Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage
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2015
Bernadette Desorbay
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) De la dérision à la considération : Édouard Glissant face au bel usage Bernadette Desorbay Humboldt-Universität zu Berlin J’abuse des bienheureuses parenthèses : (c’est ma manière de respirer). Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969 Introduction Édouard Glissant désirait-il être explicite ? Quand il écrit, Dans Mémoires des esclavages (2007) préfacé par Dominique de Villepin 1 , que, face à l’histoire cachée, il convient de « dire sans le dire tout en disant » 2 , on pourrait croire à une précaution oratoire, voire à un imbroglio alors qu’il est surtout aux prises avec la nécessité de se mouvoir-dans les zones grises d’un refoulement collectif sur l’histoire de la Traite. Le mémorial du Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions dont Jacques Chirac, alors président, lui avait confié la mission en 2006, témoignait certes d’une disponibilité de la France à honorer son devoir de mémoire en reconnaissant une part obscure de l’histoire nationale, mais il restait à savoir comment s’y prendre étant donné que, comme le relève Glissant, « si la mémoire est oblitérée, aucune déclaration de principe ne la rétablira » ? 3 Le projet, né dans le cadre de la mise en place d’un Comité pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage (CPMHE), prévoit notamment la définition d’« une politique mémorielle vivante. » 4 Sachant qu’en la matière devoir n’est pas forcément 1 À l’époque premier ministre, Dominique de Villepin (RPR) fut lié par le mariage avec l’héritière d’une famille de la noblesse d’Empire originaire de la Martinique. 2 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages. La fondation d’un centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. Paris, Gallimard/ La Documentation française, 2007, p.-56 à 63. 3 Ibidem, p.-171. 4 « Rapport de mandat du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage », nov. 2013, p.- 18 http: / / www.ladocumentationfrancaise.fr/ var/ storage/ rapportspublics/ 144000074/ 0000.pdf (dernière consultation le 19 avril 2015). Le Comité sera finalement institué en 2009. 34 Bernadette Desorbay pouvoir, Glissant proposera depuis l’Institut du Tout-monde de lancer « une série de colloques pour envisager et préparer, avec l’appui des ONG et des gouvernements, l’installation d’un tribunal international qui aurait à juger des crimes contre l’esclavage moderne. » 5 En attendant, il lui importait de sortir la tragédie de la traite des particularismes obscurantistes véhiculés par les cultures monolingues, et de marquer les différences issues de l’ensemble des expériences historiques. Comme il l’énonce dans L’Intention poétique (1969), « l’être en effet ne s’élit plus dans la solitaire résonance d’une langue. » 6 Pour juger de l’intelligibilité d’une œuvre, il convient au même titre de tenir compte des influences transgénérationnelles et de cesser d’ériger en norme d’évidence ce qui n’a d’invariant que l’allure : « Si le mot soleil pour certains Français a pris un autre sens depuis Louis XIV, ou le mot sea un autre rayonnement pour certains Anglais après Trafalgar, je reste étranger à cette lente maturation qui finit par contaminer les usagers de la langue. » 7 J’aborderai les questions de la dérision, de la parabase et de la considération. La dérision Dans L’Intention poétique, Glissant, ayant vécu en situation diglossique entre langue maternelle créole et langue culturelle française, pointait la dérision à laquelle est exposé le locuteur d’une langue ‘empruntée’. La domination du français sur le créole en Martinique, crée ce que Lise Cauvin décrit avec lui comme « une non-coïncidence entre langue et langage, étant entendu que le langage signifie “l’attitude collective vis-à-vis de la langue utilisée”. » 8 Si le français est la langue apprise, la langue apprise à dû apprendre à parler son langage. Il s’est agi pour lui d’un travail de pionnier : « Je bâtis à roches mon langage » 9 , écrit-il pour conclure qu’il en résulte une « secrète mouvance : dans l’inadapté de ce langage à ceux qui d’abord eussent eût à l’entendre. » 10 Comme il le formule dans Le Discours antillais : « Nous sommes collectivement parlés par nos mots bien plus que nous ne les pratiquons, que ces mots soient français ou créoles, et que chacun pour 5 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages. op.