Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Le tremblement de l’écriture et les traces de l’oralité chez Édouard Glissant
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2015
Florian Alix
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Le tremblement de l’écriture et les traces de l’oralité chez Édouard Glissant Florian Alix Université Paris-Sorbonne - CIEF Édouard Glissant dans les débats caribéens sur la place de l’oralité Les écrivains antillais ont développé une série de discours valorisant l’oralité. Colette Maximin rappelle que les intellectuels anglophones de la Caraïbe ont dès les années 1930 mis en avant « des conceptions inédites sur la tradition locale » 1 où l’oralité joue un rôle moteur. La valorisation de l’oralité dans les littératures antillaises est alors historiquement liée selon elle à l’apparition d’un « national-populisme ». Les écrivains et intellectuels cherchent une origine pour justifier une séparation d’avec l’Europe. Par la suite, l’oralité devient progressivement le signe non seulement de l’originalité, mais aussi de la modernité de la littérature antillaise. Selon Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, l’apparition du conteur créole, le « Papa de la tracée littéraire dedans l’habitation » 2 , est totalement nouvelle. En effet, les auteurs de Lettres créoles présentent les populations européennes comme purement extérieures à cette innovation culturelle, puisqu’elles sont dans un premier temps incapables de penser culture et littérature en dehors de la tradition métropolitaine. Le rôle de fondateur échoit alors au conteur créole : s’il conserve le souvenir du « griot africain », il n’arrive à construire « son langage » qu’en déportant cette « parole africaine » vers des stratégies neuves de résistance adaptées au nouveau contexte où il se trouve et en la mâtinant de « vestiges caraïbes » 3 . En d’autres termes, le conteur créole n’imite ni la culture métropolitaine où se cantonnent les békés, ni l’oraliture africaine d’avant l’esclavage ; il invente, à partir de bribes issues de divers univers culturels, une nouvelle culture orale, tout à fait spécifique au paysage culturel et social où il se trouve, et moderne du fait même de cette innovation. 1 Maximin, Colette. La Parole aux masques. Paris, Éditions caribéennes, 1991, p.-19. 2 Chamoiseau, Patrick et Confiant, Raphaël. Lettres créoles. Paris, Gallimard - « Folio Essais », 1999, p.-43. 3 Ibid., p.-46. 68 Florian Alix Spécificité et modernité sont deux maîtres mots d’autres conceptions des origines orales des littératures antillaises. Ainsi, Edward Kamau Brathwaite promeut l’idée d’une « langue nationale dans les Caraïbes » 4 . S’il la voit à l’œuvre avant tout dans les Antilles anglophones, il insiste sur le fait que le processus qui a conduit à l’avènement de cette langue est le même dans toute la Caraïbe. Or ce processus s’initie à partir de 1492, non pas tant chez les populations européennes qui, à la suite de Colomb, viennent peupler l’archipel antillais, mais chez les Africains déportés qui doivent s’adapter à de nouvelles - et violentes - structures sociales en inventant une « nouvelle structure linguistique » 5 . La spécificité de la littérature antillaise vient donc de cette « langue nationale », moderne - puisqu’elle est une création récente - et fondée sur l’oralité - puisque Brathwaite la définit d’abord en termes de « rythme et de timbre » 6 . On retrouve alors l’idée d’un langage antillais qui s’exprimerait de manière similaire à travers les différentes langues de « l’univers de la Caraïbe », dont nous parle Édouard Glissant dans Introduction à une Poétique du Divers en citant l’écrivain cubain Alejo Carpentier 7 . D’une île à l’autre, on conçoit la littérature antillaise comme le résultat d’un travail sur les langues qui débouche sur une réalité langagière originale, propre à l’archipel, une construction culturelle qui émerge à l’époque moderne. Or cette particularité caribéenne du langage s’articule très