Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Du "dévoyage" au "déparler": Le lieu nomade dans 'La Terre magnétique' d’Édouard Glissant
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2015
Eva Baehler
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Du « dévoyage » au « déparler » : Le lieu nomade dans La-Terre magnétique d’Édouard Glissant Eva Baehler Université de Neuchâtel Le principe d’opacité est bien connu des lecteurs d’Édouard Glissant, puisque l’écrivain s’est précisément employé à l’illustrer, à travers sa stylistique même 1 , tout au long de son œuvre. Habité par les souvenirs du conteur antillais et de Segalen, il oppose à l’exigence de clarté et au fantasme profondément occidental de maîtrise de l’inconnu ce qui constitue pour lui à la fois « un rite de protection du domaine culturel et de la matière identitaire, toujours obscure et indistincte » et une « manière d’esquiver la réduction à une dangereuse transparence » 2 . De tous ses essais, La Terre magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (2007) est peut-être celui qui exprime le plus en détail l’un des paradoxes fondamentaux de la poétique de la Relation, où l’« errant, qui n’est plus le voyageur ni le découvreur ni le conquérant, cherche à connaître la totalité du monde et sait déjà qu’il ne l’accomplira jamais […] » 3 . L’Ile de Pâques constitue en effet un défi de taille pour Glissant en ce qu’elle incarne, pour lui, l’essence de l’altérité historique et géographique à laquelle il était par ailleurs habitué à identifier les Antilles, par opposition à la France métropolitaine. Elle le contraint en outre à adopter un point de vue exogène, propre à celui de l’explorateur, point de vue qui est par définition menacé par la tentation de l’exotisme, ou par celle de résorber l’altérité dans la ressemblance ou la conquête. Dès lors, l’incapacité dans laquelle il se trouve de se rendre physiquement sur les lieux 4 constitue une circonstance opportune ; elle 1 A ce sujet, voir Aranjo (1992), et Kassab-Charfi (2011 ; 149sq.). 2 Kassab-Charfi (2011 ; 151). 3 Glissant (1990 ; 33). 4 Il est utile de rappeler ici que La Terre magnétique (désormais abrégée « TM » pour les références dans le corps du texte) est une commande de la collection « Peuples de l’eau », dirigée par Glissant, et qui « publie les textes des écrivains partis sur le trois-mâts La Boudeuse à la rencontre de peuples accessibles par seule voie d’eau. » (Glissant, 2007, quatrième de couverture). Comme il l’explicite dans les premières pages du livre, des problèmes de santé empêcheront l’écrivain d’entreprendre le voyage lui-même, d’où la collaboration avec sa femme, Sylvie Séma, qui effectue le déplacement seule. 56 Eva Baehler permet en effet au « rêveur lointain » (TM 10), par la contrainte de la distance spatiale, de développer une stratégie du détour, qui passe notamment par le « dévoiement » du modèle du récit viatique d’exploration, et par l’adoption de procédés intertextuels et polyphoniques. La Terre magnétique adopte donc un mouvement d’oscillation constant entre l’impossibilité d’écrire l’opacité qui, par définition « échappe à tout mode de représentation ou d’explication et […] par conséquent renvoie toujours à une absence » 5 , et les ressources du texte poétique qui parvient, notamment par la mise en relief de ses contradictions, à constituer une représentation artistique de l’Ile de Pâques qui s’accorde avec la pensée et l’esthétique glissantiennes. L’inscription du texte d’Édouard Glissant dans la collection « Les Peuples de l’eau » dessine donc un « horizon d’attente » ambigu, puisqu’il « se trouve déterminé pour partie par l’objectif assigné aux écrivains-chroniqueurs, à savoir “témoigner” de leur participation à l’une des expéditions de La Boudeuse […] » 6 , qui