eJournals Oeuvres et Critiques 40/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Édouard Glissant, dialogue philosophique avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari

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2015
Aliocha Wald Lasowski
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Édouard Glissant, dialogue philosophique avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari Aliocha Wald Lasowski Université catholique de Lille La déconstruction et la relation : deux philosophies du tremblement Tout au long de son parcours, à travers chacune de ses rencontres, Glissant élabore une pensée dont l’éclat et la diversité soulignent l’intensité de l’échange, la richesse du croisement des idées et des cultures 1 . De ses études philosophiques à la Sorbonne, jusqu’à sa rencontre- avec Gilles Deleuze et Jacques Derrida, Glissant construit sa philosophie de la relation. Associant perception sensible et proposition théorique, la philosophie de la relation s’inscrit sur trois fronts : dire la beauté fragile du monde, nommer la violence de l’histoire et viser une pensée de l’utopie. C’est dans la visée de ce triple projet qu’Édouard Glissant, alors directeur du Centre d’études françaises à la Louisiana State University de Bâton Rouge, y organise avec David Wills, du 23 au 25 avril 1992, le colloque « Renvois d’ailleurs » (Echoes from Elsewhere). Parmi les invités du colloque, Jacques Derrida est présent. Il y présente une réflexion qui mêle politique de la langue, poétique de la traduction, écarts du parler et infigurable langue de l’autre. La conférence de Derrida et les motifs qui y sont développés, sur la langue sacrée et la langue séculaire, donneront lieu au Monolinguisme de l’autre, publié en 1996. Dix ans auparavant, dans un séminaire de 1986 donné à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Jacques Derrida propose une analyse de la langue à partir du gouffre et du volcan, de l’abîme et de la terre, de l’air, du feu et de l’eau bouillonnante. Autant de thèmes déjà en dialogue avec la pensée d’Édouard Glissant, auteur par exemple d’une anthologie de la poésie du Tout-monde nommée La terre, le feu, l’eau et les vents (éd. Galaade, 2010). « Tout ce qui concerne le linguistique est en ébullition 2 », 1 Voir Wald Lasowski, Aliocha. « La philosophie d’Edouard Glissant », Critique, n°-750, novembre 2009, p.-970-980. 2 Derrida, Jacques. Les Yeux de la langue. L’abîme et le volcan, Paris, Galilée, 2012, p. 23. 20 Aliocha Wald Lasowski précise Derrida, dont l’image du volcan, présente dès les premiers mots du séminaire, désigne cette passion brûlante. Le philosophe conclut : « La langue sacrée est un abîme. Nous marchons en aveugles à sa surface 3 . » En juillet 1993, un an après le colloque « Renvois d’ailleurs », une soixantaine d’écrivains se réunissent à Strasbourg, à la suite de l’assassinat de l’écrivain algérien Tahar Djaout, à l’initiative du Carrefour des littératures animé par Christian Salmon. Ils décident de créer une structure internationale capable d’organiser une solidarité concrète avec les écrivains victimes de persécutions. Le « Parlement international des écrivains » voit ainsi le jour en novembre 1993, à Strasbourg, avant de se réunir à nouveau à Lisbonne, dès l’année suivante, en 1994. Au moment de sa création, en 1993, le Parlement international des écrivains organise à Strasbourg un colloque intitulé « Le droit à la littérature ». Le 4 novembre, ce colloque réunit Édouard Glissant, Octavio Paz, Adonis, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, Mohammed Dib et Toni Morrison. Deux jours plus tard, le 6 novembre 1993, une journée de réflexion, sur le thème « La prose du monde », rassemble Giorgio Agamben, Glissant, Toni Morrison, Matta, Jacques Coursil, Paul Virilio et Luis Sepulveda. Dans la même journée un peu plus tard, une autre rencontre a lieu Place Kléber à Strasbourg. Un dialogue intitulé « Écritures du divers » réunit à nouveau, après le premier échange de Bâton Rouge, les deux penseurs, Jacques Derrida et Édouard Glissant. L’objectif de ces multiples rencontres est d’inventer de nouveaux