eJournals Oeuvres et Critiques 40/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Présentation

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Samia Kassab-Charfi
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Présentation Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Lire Édouard Glissant n’est pas s’engager sur une terre plate sans obstacles, ni embûches. C’est entrer, accepter d’entrer dans l’emmêlement et la mangrove d’un univers transgénérique, obscur, opaque et souvent rétif à la réduction lectoriale. On se rappellera l’anecdote du premier contact avec l’écriture de Glissant dans l’Éloge de la créolité : « Nous restions devant ses textes comme devant des hiéroglyphes » 1 … Cette œuvre complexe demande beaucoup de son lecteur : elle le sollicite, l’implique, le sème, redit dans d’imperceptibles variations le détail du mot et ses possibles mutations, se met en doute pour inlassablement construire ses tremblantes cathédrales du sens. Or pour contourner le risque de la « Male-lecture », pour échapper à la mauvaise lecture, il faut partir en quête des prémisses. Aux sources du récit, il y a cette figure emblématique du « Premier conteur », dont Glissant honorait la mémoire dans Le Sel noir, celui-là même dont l’éclat de la voix étincelle au travers des profondeurs de cette œuvre-mangrove. Car c’est d’abord dans l’intelligente recréation de l’alliance entre oralité et écriture, oraliture et « littéroralité » 2 , laquelle signe l’inscription du souffle et du rythme dans le corps écrit, que le lecteur entrevoit les premières frondaisons d’une poétique singulière. En proposant aujourd’hui cet éventail des Lisibilités multiples d’Édouard Glissant, nous avons souhaité, outre de nous interroger sur les pierres angulaires de l’ombre, sur ces massifs ardents demeurés énigmatiques, pour ceux qui aiment cette écriture, réunir des chercheurs d’horizons variés. Ils ont proposé leur propre lecture, en connaissance et en émotion. Ils se sont penchés tantôt sur des œuvres spécifiques, tantôt sur les relations qu’entretenait Glissant avec des penseurs, philosophes, artistes appartenant à des univers culturels différents, nous procurant un éclairage nouveau ou des appoints inédits sur les croisements d’idées, les correspondances et 1 Bernabé, Jean/ Chamoiseau, Patrick/ Confiant, Raphaël. Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, [1993], 2004 (édition bilingue français/ anglais), p.-23. 2 Voir ici même l’article de Catherine Delpech-Hellsten. « Lire le cœur de Malemort : ‘Tombé Levé’ ». 4 Samia Kassab-Charfi interconnexions mentales qui ont pu fonder, dans le secret des maturations ou en illumination, l’avènement des poétiques de notre auteur. Dans sa lecture du chapitre central de Malemort, « Tombé Lévé », Catherine Delpech-Hellsten s’attache essentiellement à montrer comment cette œuvre majeure transpose dans sa « structuration cyclonique » la « folle désolation antillaise », la violence d’une société émiettée, divisée. L’émergence d’une parole circulaire, inspirée du « récit en boucle de la littérature orale antillaise », parole en « mimésis rythmique » portée en flux tendu vers l’élucidation du passé, de ce « temps éperdu » fait de traumatismes coloniaux est particulièrement analysée. Cette circularité est produite par l’effet accéléré du « Tombé Lévé », qui dialectise symboliquement le double mouvement du renoncement servile, puis de la mise debout, celle de la liberté conquise du marron insoumis. C’est cette tension entre l’abîme de l’aliénation et la tentation de la liberté qui conduit l’énergie du roman et le destin croisé des protagonistes, énergie propice à la « libération de la parole », à une « déflagration verbale hors-mesure ». Et c’est bien cette concentration et accélération des procédés narratifs qui produit ce que C. Delpech-Hellsten désigne comme étant une catharsis. Aliocha Wald Lasowski quant à lui élabore une mise en écho de la pensée et des engagements éthiques et politiques de Glissant avec ceux de Derrida. Il prouve aussi comment un peintre, Valerio Adami, peut assurer le lien d’intelligibilité entre les penseurs, apportant un éclairage nouveau sur les interrelations intellectuelles ainsi que sur ce fond commun d’art auquel les écrivains ont été sensibles, chacun à leur manière. Enfin, ce sont également les voix croisées de Glissant et celles de Deleuze et Guattari que répercute pour nous Aliocha Wald Lasowski, faisant valoir, outre leur « proximité politique », la manière dont ils génèrent un autre rapport au savoir, fondé en particulier sur cette « nouvelle image de la pensée », cette signifiante « géographie des relations » qu’est le rhizome. Le propos de Bernadette Desorbay est d’emblée introduit par cette question capitale : « Édouard Glissant désirait-il être explicite ? ». Cette question passe par l’exploration des figures de la dérision, de la parabase et de la considération. Elle envisage en particulier l’historique du « mimétisme colonial de la langue », estimant dans quelles mesures les manières gauches du langage, le bégaiement, la pratique du créole ont constitué une réponse à la langue dominante et comment, à l’instar de la parenthèse - forme de parabase -, elles signifient un détour, une riposte au langage (im)posé. Cette poétique de l’écart s’ancre résolument dans les figures de la dérision et de la considération, paradoxalement alliées ici pour définir un rapport au savoir sous-tendu par la surprésence d’une norme abusive, sorte de bel usage qui serait garant de l’acquisition d’une considération nouvellement gagnée. Présentation 5 Dans « L’œuvre-palimpseste d’É.