Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Lire le cœur de 'Malemort': "Tobé Lévé"
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2015
Catherine Delpech-Hellsten
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Lire le cœur de Malemort : « Tombé Lévé » Catherine Delpech-Hellsten Université de Toulouse Jean-Jaurès/ Institut du Tout-monde S’il fallait choisir parmi les ouvrages d’Édouard Glissant celui où, plus que dans tout autre, se vérifie que « l’existence [comme] l’œuvre d’art est irréductible à toute objectivation » 1 , ce serait incontestablement Malemort. Le plus abrupt tient au rythme qui happe dès l’ouverture le lecteur, aux « respirations sans début ni fin » (TM, 62), cadencées par le seul balancement de Dlan, « porteur dans une descente de corps ». La lecture elle-même s’en trouve à ce point essoufflée qu’elle appelle l’examen non plus d’une littérarité de discours mais spontanément d’une littéroralité du récit. L’écrit se trouve plié par la respiration des corps, par la litanie funèbre, qui, immédiatement enveloppants, réveillent ensembles la parole chantée du griot et l’atmosphère du As I lay dying de W. Faulkner. Ici on ne cherche pas à forcer le sens. Si l’on veut qu’il se dévoile dans sa logique propre, il faut lâcher prise, se laisser entraîner par la marée, s’ouvrir à cette « altréïté » absolue, cet « autre de la pensée » (PR, 169). Tel est le seul pacte de lecture, informulé, de Malemort, dont on lira l’intention auctoriale en 1981, en ouverture du Discours antillais : « surprendre quelques aspects de notre usure collective et […] contribuer à ralentir cette usure, à contester le renoncement » ; « chanter l’histoire : impénétrable incomprise » ; « tenter aussi la façon d’un langage : dérision soufferte et lieu difficile » ; « crier le pays dans son histoire vraie : hommes et sables, cyclones et tremblements, végétations taries, bêtes arrachées, enfants béants » (DA, 14). Que l’on tâche de contextualiser Malemort au regard des événements historiques qui ont entouré sa parution (il faut presque à l’auteur une dizaine d’années pour publier ce troisième roman après Le Quatrième siècle) et l’on relève aussitôt le fond de son propos : la longue série des émeutes meurtrières en Martinique. En décembre 1959, quand trois jeunes martiniquais des quartiers populaires, Edmond Eloi dit Rosile (20 ans), Christian Marajo (15 ans) et Julien Betzi (19 ans), sont fauchés. L’épisode est évoqué dans-« Tombé Lévé » : 1 Maldiney, Henri. À voix nue, Entr. de M. Bénezet avec H. Maldiney. France Culture, émission diffusée en fév. 2002. 10 Catherine Delpech-Hellsten […] ils voulaient ces gardes nègres leur rentrer dans la gorge à ces vermines de voyous de nègres leurs grands airs leurs insultes la noël 59 ils s’en souviendraient les salauds le brigadier Tigamba était comme une ortie en éruption il criait il vomissait la rue était un détritus ravagé Tigamba ne voulait rien entendre il arma sans viser tira […] (MM, 127) Avec Malemort apparaissent les premiers personnages tricéphales de l’œuvre romanesque : « Dlan Medellus Silacier » (MM, 66), l’hydre à trois têtes de la misère quotidienne martiniquaise, et les trois marrons indissociables du chapitre central, « Tombé Lévé ». Mahagony en offrira une autre version, reliant les mésaventures tragiques de trois jeunes marrons, de trois époques différentes : Maho, Mani et Gani. La date de publication de Malemort, 1975, suit quant à elle l’année noire des évènements de février 1974 (évoqués aussi dans le dernier épisode de « Tombé Lévé »), au cours desquels un ouvrier agricole, encerclé par une escadre de gendarmes armés, appuyés par un hélicoptère, trouve la mort : […] déjà quelques-uns étaient tombés des balles partaient un homme sans défaillance marcha coutelas à la main et se fit tuer net sous le souffle de l’hélicoptère de surveillance il partit debout […] (MM, 132). La spirale mortifère de Tombé Lévé C’est ce bilan de la folle désolation antillaise que dresse Malemort : « la misère sur quoi s’était levée la folle ordure du vent » (MM, 67). La résurgence de la mémoire collective n’a plus l’élan constructif des romans précédents. Malemort dépeint le quotidien sordide (la mort, la faim, la violence, le trucage électoral), recense