Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Chimène impudique? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine
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2015
Fabienne Detoc
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Chimène impudique ? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine Fabienne Detoc Université de Paderborn Dans ses Observations sur le Cid, Scudéry effectue en critiquant le manque de pudeur de Chimène un curieux rapprochement entre les règles du poème dramatique et les bonnes mœurs. Il dévoile ainsi combien les normes esthétiques et sociales sont, pour la société française du début du XVII e - siècle, intimement liées. Selon lui, et après s’être conduite de la sorte vis-à-vis de son défunt père, Chimène ne mérite que d’être qualifiée « d’impudique, de prostituée, de parricide, de monstre » 1 . Ce qui intrigue, c’est moins la véhémence des accusations que le fait que Scudéry voie dans le comportement de l’héroïne (et donc dans la transgression de règles sociales, de normes) une des raisons pour lesquelles Le Cid de Corneille « choque les principales regles du Poeme Dramatique » 2 . Certes, on peut avancer dans le sens que la conduite de Chimène ne s’accorde pas avec les règles de la vraisemblance et de la bienséance. Et pourtant, cette approche pose un réel problème. Selon Scudéry, les règles de la bienséance et de la vraisemblance doivent toujours s’accorder au gôut et aux mœurs du public en question, et ce que doit par exemple faire la Médée de Corneille ne peut correspondre à ce que fait celle de Sophocle au risque de choquer les règles de la bienséance, et donc de la vraisemblance. Si le comportement de Chimène choque, c’est alors parce qu’il est en contradiction avec la bienséance qui guide, ou plutôt doit guider les actions de la haute société française du début du XVII e -siècle. Mais comment alors expliquer que Le Cid ait tant plu au public, et surtout au public féminin, comme l’affirme Corneille dans sa Lettre apologétique de 1637, alors qu’il pose à Scudéry la question suivante : « Quand vous avez traicté la pauvre Chimene d’impudique, de prostituée, de parricide, 1 Pierre Corneille, Lettre apologétique du Sieur Corneille, contenant sa réponse aux Observations faites par le sieur Scudéry sur le Cid (1637), dans Jean-Marc Civardi (éd.), La querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Honoré Champion, 2004, p.-513. 2 Georges de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi (éd.), La querelle du Cid, op.-cit., p.-372. 82 Fabienne Detoc de monstre ; Ne vous estes vous pas souvenu que la Reyne, les Princesses, & les plus vertueuses Dames de la Cour et de Paris, l’ont receuë & caressée en fille d’honneur » 3 ? Deux solutions semblent s’offrir à ce problème : soit les dames de la Cour ont pu se laisser abuser « par ces beautez d’illusion » 4 (comme l’avance Scudéry dans les Observations), soit elles sont elles-mêmes dépravées et ne peuvent reconnaître ce qu’il y a d’impudique dans le comportement de Chimène. Sans même le savoir, ou peut-être consciemment et sous couvert de lancer à un auteur prisé des reproches qui concernent la pratique et la poétique du théâtre, Scudéry soulève une question d’ordre social qui, à mon sens, concerne moins Corneille en tant qu’individu que la société francaise du XVII e - siècle dans son ensemble. Il expose à quel point le théâtre, qui selon l’usage doit être utile à la société et montrer le bon exemple, est intrumentalisé par le pouvoir (représenté ici bien sûr par l’Académie française), qui tente de prescrire des normes sociales en les présentant comme des règles poétiques, mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, il révèle par sa critique, qui prend le contre-pied de l’avis de nombreux spectateurs, un clivage qui se creuse entre l’autorité et le public, ici particulièrment le public féminin. Il s’agira alors de déterminer l’origine de ce clivage et d’analyer si non seulement l’autorité influe sur la société par la prescription de règles poétiques et l’utilisation du théâtre comme une instance de régulation, mais aussi si, par un effet rétrograde, le public et surtout les femmes ne contribuent pas à leur tour à modifier le visage de la tragédie. Pour illustrer cette thèse, je me pencherai dans un premier temps sur la critique du comportement de Chimène, sur son impudeur, telle qu’elle est formulée par Scudéry dans les Observations et par l’Académie sous la plume de Chapelain dans les Sentiments de l’Académie francaise sur la tragi-comédie du Cid, mais surtout sur la manière dont ce soi-disant manque de pudeur est mis en scène dans la tragédie. