Oeuvres et Critiques
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2015
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Comment peut-on être héros? La virilité de Rodrigue
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2015
Hendrik Schlieper
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Œuvres & Critiques, XL, 1 (2015) Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue Hendrik Schlieper Université de Paderborn 1. À l’ombre de Chimène La recherche sur Le Cid de Corneille, tenant compte de la catégorie du genre (gender) 1 , porte un intérêt particulier à l’image de la femme dans la pièce ainsi qu’à la possibilité d’une lecture ‘féministe’ de celle-ci. Chimène, considérée comme l’incarnation des défis que lance Le Cid aux normes morales et esthétiques de son époque, y occupe une place prépondérante. 2 En revanche, les personnages masculins - Rodrigue inclus - sont jusqu’ici restés en arrière-plan, particulièrement dans les travaux dédiés explicitement à la fameuse Querelle provoquée par l’opus magnum cornélien. Dans ce contexte, je concentrerai mon attention sur les jugements portés sur Rodrigue au sein de la Querelle du Cid, analysant dans quelle mesure la virilité de ce personnage y fait l’objet. 3 Au sein de la Querelle du Cid, la virilité de Rodrigue constitue un problème double. Sur le plan socio-anthropologique, le protagoniste du Cid incarne une virilité en pleine transformation, les modèles traditionnels de la légitimation virile étant mis en question par une nouvelle éthique courtoise. Sur le plan du genre dramatique, la virilité de Rodrigue est mise en jeu dans la mesure où elle est inextricablement reliée à la question du parfait héros et donc au jugement esthétique de la pièce cornélienne. Sur ces deux plans, l’honnêteté, l’amour et l’honneur peuvent être identifiés 1 J’utilise le terme ‘genre’ dans le sens de ‘genre sexuel’ / ‘gender’ ; le ‘genre dramatique’ sera toujours nommé en tant que tel. 2 Voir p.- ex. l’ouvrage de Claire L.Carlin, Women Reading Corneille. Feminist Psychocriticisms of Le Cid, New York, Peter Lang, 2000 (Contemporary Critical Concepts and Pre-Enlightenment Literature, 4). 3 Je donne la préférence au terme ‘virilité’, me référant à la différenciation terminologique entre masculinité en tant qu’« état » et virilité en tant que « dynamique » de l’être de l’homme proposée par Christian Biet, « Équivocité des genres et expérience théâtrale », dans Alain Corbin / Jean-Jacques Courtine / Georges Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, t. I, Paris, Seuil, 2011, p.-323-361, ici p.-331. 94 Hendrik Schlieper en tant que termes-clés. Comment l’honnête homme à la cour, qui prend forme en tant qu’idéal viril à l’époque qui nous intéresse - pensons à L’honnête homme ou L’art de plaire à la cour que publie Nicolas Faret en 1630--, peut-il concilier l’amour et l’honneur ? Dans quelle mesure la conception de la tragédie changera-t-elle si l’amour se transforme en primum movens de l’action dramatique ? À travers Rodrigue et les jugements portés sur la conception genrée de ce personnage, voilà la thèse à discuter ici, ces questions s’affirment en tant que problèmes. En me référant à Corneille, à Georges de Scudéry et ses Observations sur Le Cid et aux Sentiments de l’Académie française, je présenterai trois prises de position différentes sur la problématique socioanthropologique et dramaturgique que le protagoniste du Cid fait émerger. Cette problématique se révélera fondamentale d’autant plus que la Querelle du Cid n’y offre aucune solution définitive. Mon argumentation se compose de trois parties. Je commencerai par quelques précisions sur l’idée d’une transformation de la virilité au début du XVII e -siècle qui mettent en relief son interférence avec le discours poétologique s’imposant à partir des années 30. J’analyserai ensuite la position de Scudéry en tant qu’adversaire de Corneille. Je me concentrerai pour ce faire sur la hiérarchisation de l’amour et de l’honneur telle qu’elle se présente chez les deux auteurs. Le troisième chapitre sera dédié à la sentence arbitrale de l’Académie française et examinera l’idée d’une position médiatrice des Sentiments. En guise de conclusion, je mettrai alors en perspective les aspects étudiés avec la position adoptée par Corneille en 1660 dans ses Trois discours sur le poème dramatique. 