plus attendre de vers de moi. 32 » La publication hâtive du Cid est-elle alors le signe qu’il retire sa confiance aux aléas de la scène ? Non car sur un autre plan, celui de la fiction, Corneille, comme on l’a vu, a ménagé une complexité des points de vue qui laisse aussi se déployer - pour filer la métaphore - de multiples résonances morales. Cela tient bien sûr en grande partie à Chimène. Car à moins d’adopter, comme 27 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-681. 28 « La Défense du Cid », op.-cit., p.-465. 29 « Tout le monde a esté abusé hormis Scudéry, qui le croira : il donnait des sentiments contraires à sa creance ; il faisoit semblant d’admirer une piece qui lui faisoit pitié parce qu’il est sans vanité, bon & courageux », « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-665. 30 P. Corneille, Excuse à Ariste, dans Œuvres Complètes, tome I, G. Couton (éd.), Paris, Gallimard, 1980, p.-780. 31 P. Corneille, Excusatio, v.-35-36, dans Œuvres Complètes, op.-cit., t.-1, p.-463-464. 32 Ibid., v.-39-40, p.-463-464. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 71 le font les détracteurs, une position de surplomb par rapport à l’intrigue (de narrateur omniscient, en quelque sorte), les contradictions du personnage, dépendantes des lieux et situations où il se trouve, font résolument obstacle à un message unifié. Du côté de Corneille et de ses partisans, il y aurait donc, conforme à la reconnaissance du caractère insaisissable des effets de la scène, la conception d’une portée morale du théâtre qui ne passe pas par la simple translation d’un message. C’est, semble-t-il, ce que salue Balzac, reprenant dans son discours « Du caractère et de l’instruction de la comédie » des arguments déjà avancés face à Scudéry pour défendre la valeur morale du plaisir pris au Cid. Contre un effet « promis » et garanti, un bénéfice indirect qui passe par le « plaisir » : Une tromperie si ingénieuse et si honnête est particulièrement tromperie en ce qu’elle enseigne sans dogmatiser […] O la bonne trahison que cellelà ! De faire le bien qu’on ne promet pas ; […] de renvoyer avec édification ceux qui ne cherchaient que du plaisir ; de les rendre non seulement plus joyeux et plus satisfaits, mais aussi meilleurs et plus vertueux 33 . Avec le personnage de Chimène, donc, se discutent et se disputent les enjeux du genre théâtral : la question est de savoir si le théâtre doit exploiter cette diffraction du message encouragée par la « représentation seconde », et « faire le bien sans le promettre », ou s’il doit, au contraire, limiter cette division, contrôler ces résonances, pour ne conserver qu’une séduction pédagogique au service d’une vérité unifiée. * * * Or tout indique que cette capacité de Chimène à cristalliser les enjeux de la querelle est à rapporter au fait qu’il s’agit d’un personnage féminin. On se rappelle l’évocation de l’épisode du mont Ida par le rédacteur du « Souhait du Cid ». Mais il y a plus explicite. Dans les « Sentiments de l’Académie », le problème de conformité poétique autant que morale du personnage est clairement rapporté au fait d’être une femme : Que s’il eust peu estre permis au Poëte de faire que l’un de ces deux Amans preferast son amour à son devoir, on peut dire qu’il eust esté plus excusable d’attribuer cette faute à Rodrigue qu’à Chimene. Rodrigue estoit un homme, & son sexe qui est comme en possession de fermer les yeux à toutes considerations pour se satisfaire en matiere d’amour, eust rendu son action moins estrange & moins insupportable 34 . 33 « Du caractère et de l’instruction de la comédie », mars 1639, Œuvres diverses, éd. R. Zuber, p.-130, cité par J.-M. Civardi, op.-cit., p.-1094, n.-7. 34 « Les Sentiments de l’Académie française », op.-cit., p.-964. Nos italiques. 