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur le fait que cette impudeur repose sur une conception traditionnaliste de la famille et de la maison en prise à des changements considérables à partir du XVII e -siècle et qu’il est possible de dévoiler cette évolution en analysant le comportement de Chimène en privé (dans sa maison) et en public. Dans un troisième point, j’essaierai de montrer que la conduite de Chimène est révélatrice de l’individu du début du XVII e - siècle, divisé entre une sphère publique et une sphère privée naissante et tenterai d’examiner quelles conséquences cette conception de l’individu engendre pour la poétique de la tragédie. 3 Pierre Corneille, Lettre apologétique du Sieur Corneille, p.-513. 4 Georges de Scudéry, Observations, p.-368. Chimène impudique ? 83 1. La pudeur féminine et l’impudeur de Chimène Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), la pudeur est définie comme une « Honneste honte, [un] mouvement excité par l’apprehension de ce qui blesse ou peut blesser l’honnesteté & la modestie. » 5 La pudeur implique donc une retenue, un mouvement de retour sur soi, elle incite à cacher et à garder pour soi des parties du corps ou des pensées. 6 Quel est alors le crime de Chimène ? Que révèle-t-elle qui devrait demeurer secrètement caché ? Si l’on compare la prise de position de la critique quant au comportement de Chimène avant et après la mort du Comte, on remarque que les reproches se focalisent sur l’après-duel, alors que Chimène, elle, ne fait avant et après le drame que preuve de constance dans son amour pour Rodrigue. Dès le premier acte du Cid, elle donne libre cours à l’expression de ses sentiments. Elle est enchantée que son père approuve son choix et se réjouit que bientôt le feu de son amour pour Rodrigue aura « la douce liberté de se montrer au jour. » 7 On voit clairement que, tant que ses sentiments n’entrent pas en contradiction avec les souhaits de l’autorité paternelle, Chimène n’a aucunement besoin de faire preuve de retenue. Cette concordance est exprimée à plusieurs reprises dans le premier acte du Cid. Ainsi, Le Comte : « Je me promets du fils ce que j’ai vu du père, / Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire » 8 . L’harmonie entre le père et sa fille est ici marquée par la conjonction de coordination. De même, c’est Elvire qui rapporte à Chimène : « Il [le comte] estime Rodrigue autant que vous l’aimez. » 9 Ou plus tard Chimène elle-même : « J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord. » 10 Personne n’accuse Chimène d’impudeur tant que ses sentiments correspondent aux vues de son père. La situation change, et ce aussi bien pour Chimène que pour Rodrigue, lorsqu’une dispute éclate entre les représentants des deux familles. Plus 5 Dictionnaire de l’Académie française, 1 ère édition de 1694, consulté le 12.07.15 sous http: / / portail.atilf.fr/ cgi-bin/ dico1look.pl ? strippedhw=pudeur&dicoid=ACAD16 94&headword=&dicoid=ACAD1694. 6 Sur la mise en scène de la pudeur dans la littérature du XVII e -siècle, voir l’article très riche de Michèle Rosellini, « Censure et ‘honnêteté publique’ au XVII e -siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », dans Littétature classiques, 2009 / 1, n° 69, p.-71-88. 7 Pierre Corneille, Le Cid, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes. Édition de Georges Couton, Tome I, Paris, Gallimard, 1980, Acte I, scène 1, v. 12, p.- 1488 [version à partir de 1660]. 8 Le Cid, Acte I, scène 1, v. 23f, p.-710. 9 Le Cid, Acte I, scène 2, v. 38, p.-710. 