2. Virilité(s) transformée(s), nouveaux héros Le contexte socio-historique de la Querelle du Cid se caractérise par une mise en question fondamentale de la vision communément admise de la virilité. Cela résulte d’une nouvelle valorisation de « l’art de plaire et la cour », de la civilité, de la courtoisie, de la bienséance, de la politesse et de l’urbanité en tant que vertus sociales et idéaux de l’interaction entre les sexes. 4 Analysant le tournant du XVI e au XVII e - siècle, Georges Vigarello parle d’une « [r]upture marquante [et] complexe » dans l’histoire de la virilité, rupture lors de laquelle le viril court le risque de perdre « ce qu’il 4 Cf. Georges Vigarello, « La virilité moderne. Convictions et questionnements », dans Corbin / Courtine / Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, t. I, op.- cit., p.- 181- 189, ici p.- 181-183, et Hélène Merlin, « Les troubles du masculin en France au XVII e - siècle », dans Horacio Amigorena / Frédéric Monneyron (éd.), Le masculin. Identité, fictions, dissémination, Paris, L’Harmattan, 1998, p.-11-57. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 95 l’a toujours défini : rudesse et fermeté. » 5 Une coexistence des virilités (au pluriel) au début du XVII e -siècle et un désir social prononcé de concilier les différents idéaux virils en sont alors la conséquence. 6 La production littéraire de cette époque prend activement part à cette diversification de la virilité, d’autant plus qu’elle ne se limite pas à réfléchir de façon critique aux modèles de genre, mais que, bien plus, elle fait émerger ces modèles-mêmes. L’Astrée d’Honoré d’Urfé en est le premier exemple avec sa représentation « [d’]une matière de vade mecum de l’honnête homme ou [d’]un miroir de la culture du courtisan au temps de Henri IV et de Louis XVIII. » 7 L’« honnête amitié » exposée dans ce roman devient un idéal de l’interaction sociale des sexes. Plus concrètement, la coexistence des modèles concurrents de la virilité et la participation active de la littérature à la formation de nouvelles vertus viriles se manifestent dans « la vision nouvelle du héros » 8 , et en particulier dans celle du protagoniste masculin de la tragédie. La présence vivante de L’Astrée laisse supposer que la douceur - en tant que qualité liée à l’idéal de l’« honnête amitié » - devient, comme Carine Barbafieri l’avance, une condition sine qua non dans la conception du héros tragique. 9 Pourtant, la valorisation d’une virilité et d’un héroïsme ‘doux’ représente malgré tout un point litigieux. 5 Ibid., p.- 182. Même si les raisons historiques de cette rupture sont multiples, il faudra mentionner en premier lieu le processus de « curialisation » : selon la thèse bien connue avancée par Norbert Elias dans La société de la cour (1969), la transformation de l’homme féodal en courtisan rend les anciens modèles de légitimation virile, tels que la force guerrière (et donc le mérite militaire), la domination ou encore la réputation relative à l’arbre généalogique, obsolètes. 6 Il faut préciser ici que la diversification de la virilité telle qu’elle se présente historiquement a aussi des raisons conceptuelles : comme les études des virilités (Men’s and Masculinity Studies) le soulignent avec véhémence, la virilité, telle que la féminité, est une construction contingente (ce qui, d’ailleurs, échappe aussi aux approches gynocentriques de la Querelle du Cid) ; d’où sa diversification et le besoin de sa redéfinition perpétuelle. Pour une vue d’ensemble de ces aspects, voir l’introduction de Lewis C. Seifert à son étude Manning the Margins. Masculinity and Writing in Seventeenth-Century France, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2009, p.-1-18. 7 Delphine Denis, « Introduction générale », dans Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première partie, éd. Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 2011 (Champion Classiques, 18), p.-7-99, ici p.-51. 8 Vigarello, p.-182. 9 Cf. Carine Barbafieri, « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », dans Marie-Hélène Prat / Pierre Servet (éd.), Le doux au XVII e et XVIII e - siècles. Écriture, politique, spiritualité, Lyon, Université Jean Moulin-Lyon 3 / Centre Jean Prévost, 2003, p.-161-176, ici p.