espaces de liberté, d’échange et de solidarité pour défendre la liberté de création partout là où elle est menacée. Présidé successivement par Salman Rushdie (1994-1997), puis par Wole Soyinka (1997-2000) et par Russell Banks (2000-2003), le Parlement compte trois vice-présidents : Pierre Bourdieu, Édouard Glissant et Jacques Derrida. Après Strasbourg en 1993, le Parlement international des écrivains se réunit donc en 1994 à Lisbonne. Glissant y prononce, le 20 juin 1994, une conférence intitulée « La grand’scène du monde ». Il affirme : « Exils, errances, déracinements, ré-enracinements, citoyennetés multiples, désir de la nation, refus de la nation… sont autant de figures de la précipitation chaotique du monde actuel 4 . » En 1995, le Parlement international des écrivains intervient pour tenter de sauver l’écrivain et journaliste noir Mumia Abu-Jamal, condamné à mort aux États-Unis. Comme l’écrit Jacques Derrida, « la menace de mort qui pèse sur Abu-Jamal est analogue à celle qui, un peu partout dans le monde 3 Ibid., p.-36. 4 Glissant, Édouard. « La grand’scène du monde », conférence inédite prononcée le 20 juin 1994 à Lisbonne. Édouard Glissant, dialogue philosophique 21 aujourd’hui, tente de réduire au silence (par le meurtre, la prison, l’exil, la censure sous toutes ses formes) tant d’intellectuels ou d’écrivains 5 . » La même année, Derrida écrit la préface à En direct du couloir de la mort (Live from Death Row) de Mumia Abu-Jamal, avant de consacrer deux années à un séminaire sur la peine de mort (1999-2001). Avec l’appui de plus de 300 intellectuels, le Parlement international des écrivains organise à Strasbourg du 26 au 30 mars 1997 une rencontre intitulée « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! » pour définir l’hospitalité, le refuge et le cosmopolitisme. Reprenant ce projet, Jacques Derrida demande : « Comment redéfinir et développer le droit d’asile sans rapatriement et sans naturalisation ? 6 » De Bâton Rouge aux États-Unis à Strasbourg en Europe, se dessine ainsi un parcours commun, un engagement similaire, un même combat politique entre le penseur archipélique des créolisations et le maître d’œuvre de la déconstruction. Autre rencontre, autre lieu, toujours en compagnie de Derrida et de Glissant. C’est au cours de l’année 2000 que le peintre Valerio Adami crée la Fondazione Europea del Disegno (Fondation européenne du dessin) en Italie, à Meina, sur le lac Majeur. Celui qui conçoit la peinture comme une interrogation sur le langage y invite Glissant et Derrida pour un séminaire, le 19 juillet 2004. Ensemble, peintres et philosophes organisent des journées sur la Pensée du Tremblement. Oui, pour le séminaire de l’été 2004, Glissant propose et choisit le thème : « Comment ne pas trembler 7 . » Si Glissant et Derrida participent ensemble au colloque de Bâton Rouge (1992), à la rencontre fondatrice du Parlement international des écrivains à Strasbourg (1993), Meina en 2004 est la dernière rencontre entre Glissant, Valerio Adami et Jacques Derrida, quelques semaines avant la mort de ce dernier. La conférence que donne Jacques Derrida sur le tremblement se termine par ces mots : « L’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va lui arriver, où ce qui va arriver lui est dicté par l’autre 8 . » Le peintre Valerio Adami est au cœur de la relation entre Derrida et Glissant. En 2004, Glissant écrit un texte « Les entrées de l’artiste » pour le catalogue de l’exposition « Valerio Adami : préludes et après-ludes », qui 5 Derrida, Jacques. « “Write on ! ” Pour Mumia Abu-Jamal », Littératures, automne 1995, p.-19. 6 Derrida, Jacques. Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! , Paris, Galilée, 1997, p.-21-22. 7 « Valerio Adami », Stanze, Catalogo della mostra, coedizione Villa dei cedri (Bellinzona) e Pagine d’Arte, 2005. 8 Derrida, Jacques. « Comment ne pas trembler », Annali della Fondazione del Disegno, tome II, Milan, Bruno Mondadori, 2006, p.-97. 