10 Le Cid, Acte II, scène 3, v. 454, p.-727. 84 Fabienne Detoc question pour les deux amants de s’aimer, et surtout, plus question pour Chimène d’exprimer son amour pour Rodrigue. Elle doit faire preuve de retenue, de pudeur, c’est ce qu’on attend de la bienséance de son sexe- et se plier aux lois dites ‘naturelles’ qui l’obligent à défendre l’honneur de sa famille. Scudéry et l’Académie affirment qu’elle manque à ses devoirs, et la disent impudique. Scudéry n’aura cesse de le répéter dans les Observations, Le Cid est pour lui un „très mauvais exemple » 11 . Il y voit « une fille desnaturée ne parler que de ses follies, lors qu’elle ne doit parler que de son malheur, pleindre la perte de son amant, lors qu’elle ne doit songer qu’à celle de son père. » 12 Les verbes utilisés dans cette citation pour décrire la conduite de Chimène (« parler » et « se plaindre ») méritent une attention toute particulière. Ils montrent en effet que ce qui est au Cœur de la critique, c’est, comme l’a admirablement montré Sarah Nancy, la voix de Chimène. 13 Il n’est pas dit qu’elle doive cesser d’aimer Rodrigue. Comme le note d’ailleurs Chapelain dans Les sentiments de l’Académie, « il n’est pas en la puissance d’une personne, de cesser d’aymer quand il luy plaist » 14 , mais la pudeur requise voudrait que Chimène se taise, ou, comme l’exemplifie l’Infante, qu’elle cache ses sentiments dès lors qu’ils contredisent ce que lui prescrit son rôle de fille. Dans le quatrième acte, c’est la retenue de Chimène dévoilée par le subterfuge de Don Ferdinand qui de même attise les flammes de Scudéry : Mais toute grossiere qu’est cette fourbe, elle fait pourtant donner cette criminelle dans le piege qu’on luy tend, et descouvrir aux yeux de toute la cour par un esvanouissement l’infame passion qui la possede. Il ne luy sert de rien de vouloir cacher sa honte, par une finesse aussi mauvaise que la premiere, estant certain que malgré ce quolibet qui dit, qu’on se pasme de joie, ainsi que de tristesse. La cause de la sienne est si visible, que tous ceux qui ont l’ame grande, desireroient qu’elle fust morte, et non pas seulement esvanouye. 15 Ce qui gêne la critique, ce n’est pas que Chimène continue d’aimer Rodrigue, mais qu’elle ose, cette fois, non par le biais de sa voix, mais bien de son corps, donner un langage à cet amour. Incontrôlable, l’amour de 11 Scudéry, Observations, p.-384. 12 Ibid. 13 Voir Sarah Nancy, « Chimène et la voix du masque », dans Corneille : Héros-ou-personnages ? Le personnel du théâtre de Pierre Corneille. Actes du colloque international de Rouen, 15-16 décembre 2008, dir. Myriam Dufour-Maître, Rouen, Presses de l’Université de Rouen et du Havre, p.-147-156. 14 Jean Chapelain, Les sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid, dans Civardi (éd.), La querelle du Cid, op.-cit., p.-961. 15 Scudéry, Observations, p.-402. Chimène impudique ? 85 Chimène est plus fort que sa pudeur et se manifeste par des signes corporels, des symptômes. 16 Elle ne peut le retenir, le maintenir caché qu’au prix d’un ultime effort qui se traduit par son évanouissement. La pudeur ne peut alors, contrairement aux apparences, être une émotion privée, vécue par un individu dans son for intérieur. Elle se définit obligatoirement au sein de l’espace social dans lequel une personne agit. Elle représente une maîtrise de soi, une ligne de conduite à ne pas dépasser et derrière laquelle des sentiments ou des pensées en désaccord avec les attentes sociales doivent restées enfouies. La pudeur est une attente, une convention. C’est ce que démontre la cinquième scène du dernier acte du Cid, dans laquelle Chimène, qui pense que Rodrigue est mort lors du duel avec Don Sanche et donc que l’honneur de son père est dorénavant vengé, ne se cache plus. Sa pudeur n’a pour elle plus lieu d’être puisque son amour a été sacrifié sur l’autel de l’honneur familial. Je cite ses mots : Chimène : Eclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre : Mon père est satisfait, cesse de te contraindre. 17 Puis quelques vers plus loin : Chimène : Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. 