-161-162. 96 Hendrik Schlieper L’importance du Cid dans ce contexte s’explique par le fait que la mise en perspective de la conception traditionnelle de la virilité ne s’y fait plus dans un espace de projection idéalisé tel que l’univers pastorale de L’Astrée. Au contraire, cette mise en perspective acquiert chez Corneille une dimension ‘réelle’ à tel point que l’action dramatique du Cid est historiquement garantie et se déroule dans un monde familier au public. 10 3. Rodrigue-Céladon ? L’attaque de Georges de Scudéry (Observations sur Le Cid) « Rodrigue, as-tu du cœur ? » 11 Forcé par son père à se battre en duel avec Don Gomès, le protagoniste de Corneille articule son dilemme à travers ses fameuses stances : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse, L’un échauffe le cœur, l’autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infame, Des deux cotés mon mal est infini. (Le Cid I, 7, vv. 305-307) Rodrigue est balancé entre son honneur familial et son amour pour Chimène. Pourtant, les stances aboutissent à une prise de position qui se manifeste dans la question rhétorique finale de cette scène : Oui, mon esprit s’était déçu, Dois-je pas à mon père avant qu’à ma maîtresse ? (Le Cid I, 7, vv. 343-344) À première vue, on peut considérer la résolution de Rodrigue comme une soumission exclusive au code d’honneur familial représenté par le père. De fait, Rodrigue se décide à défendre l’honneur de sa famille afin de se montrer digne - honnête - envers Chimène. « Il [sc. Rodrigue] doit servir son père avant sa maîtresse, parce que, s’il est parfait amant, il se doit faire passer la sauvegarde de son honneur avant la possession de sa maîtresse », tel que le précise André Georges situant Le Cid dans le contexte discursif 10 Cf. ici le jugement d’Hélène Merlin-Kajman, L’absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000 (Lumière classique, 29), p.-211 : « Le Cid semble donc soulever, et résoudre de façon inédite, des questions névralgiques qui touchent à l’ensemble des préoccupations des contemporains. Autant dire qu’il s’agit […] d’une “vérité monstrueuse” [citation des Sentiments de l’Académie française, HS] contemporaine plus que d’une réalité historique passée et pour tout dire lontaine. » 11 Les citations du Cid sont tirées de l’édition des Œuvres complètes de Georges Couton, t. I, Paris, Gallimard 1980 (Bibliothèque de la Pléiade), ici I, 6, v. 263. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 97 de l’amour courtois. 12 Au vu de l’ensemble de l’action dramatique, le souci amoureux de Rodrigue l’emporte sur l’honneur, expliquant ainsi sa réapparition sur scène juste après le duel dans la maison de Chimène pour lui répondre de son amour en lui tendant son épée afin qu’elle le tue. 13 À l’égard de cette hiérarchisation amour-honneur, Georges de Scudéry adopte la position opposée. Dans ses Observations sur Le Cid, il fait une critique détaillée de la quatrième scène du troisième acte, vitupérant contre le comportement de Rodrigue qui y est mis en scène. Son apparition chez Chimène « avec une espee qui fume encor du sang tout chaut, qu’il [sc. Rodrigue] vient de faire respandre à son pere », c’est avant tout une « espouvantable procedure » 14 . À cela s’ajoute que le protagoniste cornélien, en mettant la défense de son père au service de sa relation amoureuse avec Chimène, faillit en tant que héros tragique. Le jugement apodictique de Scudéry - « quand Rodrigue prit la resolution de tuer le Comte, il devoit prendre celle de ne revoir jamais sa fille » 15 - met à jour sa conception de l’amour et de l’honneur qu’il comprend alors comme deux qualités de la constitution identitaire de l’homme diamétralement opposées ; d’où l’impossibilité d’instrumentaliser l’une pour l’autre. La critique scudérienne est aussi remarquable dans la mesure où elle relie la question du genre (le comportement viril de Rodrigue) à celle du genre dramatique, c’est-à-dire au rôle de Rodrigue dans le cadre de l’action tragique. Le désir de Rodrigue de se faire tuer par Chimène et donc l’idée cornélienne d’un protagoniste offrant sa propre vie à son amante est « une chose qui n’a point d’exemple ; & qui seroit supportable dans une Elegie à Philis, où le Poete peut dire, qu’il veut mourir d’une belle main, mais non pas dans le grave Poeme Dramatique, qui represente sérieusement les choses comme elles doivent estre. » 16 Aux yeux de Scudéry, un dévouement absolu du héros tel que celui déterminant le comportement de Rodrigue « seroit supportable dans une Elegie à Philis », donc approprié à l’univers romanesque de L’Astrée dont Philis est une des protagonistes. Cette remarque fait preuve de la présence vivante du roman d’Urfé et de l’éthique de genre qui y est exposée. En même temps, la remarque nous donne une idée du défi 12 André Georges, « Observations sur Rodrigue et Chimène », dans Les lettres romanes 62 (2008), p.