les fatalités de l’histoire et fait le triste procès d’une société névrosée, tombée dans « la rouille des existences » (MM, 68). La lente sédimentation épique et la reconstruction mémorielle des ouvrages antérieurs laissent place à l’« absence blême d’un parler » (MM, 69) : une longue « péripétie » disloquée et expressionniste, devenue (par voix et témoignages entremêlés)-un « concassement de mots arrachés à vif » (MM, 124). Sur fond d’enquête (« Qui a tué Nainfol ? »), sont inventoriées les « violences sans cause » de Silacier ou du brigadier Tigamba : le bienveillant policier de La Lézarde apparaît ici en fonctionnaire corrompu et violent. Avec Malemort se fait enfin le constat d’un processus irréversible : celui de « l’envasement de la trace » (MM, 189). Mathieu Béluse, élu par Longoué pour restaurer et perpétuer dans l’écrit la mémoire collective (La Lézarde, Le Quatrième siècle), ne fait qu’une apparition furtive. Dans cette parenthèse de la saga, qui renoue avec le dernier acte de La Lézarde (la campagne électorale de 1994-45), son rôle est désavoué par Silacier qui l’informe que son vote ira au profit de Monsieur Lesprit (MM, 94), rival politique du candidat Lire le cœur de Malemort 11 que Mathieu soutient avec ses amis. L’effort et la restitution de la mémoire échoue ici à réunir un pays scindé. Une réalité politique que D. Chancé observait encore lors des émeutes de 2010 : « Les uns se battront essentiellement pour que les lois françaises soient intégralement appliquées aux DOM, afin que l’assimilation soit totale, tandis que les autres verront dans ce terme d’“assimilation” le synonyme de la “Malemort” » 2 . Dans le roman les traces de la mémoire et de la lutte révolutionnaire s’amenuisent : les trois ébéniers, au creux desquels le Premier Longoué (le Négateur primordial) avait caché le coutelas qui devait le venger de Laroche, sont déracinés. Les indices mémoriels, devenus déliquescents, s’effilochent. La trace est frappée de discontinuité : « la trace- [est] perdue retrouvée perdue » (MM, 190). S’en vont aussi les vieux mots, et avec eux les anciennes réalités porteuses de l’histoire : […] les mots (et les significations) s’étaient pétrifiés comme d’une absence de quoi que ce soit à dire ou à désigner, […] toute volonté de se souvenir de la première nuit et du Négateur s’étaient comme dessouchée des têtes et des ventres […] le mot mantou et le mot calloge le mot vezou - sans compter tant d’autres qui avaient vécu la vie raide des êtres clandestins menacés secrets - avaient peu à peu terni et disparu. (MM, 67) Pour autant, comme le précise l’auteur dans Le Discours antillais, Malemort n’est pas, malgré cet inventaire de la désolation, le roman du renoncement. L’excès des personnages s’y révèle moins un signe de désespoir, qu’un acharnement à lutter et survivre ; le délire verbal, comme une « manifestation de compensation » (AC, 495). Au cœur du livre, la « péripétie » parabolique de « cent cinquante années » de révolte et de répression, qui font la diégèse hors norme du chapitre « Tombé Lévé », vient compenser l’impuissance de Silacier, que l’on voit dans le chapitre précédent essayer de « combler le trou blanc du temps et de l’absence blême d’un parler » (MM, 69). Les épisodes par flash de la mémoire collective, illustrés par des épisodes épars dans l’ouvrage convergent et se trouvent condensés chronologiquement au cœur du livre dans ce chapitre central, où se réveille « la pierre humaine » (MM, 41), et où-en un seul souffle « [se démènent] la voix et la mémoire en même temps, attelés au même cyclone de mots et de terres » (MM, 68). Le déroulement dramatique de Malemort s’ordonne sur ce qu’Édouard Glissant appelle une temporalité « éclatée », non chronologique, « par pans » 3 . Or dans « Tombé Lévé », au cœur de l’ouvrage, se ramassent chronologiquement 2 Chancé, Dominique. Édouard Glissant - un « traité du Déparler », Paris, Karthala, 2002, p.-33 (note n°-33). 3 Telle qu’elle est observée et décrite par É. Glissant dans Acoma (AC, 82-97). 