18 L’amour de Chimène, retenu si longtemps dans le carcan de la pudeur, éclate. Elle pense que les conditions actuelles ne la forcent plus à dissimuler ce qu’elle ressent pour Rodrigue, qu’elle a désormais droit de découvrir ce qui a dû rester enfoui sous le poids d’un systême répressif. Il est pourtant primordial de noter que dans cette scène tout comme celle de l’acte IV où Don Fernand laisse croire à Chimène que Rodrigue est mort lors du combat contre les Maures, c’est à nouveau sous l’effet de l’illusion que Chimène exprime librement ce qu’elle ressent pour Rodrigue. On remarquera que chaque fois que Chimène avoue son amour en public, elle ne le fait que sous l’effet de la tromperie, et j’ajoueterai même de la tromperie masculine. Dans aucun autre contexte et à aucune autre reprise dans la tragédie, elle n’avoue son amour pour Rodrigue ; si ce n’est lorsqu’elle se trouve dans un lieu particulier qui me conduit à mon deuxième point : sa maison. 16 On pensera dans ce contexte à la célèbre phrase de Phèdre « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » dans son combat pour masquer son amour pour Hippolyte. 17 Le Cid, Acte V, scène 5, vv. 1719-1720, p.-772. 18 Le Cid, Acte V, scène 6, vv. 1749-1750, p.-774. 86 Fabienne Detoc 2. La maison de Chimène C’est sans doute la raison pour laquelle Corneille a essuyé le plus de reproches de la part des critiques. Comme s’il ne suffisait pas que Rodrigue tue le père de Chimène et que les deux amants continuent de s’aimer. À deux reprises dans Le Cid, Rodrigue, les mains encore tachées du sang du défunt, rend visite à Chimène dans sa maison. Lorsque Rodrigue arrive la première fois chez Chimène (acte III, scène 1), elle est absente, et Elvire l’informe que Chimène est au palais. Tout comme Scudéry ou Chapelain, il s’agit alors de se demander pourquoi Rodrigue ne la cherche pas hors des murs de sa maison et doit, à l’inverse de ce qui se passerait dans une tragédie grecque qui se jouerait sur la place publique, rencontrer Chimène chez elle. L’explication la plus simple, c’est certainement qu’une dame de la condition de Chimène ne se promène jamais seule et qu’une rencontre en pleine rue exposerait les amants aux regards et à la médisance de tous. La deuxième raison, qui je pense nous mène beaucoup plus loin, frappe si on établit un rapport entre la maison de Chimène et la maison telle qu’elle est décrite (dans une analyse il est vrai très structuraliste) par Pierre Bourdieu dans son Esquisse d’une théorie de la pratique : L’opposition entre le dedans et le dehors, mode de l’opposition entre le sacré droit et le sacré gauche, s’exprime concrètement dans la distinction tranchée entre l’espace féminin, la maison et son jardin, lieu par excellence du haram, espace clos, secret, protégé, à l’abri des intrusions et des regards, et l’espace masculin, la thajma’th, lieu d’assemblée, la mosquée, le café, les champs ou le marché. D’un côté, le secret de l’intimité, toute voilée de pudeur, de l’autre, l’espace ouvert des relations sociales, de la vie politique et religieuse ; d’un côté, la vie des sens et des sentiments, de l’autre, la vie des relations d’homme à homme, du dialogue et des échanges. 19 On le voit, la maison est le lieu privé par excellence et forme une sorte de barrière contre l’espace public extérieur. C’est un lieu clos, secret et protégé, dans lequel les sentiments les plus intimes ont le droit d’exister. C’est d’ailleurs exactement ce que Chimène laisse entendre lorsqu’elle rentre chez elle après sa visite au palais : Chimène : Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte, De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs ; Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs. 20 19 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p.-47. 20 Le Cid, Acte III, scène 3, vv. 803-806, p.-741. Chimène impudique ? 