72 Sarah Nancy L’idée sera ensuite reprise non plus selon une logique négative, en termes de manquement par rapport à un comportement attendu, mais de manière positive, en référence à un devoir-être du « sexe »- féminin : « son sexe exigeoit d’elle une sevérité plus grande » 35 . Cette question de l’identité féminine est aussi répercutée au niveau des effets sur l’assemblée théâtrale. Les spectatrices sont en effet considérées comme une catégorie spécifique dont les réactions seraient un indicateur de la moralité du personnage comme de la pièce. Dans sa « Lettre apologitique », Corneille oppose ainsi aux insultes de Scudéry le bon accueil réservé à Chimène par un public pourtant des plus exigeants : Quand vous avez traicté la pauvre Chimene d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre ; Ne vous estes-vous pas souvenu que la Reyne, les Princesses, & les plus vertueuses dames de la Cour et de Paris, l’ont reçeuë & caressée en fille d’honneur 36 ? Mairet, tout au contraire, considère que la réception favorable de la pièce par les femmes et le peuple ôte toute valeur à l’argument du succès remporté par les représentations 37 . Quant à la « lettre du sr. Claveret au sr. Corneille », elle suppose que les femmes - les « honnestes femmes », du moins - n’ont pu que se sentir blessées par la pièce, et, pour cette raison, en condamne la publication 38 . * * * Le fait que Chimène soit un personnage féminin est donc essentiel pour comprendre le trouble qu’elle provoque et le rapport d’homologie entre ce trouble et la question des effets du théâtre. En tant que telle, elle aiguise la question de la nécessité et de la possibilité d’un contrôle du message moral, notamment en raison de l’affinité qu’on lui suppose avec les autres femmes de l’assistance, que cette affinité témoigne en faveur ou en défaveur du personnage. Le maillon logique qui attache le « féminin » à ces enjeux se distingue alors : c’est que le « féminin » est un topos de la réflexion sur l’éloquence. Il dit quelque chose d’un rapport au langage, cela autant que le motif des « fausses beautés » que Civardi repère à juste titre 39 . L’un et l’autre sont d’ailleurs liés- - liés dans la tradition de réflexion sur l’ornement, comme l’emblématise l’espèce de fusion qui s’opère très tôt entre le traité de Tertul- 35 Ibid. 36 « Lettre apologitique du Sr. Corneille », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-513. 37 « Epistre famuilière du sieur Mairet », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-808. 38 « Lettre du sr. Claveret au sr. Corneille », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-538. 39 J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-88-91. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 73 lien sur la Toilette des femmes 40 et celui sur les spectacles 41 , et liés dans leur usage. Dans les deux cas, il s’agit de pointer le risque d’une émancipation intempestive du discours par rapport aux enjeux moraux. Omniprésents dans les rhétoriques latines, ces motifs combinés reviennent avec une intensité marquante au XVII e -siècle 42 . Sous cet angle, les prises de parole de Chimène acquièrent un nouveau relief. On voit que la question n’est pas seulement celle, à la fois psychologique et morale, de ce qui convient au personnage, mais celle de la possibilité, pour tout discours, de transmettre des valeurs. De fait, la parole de Chimène n’est pas une parole droite, pas une parole simple.- Scudéry le repère bien, qui, analysant la scène 4 de l’acte-III, stigmatise la manière dont elle s’épanche dans un « flux de paroles », puis « confesse », et « prononce » l’aveu fatal 43 : elle en dit trop, et pas au bon moment. La justifier sur ce point n’est d’ailleurs pas chose aisée. Ainsi, quand le rédacteur du « Souhait du Cid » objecte qu’elle « ne […] prononce qu’à moitié » ces « quelques paroles un peu libres », « corrig[ées] » du reste par « les vermillons de sa face […], retenant la couleur de la vertu 44 », il en dit déjà trop, lui aussi. Car si « balancer », c’est déjà « pancher tout à fait », ces « moitiés » de paroles et cette rougeur forment bien l’essentiel du problème. Et ce n’est pas Corneille qui gommera ces ambiguïtés. Entreprenant, dans son Avertissement joint à l’édition de 1648, de présenter le silence final de Chimène « en présence du roi et de l’infante » non comme une véritable approbation du mariage, mais comme une double résistance-- résistance à l’envie de dire oui, résistance à l’envie de rendre publique cette première résistance 45 - il ajoute aussitôt-que cette situation est alors à bien distinguer de celle où « elle est seule, ou avec sa confidente, ou avec son amant ». C’est alors « une autre chose » : « Ses mœurs sont inégalement égales, pour parler en termes de notre Aristote, et changent suivant les circonstances des lieux, des personnes, des temps et des occasions, en conservant toujours le même principe 46 . » Hommage à l’auteur de la Poétique ? Bien plutôt, Corneille semble exprimer ici sa conviction que la fonction du théâtre est bien de juxtaposer ces situations de parole différentes. 