- Glissant », Raphaël Lauro - qui a procédé au classement des archives d’Édouard Glissant - explore pour nous les différentes formes de réécriture qui exemplifient la dimension de l’œuvre glissantienne comme palimpseste, partant de la réécriture de l’Histoire jusqu’à celle des œuvres littéraires, du corpus philosophique et de la parole orale, pour enfin convenir d’une « réécriture de l’écriture », ou « perpétuelle réécriture » illustrant le fait que cette œuvre tend à réécrire absolument tout. Ce faisant, R. Lauro rappelle l’importance d’une forme de pacte de lecture qui inviterait le lecteur de cette œuvre à en sonder activement les sources non dites, et à tenter de reconstituer « le processus tremblant de la pensée » de l’auteur comme (re)compositeur de sa propre œuvre. Tremblement qui est un « vacillement » et un « devenir » opposant certes une résistance à la lisibilité mais qui en majore aussi, hors de tout esprit de saisie conquérante, les possibilités heuristiques. Partant d’une lecture de La Terre magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (2007), Eva Baehler entreprend de prendre la mesure, dans l’esthétique de Glissant, de ce « dévoyage » (puisque l’écrivain n’a pas pu se rendre physiquement sur l’île). Dévoyage qui est en vérité un « dévoiement du modèle du récit classique d’exploration » et se doit néanmoins de trouver corps dans une matière lisible, tangible malgré l’impossible transcription de l’opacité. Cependant, même si le récit semble s’élaborer dans le rejet de l’esprit du voyage d’exploration - l’entreprise même de navigation étant pour Glissant toujours liée à l’épisode de la Traite -, l’œuvre se construit par « une chaîne de relais intertextuels » qui n’écarte paradoxalement pas des ethnologues ou anthropologues tels qu’Alfred Métraux, mais qui surtout se dote d’une portée autobiographique se superposant au récit de voyage. Plus encore, elle trame avec les autres productions de l’auteur un réseau intratextuel qui unit en une même opacité, et de la géographie, et du dire, l’Île de Pâques et la Martinique. La complexité du dispositif énonciatif du récit contribue à approfondir la difficulté de dire cette terre magnétique, de la saisir, puisque « l’île demeure “écrite” dans une langue intraduisible ». Florian Alix s’attache pour sa part à recomposer la généalogie de la notion d’oralité dans les Antilles non seulement francophones, mais aussi anglophones, et les origines de la valorisation de cette pratique fondatrice. Selon lui, l’oralité peut parfois fonctionner comme une stratégie identitaire qui permet aux cultures composites de s’affirmer par rapport au mode occidental, différenciation dont il faut tout de même interroger la possible connotation folklorique et mesurer le risque d’enfermement dans une forme d’- « authenticité ». Florian Alix pointe le lien étroit qui unit chez Glissant l’oralité et la trace. Aussi la dynamique de tremblement introduite par l’oralité dans l’écrit procède-t-elle précisément de cette incorporation de la trace dans la culture fixée, tandis que l’implication du lecteur dans 6 Samia Kassab-Charfi l’acte - interlocutoire - d’écriture prend une importance exemplaire, dans la mesure où à la dichotomie traditionnelle proposée par R. Barthes entre texte lisible et texte scriptible, devrait selon F. Alix s’ajouter, s’agissant de l’œuvre de Glissant, la catégorie de texte audible. Car en effet, l’œuvre fait entendre la voix, la parole dessous l’écrit, l’une assurant la matière même de l’autre. C’est à l’arbre en tant que motif de la « spirale glissantienne » dans trois œuvres significatives d’Édouard Glissant, La Lézarde, Mahagony et Toutmonde, que Célien Kottelat s’intéresse, montrant que la symbolique du banyan et du rhizome « participe à une véritable démarche heuristique », tout comme elle travaille en puissance une poétique du monde, et ce bien avant que cette image du rhizome n’apparaisse dans l’univers philosophique à travers les travaux de Deleuze et Guattari.