étroitement à une oralité fondatrice, que les littératures tentent de retrouver. Jean Jonassaint, dans son étude sur la poétique du roman haïtien, montre que, dans son corpus, à des degrés divers, « l’affirmation de l’haïtianité des instances du récit » passe par l’« inscription d’un simulacre d’oralité » 8 . L’oralité devient ainsi un enjeu idéologique : on la relie à une culture de masse perçue comme « une ressource qu’il est possible d’exploiter » 9 pour une définition de soi et de sa littérature. Mais ne gomme-t-on pas ainsi des tensions inhérentes aux sociétés et aux cultures caribéennes ? Plus encore, l’oralité ne comporterait-elle pas dans la définition d’une culture caribéenne le même risque qu’y décèle Cyril Vettorato à propos de sa relation 4 Brathwaite, Edward Kamau. « History of the Voice », in Roots.- Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1993, p.-265. 5 Ibid., p.-261. 6 Ibid., p.-266. 7 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Paris, Gallimard, 1996, p. 42-43. 8 Jonassaint, Jean. Des romans de tradition haïtienne. Montréal/ Paris, CIDIHCA/ L’Harmattan, 2002, p.-161. 9 Maximin, Colette. Dynamiques interculturelles dans l’aire caribéenne. Paris, Karthala, 2008, p.-174. Du «dévoyage» au «déparler» 69 avec la blackness, celui d’enfermer les écrivains et les productions culturelles dans la « prison » de l’authenticité 10 ? La question de l’oralité en effet est souvent traitée par le biais d’une fable d’origine. Edward Kamau Brathwaite inscrit l’avènement de la « langue nationale » caribéenne dans le prolongement du récit historique de la « découverte » de l’archipel par Christophe Colomb ; Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant font eux aussi une narration de l’apparition du conteur créole. La chronologie d’un récit fait de l’oralité une origine de la culture antillaise. D’une certaine manière, on retrouve ce trait chez Édouard Glissant pour qui il y a « passage » 11 ou « succession » 12 de l’oral à l’écrit. Cependant, les cultures antillaises sont aux yeux de l’auteur de Traité du Tout-Monde des « cultures composites » : leur modernité réside dans le fait qu’elles ne donnent pas naissance à un récit unique de création, mais qu’elles procèdent d’une « digenèse » 13 , c’est-à-dire qu’elles conçoivent leur formation sous l’angle conjoint de ruptures et de réunions d’éléments disparates préexistants. C’est pourquoi la question du rapport entre l’oral et l’écrit est si importante aux yeux de Glissant. Dans la relation de ces deux termes, ce n’est pas la mise en jeu d’une seule question, mais de deux problématiques qui sont liées : la première est l’expression de sa communauté dans un rapport à la totalité-monde et la deuxième est l’expression de sa communauté dans une quête qui est à la fois d’absolu et de non-absolu, ou d’écriture et d’oralité. 14 Selon Glissant, en effet le passage de l’oralité à l’écriture s’est fait de manière originale et moderne aux Antilles, mais ce processus n’est pas propre à cet espace, il s’est produit dans d’autres sociétés de manière similaire. Et à chaque fois, l’écriture a d’abord cherché à conserver « les grandes œuvres de l’oralité » 15 , si bien que l’écrit a toujours partie liée avec l’oral.-Mais l’originalité d’une culture composite comme la culture antillaise réside dans le fait que cette relation perdure, que l’écrit porte toujours les traces de l’oralité fondamentale, qu’il ne se fixe pas. Se lier à la culture orale n’est donc pas, 10 Vettorato, Cyril. « Blackness poétique et « altérité intime » : les enjeux de l’oralité dans les poésies africaines américaines », Revue de littérature comparée, n°- 332, 4-2009 (octobre - décembre 2009), p.-456-457. 11 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Op.-cit., p.-38. 12 Glissant, Édouard. « Le Chaos-Monde, l’oral et l’écrit », Ludwig, Ralph (dir.). Ecrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise. Paris, Gallimard - « Folio Essais », 1994, p.-112. 