n’est autre qu’une reproduction de la goélette sur laquelle s’embarqua Bougainville pour son tour du monde (1766-1769). La Terre magnétique se voit ainsi d’emblée associée non pas en premier lieu aux récits de voyages d’écrivains, mais aux grandes circumnavigations de la seconde moitié du XVIII e siècle. Si, pour Jean-Xavier Ridon, « Voyager “sur la trace de” n’implique pourtant pas ici de refaire à l’identique le parcours du premier explorateur mais bien plutôt de se situer dans un héritage textuel » 7 , il n’en reste pas moins que cet héritage, tant textuel qu’historique, est problématique. Car sans même parler des expéditions de conquête, aucun voyage maritime n’est dissociable, chez Glissant, du souvenir de l’esclavage, comme il l’évoque dans « La barque ouverte » : « Ainsi toute navigation sur la splendeur verte d’océan […] suggère-t-elle, avec une évidence d’algues, ces bas-fonds, ces profonds, ponctués de boulets qui rouillent à peine. » 8 On comprend donc la distance qu’Édouard Glissant prétend prendre avec le genre, et plus particulièrement avec le récit d’exploration et de conquête, et l’expédition scientifique. De fait, La Terre magnétique s’affranchit tout à fait de la forme « consacrée » du carnet de voyage de l’explorateur, et mis à part l’encadrement du texte par l’arrivée et le départ de Sylvie sur l’île, la progression linéaire, les dates ainsi que la dimension géographique du voyage sont évacuées, comme le souligne Cavallero 9 . En outre, si le récit n’a pas la priorité sur le voyage, l’acte d’écrire, chez Glissant, n’est pas subordonné à 5 Ridon (2015 ; 152). 6 Cavallero (2011 ; 63). 7 Ridon (2015 ; 149). 8 Glissant (1990 ; 18). 9 Cavallero (2011 ; 65). On peut noter ici que Sylvie Séma n’est jamais qualifiée de « voyageuse », mais bien de « visiteuse » (TM 12 ; 74). Du «dévoyage» au «déparler» 57 l’acte de voyager, contrairement à ce qui définit le récit d’exploration au XVIII e siècle ; écriture et voyage sont complémentaires, puisque Sylvie et lui travaillent « en relais » (TM 9). Malgré cette prise de distance avec le voyage, l’héritage de la tradition des « voyageurs-menteurs » 10 et des « voyageurs-lecteurs », à l’instar de Chateaubriand 11 , a tout de même laissé des traces dans le texte de Glissant, qui ne fait en l’occurrence pas exception à la règle. En effet, si tout voyageur est aussi, et peut-être avant tout, un lecteur, « toute écriture du voyage porte les marques d[’]autres récits » 12 . Bien que l’écrivain ait ses raisons de vouloir échapper à ce que Montalbetti a appelé la « grille générique », laquelle « fournit une structure a priori de l’expérience [qui] la rend prévisible, comme aussi pré-écrite ; pré-lisible […] » 13 , il ne s’inscrit pas moins dans une chaîne de relais intertextuels qui remonte immanquablement à Cook et à La Pérouse 14 . Or, même si l’empreinte directe de ces navigateurs sur le texte de Glissant, et a fortiori sur l’île, est moindre, et avant tout d’ordre toponymique 15 , il est fait mention à de nombreuses reprises des « conquérants » ayant approché Rapa Nui ; mais ceux-ci sont toujours confondus dans une foule, un temps et un lieu indistincts 16 , et souffrent d’une incapacité fondamentale à « voir » cette terre, c’est-à-dire à accepter son opacité : Depuis longtemps, les approches de cette terre s’étaient présentées de la même manière incertaine. Beaucoup des navigants de cette immensité n’ont pas voulu voir la côte de brume devant eux, comme s’ils étaient las d’une divination qui leur refermait les yeux, d’autres se confièrent à leurs instruments, étrangement déréglés par ce magnétisme, quelques-uns ont considéré tout simplement que l’accostage n’en valait pas la peine […] (TM 14). 