40 Tertullien, La Toilette des femmes, Paris, Les Éditions du Cerf, 1971. 41 Tertullien, Les Spectacles, éd. M. Turcan, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986. 42 Nous nous permettons de renvoyer à notre livre : La Voix féminine et le plaisir de l’écoute en France aux XVII e et XVIII e -siècles, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.-64. 43 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-403-404. 44 « Le Souhait du Cid en faveur de Scudéry », op.-cit., p.-683. 45 « Avertissement » (1648), dans Œuvres complètes, éd. A. Stegman, Paris, Éditions du Seuil, 1963, p.-216-217. Il cite, à l’appui, une autre pièce de Guillén de Castro. 46 Ibid. 74 Sarah Nancy Pour cette raison, nous avons pu proposer l’idée que Chimène était plus un personnage qu’une héroïne, au sens où sa parole, plus proche de la phônè - chargée de passions et impossible à fixer - que du logos, résonne dans différents espaces comme elle résonne sous le masque, ou persona 47 . Mais en adoptant une autre perspective, celle de l’éloquence (donc tendanciellement du logos), Myriam Dufour-Maître aboutit à une conclusion convergente 48 . Car même dans sa capacité à parler droit, au service d’un but moral, Chimène pose problème. La maîtrise de l’éloquence dont elle témoigne pour demander justice est perçue comme inconvenante, et ce, même pour certains défenseurs de la pièce. Ainsi dans « L’Innocence et le Véritable Amour de Chimène », le rédacteur se montre-t-il incapable de rendre compte de cet art du discours. Pour prouver que Chimène « donn[e] plus à la mort de son père qu’à son amour », il se base au contraire sur « ses pleurs et ses soupirs, qui f[ont] paraître davantage les tristes pensées de son âme, que des simples paroles », expliquant alors que « les paroles qui procèdent immédiatement du cœur sont des signes plus certains de nos douleurs que ne sont nos paroles ; vu même que les plus grandes douleurs sont muettes et qu’un triste silence est le langage ordinaire des affligés ». Favorable à Chimène, donc, mais incapable de comprendre sa capacité à adapter son discours, le critique n’a d’autre choix, selon les mots de M. Dufour-Maître, que de « refaire complètement la scène telle qu’elle aurait dû être, selon la conception d’un ethos féminin tout entier captif du pathos 49 ». * * * Autonome, protéiforme, insituable : la parole de Chimène a donc bien les caractéristiques que la tradition rhétorique épingle avec le paradigme du féminin ou de l’effémination, caractéristiques qui sont tout autant celles de Chimène comme personnage que celles du genre dramatique. La pièce de Corneille, en cela, se démarque bien d’une conception du théâtre comme genre soumis aux enjeux de l’éloquence. Son objectif n’est pas de garantir la circulation claire d’un message. Elle fait apparaître, au contraire, la pluralité des choix, des espaces, la diversité des ressources de la parole. Elle montre trop, en rendant beau cet excès, ce qui lui vaut d’être accusée de menacer, voire de saper les valeurs communes. 47 « Chimène et la voix du masque »,- dans Corneille : Héros- ou- personnages ? , dir. M. Dufour-Maître, Rouen, Presses de l’Université de Rouen et du Havre, p.-147-156. 48 M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », dans Femmes, rhétorique et éloquence sous l’Ancien Régime, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012. 49 « L’Innocence et le Véritable Amour de Chimène », dans La Querelle du Cid, op.- cit., p.- 1123-1124, cité par M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », art. cité, p.-107. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 75 Ce sont alors les travaux d’Hélène Merlin-Kajman que l’on rejoint, analysant comment la querelle du Cid donne l’occasion de formuler des désaccords autour de la redéfinition du commun, redéfinition rendue obligatoire par la formidable onde de choc des Guerres de religion et par ce qui, en France, en est la conséquence : le régime absolutiste et sa double séparation fondatrice (secret d’état, liberté de conscience religieuse). On voit bien comment les positions qui s’expriment par le biais de Chimène au sujet du théâtre comme lieu où, de fait, la parole est exposée publiquement, mobilisent des définitions concurrentes du public : d’une part, une définition nostalgique comme cohésion autour de valeurs transparentes à tous, que