-23-35, ici p.-24. 13 Cf. Le Cid III, 4, vv. 873-874. Surtout du côté de la psychocritique, la remise de l’épée de Rodrigue à Chimène - castration symbolique du héros-guerrier ? - a fait couler beaucoup d’encre ; voir Biet, p.-355-356, pour une vue d’ensemble. 14 Je cite à partir de l’édition des Observations sur Le Cid dans Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale, Paris, Honoré Champion, 2004 (Lumière classique, 52), p.-367-431, ici p.-396. 15 Scudéry, p.-396-397. 16 Scudéry, p.-397. 98 Hendrik Schlieper que lance la valorisation d’une virilité civilisée et douce au genre tragique. La conception dramaturgique cornélienne de Rodrigue conformément à l’ethos de L’Astrée - bref : l’idée d’un ‘Rodrigue-Céladon’ en tant que héros tragique - se heurte aux conventions théâtrales de son époque. Selon Scudéry, une vision de la virilité au centre de laquelle se trouve l’amour n’est possible que dans le genre romanesque ; elle est inadaptée au genre tragique-- « grave » et « sérieu[x] » - à l’intérieur duquel le héros doit se mesurer à la vision traditionnelle de la virilité reposant sur la force et la fermeté. Comment faut-il juger ce point de vue ? D’un côté, l’avis de Scudéry a une importance non négligeable : en effet, ce sera le roman (et surtout celui de la propre sœur de Scudéry) qui, dans les décennies suivantes, précisera les questions relatives à la diversification de la virilité, à la casuistique de l’amour et à l’interaction des sexes. 17 De l’autre, la vision traditionnelle de la virilité, une fois mise sur la défensive, l’incompatibilité de l’honneur et de l’amour ainsi que l’exclusion de ce dernier de l’idée de l’héroïsme telles que Scudéry les présente, ne peuvent être durables. C’est sur cette problématique que nous voulons nous pencher maintenant dans l’examen des Sentiments de l’Académie française. 4. « [C]esser d’estre Amant » : la prise de position de l’Académie française Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, ouvrage rédigé par Jean Chapelain sous la forme d’une sentence arbitrale à la Querelle du Cid, adopte une position médiatrice face à la hiérarchisation divergente de l’amour et de l’honneur telle qu’on la trouve chez Corneille et Scudéry. En se concentrant également sur la rencontre des deux amants dans la maison de Chimène juste après le duel, les Sentiments succèdent 17 Voir à ce propos les ouvrages de Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2001, et Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e -siècle, Paris, Honoré Champion, 2008. Dans ce contexte, le rôle du roman collectif de Madeleine et Georges de Scudéry paru entre 1649 et 1653, Artamène ou le Grand Cyrus, sera à préciser. Dans leur préface, les deux auteurs conçoivent l’amour du protagoniste comme une « noble passion [qui] est plutôt une vertu qu’une faiblesse, puisqu’elle porte l’âme aux grandes choses et qu’elle est la source des actions les plus héroïques » (Madeleine et Georges de Scudéry, « Au lecteur », dans Artamène ou le Grand Cyrus, éd. Claude Bourqui / Alexandre Gefen, Paris, Flammarion, 2005 (GF,- 1179), p.- 55-59, ici p. 57). Cette conception suggère alors que ce roman marque un tournant et dans l’histoire de l’héroïsme viril et dans l’œuvre de Georges de Scudéry. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 99 aux Observations de Scudéry. À première vue, on remarque en effet une correspondance argumentative : Aussi n’est-ce pas le combat de ces deux mouvements [sc. de l’amour et de l’honneur] que nous desapprouvons. Nous n’y trouvons à dire sinon qu’il se termine autrement qu’il ne devroit, & qu’au lieu de tenir au moins ces deux interests en balance, celuy qui le dessus demeure est celuy qui raisonnablement devoit succomber. 