eJournals Oeuvres et Critiques 40/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant

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2015
Raphaël Lauro
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant Raphaël Lauro Université de Paris Ouest Nanterre La Défénse L’ancienne image du palimpseste illustre particulièrement bien l’œuvre littéraire d’Édouard Glissant. Non pas seulement au sens donné par Gérard Genette d’une dérivation de l’œuvre par rapport à une ou plusieurs œuvres antérieures 1 , mais en ce qu’elle donne littéralement à voir et à penser une superposition matérielle de textes, une construction de l’objet-œuvre en strates, élaborée au rythme de ce que Glissant concevait lui-même comme une « accumulation de sédiments » 2 . Ainsi, la métaphore conduit à imaginer le poète rivé sur son parchemin ou sa tablette d’argile, grattant les inscriptions plus anciennes laissées par d’autres ou par lui-même, préservant à dessein quelques traces, recouvrant sans cesse celles-ci d’une encre ou d’une terre nouvelle. Cela, à l’infini, du moins jusqu’à ce que s’arrête la main qui écrit ou que soit provisoirement atteint le dernier mot, ici fixé par l’intention poétique première inlassablement poursuivie. Ainsi prise dans son sens littéral, l’image du palimpseste ne nous renvoie pas tant à des types de textualités (inter-, intra-, trans-, méta-, archi-, hypo-, hyper) qu’à un processus d’écriture ou, pour le dire d’emblée, de réécriture qui correspond d’autant mieux à l’œuvre de Glissant qu’il laisse entrevoir un interminable mouvement d’effacement et de recommencement, promesse, pour le lecteur, d’une interminable archéologie du sens. Lire, réécrire Cette pratique de la réécriture par quoi l’on reconnaît un palimpseste se manifeste ici sous des formes distinctes. Au risque d’une caractérisation schématique, celles-ci pourraient être identifiées de la manière suivante : - Réécriture de l’Histoire. Forme de loin la plus connue des lecteurs et la plus étudiée par la critique, cette réécriture constitue depuis ses premiers 1 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, « Points/ Essais », 1982. 2 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-45. 46 Raphaël Lauro écrits l’un des thèmes de prédilection de Glissant. On la repère pour l’essentiel dans les romans, notamment à travers les différents éléments textuels visant à proposer une lecture différente de ce que l’on appelle communément « l’Histoire avec un grand H » ou « l’histoire officielle ». Le meilleur exemple est sans doute Le Quatrième siècle, roman de 1964 dans lequel l’auteur retrace quatre siècles d’histoire coloniale à travers la généalogie imaginaire des Béluse et des Longoué, héros traversant quasiment toute la saga romanesque. Ou peut-être Sartorius. Le roman des Batoutos, dans lequel Glissant dit et pense à l’histoire d’un peuple imaginaire et invisible, en réalité à tous ceux d’Afrique et d’ailleurs que l’histoire du maître contribua à constituer en « minorité » ignorée, niée et dépossédée. Quant au texte ou poème de « La barque ouverte », il constitue lui aussi une réécriture, cette fois poétique, de l’histoire de l’esclavage et du « transbord ». En vérité, on pourrait avancer que toute l’œuvre de Glissant s’emploie à réécrire par-dessus l’écriture ou l’inscription coloniale. Le thème a d’ailleurs été suffisamment étudié pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici 3 . Disons donc simplement que cette strate historique et politique que recouvre l’écriture de Glissant invite potentiellement le lecteur à rechercher le substrat, c’est-à-dire les éléments écrits ou vécus de l’Histoire que l’auteur entendait recouvrir, augmenter, contredire, réévaluer ou penser autrement. - Réécriture des œuvres littéraires. Cette autre forme de réécriture constitue, comme on le sait, la matière idéale des études comparatistes. C’est à travers elle, en effet, que se dessine au fil des textes le paysage intérieur de l’écrivain et qu’apparaissent les œuvres par rapport auxquelles il se situe. Là encore, de nombreux travaux ont montré les influences, les liens, les échos ou les parentés qu’il y avait entre l’œuvre de Glissant et celles de ses contemporains parmi lesquels