-cit., p.-157. 6 Glissant, Édouard. L’Intention poétique. Paris, Seuil, 1969, p.-45. 7 Idem. 8 Gauvin, Lise. « L’Imaginaire des langues : tracées d’une poétique », in Chevrier, Jacques (éd.). Poétiques d’Édouard Glissant. Paris, Presses de l’Université de Paris- Sorbonne, 1999, p.-277 ; Gauvin renvoie à Glissant, Édouard. Le Discours antillais. Paris, Gallimard, 1997, p.-403. 9 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-50. 10 Idem. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 35 soi les manie à la perfection ou non. » 11 Et s’il ramasse l’idée en termes de roches dans L’Intention poétique, c’est pour signaler la désertification dont il faut sortir par une foison d’histoire à faire ensemble, bien que la réaction minéralogique sur laquelle il a misé, soit d’abord destinée à donner un précipité de mots troubles : « Crispation et obscurité en résultent. » 12 Il manque en effet au public premier une forme d’expression qui aille de soi, soit que la misère l’en empêche, soit que l’instruction reçue, aboutissant à un savoir-dire de seconde main, prête à (sou)rire : « leur parler naturel est étouffé dans la misère ; et dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand sortis de la misère, leur parler emprunté est contraint à la dérision de l’usage langagier de l’autre. » Afin d’être sujet du langage, le sujet doit au contraire être su je (Lacan) échappant en l’occurrence à la loi du découvreur (post) colonialiste et (post)esclavagiste ainsi qu’à son désir perverti de le capter en tant qu’objet découvert, déporté, asservi, affranchi et assimilé. Pour reprendre ici les termes auxquels Denis Vasse recourt de façon générale dans « Violence et dérision » : Le désir pervers vise l’autre en tant qu’objet, comme une pulsion, et tente de le réduire au même dans la mesure où il le pose. Il ne le pose comme Autre que « pour de rire », juste assez pour qu’apparemment tout fonctionne selon la loi dans les rapports du moi et de l’autre. L’Autre du pervers n’est jamais qu’un semblant d’Autre (un Moi idéal), un Autre à la ressemblance du MOI. 13 Ce que Glissant dit sans le dire tout en disant, c’est aussi la dérision qui a cours dans le respect pluriséculaire d’un bel usage dicté au nom de l’Académie française par Vaugelas 14 , renvoyant ni plus ni moins à « celui de la Cour et des gens de qualité, fréquent[a]nt pour la plupart les salons parisiens et en particulier ceux de l’hôtel de Rambouillet. » 15 La préciosité qui naquit dans ce dernier eut beau être tournée en dérision par Molière 16 , le français demeurerait marqué par le prestige que la marquise et ses habitués - dont Malherbe, Corneille, Madame de Lafayette, Madame de Sévigné et Vaugelas - lui conférèrent de 1607 à 1671 en matière de bon goût et de bienséance. Il 11 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, op.-cit., p.-481. 12 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-50 (idem cit. suiv.). 13 http: / / www.denis-vasse.com/ 2009/ 09/ violence-et-derision/ (dernière consultation le 25 avril 2015). 14 Cf. Vaugelas, Claude Favre de. Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Paris, 1647 [rééd. Paris, Champ Libre, 1981, p.-10, 19 et 33]. 15 Walter, Henriette. Le français dans tous les sens. Paris, Robert Laffont, 1988, p. 100-101. 16 Ceci dit, c’était l’un des rares salons à placer les femmes au devant de la scène. 36 Bernadette Desorbay en résulterait, pour les descendants de ladite communauté, des formations narcissiques inconscientes donnant lieu à d’éventuelles fixations phobiques et mégalomaniaques (Widlöcher). 