87 C’est tout le paradoxe de la situation. Dans la maison, ce lieu clos, privé, Chimène peut, à l’inverse de ce qu’elle oserait faire en public, s’ouvrir et laisser libre cours à l’expression de ses sentiments les plus intimes. Elle est chez elle et c’est donc, pour ainsi dire, son bon droit. Voici pourtant la réaction de Scudéry face à cette scène : [V]oyons à quoy sa solitude est employée. A faire des pointes execrables, des antitheses parricides, à dire effrontement qu’elle ayme, ou plutost qu’elle adore (ce sont ses mots) ce qu’elle doit tant hair. 21 Le problème qui se pose ici clairement, c’est que nous sommes au théâtre, et que, même si Chimène se sent chez elle en quelque sorte protégée, et que c’est seulement en ce lieu qu’elle peut avouer non seulement à Elvire, mais plus tard également à Rodrigue ce qu’elle ressent toujours pour lui sans craindre que cet aveu soit exposé aux yeux et aux oreilles de tous, les spectateurs eux, y compris un Richelieu ou un Scudéry, sont témoins de la scène. C’est le paradoxe de la maison au théatre. Un lieu privé, protégé et secret, mais présenté aux yeux de tous, et surtout de l’autorité. Si la tragédie classique a un rôle bien précis à remplir, celui d’être utile au public, c’est à dire de lui montrer le bon exemple à suivre, il semble alors être impossible d’y représenter des sentiments privés contraires à ce qui est attendu par l’autorité publique. Mais comment peut-on expliquer que cette rencontre entre les deux amants ait été, selon les dires de Scudéry, la scène « qui a fait battre des mains à tant de monde ; crier miracle, à tous ceux qui ne sçavent pas discerner, le bon or d’avec l’alchimie, & qui seul[e] a fait la fausse reputation du Cid » 22 ? Et comment comprendre, pour reprendre à nouveau l’expression de Corneille, que « la Reine, les Princesses, et les plus vertueuses dames de la Cour et de Paris [aient] reçue et caressée [Chimène] en fille d’honneur » ? Je pense que la réponse à cette interrogation se trouve dans la différence que le public établit entre un honneur public et un honneur privé, ce qui me conduit à mon troisième et dernier point. 3. Sphère publique et sphère privée au XVII e -siècle Au cours du XVII e -siècle, et suite à l’affaiblissement financier de l’ancienne noblesse vis-à-vis du pouvoir grandissant de la noblesse de robe et du monarque absolu (une tendance qui deviendra nette à partir du règne de Louis XIV), cette élite se voit dans l’obligation de renforcer la com- 21 Scudéry, Observations, p.-398. 22 Scudéry, Observations, p.-396. 88 Fabienne Detoc munication entre ses membres pour faire face à cet affaiblissement. 23 Ce renforcement se traduit par une augmentation des alliances entre les diverses familles, le plus souvent sous la forme de mariages. 24 Dans un deuxième temps, ou peut-être en parallèle, cet affaiblissement financier force la noblesse à s’affirmer par de nouvelles pratiques qui la distinguent, si ce n’est plus financièrement, du moins socialement, des autres couches sociales. 25 Ces pratiques distinctives s’expriment concrètement dans l’idéal de l’honnêteté, mais aussi dans la galanterie ou encore la préciosité. Ce qui est remarquable, c’est que ces pratiques, qui, sociales, ne peuvent être vécues qu’au sein du groupe, conduisent à changer le visage de la maison en tant que lieu de vie de ces familles. Si l’interaction entre les différentes familles est renforcée, elle est vécue par des rencontres, qui ont lieu tour à tour dans les maisons des membres de la noblesse. La maison, qui était jusqu’alors un espace clos et privé, s’ouvre aux autres familles et prend un caractère public. Ce changement de la maison n’est pas du tout à prendre dans un sens abstrait, mais se reflète dans les modifications architecturales que subissent les hôtels particuliers construits ou rénovés à partir des années trente du XVII e - siècle. 26 Ainsi, on note une diminution de la contruction protectionniste ‘entre cour et jardin’ au profit de ‘l’hôtel sur rue’, tout comme la naissance de nouvelles pièces telles que le cabinet, l’antichambre ou, plus tard, le salon. Ces pièces ne sont pas seulement fondamentalement représentatives, elles invitent aussi à un échange entre les sexes que, certainement même, elles encouragent. Il résulte de cette modification de l’intéraction entre les sexes que la femme devient pour l’homme un parte- 23 Sur l’affaiblissement de la noblesse sous l’Ancien Régime voir Niklas Luhmann, Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, Tome 1, Frankfurt / Main, Suhrkamp, 1980. 