Faulkner, Perse, Césaire et Segalen figurent au premier plan. Notons toutefois que cette forme de réécriture, ou cette intertextualité somme toute assez « classique », est étroitement liée, chez Glissant, à la forme précédemment évoquée. En effet, les livres qu’il réécrit ou par-dessus lesquels il inscrit une parole nouvelle ont pour la plupart d’entre eux une dimension historique, du moins résolument épique. Le meilleur exemple est ici Les Indes, poème publié en 1956 dont Romuald Fonkoua, pour ne citer que lui, a suggéré qu’il était l’envers du Livre de Christophe Colomb, pièce de théâtre que Paul Claudel avait lui-même écrite d’après les récits et mémoires du 3 Samia Kassab-Charfi a récemment consacré un livre entier à cette question de la « réécriture » et de la « relecture du monde ». Voir Kassab-Charfi, Samia. « Et l’une et l’autre face des choses ». La déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2011. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 47 navigateur. De même pourrait être évoqué Le Sel noir, poème à peine plus tardif dans lequel plusieurs critiques ont vu des réponses ou des échos à Saint-John Perse, auteur de Vents, mais aussi de l’épopée d’Anabase. Cette propension à la réécriture prend son élan dès un poème inaugural de 1946 intitulé « Déroute des souvenirs » que l’on peut lire comme une réaction virulente implicitement adressée à l’auteur d’Éloges. On en retrouve également des traces dans un discours inédit du Franc Jeu prononcé la même année, à quelques jours du départ de Glissant vers la métropole 4 . Cette forme plus habituelle de la réécriture invite cette fois le lecteur à aller creuser dans la matière littéraire du Poème. Et pour cela, les premiers textes critiques, en particulier les articles monographiques écrits dans les années 1950 pour Les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau, constituent de précieux indicateurs. S’y dévoilent en effet des références que l’on retrouvera plus tard dans L’Intention poétique et indirectement ailleurs. C’est notamment le cas d’Aimé Césaire, de René Char, de Pierre Reverdy, mais aussi d’Yves Bonnefoy et, avec lui, de toute une génération de poètes que Jean Paris rassembla dans son Anthologie de la poésie nouvelle. - Réécriture du corpus philosophique. Tout aussi liée à la forme précédente que l’était celle-ci à la forme antérieure, la forme philosophique de la réécriture ouvre un terrain d’étude aussi passionnant que vertigineux. Celle-ci se révèle par exemple à travers l’emploi des notions d’« Être » et d’« étant » --emploi qui ouvre un chantier interminable si l’on se penche sérieusement sur la question- -, mais aussi à travers les références plus ou moins explicites à Hegel --en particulier lorsque Glissant puise dans l’Esthétique au moment de définir l’épique- -, ou encore au regard de la convocation récurrente des présocratiques. Là encore, cette forme de réécriture qui concerne aussi bien les textes philosophiques que leur réception invite à examiner les fondations de sa pensée. Et puisque le reproche fut souvent adressé à Glissant de ne pas citer ses sources, disons qu’il appartient désormais à ses lecteurs de les identifier, de les faire remonter à la surface, voire de les inventer, ce qui participerait aussi bien au travail de recherche et d’accomplissement du sens. - Réécriture de la parole orale. Comme son nom l’indique, cette autre forme de réécriture se manifeste à travers les transcriptions de l’oralité, 4 Une transcription de ce discours inédit figure dans les archives personnelles d’Édouard Glissant sous le titre « Dépouillée, vaincue ». En attendant que cellesci soient accessibles aux chercheurs, on se réfèrera à la version présentée dans la thèse de doctorat de Manuel Norvat intitulée « L’expression du Divers dans la philopoétique d’Édouard Glissant » (publiée sous le titre Le Chant du Divers. Introduction à la philopoétique d’Édouard Glissant, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2015. 