17 Glissant en perçoit l’effet par déplacement sur le locuteur d’une langue dont il n’a pas la jouissance au sens notarial du terme. Quant à l’allure, Le Dictionnaire de l’Académie française, indique que l’adjectif ‘emprunté’ renvoie à des manières dépourvues d’aisance, de naturel, gauches, embarrassées, celles-là-mêmes que la compagnie entendait éradiquer au sein du Royaume. Or, la Fondation, en 1635, de l’Académie française par le cardinal de Richelieu coïncide avec celle de la colonisation de la Martinique, Richelieu étant l’un des principaux actionnaires de la fameuse Compagnie des Îles d’Amérique qui en confia la mission au corsaire normand Pierre Belain d’Esnambuc. Plus tard, l’objectif que s’était fixé l’Académie de préserver, en perpétuant le français du roi, la pureté et l’élégance du français ainsi que son aptitude à traiter des arts et des sciences, n’est pas remis en cause à la Révolution. Lorsqu’en 1794 l’Abbé Grégoire préconise à la Convention nationale l’usage d’une « langue unique et invariable » pour « une république une et indivisible » 18 , il n’a pas cessé, malgré les récentes visées égalitaires, d’être question du prestige que le français tire des manières de la Cour : Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui la France monarchique donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la liberté. 19 Bien que prônant l’usage de ladite langue de la liberté, le mythe fondateur de la République française perpétue malgré lui des maniérismes monarchiques et des emphases comme celles que Glissant relève chez certains Français dans l’usage du mot ‘soleil’ après Louis XIV. Le mimétisme colonial aura pour sa part été à la source d’autant plus de comportements en trompe-l’œil en Martinique, qu’à l’exception de quelques poches autonomistes comme le Front Antillo-Guyanais dont Glissant fut le cofondateur en 1959 avec Paul Niger, la jouissance du maître y est restée incontestée. En résultent un sentiment d’infériorité pointé par Césaire dans Discours sur le colonialisme (1950) ainsi 17 Cf. Widlöcher, Daniel (dir.). Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1994, p.- 435 : « fixation narcissique à des représentations de soi dans une relation phobique d’objet dans l’hystérie, formation mégalomaniaque et sadique dans la névrose obsessionnelle. » 18 Abbé Grégoire. « Notre langue et nos cœurs doivent être à l’unisson » http: / / www. assemblee-nationale.fr/ histoire/ Abbe-Gregoire1794.asp (dernière consultation le 17 avril 2015). 19 Idem. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 37 qu’une névrose collective analysée dans sa portée linguistique et psychiatrique par Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952), sur laquelle Glissant revient dans Le Discours antillais (1981) dans cette suspension qui distingue l’ensemble de son œuvre. La parabase Comme le met en relief Georges Desportes, Glissant ne cache pas qu’il préfère « paraphilosopher autour de la science du chaos-monde » 20 et va jusqu’à dire : « C’est un travers dans lequel je tombe volontiers. » 21 Il aime en effet être ‘à côté de’ plutôt que ‘dans’ les grands systèmes issus du nomadisme en flèche, à savoir dans la relation à l’Autre plutôt que dans l’imposition d’un Même. C’est aussi pour rétablir l’élan archipélique refoulé par la nomenclature continentale, qu’il cultive son goût de la voix non-claire ainsi que du déparler dont il souligne la logique intrinsèque : […] Le déparleur, contrairement à ce que l’on croit, a sa rhétorique et […] cette rhétorique est absolument impeccable. Seulement, […] les gens dans la rue n’ont pas toujours les codes, ils n’en possèdent pas les clés, même si certaines personnes les ont sans être des « déparleurs ». J’ai entendu des dialogues dans mon enfance entre des « déparleurs » et des gens dans le public et cela donnait des dialogues d’une fulgurance absolument fantastique et parfaitement rhétorique au bon sens du terme. Et il me semble que c’est à partir de là que cette fonction du « déparler » m’a interpellé. 22 Détenteur d’une langue matricielle, le déparleur est en outre insensible à la dérision, car il parle « à la volée » et « ça lui est égal qu’on l’ait entendu ou qu’on ne l’ait pas entendu. » Le déparleur est en effet en deçà et au-delà de 20 Desportes, Georges. La paraphilosophie d’Édouard Glissant. Paris, L’Harmattan, 2009. 21 Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du Divers. Paris, Gallimard, 1996, p. 82 ; en référence à l’ouvrage de vulgarisation de Bergé, Pomeau et Dubois- Gance, Des rythmes au chaos (1994) dont il s’est inspiré, Glissant-précise : « […]-les théories du chaos sont des théories de philosophie de la science […] assez ambiguës ; […] Je me sens tout à fait autorisé - depuis […] Soleil de la conscience, jusqu’à Poétique de la Relation, j’ai posé, pour moi et en ce qui me concerne, la problématique du chaos-monde - à paraphilosopher autour de la science du chaos. » 22 Cf. « La relation et le rhizome : du parler au déparler », in Kassab-Charfi, Samia ; Zlitni-Fitouri, Sonia ; Céry, Loïc, Autour d’Édouard Glissant : lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la relation, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 347 (idem cit. suiv.). 