22 Aliocha Wald Lasowski se tient du 28 octobre au 31 décembre 2004 à la galerie Daniel Templon, à Paris. Le point de départ du texte est la prise en compte de la complexité de l’œuvre d’Adami. Glissant, à la fois poète des archipels et des créolisations et philosophe des montagnes et des hauts-plateaux, commence par remarquer que la portée de l’œuvre d’Adami va plus loin que les limites de la représentation. Ce qui compte alors, c’est de considérer l’emmêlé pictural, le démêlé artistique. Glissant montre combien la peinture d’Adami est nomade et voyageuse, portant avec elle une traversée sans horizon, une musique mêlée de murmures, de traces et d’échos : « Dans cette peinture réglée, comme domptée, l’ombre est souterraine, l’écho monte derrière le vent, le tremblement est partout. Nous entrons alors avec le peintre dans la mémoire tourmentée des humanités 9 . » De son côté, en octobre 1974, Derrida-rencontre Adami : le poète Jacques Dupin, responsable éditorial à la galerie Maeght, propose au philosophe de s’associer avec le peintre pour réaliser une sérigraphie mêlant le trait, la peinture et l’écriture. Adami réalise une série pour Glas, icône du déconstructivisme. Pour Derrida, penseur de la trace et de la promesse, de la différance et de l’écriture, le tableau d’Adami est défini comme « mémoire de la peinture ». L’exemple célèbre est l’Étude pour dessin d’après Glas de Jacques Derrida 10 . Publié initialement dans la série Derrière le miroir (1975), à l’occasion de l’exposition d’Adami intitulée Le Voyage du dessin (galerie Maeght), le texte de Derrida s’appelle « + R (par-dessus le marché) ». Derrida y analyse sept dessins du peintre (Étude pour un dessin d’après Glas, Concerto a quattro mani, Autobiografia, Elegy for young lovers, La piscina, La meccanica dell’avventura et Ritratto di Walter Benjamin). Plus tard, le visage de Derrida est dessiné sur le tableau Jacques Derrida, portrait allégorique, tracé par Adami le 27 janvier 2004. Le trait est flou (les cheveux), doublé et triplé (les yeux) ou fixe (la bouche). Aux quatre coins du tableau, comme quatre points cardinaux, on remarque : le chat (à gauche), les livres (à droite), la main qui écrit (en bas), le nom emporté dans le ciel (en haut). Pour Jean-Luc Nancy, ce tableau, « peinture vitrifiée 11 », rend la représentation incertaine, « pour la métamorphoser en volutes, en calligrammes, en graphes et autres glyphes, en suspensions de particules disséminées au sein de minces tourbillons vite soustraits au regard 12 ». La 9 Glissant, Édouard. « Les entrées de l’artiste », Valerio Adami. Préludes et après-ludes, Paris/ Bruxelles, Galerie Daniel Templon, 2004, p.-13. 10 Derrida, Jacques. La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p.-179. 11 Nancy, Jean-Luc. A plus d’un titre. Derrida. Sur un portrait de Valerio Adami, Paris, Galilée, 2007, p.-64. 12 Ibid., p.-65. Édouard Glissant, dialogue philosophique 23 fragilité des traits, le tremblement des contours et la multiplication des plis évoquent ce « supplément de traces et de ratures, de secrets et de strictures noués, tressés, griffés en guise de figure 13 ». Valerio Adami, lui, affirme : « Chaque tableau est une énigme 14 . » Pour les philosophes Glissant et Derrida, le lien entre la langue et la nation, la communauté et l’individu n’est ni simple ni naturel. D’un côté, Glissant écrit : « Les langues n’ont pas d’a priori 15 . » De l’autre, Derrida précise : « Il n’y a pas de propriété naturelle de la langue 16 . » C’est une lutte politique contre les discours d’appropriation et de maîtrise de la langue : « La langue dite maternelle n’est jamais purement naturelle […]. Il y a une aliénation essentielle dans la langue - qui est toujours de l’autre - et du même coup dans toute culture 17 . » Comme l’explique Bencherki Benmeziane, « poétique de la relation, terme d’Édouard Glissant, est utilisé par Derrida dans le sens de la politique de la relation 18 ». Glissant marque une défiance politique, non seulement devant le cosmopolitisme conquérant fondé sur l’humanisme universaliste et sur la fixité tyrannique, mais aussi à l’égard de l’État-nation et de sa souveraineté. La défense du lieu ouvert et de la relation est un contrepoids au principe d’universalité. Comme le rappelle Patrick Chamoiseau, Glissant défend le principe d’« une éthique complexe qui n’est plus à l’échelle d’un cadre national, d’une langue, d’une culture, d’une identité exclusive de l’Autre, mais articulée sur les démesures d’une totalité-monde. Ce que Glissant nomme le Tout-monde 19 ». La politique universelle des droits de l’homme doit être nuancée, explique Glissant : Je ne crois pas que les principes universels soient des principes qui permettent l’émancipation, en tout cas de peuples opprimés, parce qu’on n’a jamais vu une démocratie occidentale mue par ces principes-là accepter, ou proposer, ou prendre en main une décolonisation 20 . 