13 Glissant, Édouard. Traité du Tout-Monde. Paris, Gallimard, 1997, p.-195. 14 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers. Op.-cit., p.-39. 15 Glissant, Édouard. « Le Chaos-Monde, l’oral et l’écrit », art. cit., p.-113. 70 Florian Alix chez Glissant, une recherche de genres ou de formes à revivifier, comme les auteurs de la créolité peuvent se tourner vers les contes ou Brathwaite vers certaines formes poétiques ou musicales ; l’écriture de Glissant travaille plutôt les « traces » de l’oral. L’écrivain résiste ainsi aux « pièges du folklorique » pour proposer, suivant les mots de Jacques Berque, « une violente projection du souterrain et du matriciel dans l’anticipé » 16 lorsqu’il retrouve ces « traces » dans un texte qui sera dès lors pris entre deux logiques, celle de l’oral et celle de l’écrit - toutes les deux liées, chez Glissant, moins à des définitions identitaires que métaphysiques et ontologiques. En effet, aux yeux d’Édouard Glissant, dans la dichotomie de l’oral et de l’écrit, le premier est « le royaume de l’existant, de l’étant », le second « le domaine exclusif de l’être » 17 . Pourtant cette distinction est une création historique puisque les premiers écrits tendent à restituer une littérature orale. Cette dernière apparaît donc alors qu’une culture se fixe, se fige dans un désir d’unité. Cependant, si ce figement prend la forme d’une pensée de la route, la culture reste sillonnée selon Glissant par une « pensée de la trace », c’est-à-dire par les rémanences de « la divagation de l’existant » 18 , des éléments de culture orale qui nourrissent cette culture. Ces traces de l’oral peuvent certes demeurer inconscientes dans le processus de création, mais, pour l’écrivain baignant dans une culture composite comme la culture antillaise, elles se présentent à lui comme un matériau pour l’écriture. L’écrivain caribéen aurait donc une propension à se tourner vers la « trace » pour composer sa pensée, cette « poussée tremblante du toujours nouveau », ce « penchant tout organique à une manière autre d’être et de connaître » 19 . On peut comprendre en ce sens l’analyse de Marilia Marchetti qui voit dans la poétique d’Édouard Glissant la recherche d’une « synthèse » qui « conteste essentiellement la supériorité des langues écrites, pour souligner la richesse de l’expression orale » 20 . Mais l’efficacité de cette contestation provient du fait qu’elle a lieu dans cette logique scripturaire qui fige et qui fixe : il s’agit pour Glissant de la subvertir, voire de la pervertir, par une autre logique, fondée sur le mouvement et le changement. 16 Berque, Jacques. « Préface », in Glissant, Édouard. Le Sel noir. Paris, Gallimard - « Poésie », 1983, p.-14. 17 Idem. 18 Glissant, Édouard. Introduction à une Poétique du Divers, op.-cit., p.-69. 19 Idem. 20 Marchetti, Marilia. « La déchirure linguisitique et les poétiques du chaos-monde : Les Grands Chaos d’Édouard Glissant », Kassab-Charfi, Samia, Zlitni-Fitouri, Sonia et Céry, Loïc (dir.). Autour d’Édouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation. Pessac/ Carthage, Presses Universitaires de Bordeaux/ Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008, p. 278. Du «dévoyage» au «déparler» 71 L’écrit glissantien est donc marqué par une forme d’hésitation, ou plus exactement de tremblement : il affiche discontinuités et ruptures, répétitions et corrections. C’est en ces termes qu’il présente son recueil de « poétries », ces pièces de théâtre qui ne peuvent être représentées dans un décor, avec des acteurs. Pourtant, leur simple existence sur le papier n’est pas suffisante : elles nécessitent une forme de dramatisation qui implique une présence physique, une participation particulière du lecteur. On remarque donc une continuité de l’oral à l’écrit : la langue littéraire d’Édouard Glissant est sillonnée et divisée par ces deux formes de langage 21 . Elle procède à la fois d’une opposition et d’une fusion entre oralité et écriture : la littérature selon Glissant n’est exclusivement ni d’un