38 Bernadette Desorbay la jouissance stérile qui guette par contre le locuteur captif de la diglossie : « Le respect fétichiste de la langue imposée contribue à stériliser la capacité créatrice collective : le pouvoir contraignant tâche d’éterniser le respect ; il y parvient par la création d’un groupe de semi-lettrés dont le rôle est ici fatal. » 23 Glissant dépasse de cette façon l’écriture difficultueuse, que Patrick Chamoiseau attribue à ceux dont « [l’]imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les [leurs] ? » 24 Quand Thierry Leclère lui demande s’il a le sentiment d’écrire en pays dominé, Glissant répond : Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Écrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu’une longue plainte aliénée. C’est la plainte d’auteurs issus d’une expérience intergénérationnelle de colonialisme ou de soumission à la cause française. Je pense ainsi à ce qu’en dit la jeune protagoniste de Moze, de Zahia Rahmani, lorsqu’elle se rappelle les instructions d’un père harki exerçant les membres de la famille à réciter ‘sans accent’ et selon ‘le bon usage’ franco-français : « Bonjour madame, bonjour monsieur ! » 25 Elle lance au père, assimilé jusqu’à en être devenu violent, un appel posthume à se libérer de la « ressemblance contrainte. Sans explication » qu’il leur aura imposée en écho à l’injonction contradictoire du colon français : « Ressemble-moi. Ressemble-moi. Ressemble-moi. C’est la seule chose que je supporte de toi ! Et toi, pauvre con, tu mimes ton maître. » Là où, comme en Martinique, la loi coloniale ne fut jamais abolie qu’en échange d’un autre pacte contradictoire - la départementalisation à laquelle Césaire avait œuvré dans la foi d’une République unie et diversifiée qu’eût garantie l’Union française prônée par Senghor 26 -, l’expression empruntera des chemins détournés et perpétuera notamment ceux dont l’esclave s’était doté face au maître à travers le créole. Glissant reprend ici l’hypothèse de la dérision systématisée avancée par Michel Benamou et Roland Sulévor : L’esclave confisque le langage que le maître lui a imposé, langage simplifié, approprié aux exigences du travail (un petit-nègre) et pousse à l’extrême de la simplification. Tu veux me réduire au bégaiement, je vais systématiser le bégaiement, nous verrons si tu t’y retrouveras. Le 23 Glissant, Édouard. L’Intention poétique. Op.-cit., p.-50. 24 Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé. Paris, Gallimard, 1997, p.-17. 25 Rahmani, Zahia. Moze. Paris, Sabine Wespieser, 2003, p.-67 (idem cit. suiv.). 26 Cf. Césaire, Aimé. Discours à l’Assemblée Nationale Constituante (12 mars 1946) et Léopold Sédar Senghor, Libertés II (1971). De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 39 créole serait ainsi la langue qui, dans ses structures et sa poétique, aurait assumé à fond le dérisoire de sa genèse. 27 Le parler martiniquais en aurait gardé les traces. Ce n’est pas pour rien que Chamoiseau reprend l’invitation de Glissant à préférer au retour à l’Afrique matricielle et au détour comme évitement, voire à ce que Samia Kassab- Charfi critique avec Roger Toumson comme « l’exigence […] d’opposer la chronique du dominé en cinglant contrepoint à celle du dominant » 28 , l’expression d’une autonomie créatrice source de plénitude : « Contre les fabriques de livres, fais de l’œuvre le principe orgueilleux de ta vie ; écris en devenir, et en écart, et fonde l’Écrire sur l’unique loi autonome de toi-même… » 29 S’il est question, par là, d’instaurer une nouvelle régulation narcissique (Widlöcher) entre Idéal du Moi et Moi idéal, Glissant ne conseille pas pour autant au sujet dominé de nourrir un contre-orgueil dans la solitude d’un Moi idéal (prestige) de rechange, mais bien de dépasser la pulsion mimétique en parlant pour lui-même tout en incluant le monde : Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. » 30 La section « Repères » du Discours antillais (1981) aborde la question en termes de psychiatrie transculturelle pour faire ressortir la double contrainte (Watzlawicz) 31 existant entre discours oral traditionnel brisé et vide du 27 Glissant, Édouard. Le Discours antillais. op.