13 Ibid., p.-17. 14 Adami, Valerio. « L’atelier de Valerio Adami », in Jean Borreil et Maurice Matieu (dir.), Ateliers I. Esthétique de l’écart, Paris, L’Harmattan, 1994, p.-177. 15 Glissant, Édouard. « Un marqueur de paroles », préface à Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard, 1988, p.-5. 16 Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p.-46. 17 Ibid., p.-112-114. 18 Benmeziane, Bencherki. « Derrida et l’épreuve de la mémoire », Derrida à Alger. Un regard sur le monde, Arles, Actes Sud, 2008, p.-161. 19 Chamoiseau, Patrick. « Poétique d’une démesure », La NRF, n°- 596, février 2011, p.-116-117. 20 Glissant, Édouard. Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard, 1997, p.-88. 24 Aliocha Wald Lasowski Si Glissant s’oppose à l’État-nation, c’est parce que l’État-nation est le reflet de l’Un, symbole de l’identité-racine. Glissant lui préfère l’identité-relation. Le rhizome et l’archipélique : deux poétiques du devenir Il s’agit de défier l’identité-racine en lui opposant une identité-relation, comme l’illustre, à sa façon, la figure du « rhizome » dans Mille Plateaux 21 de Deleuze et Guattari. Avec le rhizome, la circulation et l’échange procèdent par hybridation d’éléments hétérogènes, opérant un différentiel dans la rencontre. Les réseaux tissés, les alliances inédites et les rencontres aléatoires supposent à la fois la multiplicité et l’horizontalité. Pour Glissant, Deleuze et Guattari, le métissage, réglé et fondé sur l’universalisme abstrait, tend à faire disparaître l’étrangeté du monde. C’est pourquoi Glissant lui préfère le mot de créolisation, pour saisir un processus qui échappe à tout modèle 22 . La diversité africaine (langues, cultures, traditions…) rencontre la diversité amérindienne des îles (Caraïbes, Arawaks, Taïnos…). Les peuples se mêlent et ne sont pas des blocs à tendance monolithique. La créolisation désigne une hybridation imprévisible et rhizomatique. Le nomadisme caractérise ce déploiement multiple et diversifié. L’horizontalité et l’hybridation viennent déranger la polarité et la centralité. Glissant réhabilite la géographie des relations. La mobilité indéterminée des îles indique l’effritement des continents, leur fragmentation et leurs dérives. La relation archipélique n’est pas simplement géographique et spatiale, elle est d’abord imaginaire et culturelle. Chaque île, par sa relation possible aux autres, suppose qu’aucune ne joue le rôle de centre (comme le fait Java dans l’archipel indonésien). L’archipel devient un schème philosophique opératoire qui modifie la représentation des causalités et des liens. À la place de la racine, la notion de rhizome tient compte des déplacements, modifications et ramifications des cultures : « La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre 23 . » Identité faite de 21 Manifeste esthétique et politique d’une connexion qui met en jeu des régimes de signes différents et qui ne se ramène ni à l’un ni au multiple, mais à une navigation transversale et multidimensionnelle. 22 Dans Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, (éd. Philipe Rey, 2013), Patrick Chamoiseau écrit : « Qu’est-ce que Glissant appelle Créolisation ? C’est la mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration, un continu tissé de discontinuités. » (p.