-C. Kottelat nous invite ainsi à nous interroger sur « Comment envisager l’arbre avant Tout-monde ? ». Cette contribution du motif de l’arbre à la lisibilité de l’œuvre glissantienne revêt différentes formes, incarnées dans plusieurs arbres, le flamboyant, le prunier moubin, le fromager, l’ébénier, le mahogani, chacun prenant diversement en charge la symbolique de l’unité ou de la tension, en somme les emmêlements et les paradoxes de cette communauté en quête incessante de son destin et de ses racines, figurant dans une spiralisation complexe, en lien avec le baroque, le devenir martiniquais. En médiatisant son exploration de la diction du monde chez Glissant par l’appréciation des passerelles unissant littérature et mondialisation, Romuald Fonkoua apporte un appoint très appréciable à la connaissance de la posture éthique de l’écrivain martiniquais. Cette posture de mise en doute entend, outre la réécriture de l’histoire, une nouvelle manière de penser le politique et le monde, manière qui envisage la différence existant entre l’intention de l’œuvre et son résultat comme l’inévitable épreuve de l’écrivain s’accomplissant. Aussi, les effets de répétition, d’enroulement sont-ils la trace de cette quête et l’indice même de cette impossible adéquation entre projet initial et réalisation, car « il n’est pas d’intention qui résiste à la poussée de l’imaginé », nous dit Glissant. Fondant l’écriture sur l’assise d’une incertitude fondamentale, celui-ci pose l’éthique de la littérature comme la nécessité d’éviter le parti-pris, l’erreur et la stérilité. Nommant l’écart qui crée la diversité, en contraste avec un hypothétique universel généralisé dépourvu de sens, le penseur antillais élabore à partir de là son esthétique, qui est « inouïe diversité des leçons de l’art dans le monde », avant de dériver vers le poème, ultime vérité et cœur battant des philosophies de la Relation. Enfin Samia Kassab-Charfi propose dans « Lire Glissant lire Faulkner : Digenèse de la lecture », une lecture de Glissant lisant Faulkner, attentif à sa poétique d’enroulement et de « révélation différée » de la « damnation du Sud » dans l’essai paru en 1996, Faulkner, Mississippi. La nécessité d’une Présentation 7 lecture radicalement « autre », par laquelle est signifié et rendu visible l’Autre du roman - le Noir -, ce dernier renvoyant lui-même à l’Autre de l’œuvre, est le fondement de cette approche. Aussi la critique participative de Glissant emprunte-t-elle des voies qui sondent trois notions capitales fonctionnant comme autant de grilles d’élucidation dans l’approche du monde : l’inextricable (en l’occurrence ici la multiculture, si problématique pour Faulkner), l’entour (ce « tourner autour » inféré par le caractère insaisissable de la diction, d’un faire qui renvoie aussi à un taire) et la répétition (technique fondamentale adjuvante de l’opacité de cette même diction). Lire donc, empruntant la « trace incertaine » et non la « route damée », en allégorie de la Relation, tel est le projet de cette lecture tremblée qui nous en apprend autant que les sources primaires sur la poïétique d’Édouard Glissant. Si l’œuvre d’Édouard Glissant est ici envisagée à la fois en profondeur et en étendue, un texte étant tantôt considéré dans ses divers états, ses « presciences » et ses métamorphoses, tantôt dans le dialogisme qui l’unit à d’autres œuvres, place a néanmoins été faite aux symboles, aux emblèmes dont la présence éloquente et têtue ponctue les essais, les romans, les poésies et les poétries de l’écrivain martiniquais - arbre, spirale, rhizome, langue en construction, créole, etc. Du tremblement des réécritures aux postures de déparler, du dévoyage à l’imaginaire des écrivains des Amériques, et ce Faulkner dont Glissant quête patiemment la douloureuse intelligibilité, l’incertaine et impossible vérité tout au long du somptueux Faulkner, Mississippi, ce sont les stations de clarté de ce cheminement remarquable que fut l’Écrire glissantien que les contributeurs ont voulu reconstituer ici, dans une recomposition qui doit beaucoup, outre à l’empathie qu’il peut y avoir entre ce lecteur et le monde d’Édouard Glissant - émotion -, à l’intuition et à la perspicacité intellectuelle du lecteur - connaissance -, à un esprit critique demeuré vigilant à replacer la lecture de l’œuvre dans le concert des littératures du monde. À l’heure où les archives d’Édouard Glissant viennent d’être classées « Trésor national » à la Bibliothèque nationale, et où l’événement a été officiellement relayé par les médias 3 , ce numéro d’Œuvres et critiques dote les chercheurs, par ces lectures vivifiantes et dynamiques, d’un arsenal critique de qualité pour l’observation et la réception active de cette œuvre qui, autant que la poésie dans la mission que lui donnait Saint- John Perse, nous aide à « mieux vivre ». 3 Le classement a été rendu public le 21 septembre 2015, jour anniversaire de la naissance de Glissant, à Paris à la Bibliothèque nationale, sous l’égide de la Garde des sceaux et Ministre de la Justice Christiane Taubira, de la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin et du Conservateur en chef de la Bibliothèque nationale, Bruno Racine.