10 Voir à ce sujet la fameuse citation de Bougainville : « Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur […] », et Anne-Gaëlle Weber, A beau mentir qui vient de loin : savants, voyageurs et romanciers au XIX e siècle, Paris, H. Champion, 2004. 11 « Si Chateaubriand peut se permettre aussi facilement d’inventer des lieux de voyage qu’il n’a nullement visités, c’est que, comme ses prédécesseurs, il se fonde, pour raconter ses pérégrinations, sur toute une série de lectures qui structurent sa perception ou son imagination de l’espace et s’interposent entre le monde et lui. Sa rencontre avec les pays est fondamentalement intertextuelle », Pierre Bayard (2012 ; 55). 12 Pasquali (1994 ; 32). 13 Montalbetti (1997 : 61). 14 Dont Glissant a peut-être même lu les récits : « C’est ce que rapportaient les vieux mémoires, journaux de bord, récits de voyageurs et autres traités de l’ailleurs » (TM 20). 15 Voir par exemple la « Baie de La Pérouse » (TM 103 ; 110). 16 « Les premiers arrivants venus de n’importe où, l’occident du monde est toujours n’importe où, n’ont cessé de mésentendre le bruit de cette terre […] » (TM 55). 58 Eva Baehler Cette pauvreté sensorielle est thématisée au long de l’essai poétique- et annonce les touristes rencontrés par Sylvie, selon lesquels « il n’y a rien à voir une fois que vous avez fait le tour prudent d’un ou deux moaï […] » (TM 114). C’est que les explorateurs et les colonisateurs, comme certains « visiteurs occasionnels », n’éprouvent finalement que peu d’intérêt pour ce lieu dont ils ne peuvent rien emporter, pour ces indigènes dont on ne peut rien retirer : « […] on souffrait de n’y relever rien qui vous tienne […] et puis toutes ces têtes, qu’il était impossible de déplacer ou d’emporter […] » ; et plus bas : -« Les gens de terre ne disent rien. Quand ils parlent, vous ne savez pas si c’est ringardise ou rigolade ou déguisement ou dégoût de vérité » (TM 20). Le brouillage de l’identité des explorateurs contraste cependant avec les nombreuses mentions de l’anthropologue Alfred Métraux, dont l’ouvrage relate une expédition scientifique menée à l’Ile de Pâques en 1934. Glissant entretient avec ce texte un rapport apparemment plus ambigu qu’avec les récits d’exploration puisqu’il l’utilise comme l’une de ses sources documentaires principales concernant de nombreux faits historiques et ethnologiques, alors même que l’anthropologue perpétue à sa façon une vision fortement paternaliste, voire coloniale de l’île et de ses habitants. En effet, il ne cache pas son admiration pour les grands navigateurs du passé 17 et insiste comme eux sur le caractère « avide » et « voleur » des indigènes 18 , un trait qui rappelle fortement les stéréotypes associés au « sauvage » du XVIII e siècle : Ce larcin nous fit plaisir. Nous étions du coup transportés dans l’ancienne atmosphère de l’Ile telle qu’elle se dégage des récits des premiers navigateurs. Tout comme les marins de Cook ou de La Pérouse, au même endroit, nous devions nous prémunir contre le goût du vol que les Pascuans montrèrent dès leur premier contact avec les blancs 19 . Par ailleurs, l’informateur de Glissant est davantage intéressé par la splendeur mythique d’une civilisation disparue que par les réalités de l’île actuelle, devenue, selon lui, « un corps sans âme » 20 . Il est permis de supposer dès lors que la raison pour laquelle Glissant octroie une place importante à Métraux, et à ce cortège d’explorateurs rendus anonymes, réside peut-être dans le fait qu’il partage en bonne partie leur incompréhension de cette terre et de son peuple, qui ne lui font « aucune ouverture » et qui rendent régulièrement, de son propre aveu, l’écriture impossible 21 : « La 17 Par exemple : « C’est tout naturellement que je donnai alors une pensée à M. de La Pérouse qui, comme nous, était parti jadis pour l’Ile de Pâques sur un navire de guerre dont le vent du large faisait claquer les flammes » (Métraux, 1999 ; 9). 