-18) 23 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-23. Édouard Glissant, dialogue philosophique 25 rapports et de relations, Glissant la rencontre dans la figure de l’errant, du nomade et de l’exilé. Contre la fixité répétée du rôle du bateau négrier, dont la raison d’être est de donner la mort, Glissant préfère l’image du bateau ivre en dérive. Ce zigzag est emblématique des expériences de mise en relation. Ainsi, grâce à un va-et-vient constant entre les concepts et le vécu réel des peuples, Glissant instaure une visée poétique et philosophique de la modernité, traces sociologiques, sédiments d’histoire et opacité philosophique, loin du discours théorique fermé. Dans « L’errance, l’exil », premières pages de Poétique de la Relation, Glissant rappelle l’un des célèbres concepts de Deleuze et Guattari, développé dans l’introduction (p.-9-37) de Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 (1980), publiée séparément quatre ans plus tôt, en 1976. Il commente le projet philosophique : Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre 24 . Glissant prolonge son propos par plusieurs exemples (le nomadisme des peuples arawaks, qui se déplacent d’île en île ; l’errance du troubadour ; le trajet déraciné de Frantz Fanon, de la Martinique à l’Algérie ; l’œuvre tragique de William Faulkner ou la pensée erratique de Saint-John Perse). À contre-courant du modèle totalitaire de la pensée unique et de l’emprise monolingue de la racine, Glissant définit le rhizome comme rapport multiple à l’autre, et la relation comme pensée multilingue du relatif, du relayé et du relaté. L’image du rhizome inspire une autre façon de voir l’identité et introduit à la pensée de l’errance : « L’errant récuse l’édit universel, généralisant, qui résumait le monde en une évidence transparente, lui prétendant un sens et une finalité présupposés. Il plonge aux opacités de la part du monde à quoi il accède 25 . » Ouverture au monde - en étendue, et non en profondeur ou en transcendance -, mise en avant d’un autre rapport au savoir : aux clartés 24 Ibid., p.-23. 25 Ibid., p.-33. 26 Aliocha Wald Lasowski platoniciennes, la culture doit intégrer les légendes homériques ; à la dialectique hégélienne, la pensée oppose le passage aux opacités du griot africain. Le vertige des profondeurs est soutenu par l’étendue d’une nouvelle poétique, ouverte aux errances et aux détours : l’oralité démultipliée devient une parole multilingue (le quetchoua, le kiswahily, l’indi, le chinois). Le monde, pour Glissant, est un effort des imaginaires pour tendre vers l’infini baroque, qui n’est pas enraciné mais enrhizomé. De Deleuze à Glissant, la pensée rhizomatique est la possibilité d’un plan de consistance et d’extériorité, ouvert à plusieurs dimensions : événements vécus, déterminations historiques, individus, groupes et formations sociales. La figure du rhizome est la combinaison entre segments stratifiés (« territorialisés ») et lignes de fuite (« déterritorialisées »). Dans Mille Plateaux, pour représenter l’association entre des devenirs hétérogènes qui s’enchaînent et se complètent, Deleuze et Guattari évoquent les mouvements contraires entre la guêpe et l’orchidée, célèbre image d’un schéma de différenciation. Entre Deleuze-Guattari et Glissant, le devenir-monde anti-généalogique passe d’un côté par l’alliance (Deleuze et Guattari) ou de l’autre côté par la relation (Glissant). Sous le terme de « rhizome » ou de « relation », se trouvent des concepts (l’aléatoire, l’hybridité, l’hétérogène, l’altération, la digenèse, la différenciation, le métissage, la diversité et l’imprévisible) qui associent le politique, le philosophique et l’esthétique. Pour éviter le dualisme dichotomique et l’opposition binaire, le système ouvert contre le système fermé, ou le modèle rhizomatique oriental (l’oasis ou la steppe) contre le modèle occidental de l’arbre (le jardin et la racine), le rhizome est une nouvelle image de la pensée qui évoque une autre forme de développement. Il s’agit d’une progression inédite, soit de principe à conséquence, soit du général au particulier : ni point d’origine ni principe premier, le rhizome est un mode de dérivation, affecté par la différence et le multiple, sans caractère a priori englobant : Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple […]. Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et il déborde. Il constitue des multiplicités linéaires, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance 26 . Pour Deleuze et Glissant, la relation rhizomatique n’est pas un principe de connaissance, mais une manière poétique d’expérimenter le réel ou d’aborder la vie, sous l’angle de plateaux multiples. 26 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. « Rhizome », Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p.-31. Édouard Glissant, dialogue philosophique 27 Sur le plan d’immanence de la vie - « une vie est faite de virtualités, événements, singularités 27 » -, des multiplicités se forment et se déforment, avec des points culminants ou des intensités provisoires et passagères. C’est aussi le modèle d’une communauté politique ou d’un peuple nomade, qui procède par variation, expansion, sans ordre prédéfini. Pour Deleuze et Guattari, le concept de ligne de fuite est un devenir sans début ni fin. Aux cultures centrées, aux systèmes polycentrés, à la communication hiérarchique et excluante, aux liaisons préétablies s’opposent l’identité-relation et le devenir-rhizome, qui sont des rencontres imprévisibles, des bifurcations en réseau et a-centrées. Ni hiérarchique ni signifiant, le rhizome est uniquement défini par une circulation d’états : « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement alliance 28 . » Pour Glissant, l’esthétique rhizomatique passe par la réhabilitation d’une géographie-des relations : la valorisation de l’horizontalité et l’expansion en étendue. C’est pour déranger la polarité et modifier la centralité continentale que Glissant opère une valorisation de l’île : « une île, lieu par excellence conjectural 29 . » Là aussi, Glissant dialogue avec Deleuze et sa conception de la géologie, qui distingue plusieurs modalités d’île : d’un côté, « les îles continentales » (îles accidentelles et dérivées d’une désarticulation avec le continent), de l’autre côté, « les îles océaniques » (îles originaires, constituées de coraux ou issues d’éruption sous-marine). Il s’agit d’une hybridité archipélique, où la terre et la mer se rejoignent, en se différenciant par effritement, fragmentation, dérive ou créolisation, à partir de deux sortes d’île, originaire ou continentale : « Les unes nous rappellent que la mer est sur la terre, profitant de l’affaissement des hautes ; les autres, que la terre est sous la mer, et rassemble ses forces pour crever la surface 30 . » De l’intensité des îles (Deleuze) à la relation archipélique (Glissant), la poétique du devenir et de la relation souligne combien chaque île, par sa relation aux autres, déjoue l’opposition entre centre et périphérie, entre universalisme et particularisme. Avec Glissant, l’archipel devient un schème opératoire qui modifie la représentation des causalités et des liens, des identités et des origines. 27 Deleuze, Gilles. « L’immanence : une vie… », Critique, n°- 47, 1 er septembre 1995, p. 6. 28 Deleuze, Gilles et Guattari Félix. Mille Plateaux, op.-cit., p.-36. 29 Glissant, Édouard., Poétique de la Relation, op.-cit., p.-49. 30 Deleuze, Gilles. « Causes et raisons des îles désertes » [1953], L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p.-11. 28 Aliocha Wald Lasowski Chaque culture présente en son origine des éléments hétérogènes et archipéliques, et peut mettre en avant sa diversalité profonde, en étendue. Contre le territoire figé, nommé, institué ou gouverné, l’espacement archipélique favorise une pensée du passage, de la traversée, de la transversalité, de la surface et du lieu ouvert et infini. La philosophie nomade et errante de Glissant s’appuie sur la perception d’effets d’interaction, et passe par des relais culturels : « les agents-d’éclat » ou « échos-monde », qui travaillent à manifester les modes de la relation. Contre les tentatives réglées par l’idéologie et la généralisation (rôle du prolétariat, révolution permanente, mission civilisatrice d’une nation, défense universelle de la liberté, croisade idéologique), Glissant privilégie la singularité de la relation, qui n’est universelle que par la quantité absolue et définie de ses particularités : « Il est dans la nature des agents-d’éclat de maintenir la distance, de creuser l’écart entre cultures affleurantes et cultures d’intervention (c’est là une des formes “déréglées” de l’universel généralisant) 31 . » Pour aller plus loin dans l’indistinction des genres, et dans la création renouvelée, Glissant invente l’universalisant (qui désigne le processus ouvert de la relation), pour éviter d’opposer le particulier (l’autre) à l’universel (le même). Une culture n’est une totalité qu’en horizon, comme l’être n’est être, non pas dans l’opposition au non-être, mais dans les écarts entre les étants : « L’être du monde réalise l’être : - dans l’étant […]. La Relation est connaissance en mouvement de l’étant, qui risque l’être du monde 32 . » Le chaosmique et la créolisation : deux pensées de l’errance Glissant est un ami proche de Félix Guattari. Les deux hommes partagent la passion de la littérature et de la musique 33 , le goût de la rencontre et du voyage, le plaisir de l’errance et du décentrement, une volonté militante et politique de s’arracher aux espaces clos et fermés. Le psychanalyste précise, lors d’une émission radiophonique : « J’étais un passionné de la virtuosité au piano, l’aspect physique, musculaire des doigts 34 . » Si Guattari avoue n’aimer ni Beethoven ni Wagner, il admire l’intimité raffinée et la 31 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, op.-cit., p.-193. 32 Ibid., p.-201. 33 Voir Wald Lasowski, Aliocha. « Piano nomade, piano écosophique », Chimères, n°-76, 2011, p.-153-160. 34 Guattari, Félix. « Le Son de chose » (Radio-France), émission du 12 novembre 1985. Édouard Glissant, dialogue philosophique 29 hardiesse inattendue de l’âge d’or de la musique française, « Fauré, Debussy, Ravel 35 ». Sensible à la matérialité sonore, davantage qu’à l’aspect formel, Guattari développe une conception proche de Glissant, sur le thème du désenclavement hybride du musical, « véritable écologie du virtuel 36 », explique-t-il dans Chaosmose. Lors d’une conversation entre Félix Guattari, Georges Aperghis et Antoine Gindt, le 22 décembre 1991, réalisée pour l’Atelier Théâtre et Musique du théâtre des Amandiers à Nanterre, le psychanalyste rappelle sa conception du musical comme espace de déterritorialisation, que l’on peut rapprocher de la définition du processus de créolisation, chez Glissant : « Le déploiement d’un univers musical est, pour moi, toujours doublé d’une appréhension chaosmique qui constitue un territoire existentiel 37 . » Pour Guattari et Glissant, le territoire, synonyme de subjectivation fermée, peut se déterritorialiser, s’ouvrir et s’engager dans des lignes de fuite : « Un mouvement de déterritorialisation développe des champs de possible, des tensions de valeur, des rapports d’hétérogénéité, d’altérité, de devenir autre 38 . » Voilà ce qu’est pour Guattari « la révolution moléculaire 39 » : ni un programme ni un discours, mais l’émergence des rencontres, vécues et senties dans la mêlée des réflexions et des affects. En janvier 2005, un colloque évoque la proximité politique entre Glissant et Guattari 40 . Entre Ritournelles et Micropolitiques 41 , Guattari fait un voyage au Brésil en 1982, sur l’invitation de la psychanalyste Suely Rolnik, en pleine campagne pour les premières élections démocratiques, après plus de deux décennies de dictature militaire. La contribution de Guattari au projet d’une politique de santé mentale au Brésil est un jalon de la réforme psychiatrique, jusqu’au « Projet de loi Paul Delgado » approuvé à la Chambre des députés du pays en 1996. 35 Guattari, Félix. « Le groupe et la personne » [1968], Psychanalyse et transversalité, Paris, La Découverte, 2003, p.-154. 36 Guattari, Félix. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p.-167. 37 Guattari, Félix. « L’hétérogenèse dans la création musicale », Chimères, n°-50, été 2003, p.-145. 38 Guattari, Félix. Chaosmose, op.-cit., p.-46. 39 Guattari, Félix. La Révolution moléculaire, Paris, Encres, 1977. 