-cit., p.-32. 28 Kassab-Charfi, Samia. Et l’une et l’autre face des choses : la déconstruction poétique de l’histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2011, p.-190 ; en note, l’auteure renvoie à Roger Toumson, pour qui « il convient de “[…] déceler, à travers le discours dominé afro-antillais, une redite [du] discours dominant […]”. Elle ajoute qu’« il va d’ailleurs plus loin en affirmant qu’il “n’est aucune œuvre afro-antillaise qui ne puisse se concevoir comme imitation ou comme transformation et transgression d’un modèle.” » 29 Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé, op.-cit., p.-135. 30 Glissant, Édouard. « La pensée unique frappe partout où elle soupçonne de la diversité », 3- février 2011 : Entretien publié le 8 juillet 2010.) http: / / www.telerama.fr/ idees/ edouard-glissant-et-son-tout-monde,58073.php (dernière consultation le 12 avril 2013). 31 Cf. Watzlawick, Paul/ Helmick Beavin, Janet,/ deAvila Jackson, Donald. Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, p.- 211-232- et p.- 212 : « Les effets du paradoxe dans l’interaction humaine ont été décrits pour la première fois par Bateson, Jackson, Haley et Weakland dans une communication intitulée “Vers une théorie de la schizophrénie”, publiée en 1956. » 40 Bernadette Desorbay discours élitaire, d’où surgit un discours délirant que le discours littéraire ne parvient pas toujours à signifier. Le procédé du dire sans le dire tout en disant passe ici par la mise entre parenthèses d’un quatrième terme faisant déborder la dialectique- mise en place : « (Le discours “littéraire” court de cette brisure à ce vide à ce tragique, tâchant d’en pratiquer une synthèse dépassante [mais] il arrive le plus souvent qu’il en hérite les manques, sans qu’il en dégage les significations). » 32 De cette impasse et des rapports avec la langue française - rapports « de domination, de fascination, de multiplicité ou de contagion, de complaisance ou de dérision, de tangence, de subversion ou d’intolérance » 33 évoqués par ailleurs dans Poétique de la relation -, Glissant retire en tout cas un sentiment d’étouffement, dont les parenthèses sont là pour le délivrer : « J’abuse des bienheureuses parenthèses : (c’est ma manière de respirer). » 34 Or, la parenthèse, digression que la rhétorique appelle parabase par analogie avec l’intervention du coryphée dans la comédie grecque, est, dans une optique plus métaphorique, ce qui permet d’opérer un décrochement par rapport à la phrase-matrice (acte de naissance), voire, quand elle contredit ce qui précède, de tuer la phrasemère (matricide). Elle est, chez Glissant, à la fois l’un et l’autre au sens où elle figure la volonté d’intercaler, dans l’écriture française transmise par l’instituteur français, le langage qui à la lettre l’institue. Après l’expérience de la dérision et le souffle repris dans l’écart parabasique, il reste à savoir comment fut franchie l’étape de la considération. La considération Il n’est peut-être pas indifférent de faire remarquer que l’entrée dans l’institution française (lycée) fut ponctuée par l’acquisition du nom du père : celui-ci « le reconnaîtra lors de sa réussite à l’examen des bourses, marquant son entrée au Lycée » 35 , après qu’il aura porté, pendant toute l’enfance, le nom de la mère. Dans son essai sur l’œuvre de Glissant, Dominique Chancé relève que la mère de Mathieu Béluse, témoin autobiographique à peine dissimulé, porte le nom de la mère de l’auteur. Ces deux personnages dont elle dit l’entremêlement depuis Mahagony (1987), sont habités - depuis la 32 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, op.-cit., p.-165. 33 Glissant, Édouard. Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1991, p.-118. 34 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.- cit., p.