48 Raphaël Lauro lesquelles constituent une autre particularité stylistique de l’œuvre. On la retrouve d’abord dans les romans, notamment à travers le style vocatif ou emprunté à la « parole du conteur » --tropisme de la littérature antillaise, marotte des études francophones. Dans ce cas, la réécriture vise à reproduire dans le texte écrit un élément culturel ici incarné à travers un style particulier de discours. Un tel geste contribue alors à surimprimer, sur le palimpseste original de la mémoire orale, une autre histoire, une autre fable dont de nombreuses images trouvent cependant leurs sources dans la culture populaire. La réécriture invite alors à découvrir ces images et à rechercher ce que l’auteur retient d’une telle tradition. Cependant, cette forme de réécriture se retrouve aussi de manière plus inattendue dans l’expression et l’écriture de la pensée, c’est-à-dire dans les essais. En effet, Édouard Glissant réécrivait, en vue de ce qu’il appelait un « vrai livre », ce qu’il avait d’abord écrit dans la perspective d’une présentation publique. Lui-même ajoutait d’ailleurs à la fin de ses ouvrages la liste des « occasions » au cours desquelles ces textes avaient été prononcés avant d’être réécrits. « Une des conditions d’exercice de l’écrit n’est-elle pas aujourd’hui qu’il se voit précédé du prétexte du discours ? » demandait-il dans Poétique de la Relation 5 . Le discours oral constituait donc littéralement pour lui un pré-texte que l’écriture allait recouvrir, déclenchant alors « d’autres prolongements, des radicelles, des écarts inédits » 6 . Soulignons à ce propos que le titre complet de sa thèse de doctorat était précisément : Le discours antillais. Le passage de l’oral à l’écrit en Martinique. Ce sous-titre a depuis lors été effacé, gratté, mais il indique en lui-même un thème cher à l’auteur. Aussi commun soit-il à de nombreux essayistes, ce geste laisse transparaître une autre forme de réécriture. Une réécriture qui, en soi, contribue à faire de l’œuvre un seul et même palimpseste. - Réécriture de l’écriture. Cette forme en partie dérivée de la précédente est invisible à qui découvrirait l’œuvre pour la première fois. Elle ne se révèle qu’au terme d’une immersion attentive dans les textes, quand, par exemple, le lecteur découvre une phrase qu’il pense ou sait avoir déjà lue ailleurs, dans un autre livre, voire à un autre chapitre de celui qu’il tient entre les mains. Cette réécriture d’un texte antérieur, ce ressassement, est l’une des particularités les plus singulières de Glissant. C’est à travers une telle répétition que se révèlent les « infimes déviances », que se dévoile, aussi, le travail plus secret de l’écriture, qui est ici d’effacement, de reprise et de recommencement. Glissant annonçait d’ailleurs 5 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-239. 6 Ibid., p.-239. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 49 lui-même ceci : « qu’à chaque édition d’un texte, la tentation viendra d’en modifier --d’en parfaire ? - la lettre, encore et toujours » 7 . Effacer, reprendre, recommencer Cette dernière forme de réécriture a ceci de particulier qu’elle installe d’emblée le lecteur au cœur de l’atelier ou de la fabrique du texte, lui donnant ainsi à voir le processus tremblant de l’écriture de la pensée. Et puisque les archives personnelles de l’écrivain vont bientôt rejoindre les collections de la Bibliothèque Nationale de France, il est de circonstance que l’on prête de nouveau attention à cette méthode. Non pas en se livrant à une étude génétique des textes, mais en soulignant ce geste plus étendu par lequel l’écrivain, poursuivant une « intention » originelle déclarée dès les premiers jalons, ne cessa de reprendre ses écrits, de reformuler son propos, de retoucher ses poèmes, en somme, de recomposer son œuvre. Or, cette perpétuelle réécriture ne se dévoile qu’à condition de gratter les couches du texte et de remonter vers les premières intuitions. Une telle lecture archéologique correspondrait d’autant mieux à l’œuvre que Glissant expliqua lui-même sa méthode à son lecteur -- à plusieurs reprises, évidemment--, comme ici, en 2005, dans La Cohée du Lamentin : Ce qui arrive le plus souvent est que les textes […]- qu’on a prononcés, se répètent, mais tout à fait différemment, dans la page retenue ensuite pour un livre […]. Il ne se rencontre pas que cette écriture soit simplement le résumé ou le rapport littéral de ce qui a été prononcé, il y a une aventure qui saute et se