cette cohésion soit dotée de fondements naturels ou rationnels ; d’autre part, une définition fondée, au contraire, sur la volonté du « libre particulier » pouvant édicter ses propres règles pour les autres ou se rallier volontairement à d’autres particuliers 50 . La présence de la figure du monstre, tant pour qualifier Chimène que la pièce, semble symptomatique de cette interrogation sur la forme de public produite par telle ou telle forme de parole. C’est Chimène qui est « monstr[ueuse] » pour Scudéry 51 , et son consentement au mariage pour les « Sentiments de l’Académie » 52 . Quant au texte de « L’Anatomie… », il repose tout entier sur la comparaison du Cid avec un « corps tout plein de difformitez », « caché sous la robe qui les avait couvertes » 53 . Comment ne pas faire le rapprochement avec cette même hantise de la désarticulation, du démembrement, qui hante les réflexions sur l’éloquence tout au long du siècle, traduisant de manière à peine métaphorique les interrogations sur la capacité de la parole à soutenir un corps politique en morceaux 54 ? En mobilisant de telles images, les adversaires du Cid font bien entendre, eux aussi, la crainte d’une possible déliaison, d’une désagrégation du corps social par l’importance excessive accordée au « particulier » qu’emblématise la passion de Chimène. 50 Hélène Merlin-Kajman, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p.-169-187. 51 « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-347. 52 « Les Sentiments de l’Académie », op.-cit., p.-947. 53 « L’Anatomie du Cid », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-1141-1142. 54 L’image la plus frappante est sans doute celle que convoque Le Faucheur pour expliquer la nécessité, dans l’éloquence, de la bonne prononciation au service du contenu : « Ce que Dieu a fait en la création de l’Univers, lequel il a distingué en tant de différentes espéces qui s’y voyent, sans quoy ce ne seroit qu’une masse confuse & informe ; & en la production de nos corps qu’il a composez de tant de diverses parties, sans quoy ils ne seroient qu’une masse de chair laide & hideuse : nous le devons faire en nos Discours publics, non seulement pour l’Invention, pour la Disposition, & pour l’Élocution, mais aussi pour la Prononciation », M. Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste, Paris, A. Courbé, 1657, p.-82. 76 Sarah Nancy Du reste, les partisans de la pièce sont eux aussi amenés à mobiliser cette image, mais de manière positive, preuve qu’il s’agit bien de différents modèles en concurrence. Balzac, par exemple, n’hésite pas à défendre l’irrégularité de la pièce, en s’appuyant sur l’exemple du château de Fontainebleau : Il n’y a point d’architecte en Italie qui ne trouve des défauts en la structure de Fontainebleau, & qui ne l’appelle un Monstre de pierre. Ce monstre néanmoins, est la belle demeure des Rois, & la Cour y loge commodement. Il y a des beautez parfaites qui sont effacées par d’autres beautez, qui ont plus d’agrément et moins de perfection. 55 On repense à la formule du « Souhait du Cid » : Chimène plaît pour son « agréement », c’est-à-dire qu’elle en appelle à un assentiment par le plaisir, celui de chacun en son particulier, mais cela - telle semble être la conviction des défenseurs de la pièce - sans dénier la possibilité du commun qui est au fondement de sa demande de réparation. Elle est, pour cette raison, non pas « parfaite », mais complexe, composite. Mais l’image qui signale le plus clairement l’implication du théâtre dans cette préoccupation pour la capacité du discours à servir des valeurs communes est bien sûr celle de la « prostituée ». Le terme indique que Chimène incarne pour Scudéry l’une des émanations les plus délétères de ce « corps public » en pleine redéfinition : avec les libertins qui n’appartiennent qu’à eux, celles qui, appartenant à tous, n’appartiennent plus à personne 56 . On voit donc bien comment le « féminin » est, à travers Chimène, ce qui associe le personnage aux effets du théâtre, en faisant apparaître - cette fois dans le genre dramatique -, la réactivation de la crainte à l’encontre d’une parole déliée : la crainte que la parole publique alternative du théâtre ne soit réduite au rang de « femme publique », rebut de la « chose publique ». Il est alors possible de penser que Corneille est conscient de cet enjeu lorsqu’au début du « Rondeau » qu’on lui attribue, il parle de ses détracteurs comme de ceux qui ont « envoy[é] […] sa Muse au Bordel 57 ». C’est avant que le terme de « prostituée » n’ait été employé ; mais on peut supposer qu’avec cette métaphore renvoyant aux injures faites à ses compétences, il témoigne avoir compris qu’en l’accusant d’avoir donné trop vite son texte à l’impression, on l’accuse d’avoir visé le mauvais public, un public fait de la somme des passions et plaisirs particuliers, répondant en quelque sorte à son orgueil intempestif. * * * 55 J.