18 Voir Métraux (1999 ; 12, 14, 17). 19 Métraux (1999 ; 14). 20 Métraux (1999 ; 19). 21 Voir aussi TM 25 et 42. Du «dévoyage» au «déparler» 59 terre magnétique n’avait aucun souci de sa propre permanence, et elle ne convenait pas de vous en faire confidence. En quoi vous ne changez guère de tant d’arrivants tout-puissants, jadis et hier encore » (TM 47 ; 25). Cette dimension réflexive de l’écriture, omniprésente dans La Terre magnétique, s’accompagne d’un ton parfois très personnel, voire confidentiel, comme en attestent quelques extraits des premiers chapitres du texte où Glissant laisse deviner un certain abattement, voire une forme de fatalisme face à l’hermétisme pascuan, décidément trop tenace, et les contradictions qu’il éveille. Ainsi l’écrivain ne s’est-il peut-être jamais aussi ouvertement dévoilé que dans cette éprouvante « méditation sur Rapa nui » qui, « [é]crite au crépuscule de sa vie, […] resitue l’œuvre tout entière face à l’immensité du Temps » 22 . Rapa Nui est en effet l’« île dernière » 23 , « le point ultime, absolu, le réceptacle de toutes ces énergies ramassées au long de l’errance » (TM 17-18), errance de l’île et de son peuple, mais aussi celle de l’écrivain. Ce parallèle à la fois rapproche et distingue le texte de Glissant du récit de voyage puisque celui-ci, comme c’est le cas pour certains passages de La Terre magnétique, « apparaît comme une forme particulière de l’autobiographie et participe de son statut ambivalent, entre discours de soi, confession, observation et fictionnalisation de la réalité » 24 . Le retour sur soi s’inscrit certainement parmi les stratégies que les voyageurs s’emploient à développer, selon Christine Montalbetti, afin de saisir au mieux leur objet, de se l’approprier et de le rendre le plus lisible possible ; nous y reviendrons. Or, on se souvient que c’est bien le but inverse que poursuit Glissant, qui par l’identification métaphorique avec l’île accoste malgré la brume, si l’on peut dire, et fait basculer l’essai dans le récit poétique. C’est précisément là que l’écrivain se distingue des figures de voyageurs mentionnés ci-dessus : « Plus l’autre résiste dans son épaisseur ou sa fluidité (sans s’y limiter), plus sa réalité devient expressive, et plus sa relation féconde » 25 . Le point de vue des « navigateurs » est donc contrebalancé par les textes poétiques et les romans qui eux aussi traversent La Terre magnétique. Nous ne nous étendrons pas sur les références à Pablo Neruda 26 , à Melville 27 ou à Alain Borer 28 , puisque, comme le relève Cavallero, 22 Madou (2013 ; 109). 23 On notera ici l’allusion à un vers du recueil de poèmes Les Indes, publié plus de quarante ans auparavant : « La dernière île fut hier peuplée de cartographes, d’ingénieurs,/ On a sur les statues de Pâques mesuré la profondeur dernière », Glissant (1994 ; 162). 24 Wolfzettel (1986 ; 10) cité par Pasquali (1994 ; 92, trad. 147). 25 Glissant (1997b ; 24). 26 Voir TM 54, 80, 61. 27 TM 13, 14. 28 TM 12. 60 Eva Baehler [l]a résonance intertextuelle de ces textes demeure […] limitée, tandis que les allusions aux propres publications de l’auteur se font beaucoup plus prégnantes d’un chapitre sur l’autre. Cette intertextualité restreinte, par laquelle l’écriture tisse ses liens avec l’ensemble de la « poétique de la relation », mérite naturellement qu’on s’y arrête 29 . La Terre magnétique appartient en effet au grand réseau intratextuel que Glissant a mis en place dès La Lézarde. Sans nous arrêter sur les références ponctuelles 30 aux ouvrages théoriques, aux poèmes et aux romans, on peut mentionner certains parallèles qui nous semblent particulièrement intéressants en ce qu’ils constituent un élément essentiel pour la « compréhension » de l’opacité, telle