12 Catherine Delpech-Hellsten près de deux siècles de révoltes et de répressions, sur la modalité d’une parole qui se détend en une seule fois dans l’espace d’un seul chapitre. La totalité des treize chapitres regroupés sous le titre « Datations », fait le corps principal de l’ouvrage. En préambule, chaque moment de cet ensemble se trouve présenté par un cours énoncé et réuni en liste dans un avant-texte, « Péripéties ». Symétriquement, le corps du texte « Datations » est suivi d’un glossaire (« Parlers »). En fin d’ouvrage, apparaît une « Table » où chaque moment se voit récapitulé par un titre accompagné d’une « datation » entre parenthèses - alors que dans le texte seules les datations figurent en tête des chapitres. En mettant en regard ces données et en les numérotant dans un tableau, la structure de Malemort apparaît, organisée autour du septième chapitre, dont la « datation » spécifique couvre celles des autres chapitres, répartis symétriquement de part et d’autre. Cette structuration, que l’on pourrait dire cyclonique, s’aligne sur un topic antillais réveillé ici par la forme et le fond du propos poétique : une parole circulaire, ouvrant démesurément le présent antillais sur une seule vision, vertigineuse, de son passé. « Tombé Lévé » figure ici l’œil du cyclone, soustrait au temps et à l’espace réel, et dont la place aménagée dans cet interstice, symboliquement au cœur du livre, permet l’écoute d’une parole collective immémoriale, détendue d’un seul coup. « Péripéties » « Table » 1 Dlan est porteur dans une descente de corps. Tontine (1940) 2 Dlan Médellus Silacier combattent le cochon de Colentroc. Billons (1941) 3 Médellus silacier cherchent Beautemps le fugitif Salines (/ 1936/ -1943) 4 Ce que du pays vit le Négateur, ce qu’en voit Dlan Médellus Silacier. Pays (1788) (1939) 5 Le défi électoral de monsieur Lesprit, que Silacier arbitra. L’urne (1945-1946) 6 Silacier en II CV de Gerbault à Calebassier en sept minutes et demie. Sept minutes et demie (1945) 7 Vision de ceux qui sans fin tombent et se relèvent fusillés. Tombé Lévé (1788-1974) 8 Madame Otoune voit un archange, Médellus fouille le trésor. Braises (1938/ 1958) 9 Médellus Monsieur Lannec s’affrontent par mots et silences. Une cure de silence (1940-1948) Lire le cœur de Malemort 13 10 La course sur l’autoroute : Dlan est tombé prêcheur. Baillons (1962-1973) 11 Le spectre des choses et gens sans ordre ni mémoire. Pays (1974) 12 Médellus chante sa réforme agraire ; il bute dans la SOMIVAG Terres noires (1944, 1960, 1973) 13 Silacier rêve l’Ennemi et caresse son coutelas. Le coutelas (1947) Alors que de part et d’autre de ce chapitre central le texte se disloque en fragmentations temporelles et présente un récit elliptique, qui appelle à une reconstitution à partir du « discours éclaté » 4 des personnages, « Tombé Lévé » offre la vision saisissante d’une chronologie des répressions coloniales, prise en charge par une parole une et continue. Le récit des évènements s’accompagne d’une description phénoménologique, d’un processus de réminiscence : « Ils commençaient à prendre conscience du temps écoulé » ; « [ils] cherchaient non pas seulement à dire quelque chose, mais à fixer au long du temps, le temps » ; « il partit debout non plus vers l’oubli mais peut-être vers quelque chose qui enfin commençait à ressembler à la connaissance et au souvenir ». Nulle part dans l’œuvre autant que dans « Tombé Lévé » ne se fait plus sentir cette urgence et « cette nécessité d’épuiser en une seule fois le champ de l’histoire déserte (dévastée)- […] et de précipiter la voix dans l’ici et maintenant, dans l’histoire à faire avec tous » (IP, 49). En huit séquences, le chapitre articule le récit itératif de trois personnages en fuite qui « dévalent » près de deux siècles d’histoire : nègres marrons, révoltés ou émeutiers selon les époques, sont à chaque fois rattrapés et exécutés par les forces coloniales, les milices des propriétaires terriens ou les forces gouvernementales (successivement « pisteurs », « milice à cheval », « les gendarmes », « un béké », « la gendarmerie », « Tigamba », « les gardes mobiles », « les CRS »). L’accumulation des verbes de mouvement et de déplacement, confère aux trois personnages, confondus dans une même dynamique, l’impression d’incarner un mouvement unique (celui du peuple martiniquais), modulé par des phases de ralentissement ou d’accélération, et toujours relancé par le même motif : « ils tombèrent/ ils marchèrent ». L’aspect sémantique du verbe « marcher », dynamique et imperfectif,- se complète ici d’une valeur temporelle rare, celle du passé simple itératif, caractéristique du récit en boucle de la littérature orale antillaise, et qui confère au passage entier le sens d’une moïra collective latente et lancinante, 4 Cf. DA, Livre III, « un discours éclaté ». 