40 Voir Ljunggren Kullberg, Christina. « L’île qui capte et diffracte : rencontre entre la poétique d’Édouard Glissant et la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari », Gilles Deleuze, Félix Guattari et le Politique, sous la dir. de Manola Antonioli, Pierre-Antoine Chardel et Hervé Regnauld, Paris, éd du Sandre, 2006, p. 275-290. 41 Voir le compte-rendu des deux ouvrages d’Aliocha Wald Lasowski dans Europe (n°-942, octobre 2007, p.-373-374) et dans Chimères (n°-64, été 2007, p.-193-194). 30 Aliocha Wald Lasowski Guattari écrit un journal de bord, note des conversations à l’aéroport ou en taxi. Politique du désir, clinique de la subjectivité et visée des singularités : Rolnik et Guattari parcourent les régions du Brésil. Quelles sont les nouvelles formes de résistance de la réalité brésilienne, alors que la dictature militaire y est instaurée depuis 1964, alors que cinq cents ans d’histoire - coloniale, esclavagiste, dictatoriale, capitaliste - sont inscrits dans les subjectivités ? Après la victoire de Lula et du Partido dos Trabalhadores à la présidence de la République (en 2002), l’histoire politique du pays relance l’intérêt de la conversation entre Guattari et Lula dans les années 1980. Les deux hommes se rencontrent alors que Lula est candidat au gouvernement de l’État de S-o Paulo. Pendant ce voyage, Guattari évoque « cette déambulation dans différents espaces sociaux, déambulation trépidante 42 ». C’est à ce sujet que Guattari écrit une lettre à son ami Glissant, datée du 28 septembre 1982, et envoyée à son retour en France, depuis le « Domaine Vaugoin » (Dhuizon, 41220 La Ferté-Saint-Cyr » : Cher Édouard. Je viens de faire un voyage à travers le Brésil, pendant un mois, qui a été très important pour moi. Avec des amis brésiliens (et d’autres…), je voudrais lancer un Centre International de Recherche Alternative. Il faudrait peut-être que je t’en parle. Téléphone-moi pour que nous nous voyions. Et puis, il faut préparer notre expédition aux Indes ! Bises, Félix 43 . De son côté, Glissant évoque aussi une autre correspondance, avec Deleuze : Deleuze m’avait écrit une lettre justement à propos de Poétique de la relation où il me disait que la chose la plus importante - il estimait que c’est ce que je faisais dans ce livre - était de rendre conjoints et inaliénables l’un à l’autre le philosophique et le poétique 44 .- Avec Glissant, en effet, le poétique n’est ni la poésie ni les poèmes, mais une manière de vivre et d’agir, une façon d’imaginer et de faire entrer l’imaginaire dans la pensée. Le poétique est une puissance qui prend le concept ou l’idée, en fait voir toutes les applications possibles, au niveau du corps, de l’existence, 42 Guattari, Félix et Rolnik, Suely. Micropolitiques, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2007, p.-419. 43 Lettre inédite de Félix Guattari appartenant aux archives du Fonds Édouard Glissant. 44 « Mondialité, diversalité, imprévisibilité. Concepts pour agir dans le Chaosmonde. Entretien par Yovan Gilles et Federica Bertelli », Les Périphériques vous parlent, n°-14, été 2000, p.-21. Édouard Glissant, dialogue philosophique 31 de la durée, de la multiplicité des instants, moments de déséquilibre ou de tournoiement. C’est une nouvelle manière non pas de penser le monde, mais de le vivre. À l’image du poème chez Glissant, comme le définit Delphine Rumeau : « Le poème est constitué d’élans et de replis, d’impulsions enthousiastes et de déplorations, de projections utopiques et de révoltes critiques 45 . » Dans une émission radiophonique, Glissant précise cette dimension et cette démarche, au cœur de son œuvre : « La philosophie est là pour diffracter, ce n’est pas une méthode pour mieux voir ou pour mieux penser, c’est un tremblement, un éparpillement et un non-su pour mieux sentir 46 . » Dans son dialogue avec Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Édouard Glissant définit les conditions poétiques, philosophiques et psychiques, pour constituer une méditation, seule capable de divaguer la pensée. 45 Rumeau, Delphine. Chants du Nouveau Monde. Epopée et modernité (Whitman, Neruda, Glissant), Paris, Garnier, 2009, p.-677. 46 « Entretien par François Noudelmann », Les Vendredis de la philosophie, 10 avril 2009, France-Culture.