qu’elle se manifeste chez Glissant, et son articulation avec le Tout-monde. Ainsi, la formulation du mode de cheminement du Pascuan Joseph 31 renvoie-t-elle sans aucun doute possible à un syntagme énigmatique de La Case du Commandeur, souvent repris et décliné au long du chapitre « Mémoire des brûlis » : « Nous sautons de roche en roche dans ce temps » 32 . Selon Dominique Chancé, cette phrase constitue à son tour un écho à un passage clé de L’Intention poétique : « Je bâtis à roches mon langage » 33 . D’après elle, cette assertion contiendrait « [l]’idée d’une poétique du morcellement, de la roche brisée […] à l’opposé d’une esthétique de la fluidité, de la transparence, du cours ininterrompu d’une rivière ou d’un récit » 34 . En outre, la roche, comme la pierre, est un motif récurrent chez l’écrivain, et renvoie notamment aux pratiques des Caraïbes et des Arawaks que leur nomadisme circulaire portait à parcourir l’archipel antillais d’île en île 35 ; de la même manière, la végétation pascuane, aride et clairsemée excepté aux alentours des points d’eau, évoque malgré leur dissemblance celle de la Martinique : Des jardins. […] Peut-être obéissent-ils au même principe qui a permis la survie des jardins créoles : le mélange des espèces qui se protègent mutuellement […]. Ils communiquent aussi entre eux par les fissures de la roche où circule l’eau de pluie. Les lieux de l’île sont reliés par un réseau souterrain de canaux creusés par la lave, où passe l’énergie qui emporte avec elle les rêves des hommes et des femmes. (TM 41) 29 Cavallero (2011 ; 66). 30 Évocation des Batoutos (TM 19), du Tout-monde (TM 10, 11, 63), de la Relation (TM 69), du rhizome (TM 81)… 31 Lequel « va nu-pieds, ne supportant pas les sandales en plastique. Il saute de roche en roche. Il plonge à mort dans cette mer » (TM 73) (c’est nous qui soulignons). 32 Glissant (1997a ; 118 et le chapitre entier 117-123). 33 Glissant (1997b), cité par Chancé (2001 ; 182). 34 Chancé (2001 ; 182). 35 Voir notamment Glissant (1990 ; 24). Du «dévoyage» au «déparler» 61 L’image du réseau souterrain est similaire à celle des dessous de la mangrove tels qu’ils apparaissent dans Tout-monde 36 , en même temps qu’elle rappelle, par symétrie, les traces et les tatouages présents à la surface de l’île. Ces exemples illustrent la manière dont sont reliés les paysages de l’Ile de Pâques et de la Martinique, lieu à partir duquel Glissant a développé sa poétique. Grâce à l’intratextualité, l’opacité apparaît donc ici comme « un facteur affectant aussi bien le paysage géographique que la forme narrative » 37 . Malgré son isolement fondamental 38 , Rapa Nui intègre ainsi la « trame » de la Relation 39 par le biais du paysage qui devient, selon Jean-Pol Madou, l’incarnation même de l’opacité, en ce qu’il « exhausse […] toutes les contradictions de l’imaginaire glissantien : la mesure et la démesure, l’Un et le Multiple, le dicible et l’indicible, […], l’instant et la durée, […], la finitude de l’île et l’infinie ouverture de l’archipel […] » 40 . On peut cependant s’interroger, à la lumière de l’ouvrage de Montalbetti, sur ce retour sur soi : par la référence même à ses textes, et au lieu, toujours incontournable, d’où il les émet, Glissant ne ramène-t-il pas à lui la terre magnétique ? Par le procédé de la comparaison des Antilles et de l’Ile de Pâques, et des textes qui leur sont liés, n’adopte-t-il pas l’une des ressources utilisées par les voyageurs « aveuglés » confrontés à l’opacité ? En effet, Chaque fois que l’objet résiste à la description, ou que la description ne suffirait pas à épuiser sa forme, et que l’ignorance dans laquelle le lecteur se trouve de cet objet en perturberait toute lisibilité, il s’agit de remplacer cet objet (indescriptible pour le narrateur, illisible pour le narrataire) par un objet dont le lecteur […] connaît la forme, dont alors il se remémore […]. 