-L. Guez de Balzac, « Lettre de Mr de Balzac à Mr de Scudéry, sur ses Observations du Cid », dans La Querelle du Cid, op.-cit., p.-1093. 56 Voir H. Merlin-Kajman, L’Excentricité académique, op.-cit., notamment p.-88-90. 57 L’énonciateur, qui se présente comme un ami de l’auteur, prend sa défense contre « Paris » qui « L’envoye [lui] au Diable, & sa Muse au Bordel ». « Rondeau », dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op.-cit., p.-344. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 77 C’est en ce sens que, dans la querelle, le féminin permet de parler du théâtre. Mais si cela est possible - et possible sans tautologie - c’est parce qu’il y a un mouvement inverse, comme le suggère notre titre : le théâtre, en retour, conduit au féminin, plus précisément au féminin comme ce qu’on se figure être une modalité spécifique du sujet. Chimène, pour reprendre les analyses d’H. Merlin-Kajman, est une « actrice » : elle se montre capable d’un « effort de composition, d’ajustement et de distinction à la fois, entre elle et elle-même, elle comme fille […] et elle comme amante ». Et bien sûr, c’est le dispositif qui permet cela : elle pleure, mais « ne pleure qu’en public : tel est le scandale que nous ignorerions peut-être si la scène ne nous la représentait qu’en public » 58 . De manière intéressante, M. Dufour-Maître montre que ce jeu de type théâtral - qu’elle repère quant à elle, on l’a vu, dans la maîtrise inhabituelle de l’éloquence par le personnage - va à l’encontre des attentes de l’époque relatives au « bien parler » féminin. Permettre ainsi à Chimène de s’emparer de ce modèle éloquent est une « contestation permanente de cet ethos supposé féminin qui s’offrait comme norme du ‘‘commerce’’ mondain. Non pour ramener les femmes et les filles à la parole rare et modeste que pouvaient souhaiter certains, non pour offrir des contre-modèles aussi stéréotypés que ceux qu’ils prétendent contester, mais au contraire pour affirmer […], la liberté de chaque sujet singulier de la parole. 59 » Donc, ce n’est pas seulement que Chimène cristallise les enjeux de la querelle, mais que la querelle signale le désarroi ou l’intérêt - c’est selon - que suscite une nouvelle conception du sujet : non plus comme entité unifiée et stable, mais comme construction, comme combinaison de rôles à travers différents espaces et différentes paroles. Chimène n’est ni complètement, ni naturellement fille (on se souvient qu’elle est qualifiée de « fille dénasturée » 60 ), ni fatalement amoureuse (puisqu’elle est capable de tenir, quand il le faut, le rôle de celle qui demande vengeance). Elle est capable de « composer » son visage, au sens qu’a le mot au XVII e -siècle 61 , et de se recomposer. On l’aura compris : ce que nous voudrions suggérer, c’est que sous l’égide du genre théâtral, dont la querelle montre bien qu’il est en 58 L’Absolutisme dans les Lettres et la Théorie des deux corps. Passions et Politique, Paris, H. Champion, 2000, p.-120. 59 M. Dufour-Maître, « Héroïnes de Corneille : des modèles rhétoriques féminins ? », art. cité, p.-110. Nos italiques. 60 G. de Scudéry, « Observations sur le Cid », op.-cit., p.-384. 61 « COMPOSER, signifie encore en Morale, Regler ses mœurs, ses actions, ses paroles. C’est un homme qui sçait composer son visage et ses actions, suivant la profession qu’il a embrassée. Quelquefois il se prend en mauvaise part, et signifie, Faire l’hypocrite », A. Furetière, Dictionnaire Universel, op.- cit., article « Composer ». 