24 Sur le renforcement de l’intéraction entre les membres de la noblesse au XVII e -siècle voir Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Frankfurt / Main, Suhrkamp, 1983. 25 Nous renvoyons pour le concept de la distinction tout pariculièrement aux travaux de Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 et d’Alain Faudemay, La distinction à l’âge classique. Émules et enjeux, Paris, Honoré Champion, 1992. 26 Sur la transformation de l’architecture des hôtels particuliers parisiens voir Alexandre Gady, Les hôtels particuliers de Paris : du Moyen Age à la Belle Époque, Paris, Parigramme, 2008 ainsi que Alexandre Cojannot, Louis Le Vau et les nouvelles ambitions de l’architecture française, Paris, Picard Éditeur, 2012. Voir de même Joseph Girard, L’Hotel d’Angoulême (ou de Lamoignon) et ses abords, Paris, Honoré Champion, 1928 ; Alexandre Gady, « L’hôtel Lamoignon, 25 rue des Francs-Bourgeois et 22-24 rue Pavée », dans La Rue des Francs-Bourgeois, sous la dir. de Béatrice de Andia et A. Gady, Paris, 1992, p.-69-87 et Jean-Marie Pérouse de Montclos, Le Guide du Patrimoine, Paris, Hachette, 1994, Ministère de la culture, p.-269-273. Chimène impudique ? 89 naire de conversation à part entière, que l’on n’épouse pas seulement suite à la décision des chefs de famille, mais suite à une période plus ou moins longue d’approche, d’écoute et de séduction telle qu’on la retrouve dans la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry. 27 De tout ceci, et si l’on rapproche ces informations de la maison de Chimène, j’aimerais retenir que la visite de Rodrigue juste après la mort du père de Chimène, quoiqu’inappropriée, rappelle un idéal propagé dans la littérature galante. « Omnia vincit amor ». Tout comme chez Vergile, l’amour est plus fort que tout, et donc, plus fort que l’autorité paternelle, que les conventions sociales, et que la mort même. Si pour Georges de Scudéry la constance de Chimène devrait résider dans l’obéissance absolue aux lois dites naturelles, elle semble, pour un public féminin épris d’une littérature influencée par les nouvelles pratiques sociales, se révéler dans cet amour inébranlable. C’est peut-être une hypothèse pour permettre de comprendre pourquoi pour les spectatrices de Corneille, Chimène est une dame d’honneur. Mais cette explication n’est pas suffisante. Il s’avère plutôt que malgré les reproches qu’on lui adresse, Chimène reste fidèle à la fois à son père et à son amant. En public, elle ne montre jamais, si ce n’est lorsqu’elle est victime de la supercherie des hommes, qu’elle ne souhaite pas la mort de Rodrigue. Ce n’est que dans l’intimité de sa maison (qui n’est, après la mort du comte, pas à prendre dans le sens d’une demeure de représentation, mais bien comme un lieu clos et privé, puisque nous sommes en situation de deuil), qu’elle laisse entendre à son amant qu’elle l’aime toujours. Pas d’éclat donc. Chimène reste fidèle à Rodrigue, son comportement en public est, si ce n’est lorsqu’elle est trompée, irréprochable. C’est bien une dame d’honneur. C’est alors un problème qui touche au rôle des sexes dans la société que le clivage entre la critique de Scudéry et la réaction des dames de la Cour expose. Pour Scudéry, Chimène doit se plier aux lois naturelles, ou, autrement dit, à l’autorité paternelle et faire preuve de pudeur, c’est-à-dire, ne rien faire transparaître qui aille à l’encontre de ce dictat. Chimène est à la fois fille, mais aussi femme. La critique de Scudéry et de l’Académie traduit une vision traditionnaliste de la société dans laquelle femme et enfants doivent se plier aux souhaits du chef de famille. Au cours du XVII e -siècle, la vision de l’épouse et, un peu plus tard, celle des enfants 28 , subit de grands 27 Sur l’évolution du sentiment amoureux dans le mariage voir Maurice Daumas, Le mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 2004. 