41 Il ne s’agit pas de répondre de manière définitive à ces questions ; ceci dit, il nous paraît que l’usage que Glissant fait de l’oralité et de la polyphonie 36 « Il voyait, au nord du pays, le feu de la montagne Pelée bouillonner dans son secret de volcan, et les laves toucher de loin l’eau douce et l’eau salée tour à tour, et cette eau double coulait sous la terre de Martinique pour remonter dans la mangle du Lamentin, à la rencontre d’une autre eau qui descendait souterrainement depuis la montagne du Vauclin au sud, dont on ne savait généralement pas qu’elle était elle aussi un volcan. […] L’eau du volcan faisait rivière dans la géographie tourmentée de ces fonds marins, entre les îles, et peut-être raccordait-elle en une Eau immense le continent au continent […] » Glissant (2010 ; 262-263). 37 Kassab-Charfi (2011 ; 152). 38 Madou (2013 ; 105). 39 Jean-Pol Madou a montré la manière dont Glissant insère l’Ile de Pâques dans la Poétique de la Relation, notamment par le biais du mot-valise « échoées » (2013 ; 108). 40 Madou (1996 ; 80). 41 Montalbetti (1997 ; 177). 62 Eva Baehler concurrence ce que Montalbetti, reprenant Genette, qualifie d’« architexte » des récits de voyage, en même temps qu’il équilibre les références aux propres textes de l’écrivain. On se souvient en effet que l’aspect le plus original, et le plus important, du récit de Glissant réside bel et bien dans cette écriture en « relais » 42 avec Sylvie Séma, ce qui, pour Bayard, constitue un « facteur de flou et de brouillage » 43 . L’intérêt de ce procédé, selon lui,- « ne tient pas seulement à ce qu’il apporte, mais aussi à ce qui se perd avec lui, comme s’il y avait une véritable fécondité dans cette pratique de l’imprécision » 44 . L’autorité du récit de voyage, comme les références interet intratextuelles, sont également remises en question par le fait qu’elles ne constituent pas la seule source d’information, mais sont complétées par les médias hétérogènes que sont les « notes, impressions, dessins, films et photos […] » (TM 9) réunis par Sylvie. La prégnance du narrateur Glissant, qui ne coïncide donc pas avec celle de la « visiteuse », est elle aussi nuancée puisque les voix de l’écrivain et de sa femme semblent parfois se confondre, jusqu’à ce qu’on ne sache plus véritablement qui parle, ni- à qui 45 . De plus, à travers ou à côté de la parole de l’informatrice résonne aussi celle des Pascuans, le tout constituant ce que Bayard appelle un « dispositif de transmission polyphonique » 46 . Par intermittence, le lecteur entend donc, par le biais du discours rapporté ou du discours direct, Betty Rapu, guide de Sylvie sur l’île, Papa Kiko, « chanteur » de la mémoire, ou encore Ammy, en quête de ses origines ; « comme si [Glissant] les avait effectivement rencontrés, qu’ils lui étaient devenus familiers au point de participer à l’écriture du livre en disparaissant en lui, et qu’il soit à la fin indiscernable de savoir qui s’exprime » 47 . Et pour complexifier le dispositif, on a parfois le sentiment que l’île-corps elle-même prend la parole et « s’émancipe […] de son assujettissement au regard […] » 48 . Personnifiée tout au long du texte, notamment par la métonymie des corps tatoués des Pascuans et des moaï (TM16), de la « peau de l’île » elle-même (TM 26), ou encore par l’entremise 42 Dans La Case du Commandeur, la « correspondance à l’envers » qu’entretiennent Mathieu Béluse, parcourant le monde, et Marie Celat, restée en Martinique, évoque le dispositif mis en place par Edouard Glissant et Sylvie Séma : « Il est difficile de fréquenter le monde entier. Marie Celat voyageait ainsi, sans quitter ses repères. Mathieu protestait qu’elle avait l’esprit critique à bon compte. Elle lui décrivait les endroits qu’il visitait, il convenait qu’elle voyait juste. » Edouard Glissant, (1997a ; 174-175). 