- 50 ; il venait de dire : « J’écris certes, au sentiment de je ne sais quel scribe comme un instituteur de Fortde-France (ou peut-être de Fort-Lamy ? ) Mais c’est à la lettre mon langage qui m’institue. » 35 http: / / www.edouardglissant.fr/ enfance.html (dernière consultation le 22 avril 2015). De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 41 traite - par un savoir non su sur les origines. Cette nescience a creusé une crypte (Abraham et Török) 36 dont Chancé parle pour sa part en termes de gouffre matriciel. Ayant constaté que la mère porte, « dans plusieurs romans, le même prénom que le bateau négrier » 37 , elle souligne le rapport métaphorique entre la mère et le bateau- et l’impossible à dire que sont le « Réel du corps et de la conception et le Réel de la mort et de l’horreur. » Deux ‘ventres’, « deux origines, l’une abjecte, l’autre dont on ne sait rien […], mystères indépassables. » 38 Le registre non thétique des images et des visions est le plus à même d’approcher le non-symbolisable, dont l’ambivalence attachée à la nescience que Chancé appelle aussi les inconnus-absolus : « Si l’on en croit le rapprochement », observe-t-elle, « il faut admettre que le bateau-négrier porte la vie, enfante, […] tandis que la mère porte également l’abjection et la mort. » Il s’agit d’ailleurs là d’une récurrence dans l’œuvre de Glissant : La métaphore qui unit les deux gouffres n’est pas tout à fait nouvelle, car dans La Case du commandeur déjà, le trou du passé, le noir profond de la Traite était déjà rapproché du noir qui règne entre les cuisses de la femme. 39 Anatolie renaissait à la fois dans le cachot, trace de la Traite, et dans le giron de Liberté Longoué. Il semblerait qu’on soit donc revenu à ce qu’un Courbet désigna comme « l’origine du monde », mystère obscène et obsédant. 40 Le noir (peau) assume aussi des connotations abyssales dans l’œuvre de Glissant. C’est le cas notamment dans La Cohée du Lamentin (2005), là où il est dit d’Adrienne la mère, qu’elle « peut être considérée comme bien hardie d’avoir mis au monde un autre petit nègre. » 41 Le découvreur eurasien du ‘Nouveau Monde’ a voulu se tailler une place de maître en déniant aux déportés d’Afrique subsaharienne et à leurs descendants des propriétés 36 Un lieu clos où « le dire enterré d’un parent devient chez l’enfant un mort sans sépulture », Abraham, Nicolas et Török, Maria. L’Écorce et le noyau, Paris, Aubier- Flammarion, 1978, p.- 297 ; le fantôme, qui- n’est pas un parfait inconnu pour le fils, peut déclencher « phobies, folies et obsessions » s’il- « revient […] depuis l’inconscient et exerce sa hantise. » 37 Chancé, Dominique. Un « traité du déparler ». Essai sur l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant, Karthala, 2002, p.-260 (idem cit. suiv.). 38 Chancé précise que le narrateur a toujours représenté le bateau-négrier comme un ‘ventre’. 39 « C’est bien Liberté de Melchior qui enfonça ainsi Anatolie dans un état d’enfance qu’il n’avait jamais connu. Le ramena entre les cuisses de la femme pour le laisser là béant d’une innocence écarquillée », La Case du commandeur, p.-121. » 40 Chancé, Dominique. Un « traité du déparler », op.-cit., p.-260-261. 41 http: / / www.edouardglissant.fr/ enfance.html (dernière consultation le 25 avril 2015). 42 Bernadette Desorbay censées distinguer, en l’état actuel des sciences, l’homme de l’animal. Comme le relève Glissant- à propos de Faulkner : « Le monologue intérieur ne sera jamais propre au personnage noir, et ce qu’on surprendra le plus souvent de celui-ci ce sera un grommellement, et non pas des conduites mais des suites d’attitudes. » 42 Il fallait, pour étayer une thèse aussi hasardeuse, le concours des penseurs. Comme l’indique Glissant : Drame de l’intellectuel : la gamme complète des illusions (de soi) ne vaudra jamais l’assentiment d’un seul coupeur de cannes. Les intellectuels se croient. Voilà pourquoi, vendus ou pusillanimes, prétendument libres ou faussement aboyeurs, ils servent toujours ceux qui exploitent la canne. (Leur classe de lettrés fut créée à cette fin). 43 Faulkner fait partie de ces intellectuels dont on ne sera jamais sûrs qu’ils n’aient pas été racistes. 