tord en plusieurs des rencontres de cette double modalité d’expression […], entre écriture et oralité les chemins ne mènent pas au même, n’allez pas essayer de les réduire ou de les étendre l’une à l’autre, le résultat est de l’inattendu, le passage de l’oral à l’écrit, ou de celui-ci à celui-là, est de l’ordre des créolisations. Le résultat est aussi un mélange profitable de ces textes. Vous répétez des passages entiers, d’un discours à l’autre, bien sûr, puisque vous n’avez pas mécaniquement ni studieusement rédigé par avance vos interventions, vous vous êtes satisfait d’un plan pas trop explicite, que vous avez rempli avec des feuillets retrouvés, vous répétez, sans même vous rendre compte que ce n’est d’ordinaire pas très bien vu dans les milieux où vous allez, et puis vous choisissez d’en faire un procédé, non, un processus, alors la méthode devient instinctivement un mode d’emploi, les hasards du discours se tournent en richesses rhétoriques de l’écrit, voilà le livre, soudain ou peu à peu, une unité de tant de disparités rêches, qui s’éprouvent solidaires et chatoient 8 . 7 Ibid., p.-239. 8 Glissant, Édouard. La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p.-253-254. 50 Raphaël Lauro L’idée d’un texte « inattendu » ou « créolisé », procédant du passage de l’oral à l’écrit et donc de la répétition avait déjà été exprimée quinze ans plus tôt, dans Poétique de la Relation, mais aussi dans d’autres essais, notamment dans le Traité du Tout-monde où était décrit le caractère « baroque » des Amériques : Pour l’art baroque, la connaissance pousse par l’étendue, l’accumulation, la prolifération, la répétition et non pas avant tout par les profonds et la révélation fulgurante. […] Dans les Amériques, le baroque est naturalisé 9 . En répétant -- en reprécisant sans cesse- - sa conception d’une écriture baroque, répétitive, cumulative, Glissant laissait entendre qu’un tel processus révèlerait de lui-même les mouvements du monde que sa pensée tentait d’expliquer. S’il reprochait à Mallarmé d’avoir voulu produire un « équivalent » du monde -- « le Livre, où tout sera dit, sans que rien soit rapporté »- -, s’il critiquait de même « la poétique de la structure » -- qu’il considérait comme un autre « renoncement au monde »--, Glissant réitérait malgré tout l’idée que la poétique de la Relation devait d’abord s’incarner dans les mouvements et les structures du texte 10 . « Si j’ai accumulé tant de lieux communs --disait-il--, j’ai pour excuse que l’entassement […] convient peut-être à l’approche de mon réel sujet- -- les emmêlements de la relation mondiale » 11 . Plus loin, il ajoutait : « Nous ne révélons plus en nous la totalité par fulguration. Nous l’approchons par accumulation de sédiments » 12 . Et plus loin encore : Je ressasse au long de ce livre cela qui pour moi, depuis si longtemps, figure les lignes de force d’une telle poétique [de la Relation]. […] Ce ressassement même indique à suffisance qu’une telle poétique ne s’achève pas en absolu qualitatif. Car la Relation en réalité n’est pas un absolu à quoi toute œuvre tendrait, mais une totalité qui par force poétique et pratique et sans arrêt cherche à se parfaire, à se dire, c’est-à-dire simplement à se compléter 13 . Ainsi, la forme même du ressassement indiquait « à suffisance » le fond de la pensée. Par conséquent, l’erreur de lecture consisterait à analyser l’œuvre à partir d’énoncés isolés ou à éclairer telle ou telle idée à la lumière d’une citation érigée en étendard de la pensée. Cela reviendrait en effet à fixer la pensée selon des axiomes en apparence définitifs quand ceux-là même 9 Glissant, Édouard. Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p.-116. 10 Glissant, Édouard. Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p.-37-38. 11 Ibid., p.-44. 12 Ibid., p.-45. 13 Ibid., p.-47-48. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 51 se prononçaient en tremblant avant d’être corrigés, repris, reformulés. L’épigraphe de La Cohée du Lamentin est à ce propos explicite : Ce qui par force se répète, et se fond à l’obscur du monde, et y lève des intuitions : et tremblantes, et fracturées d’éclats. Parce qu’il relevait d’abord d’une recherche, le dire de Glissant procédait par « intuitions tremblantes et fracturées d’éclats ». Telle était en effet la condition pour témoigner du mouvement et de l’obscurité du monde. Cela, Glissant l’avait annoncé bien des années plus tôt, dès les premières pages du Discours antillais : L’intention en ce travail fut d’accumuler à tous les niveaux. L’accumulation est la technique la plus appropriée de dévoilement d’une réalité qui elle-même s’éparpille. Son déroulé s’apparente au ressassement de quelques obsessions qui enracinent, liées à des évidences qui voyagent. Le trajet intellectuel en est voué à un itinéraire géographique, par quoi la « pensée » du Discours explore son espace et s’y tresse 14 . Parce qu’il savait qu’il ne pouvait être question de « rendre compte de tout l’inextricable du monde, de toute cette chose qui nous entoure et nous donne le vertige » 15 , Glissant cherchait à en retranscrire les rythmes dans l’écriture. Une telle idée nous rappelle alors celle que son ami Kostas Axelos avait exprimée en 1964 à propos du « devenir-monde » de la philosophie : Personne et rien ne comprend jamais tout. On peut toujours ajouter, enlever, changer, dire et faire autrement. Aucune méthode ne parvient à immobiliser le cours du monde et le discours, et la fluidité ne se laisse totalement capturer par aucune conceptualisation 16 . Cette « fluidité » du « cours du monde » impossible à « immobiliser » devait donc se manifester à travers la forme du discours. Autrement dit, l’œuvre devait se construire avec et au rythme du monde, comme Deleuze et Guattari l’avaient annoncé : « C’est la même chose pour le livre et le monde : le livre n’est pas image du monde, suivant une croyance enracinée. Il fait rhizome avec le monde » 17 . De fait, parce qu’il voyait le monde comme un Tout composite, l’œuvre entière qu’Édouard Glissant rêvait de bâtir 14 Glissant, Édouard. Le Discours antillais, Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1981, p. 17. 15 Glissant, Édouard. Visite à Édouard Glissant, entretiens avec Claude Couffon réunis par Gérard Cléry, Paris, Éditions Caractères, 2001, p.-61. 16 Axelos, Kostas. Vers la pensée planétaire. Le devenir-pensée du monde et le devenirmonde de la pensée, Paris, Les Éditions de Minuit, « Arguments », 1964, p.-15. 17 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. « Rhizome », Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1980, p.-18. 52 Raphaël Lauro devait être littéralement composée par accumulation, agrégat et répétition. « Nous ne pourrons fréquenter cette totalité ni enfin espérer de nous y accorder vraiment si nous n’accumulons pas des différences et des rapports de différences » écrivait-il de nouveau dans Une nouvelle région du monde 18 . Comme chez ses amis philosophes, une analogie entre l’œuvre et le monde se dessinait, différente de celle de Mallarmé quoique proche en idée. Et s’il est évident que la méthode qu’elle entraînait s’est renforcée au rythme de conférences toujours plus nombreuses, celle-ci semble toujours avoir été sa méthode de prédilection. Glissant lui-même admettait avoir « toujours poursuivi » un même texte : Je ne sais plus à quel âge, dans mon très jeune temps, j’ai rêvé d’avoir développé un texte qui s’enroulait innocemment mais dans une drue manière de triomphe sur lui-même, jusqu’à engendrer au fur et à mesure ses propres sens. La répétition en était le fil, avec cette imperceptible déviance qui fait avancer. Dans ce que j’écris, toujours j’ai poursuivi ce texte 19 . Ces « imperceptibles déviances » rappellent sans doute les « petites différences, variantes et modifications » qu’évoquait Deleuze dès les premières lignes de Différence et répétition 20 . Telle est donc la raison pour laquelle la pensée de Glissant ne saurait en aucun cas être définie, résumée ou ramassée en quelques mots comme cela est souvent le cas aujourd’hui. Telle est aussi la raison pour laquelle lire son œuvre exige d’accorder une attention particulière aux détails. Loin de se laisser saisir en absolu, fût-ce à travers un axiome totalisant, celle-ci invite bien plutôt le lecteur à rechercher ce qui s’efface, se perd ou se crée au rythme des successives avancées. D’où la nécessité, pour la critique, de bien situer à quel moment de la pensée elle se réfère. En effet, Glissant considérait que sa prose ne pouvait demeurer qu’à l’état de « brouillon » 21 . « Nous sommes quelques-uns qui considérons la création […] comme la résultante au fur et à mesure perfectible de plusieurs avancées » annonçait-il dans la revue Acoma 22 , réaffirmant par là le caractère fragile et instable de la langue, imparfaite, vouée à la correction ou à la rature. Le meilleur exemple de cette perpétuelle réécriture est sans doute donné par le recueil des Poèmes complets. À chaque édition de ses poèmes, en effet, 18 Glissant, Édouard. Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p.-22. 19 Glissant, Édouard. La Cohée du Lamentin, op.cit., p.-20. 20 Deleuze, Gilles. Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.-2. 21 Glissant, Édouard. Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, 1997 [Seuil, 1956], p. 60. 22 Glissant, Édouard. Présentation de « Billons » et « Bois des Hauts », Acoma, n°- 3, février 1972, François Maspero, Presses Universitaires de Perpignan, 2005, p.-295. L’œuvre-palimpseste d’Édouard Glissant 53 Glissant les corrigea, parfois substantiellement, jusqu’à cette réédition finale qui constitue en soi le dernier état du palimpseste. Pour comprendre cela, il faut se rappeler qu’en 1961, Glissant expliqua sans équivoque que le « travail de poésie » dans lequel il s’engageait ne visait nullement une « œuvre tendue, sourde, monotone ni plate à l’image de la mer qu’on sculpte sans fin ». Les poèmes qu’il présentait dans Le Sang rivé étaient à ses yeux « des éclats, accordés à l’effervescence de la terre […], toujours démis, toujours repris, hors de tout achèvement » 23 . Ce texte liminaire pourrait être aujourd’hui considéré comme le prélude de l’œuvre tout entière. En effet, Glissant y annonçait que la poésie ne peut être que « cela qui tremble, vacille et sans cesse redevient ». Ses poèmes n’étaient pas des « œuvres », mais « la matière elle-même dans quoi l’ouvrage chemine ». « Il n’est point de poèmes achevés » écrivait-il déjà en 1956, annonçant le caractère infini d’un tel cheminement 24 . Ce tremblement, ce vacillement ou ce devenir des textes tend de fait à rendre plus ardue la lisibilité de l’œuvre. Ou plutôt, il signale en lui-même ce qu’Abdelwahab Meddeb appelait son « illisible » : Il y a de l’illisible et de l’inaudible dans le tremblé de cette écriture où l’idiolecte, par son existence, est une illustration souveraine de l’archétype, c’est-à-dire de la langue en tant qu’essence. […] Il y aura toujours de l’illisible pour nous et entre nous. Que chacun soit éclairé par la pleine lumière de cette connaissance dont l’éclat n’abolira pas l’irréductible illisibilité, qui obscurcit l’approche de nous-mêmes et celle des autres 25 . En effet, cet « illisible » ou cet « inaudible » de l’écriture est immédiatement induit par la langue elle-même. Mais il relève également d’un geste qui invite le lecteur à soulever les strates formées par « accumulation de sédiments ». Cela, pour comprendre les mouvements de la pensée, mais aussi pour entrevoir cette « essence de la langue » qu’Abdelwahab Meddeb disait. Ainsi, le palimpseste que constitue en elle-même l’œuvre littéraire d’Édouard Glissant n’invite pas tant à chercher des traces de la présence d’autres auteurs --« un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite 23 Glissant, Édouard. Le Sang rivé. Poèmes, Paris, Dakar, Présence Africaine, 1961, p.-9. 24 Glissant, Édouard. Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, 1997 [Seuil, 1956], p. 42. 25 Meddeb, Abdelwahab. « Lumière de l’obscur », Autour d’Édouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, Samia Kassab-Charfi et Sonia Zlitni-Fitouri (dir.), avec la collaboration de Loïc Céry, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, Carthage, Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008, p.-17 et p.-19-20. 54 Raphaël Lauro jusqu’à la fin des textes » disait Genette 26 -- qu’à gratter sa matière entassée, laquelle signifie le caractère interminable du travail de la langue et conduit l’expression à l’infini, en vue d’un inachevable et impossible accomplissement. 26 Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré, op.- cit., page de quatrième de couverture.