43 Bayard (2012 ; 49). 44 Ibidem. 45 Voir notamment TM 76 et 96. 46 Bayard (2012 ; 45). 47 Ibid., (46). 48 Madou (1996 ; 79). Du «dévoyage» au «déparler» 63 de la « pierre qui parle » (TM 80 ; 117 ; 118), elle se déplace, au sens propre et au sens figuré (voir TM 10 et 48), comme pour venir à la « rencontre » de Glissant, qui d’ailleurs privilégie ce terme, avec celui de « relations », pour qualifier la visite « conjointe » que Sylvie et lui rendent à Rapa Nui. Ce lexique anthropomorphique contribue donc à faire de l’écrivain et de son épouse les interlocuteurs de la terre magnétique, et, par analogie, de ses habitants, pareillement errants, pareillement nomades. Et si l’île demeure « écrite » dans une langue intraduisible, c’est bien parce qu’elle ne représente plus un territoire à annexer, l’objet d’un savoir, ni même un sujet poétique, mais incarne en quelque sorte la pensée paysage et celle de la Relation en devenant précisément l’actrice d’« une relation à double sens et réciproque entre l’homme et le cosmos », où « le dualisme sujet/ objet, anthropos/ cosmos » est dépassé 49 . Le langage de La Terre magnétique se fait ainsi « démesure », voire « déparler », comme l’a montré Dominique Chancé, « délire verbal » où la démultiplication des voix et le désordre de l’énonciation s’associent aux contradictions, à l’absence de linéarité, ou encore à l’accumulation des informations pour interroger l’autorité du discours et du point de vue du voyageur comme de l’écrivain. Mais ce sont aussi les contradictions du principe d’opacité tel qu’il a été défini dans ses œuvres théoriques qui sont ici en jeu, opacité que Glissant entend précisément contourner par le « déparler », et qu’il contribue dans le même temps à renforcer pour le lecteur. Si la tentative de maintenir l’opacité est présente de la première à la dernière page de ce texte, hermétique par moments, elle est donc à la fois amplifiée et nuancée par l’écriture même, qui se fait, comme souvent chez Glissant, autoréflexive. Car l’Ile de Pâques, cette terre oxymorique qui « n’a cessé de vouloir vivre, de vouloir mourir », devient le lieu de la « contradiction vécue » (TM 53), « comme si tout ce qui paraissait obscur, et qui tenait sa valeur de cette obscurité même, relevait aussi d’une explication primordiale, et comme si la densité originelle des profondeurs se renforçait dans la diversité des étendues du monde » (TM 104). En définitive, cette île ne peut être appréhendée que par l’écriture et la lecture en relais, à travers le « montage de genres, de voix [et] de textes 50 », puisque c’est peut-être bien ce qui se tisse d’imprévisible au cours du détour ou de l’errance qui importe : « des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes » 51 . La Terre magnétique se révèle autant une méditation sur les errances de Rapa 49 Collot (2001 ; 499). 50 Antoine (2002 ; 5). 51 Glissant (1990 ; 204). 64 Eva Baehler Nui que sur celles d’Édouard Glissant, pour qui elle devient ce qu’on pourrait appeler, à la suite d’Alain Roger et de Pierre Bayard, un « dévoyage » 52 . À la fois « non-voyage » et réécriture de l’expérience viatique « qui vise, dans un fantasme de toute puissance, à maîtriser l’inconnu […] » 53 , ce « dévoiement » rejoint malgré tout par moments le sillage du récit de voyage, lorsque celui-ci se montre « prêt à accueillir l’ensemble des discours du monde » 54 . Bibliographie Antoine, Philippe (éd.). Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. Aranjo, Daniel. « L’opacité chez Édouard Glissant ou la poétique de la souche », in Favre, Yves-Alain et Ferreira de Brito, Antonio (dir.). 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