28 Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil, 1981 et Familles. Parentés, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ainsi que Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. 90 Fabienne Detoc changements. Par un effet rétrograde, les pratiques sociales que la noblesse cultive dans le cadre public entraînent la naissance d’une intimité entre les sexes. A force de jouer l’homme galant, on doit le devenir, puisque tout autre comportement serait barbare. Ce qui était un jeu devient une norme attendue. Le fait que la constance de l’amour de Chimène ait trouvé une résonnance positive surtout auprès du public féminin nous apprend que cette tendance était à l’époque du Cid déjà bien réelle et que les filles ou femmes ne voyaient rien d’impudique dans le fait d’avoir des sentiments différant de ceux du père de famille, tant qu’ils étaient exprimés dans un cadre privé. J’aimerais reprendre ici l’analyse de l’architecture des hôtels particuliers construits à partir de la deuxième moitié du XVII e - siècle, car elle fournit une aide précieuse pour confirmer l’hypothèse selon laquelle les individus de cette époque vivent clairement une différence entre homme ou femme public et privé. Les maisons sont à la fois demeures de vie et de représentation et utilisées à deux niveaux. On trouve les appartements de la famille, complètement privés, mais aussi en parallèle les appartements de parade, construits pour recevoir les invités. Cette répartition, nette, se fait soit par étages, soit par corps de bâtiment : L’appartement, qui se composait d’une séquence de pièces se commandant les unes les autres, allant du plus ouvert au plus fermé, se développe. En effet, à partir du milieu du XVII e - siècle, on voit ainsi se développer les appartements doubles. On peut rencontrer un appartement de parade, fait pour les réceptions et « qui comprend les grandes pièces du bel étage d’un logement » (D’Aviler, 1691), et un appartement de commodité, « de moyenne grandeur et qui est plus habité » (idem), soit un petit et un grand appartement comme chez le roi. 29 On le voit, l’homme public endosse souvent un costume d’acteur, sur la scène des appartements de parade, il paraît ce qu’on attend de lui. Et nous l’avons vu, c’est bien le mot ‘dissimulation’, tel qu’il est utilisé par La Rochefoucauld, que Chimène emploie pour qualifier ce que Scudéry nomme pudeur : « Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler / Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. » 30 Outre un problème social, c’est alors un problème d’ordre poétologique, pris en contresens de celui présenté par Scudéry dans les Observations, qui se dessine lors de la Querelle. Comment mettre en scène la constance absolue (donc indivisible), l’attache inconditionnée à des valeurs traditionnelles, 29 Alexandre Gady, p.-75. Sur l’essor de lieux intimes dans la maison à partir de la deuxième moitié du XVII e sièlce voir de même Annick Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, XVII e -XVIII e -siècles, Paris, PUF, 1988. 30 Le Cid, Acte V, scène 6, vv. 1749-1750, p.-774. Chimène impudique ? 91 telle qu’elle est voulue par la bienséance et attendue par Scudéry et les membres de l’Académie, si l’homme est tiraillé entre une sphère publique et une sphère privée qui gagne de plus en plus de terrain ? Corneille semble être conscient de cette impasse qui touche à la tragédie en tant que genre. Ne décide-t-il pas de nommer ses avant-derniers drames non pas tragédies, mais comédies héroïques ? Peut-être pourrait-on même rapprocher ce questionnement de l’essor des genres mixtes. Et c’est ce qui fait sans doute l’ironie de la Querelle du Cid. En tentant d’instrumentaliser des formes poétiques traditionnelles à des fins politiques conservatrices et d’assurer son assise, l’autorité affiche la différence entre une sphère publique et une sphère privée et laisse penser que le respect de la tradition patriarchale n’est qu’une performance, peut-être même une mascarade, qui est certes jouée devant les aïeux comme devant le roi, mais qui, finalement, ne correspond en rien à ce qui est ressenti et qui se dit dans les foyers.