14 Catherine Delpech-Hellsten répétition dans le temps d’une même et tragique action sisyphéenne (répétée avec variantes) : […] ils tombèrent fusillés […] ils marchèrent […] ils coururent […] ils dévalèrent […] ils débouchèrent […] ils jaillirent […] ils s’engouffrèrent […] ils montèrent […] ils s’enroulèrent […] ils remontèrent […] ils quittèrent […] ils se dépêchèrent […] ils longèrent […] ils roulèrent […] ils s’infiltrèrent […] ils se rassemblèrent […] ils se séparèrent […] ils marchèrent […]. Les champs de monocultures qui selon le cas « aplatissent leurs feuilles leurs branches leurs pieds leurs racines et tous ceux qui s’y prennent », désignent l’espace dramatique de la « malemort » (littéralement la mauvaise mort), et dénotent aussi bien le lieu d’exploitation des esclaves, que le théâtre des émeutes et des répressions. La terre et les différents végétaux (tabac, cacao, manioc, cannes, ananas) qui font à chaque fois le nouveau linceul des protagonistes, produisent au contact de leur mort le même et inexorable pourrissement, dont la description, expressionniste, est rendue dans la déclinaison des circonstances et des détails : « coagulation », « odeur pourrie », « odeur qui entre avec la mort », « odeur de café pourrissant », « macération », « momification ». C’est l’espace où « tombent » systématiquement les personnages en fuite. Une dialectisation de l’espace se fait jour, qui dissocie d’une part la nature servile, associée à l’économie de système esclavagiste puis postcolonial, et de l’autre, la nature sauvage (la forêt) refuge des marrons, espace du refus et de la liberté. « Tombé » renvoie à une horizontalité, celle de la terre domptée et soumise, plaine aplatie, déboisée et exploitée par l’économie coloniale, espace de la condition-infrahumaine de l’esclave ; quand le mouvement « Lévé » relance au contraire, dans l’alignement vertical du morne, refuge de la liberté gagnée par le marronnage, la station debout, la posture de la dignité, du refus, de l’insoumission et de la révolte, propice aussi à la libération de la parole. Une autre image sert à dire la volonté et l’obstination à vivre et à refuser le destin, « l’arrachement » : « ils s’arrachèrent de leur amas de feuilles coagulées dans leur chair » ; « les feuilles granitiques arrachèrent leur chair » ; « ils se levèrent des griffures ». La « Malemort » doit s’entendre comme le cercle tragique où se reconduit la fatalité insurmontable d’un peuple maudit, mais aussi l’obstination sans faille de la résistance : « demain, lutter, demain lever, levé », scandera Mycéa dans Tout-monde (TM, 175). On notera d’ailleurs que l’expression « Tombé Lévé » sert à désigner les « taxis-pays » sans cesse relancés pour une nouvelle course, une analogie évoquée aussi dans le texte : « Trois fusillés, trois revenus. Depuis trois cents années massacrés. Qui peut-être mourront dans les emballages du monomag. Ou peut-être tomberont d’un taxi tombé-lévé, de préférence 504 ». Par Lire le cœur de Malemort 15 ailleurs, la répétition du schéma dramatique dans le passage, propre au conte antillais et qui a pour effet de ralentir le rythme dramatique, finit par créer une inversion syllabique. La répétition dans le texte de « ils marchèrent » renvoie implicitement à ce motif du conte connu de tout Antillais : « marché… chémar ». L’effet de boucle et le sens de la fatalité historique se voient renforcés sémantiquement par des locutions ou adverbes temporels ajoutant à l’aspect imperfectif des verbes, un sens duratif : « Vision de ceux qui sans fin tombèrent », « ils tombèrent infiniment », « ils moururent infiniment », « l’histoire les avait amenés où il fallait payer le prix éternellement réclamé ». Driver/ Déparler : « La parole est forme avant d’être signe » 5 Driveur et déparleur vivent le même manque, la même frustration, qu’ils compensent de façon différente et néanmoins similaire : l’un