18 Comme Scudéry, l’Académie critique le fait que dans Le Cid de Corneille l’amour l’emporte sur l’honneur. Pourtant, cette critique se rapporte au comportement de Chimène mettant en lumière que c’est elle qui « eust donné l’avantage à son honneur, sur [son] amour » 19 . À Rodrigue, par contre, on concède la « faute » de donner justement la priorité à son amour sur son honneur : Que s’il eust peu estre permis au Poëte de faire que l’un de ces deux Amans preferast son amour à son devoir, on peut dire qu’il eust esté plus excusable d’attribuer cette faute à Rodrigue qu’à Chimène. 20 Comparée à la position de Scudéry, cette phrase est particulièrement remarquable. L’auteur des Observations, comme nous l’avons vu, critique la sujétion amoureuse - qui sent le roman - de Rodrigue à Chimène. D’après les Sentiments, la préférence de l’amour sur l’honneur serait une faute ou plutôt une faiblesse excusable. Cela signifie qu’une telle préférence ne détermine pas le comportement de Rodrigue aux yeux de l’Académie. Ces jugements tout à fait divergents sur Rodrigue nous donnent une idée de la complexité du problème que soulève la conception cornélienne de son héros, d’autant plus que cette divergence argumentative n’est pas explicitement nommée en tant que telle dans le texte de Chapelain. Comment peut-on être héros ? La virulence de cette question s’intensifie dans la mesure où la critique, que formule l’Académie française envers la conception de Rodrigue, se révèle contradictoire. Tout d’abord, les Sentiments soulignent que la « faute », que représente la soumission à l’amour, ne poserait aucun problème à Rodrigue en tant qu’homme, le sexe viril étant sujet de son désir : 18 Je cite à partir de l’édition des Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid dans Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638), op.- cit., p. 930-1009, ici p.-963 ; je me réfère à la version imprimée des Sentiments qui se trouve à la colonne de droite de chaque page. 19 Sentiments, p.-962. 20 Sentiments, p.-963. 100 Hendrik Schlieper Rodrigue estoit un homme, & son sexe, qui est comme en possession de fermer les yeux à toutes considerations pour se satisfaire en matière d’amour, eust rendu son action [sc. celle de Chimène de préferer son amour à son honneur] moins estrange & moins insupportable. 21 La préférence de l’amour, initialement qualifiée de faute excusable, se transforme, dans la phrase suivante déjà, en une exigence à la conception du héros : Mais au contraire Rodrigue, lorsqu’il va de la vengeance de son Pere, tesmoigne que son devoir l’emporte absolument sur son amour, & oublie Chimene, ou ne la considère plus. […oe] ce mesme Rodrigue devenu ennemy de sa Maistresse, ennemy de soy-mesme, & plus aveugle de colere que d’amour, ne voit plus rien que son affront, & ne songe plus qu’à sa vengeance. Dans son transport il fait des choses qu’il n’estoit pas obligé de faire, & sans necessité cesse d’estre Amant, pour paroistre seulement homme d’honneur. 22 Expressis verbis, le texte de Chapelain comprend le comportement de Rodrigue comme n’étant motivé que par le « devoir » de venger son honneur familial. 23 En se livrant à sa soif de « vengeance », à la « colere », au « transport » et en oubliant Chimène, Rodrigue « cesse d’estre Amant ». En reprochant à Rodrigue d’être « seulement homme d’honneur », l’Académie disqualifie le protagoniste du Cid en raison d’une qualité que Scudéry lui aurait souhaité. Dans l’ensemble, les Sentiments font preuve d’une conscience prononcée de la revalorisation contemporaine de l’amour en tant qu’élément constitutif de l’identité virile et de l’interaction des sexes. Le passage cité ci-dessus laisse entrevoir une conception de l’Académie de l’(honnête) homme idéal qui sait unir et cumuler la qualité virile de l’amant et celle de l’homme d’honneur. Pourtant, les questions concernant le comment de l’établissement d’une telle union des qualités viriles et de leur mise en forme concrète sont laissées en suspens. Le héros mis en scène par Corneille ne correspond pas à cette image, voilà la seule chose que l’Académie dit avec certitude à ce propos. 21 Sentiments, p.-963. 22 Sentiments, p.-963-965. 