44 Il observe que-« […] tout Américain d’une manière ou d’une autre vit le vertige dont le racisme est une des données. »-Ajoutant qu’« en tuant des Nègres, en exterminant au nom du “monde libre” ou, comme Faulkner, en prenant dramatiquement à charge l’opacité de l’Autre pour soi », l’Américain agit ses phobies- et Faulkner, sa hantise : « L’opacité du Nègre pour Faulkner est, bien entendu, son impénétrabilité : autant que la peau noire, l’âme obscure. » La « négativité révélatrice » des personnages noirs de Faulkner, qui est à la fois leur force et leur damnation, relève d’une opacité terrible qui maintient l’Amérique dans la barbarie. Si la culture du bel usage n’empêcha pas la France de plonger dans l’abjection de la traite - les tenants des Lumières s’étant ensuite confondus en raisonnements chargés de double lien (ironie) -, le rêve américain n’aura pas non plus amené à « (convertir l’opacité brute en opacité consentie, mutuellement exercée). » Cet acte manqué, que Glissant énonce sur le mode parabasique en le liant au refus du Blanc de concevoir le ‘Nègre’ « quitte à le tuer » et à l’ambition du ‘Nègre’ de se confondre avec le Blanc, apparaît à l’état brut chez l’auteur de Absalom, Absalom ! : « […] telle est la force de l’opacité chez Faulkner qu’elle envahit tout le système de l’énoncé, lequel est bientôt et tout entier axé sur cette opacité, offerte à une tragique entreprise de dévoilement. » 45 Entre l’usage de la double contrainte et l’énoncé brut, Glissant pose la question essentielle de savoir « comment assumer la relation à l’Autre, quand on n’a pas (encore) d’opacité (savante) à lui opposer, à lui proposer ? » 46 42 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-176-177. 43 Ibidem, p.-189. 44 Cf. Glissant, Édouard. L’Intention poétique, op.-cit., p.-176 (idem cit. suiv.). 45 Ibidem, p.-177. 46 Ibidem, p.-51. De la dérision à la considération: Édouard Glissant face au bel usage 43 Conclusion Par l’Autre, Glissant semble avoir compris tantôt une composante de la dialectique du Même, tantôt dans l’acception lacanienne alors dans l’air du temps, « ce champ de la vérité […] défini pour être le lieu où le discours du sujet prendrait consistance, et où il se pose pour s’offrir à être ou non réfuté. » 47 Dieu ne pouvant plus être invoqué comme chez Descartes, il n’existe plus « au champ de l’Autre possibilité d’entière consistance du discours. » Raison pour laquelle Lacan, grand maître d’opacité savante, parle de la vérité en termes de cri et non de protocole langagier. À l’inconvenance antiphilosophique (Badiou) 48 de Lacan répond l’irrévérence paraphilosophique (Desportes) de Glissant, qui s’autorise ce travers au même titre que l’abus des bienheureuses parenthèses. Il choisit en tout cas de se démarquer de la norme royaliste-esclavagiste du bel usage de la langue française, étant donné le prix que les artifices de la société normative ont coûté non seulement à l’esclave, mais aussi au maître en termes d’humanité. C’est du reste la préciosité à laquelle recourt le géreur dans Le Quatrième siècle (1997) pour parler de Béluse, l’esclave reproducteur : « C’est pour le bel usage, madame, dit-[il] en ricanant. » 49 La langue française fut pour Glissant un piège à déjouer-jusque dans l’usage créole, dans la mesure où- « les langues créoles francophones, si dangereusement asymptotes de la langue française, sont soumises à l’usage de production qui les autorise, et [que] si cet usage est faible ou se ralentit, alors elles se francisent. » 50 Il convient à ses yeux de préserver le potentiel à la fois dissociatif et associatif des « langues créoles [qui] sont aussi des instruments de propagation, de relation et de mesure des contacts entre deux ou plusieurs langues dans un lieu et un temps donnés et entre ces langues et toute créolisation possible. » Les retrouvailles à l’horizon de la créolisation avec la langue matricielle perdue, permettent d’envisager des modes de considération qui ne soient plus fonction que du bel usage que l’être parlant parviendra à faire de ce dont Glissant parle en termes de poétique de la relation. 47 Lacan, Jacques. Le Séminaire, livre XVI. D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.-24 (idem cit. suiv.). 48 Cf. Alain Badiou 1994-95 : Séminaire sur Lacan. (Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert). http: / / www.entretemps.asso.fr/ Badiou/ 94-95.htm (dernière consultation le 10 avril 2015). 49 Glissant, Édouard. Le Quatrième siècle, Paris, Gallimard, 1997, p.-79.- 50 Glissant, Édouard. Mémoires des esclavages, op.-cit., p.-111.