par une circumambulation démesurée, l’autre par une parole ininterrompue (un « délire verbal »). « Tombé Lévé » est à cette croisée, où dire l’indicible revient à faire l’infaisable : driver c’est agir son destin sans avoir les moyens de le réaliser, tout comme « déparler, c’est dire la poésie sans avoir les moyens de l’établir ». (IDL, 68-69). Dans le passage, la tentative de remédier à la fatalité se traduit par une volonté de communiquer avec l’agresseur par « de lourds gestes », par « mots détachés », puis par « cris », avant qu’ils n’explosent « à la gorge en un enchevêtrement sans suite ni logique » : […] il fallait parler aux jeeps dans le langage des jeeps c’est-à-dire expliquer devant les fusils les mitraillettes balancées à bout de bras que la langue ne permettait pas d’exposer les problèmes qu’il faudrait reprendre dans le parler qu’il aurait fallu reprendre dans le parler quel parler le dur mélange de terre rouge pointée d’épines amères de gras luisant en feuillage de sables empierrés de fruits en ortie, le concassement de mots arrachés à la douleur comme denture à vif sur la mâchoire des bois des cannes des cacaos des cafés, mêlés à l’orgeat au mabi amer, le trébucher de la bouche encombrée de boues pourries de crachats blancs, la saccade du corps soudain cambré dans l’impossibilité de dire quoi que ce soit et qui ne se déliait parfois que dans le goût strident d’un chantier interdit, ce goût oui torride de la lame du coutelas, la syncope du battement au sang des mains, tout cet interdit de mémoire accumulée qui soudain explosait à la gorge en un enchevêtrement sans suite ni logique, mais ils marchaient bien entendu sans agiter d’aussi confuses savantes paroles, ils n’étaient pour l’instant qu’un bloc de soleil qui fondait lentement dans le goudron rare de la rue […] (MM, 124) 5 Maldiney, Henri. Le legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L’âge d’homme, 1974, p.-100. 16 Catherine Delpech-Hellsten Selon la classification des récits faite par Genette dans Figures III, « Tombé Lévé » appartiendrait au cas des récits (rares, comme nous l’avons vu plus haut, quand le temps utilisé est exclusivement le passé simple) où il s’agit de « raconter [en une seule fois] ce qui s’est passé n fois », sans recours à une formulation circonstancielle elliptique (du type « dix fois », « plusieurs fois »). On est précisément dans ce cas où la répétition doit produire un « effet stylistique délibéré » 6 . Quel est-il ici ? Le procédé d’accumulation du schéma diégétique (« ils se levèrent, ils marchèrent […] ils tombèrent »), en concentrant ainsi les épisodes tragiques de l’histoire antillaise, renforce et intensifie l’effet de catharsis. C’est le premier effet, évident et souhaité. Mais au-delà, ou en deçà, quelque chose d’autre se produit, un bouleversement plus fondamental. Dans ce terreau qu’est Malemort, une naissance se fait : celui d’un langage inédit, porté ici à fermentation. Encore faut-il jouer le jeu, capter et adapter son rythme à cet écrit démesuré : dix-neuf pages sans aucune ponctuation forte, et sans aucune marque typographique pour dissocier le récit des formes directes ou indirectes de discours. Ainsi va le flux de « Tombé Lévé » : pour cette raison, organique, de libérer la voix collective, de défouler sans interruption le trop plein des non-dits de l’histoire. Ici, pour le lecteur abasourdi, le cri détendu ne se lit pas, il s’écoute et s’éprouve. Les seules ponctuations servent à rythmer le récit, à aménager les accélérations ou les ralentissements. Aucune majuscule au premier mot du chapitre, ni de point final : dans cet excès quasi hypnotique de lecture, tout à coup une voix perce se fait entendre. Une vision obsédante (« ils marchèrent/ ils tombèrent »), dévidée par le phrasé délirant de la voix, émergée du silence des siècles, surgit. Ce qui semblait gronder en fond sonore depuis le début du roman, devient tout à coup audible, se voit soudain mis en relief, comme un chant de baleine, avant qu’il ne replonge dans la profondeur silencieuse des temps, ou qu’il ne s’éloigne, submergé à nouveau par le vacarme de l’espace ambiant et quotidien… au chapitre suivant. Ce type de narration n’est pas répertorié. Le procédé de « narrativisation de la pensée » (G. Genette), bien qu’existant aussi ponctuellement dans le passage, ne suffit pas à décrire l’ensemble du phénomène. Ici l’acte soutenu de lecture délivre une vocalité narrative. Quelque chose se déplie et se déploie qui outrepasse non seulement les conventions habituelles de l’écrit, mais aussi les limites de l’objet (le livre, la page), et qui, au-delà de la lecture, se propose à l’« écoute » : ce qu’H. Maldiney appellerait une « parole parlante » 7 . Le terme de « péripéties » atteint ici le plein sens d’une forme esthétique nouvelle (plutôt que d’un nouveau genre), qui remplit, au-delà des 6 Genette, Gérard. Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.-147. 7 Maldiney, Henri. Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1999, p.-52. Lire le cœur de Malemort 17 acceptions usuelles 8 , un champ vide : le sens premier, littéral contenu dans l’étymologie. Dans ce cas particulièrement le préfixe grec « péri » (autour) désigne la coïncidence entre la circularité du récit (la réitération du schéma dramatique) et le propos lui-même (la course effrénée des trois personnages principaux). C’est dans cette coïncidence que se noue le tragique et la spécificité orale du discours, dans une mimésis rythmique qui contamine l’acte de lecture : une mise en forme du halètement, mais aussi une caractéristique propre au souffle du conteur créole, qui « chante presque en racontant, […] jusqu’à la limite de son souffle », jusqu’à « s’épuiser lui-même » (VEG, 36). Relancé sans trêve dans le vertige toujours recommencé du même drame, le lecteur n’a d’autre choix que d’écouter jusqu’au bout la respiration haletante du corps textuel : la parole ininterrompue d’un corps essoufflé. Du mot « péripétie », le sème « pétie » issu de -peteia « action de tomber », réactualise le sens étymologique « d’événement imprévu » (celui précisément où se rejoue le suspens dramatique, soldé par la chute des protagonistes, à chaque fois- « fusillés »). Par cette « péripétie » exceptionnelle, Édouard Glissant nous happe dans ce « temps éperdu »,-déployé par une parole « aride », dans l’urgence de « [rattraper] à l’instant ces énormes étendues de silence où [son] histoire s’est égarée. […] le cri vécu dans la durée assumée, la durée vécue dans le cri raisonné ». (IP, 38) Ici, pour reprendre les mots de G. Genette, ce n’est pas que le récit n’est plus « fonctionnellement dépendant du récit singulier », ce n’est pas qu’il prend « une autonomie tout à fait inusitée » (comme chez Flaubert dans Madame Bovary) : l’itération a charge de donner corps à l’histoire, de dynamiser une historicisation, de pousser à une chronologisation des faits. Le récit de « Tombé Lévé » trace, scarifie dans l’écrit, une parole jusque-là retenue qui se libère tout à coup dans une déflagration verbale hors-mesure. Ici, c’est le récit itératif d’une tragédie sans cesse reconduite qui rend possible le « récit singulier » de l’histoire antillaise. Suivre sa trace c’est pour Édouard Glissant chercher la fréquence qui dans une incidence positive réunira la mémoire intuitive du passé et la parole hésitante- du futur… La fréquence d’une voix parvenue à s’élever à hauteur inverse des silences soufferts : « Nos folies s’“élucident” en malemort, mais elles nous créent aussi : par elles nous créons » (AC, 295). 8 « Revirement de l’action dans un sens inverse à celui de l’épisode précédent » (Gradus, Les procédés littéraires [Dictionnaire Bernard Dupriez], Paris, 10/ 18, 1984, p. 385). 18 Catherine Delpech-Hellsten Ouvrages référencés d’É. Glissant, et leur abréviation : TM : Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993. DA : Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981. IP : L’Intention poétique - Poétique II, Paris, Gallimard, 1997. IPD : Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996. PR : Poétique de la Relation - Poétique III, Paris, Gallimard, 1990. VEG : Visite à Édouard Glissant, par P. Couffon, Éditions Caractères, 2001. AC : Acoma 1-5 (1971-1973), Presses universitaires de Perpignan, 2005. AEG : S. Kassab-Charfi et S. Zlitni-Fitouri (éd.). Autour d’Édouard Glissant - Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation. Colloque de Beit Al Hikma, Bordeaux, PUB/ Académie tunisienne Beït Al- Hikma, 2009.