78 Sarah Nancy plein bouleversement, et, en l’occurrence, sous l’égide du personnage de Chimène, s’élabore une définition du sujet par le genre - nous entendons par là-une définition de l’identité comme produit de facteurs moraux, sociaux, intellectuels sans rapport avec le sexe biologique. Inclassable et composite, Chimène serait donc l’exemple d’une manière de s’inventer, de se fabriquer une identité, ici féminine. Cela expliquerait qu’elle ait pu être perçue par ses détracteurs comme imparfaitement et en même temps excessivement femme, comme si la corruption était selon eux l’élément le plus essentiel de la nature féminine - leur hostilité traduisant alors la tentative de l’assigner à une identité fixe 62 . D’un autre côté, cela expliquerait qu’elle ait été tellement mise à l’honneur par les partisans de la pièce, comme s’ils avaient senti en elle une dynamique propre au théâtre, une dynamique d’invention, de combinaison, d’interprétation. A l’appui de cette hypothèse, on peut rappeler l’importance du paradigme théâtral dans l’histoire du concept de genre, analysée récemment par Anne E. Berger 63 . L’auteur fait bien apparaître comment une certaine idée de la performance comme accomplissement de ce qui n’a pas d’essence première (par exemple, une conception du costume comme opérateur de vérité) a pu servir à élaborer le concept d’identité genrée contre celui d’identité sexuelle. Et en soulignant que, des deux genres, le genre féminin est celui qui a le plus été pensé comme construit 64 , elle permet de comprendre que si la figure de Chimène est, dans la querelle, le vecteur des réflexions sur le théâtre, elle est aussi ce vers quoi reviennent, pour la définir comme sujet construit, les propositions nouvelles sur le théâtre faites par Corneille et certains de ses partisans. Pourrait-on alors voir dans ce moment si important pour le théâtre la préhistoire du concept de genre ? C’est loin d’être simple car si l’on adopte la perspective de Thomas Laqueur, qui situe l’apparition de l’idée de deux sexes distincts fondés en nature dans le courant des XVII e et XVIII e -siècles, on doit penser qu’on est, avec cette conception du sujet construit, encore 62 D’où cette impression, qui a fait l’objet de débats lors de la Journée d’étude, que les détracteurs détiennent la vérité du personnage, qu’ils la connaissent mieux que ce que la pièce en laisse voir. 63 A.E. Berger, Le Grand Théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, Belin, 2013. 64 Ibid., p.- 81-91. Nous passons ici bien trop rapidement sur une question fondamentale, celle de savoir comment penser cette propension du « féminin » à convoyer des valeurs d’ouverture, de déplacement, de remise en cause, sans le réduire à n’être que l’Autre du masculin. En ce qui concerne notre corpus, la relecture de l’ouvrage de Claire Carlin, Women reading Corneille. Feminist Psychocriticism of Le Cid (New York, Peter Lang Publishing, 2000), au prisme du concept de genre, pourrait constituer un point de départ fructueux. « Chimène dans son agreément a jetté entr’eux cette pomme de discorde » 79 dans une pensée du continuum, qui n’est rien d’autre, selon lui, qu’une pensée du genre 65 . La radicalisation ultérieure de la manière de convoquer le féminin pour dire ce qui devient une véritable haine du théâtre à la fin du-siècle serait alors une conséquence de cette conception du genre devenue intolérable, et les rigoristes autant des réactionnaires que des artisans de cette « fabrique du sexe » qui passe par l’affirmation de la physis contre l’artifice. Mais replacer la querelle dans un système de valeurs opératoire depuis l’Antiquité avant que ne se produise l’« épiphénomène » de la pensée de la différence des sexes serait, on l’entend bien, nier de manière décevante la singularité des enjeux de la querelle, et ce qu’elle apporte à cette définition du sujet construit. Méfions-nous donc des approches téléologiques et contentons-nous d’affirmer que la querelle du Cid a été une occasion privilégiée d’aviver la tension sans cesse rejouée entre sexe et genre - preuve que pour penser le rapport entre la littérature et la « politique culturelle », comme nous y invitait le colloque, on ne peut se contenter de lire les œuvres et les débats auxquels elles donnent lieu comme de simples reflets des changements, mais qu’il faut, au contraire, les considérer comme les moteurs de ces réorganisations de valeurs - des moteurs peut-être d’autant plus puissants qu’ils sont en marge des entreprises pratiques de construction de la société - en marge comme Chimène en son particulier. 65 « Il faut à mon sens comprendre le sexe, ou le corps, comme l’épiphénomène, tandis que le genre, ce que nous prendrions pour une catégorie culturelle, était premier ou “réel” […] », T. Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p.-21-22.