côté, ni de l’autre, mais permet justement de saisir la construction culturelle sous ces deux versants 22 . On peut tenter d’appréhender cette poétique glissantienne en déplaçant la question vers la dichotomie qu’établit Roland Barthes entre le lisible et le scriptible. Le texte lisible conduit le lecteur à « une sorte d’oisiveté, d’intransitivité » 23 ; il est classique dans la mesure où il est institué comme littérature ; il est immuable et le lecteur ne peut plus que le recevoir (ou le rejeter), sans lui apporter de modification et sans s’y impliquer activement. Le texte lisible serait entièrement, dans les termes de Glissant, du côté de l’écrit : forme fixe qui institue la littérature comme une formulation de l’être. À l’inverse, « est scriptible le texte que je lis avec peine, sauf à muter complètement mon régime de lecture » 24 : ce second type de texte nécessite donc l’activité du lecteur. On peut alors l’entendre comme la création, par le texte lui-même, d’une situation d’interlocution : le texte prend son lecteur à partie et lui impose d’être actif. Pourtant cette activité est conçue par Barthes comme une activité d’écriture, entièrement individuelle. Le texte scriptible ne peut donc pas rendre entièrement compte de l’activité littéraire d’Édouard Glissant 25 . Il faudrait penser un texte audible. On n’entend pas par là un texte qui mimerait simplement une parole, une oralité, mais un 21 Glissant, Édouard. Le Monde incréé. Paris, Gallimard, 2000, p.-7-8. 22 Anny Dominique Curtius considère que cet effort de la poétique glissantienne est un de ses points communs avec la dub poetry jamaïcaine - et on pourrait éclairer en ce sens le néologisme « poétrie » que l’auteur du Monde incréé forge pour définir ces textes. Voir « Lorsque la rastalogie, la dub poetry et l’Antillanité-Tout- Monde d’Édouard Glissant entrent en relation », Revue des Sciences Humaines, n°-309, 1/ 2013, p.-59. 23 Barthes,-Roland. S/ Z (1970). Paris, Seuil - « Points Essais », 1976, p.-10. 24 Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil - « Écrivains de toujours », 1975, p.-122. L’auteur souligne. 25 Celia Britton relève elle aussi les limites de la dichotomie barthesienne pour rendre compte des phénomènes d’écriture propres à la littérature antillaise dans l’Introduction de Language and Literary Form in French Caribbean Writing (Liverpool, Liverpool University Press, 2014, p.-8-9). 72 Florian Alix texte qui nécessite l’activité du lecteur, qui doit retrouver et décoder les traces d’oralité qui parcourent l’écrit. L’écrit et l’oral dans la mise en scène romanesque En effet, le texte audible influence l’activité du lecteur en lui donnant l’illusion d’être en présence de voix, d’un échange oral. Les romans de Glissant construisent souvent leur énonciation sur des récits enchâssés où un personnage de l’intrigue raconte une histoire à quelqu’un. Ainsi la relation entre l’auteur et le lecteur est dédoublée et trouve un reflet dans l’univers fictionnel. Nous pouvons analyser cette mise en scène énonciative en nous appuyant sur les remarques de Sophie Rabau à propos de la relation du conteur à son auditeur dans la fiction romanesque : « dans cette rencontre est valorisée, plus que l’histoire, la transmission de l’histoire ; par ce face à face, une narration en présence est figurée dans le roman » 26 . Le Quatrième Siècle s’ouvre ainsi sur la parole d’un des deux protagonistes principaux, Papa Longoué. Son discours porte les marques traditionnelles du discours direct : un tiret à l’initial et une incise (« dit Papa Longoué ») 27 . Or dans son propos, le personnage n’entre pas directement dans une intrigue ; il décrit la situation d’interlocution : le face à face qui l’oppose et le met en dialogue avec le jeune Mathieu Béluse qui « vient là sans parler » 28 et les circonstances de ce dialogue, avec l’évocation du vent. Se met ainsi en place le cadre du roman : la transmission d’une parole, d’un vieil homme, fort d’une mémoire orale, à un jeune homme soucieux