23 Cela signifie que la question rhétorique que Rodrigue se pose à lui-même « Dois-je pas à mon père avant qu’à ma maîtresse ? » serait comprise ici au pied de la lettre comme une prise de distance absolue à l’égard de son amante - et non comme une résolution à se soumettre aux lois de l’honneur en ayant conscience de sa propre qualité d’amant dont il faut se montrer digne vis-à-vis de Chimène. Comment peut-on être héros ? La virilité de Rodrigue 101 5. Conclusion D’après les deux textes angulaires de la Querelle du Cid, Rodrigue faillit en tant que héros. Aux yeux de Scudéry, la conception dramaturgique de ce personnage s’oppose à la vision traditionnelle d’une virilité ‘de force’, indispensable à l’être héroïque. Incité par un public où les femmes et le goût des salons donnent le ton 24 , Corneille a peint un héros ‘doux’ dont le roman est le seul habitat approprié - ainsi peut-on résumer un des éléments constitutifs de l’invective scudérienne. Le texte de Chapelain, en revanche, donne à entendre que Rodrigue ne correspond pas à la conception plus ‘moderne’ de l’homme caractérisée par la revalorisation de l’amour en tant que qualité virile. Ainsi ce texte peut-il être situé dans le contexte plus ample d’un processus aboutissant au « complément de la virilité topique par l’intégration de qualités nouvelles » 25 . En n’offrant aucune solution concrète, aucun exemple d’une virilité ‘moderne’ et donc propice à l’idée contemporaine d’un héros, les Sentiments de l’Académie française laissent un blanc qui provoquera des réactions productives. La préciosité et la galanterie des années 1640 et 50, par exemple, donneront naissance à l’idéal d’une virilité centrée sur l’amour. En partant d’une telle ‘virilité tendre’ 26 se profile l’image que la société de cour se fait de ses acteurs virils. Pour la tragédie, l’idée d’une virilité ‘moderne’, telle que les Sentiments de l’Académie française l’impliquent, reste un problème significatif. Suite à la Querelle du Cid, l’intégration de l’amour à l’action dramatique de même qu’une conception correspondante du héros tragique sont de plus en plus réclamées ; d’où la vive discussion sur la possibilité d’une tragédie galante qui se répercutera même sur les tragédies de Racine. 27 La contribution de Corneille à cette discussion se cristallise dans ses Trois discours sur le poème dramatique, publiés en 1660 en tant que somme de ses réflexions poétologiques. Dans ce texte, notre auteur remarque à propos de la tragédie : 24 Voir les contributions d’Andrea Grewe et de Stephanie Bung dans ce volume. Voir aussi le chapitre dédié à la Querelle du Cid dans Faith Beasley, Salons, History, and the Creation of Seventeenth-Century France. Mastering Memory, Aldershot, Ashgate, 2006 (Women and Gender in the Early Modern World), p.-102-114. 25 Biet, p.-353. 26 J’emprunte ce terme à l’étude de Seifert, p.-12. 27 Voir Gilles Revaz, « Peut-on parler de tragédie ‘galante’ (1656-1667) ? », dans Dix-septième-siècle 216 (2002), p.-469-484, et l’étude dédiée à la tragédie de Racine d’Emmanuelle Hénin, « ‘Pyrrhus n’avait pas lu nos romans’ : le héros tragique à l’épreuve de la galanterie (1666-1676) », dans Papers on French Seventeenth Century Literature 64 (2006), p.-63-83. 102 Hendrik Schlieper Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang, et leur laisse le premier. 28 Ici, Corneille n’accorde à l’amour qu’un « second rang » au sein de la tragédie, ce qui, d’un côté, s’explique par le caractère défensif des Trois discours et par la volonté de leur auteur de se démarquer de l’esthétique galante si estimée par ses contemporains. De l’autre, Corneille, au zénith de son œuvre, adopte effectivement une attitude conservatrice. Le genre de la tragédie exige un autre héros que celui craignant « la perte d’une maîtresse », « l’amour » et le « mâle » s’excluent - voilà la prise de position de Corneille en 1660 qui nous renvoie à l’argumentation de Scudéry. Finalement, il est à la fois surprenant et révélateur que Corneille, 23 ans après la Querelle du Cid, adopte le point de vue de son adversaire le plus acharné. Comment peut-on être héros ? Même s’il a contribué décidemment à la virulence de cette question, Corneille refuse d’y donner une réponse claire. 28 Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, t. III, Paris, Gallimard, 1987 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 117-190, ici p.-124.