de connaître le passé. L’incipit fait de cette transmission un élément au moins aussi important que l’histoire qui va être racontée. Et ceci d’autant plus que, dans la confrontation des deux personnages de ce récit-cadre, Papa Longoué se situe du côté de la « tradition orale », tandis que Mathieu Béluse, dans sa fonction d’historien, s’inscrit dans « une tradition écrite assez modeste et de provenance très suspecte car il s’agit des traces laissées par le blanc, conquérant et esclavagiste » 29 . Pourtant à la suite de cet exorde de Papa Longoué, un narrateur omniscient prend la parole et réitère cette mise en situation des deux personnages : c’est alors l’occasion de brouiller les rôles. En effet, le narrateur use pour désigner « le vieillard et l’enfant » d’une troisième personne du pluriel : 26 Rabau, Sophie. Fictions de présence. La narration orale dans le texte romanesque du roman antique au XX e siècle. Paris, H. Champion, 2000, p.-95. 27 Glissant, Édouard. Le Quatrième Siècle (1964). Paris, Gallimard, 1997, p.-13. 28 Idem. 29 Biondi, Carminella. « Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant ou le vertige de la mémoire », Francofonia, n°-28, Printemps 1995, p.-132. Du «dévoyage» au «déparler» 73 il les met ainsi sur un même plan, en les montrant en position de méditation, chacun d’eux sur le point de « “penser à haute voix” un mot, une phrase, une parole qui marquerait une nouvelle étape du chemin » 30 . Ainsi une « muette recherche » semble unir deux personnages qui « redoutaient surtout l’irrémédiable puissance des mots dits à haute voix » 31 : c’est sans doute dans ce silence où s’élabore un texte dans les éléments fondamentaux de la langue (« un mot, une phrase ») que réside le terreau commun de l’oral et de l’écrit. L’oral permet alors de prendre conscience de ce que le discours « conquérant et esclavagiste » a tu, mais l’écrit permet de le conserver et de le mettre en scène. Ainsi s’explique cet incipit où, à la parole de Papa Longoué succède une narration qui apparaît comme écrite, distanciée, et qui met l’oralité en perspective, en insistant sur le silence. On peut comparer cette dichotomie brouillée à ce que l’on peut lire dans la première partie du roman Mahagony, « Le trou-à-roches ». Le récit-cadre est cette fois confié à Mathieu Béluse qui parcourt le paysage martiniquais et confie au papier ce que les arbres lui disent. On retrouve ainsi le schéma suivant lequel l’oral vient s’inscrire dans la logique scripturaire. Mais le personnage imagine alors « d’autres paroles et, pourquoi pas, d’autres écrits » 32 : puisque la parole des arbres est métaphorique, elle est en même temps cette « chose écrite » 33 à laquelle elle s’oppose. Or, au cœur de cette première partie, le lecteur suit d’abord la parole d’Eudoxie, esclave sur une plantation martiniquaise, dans un chapitre très marqué par divers procédés d’oralité : usage de proverbes, forme de la prière à Dieu impliquant de nombreuses tournures d’adresse, calques de la langue créole. Par la suite, le roman reproduit les fragments d’une sorte de journal fictif tenu par Hégésippe, le mari d’Eudoxie, dont on a appris qu’il avait appris à écrire et qu’il passait ses nuits à noircir des pages : cette fois, Édouard Glissant adopte un « style ancien régime », marqué par des expressions juridiques, pour bien ancrer le propos d’Hégésippe dans la logique scripturaire. Pourtant, cette opposition n’est pas si évidente. En effet le discours d’Eudoxie s’ouvre sur ces mots : « Couchée dans ma cabane j’écoute, je vois » 34 . Une fois encore, le discours s’initie sur un silence, celui de l’écoute et de la pensée. Or cette disponibilité au monde extérieur est mise en parallèle avec l’écriture puisque dans la phrase suivante, Eudoxie évoque son mari : « Hégésippe est tourmenté de son écrire » 35 . Il semble donc bien y 30 Glissant, Édouard. Le Quatrième Siècle. Op.-cit., p.-14. 31 Ibid., p.-15. 32 Glissant, Édouard. Mahagony (1987). Paris, Gallimard, 1997, p.-18. 33 Idem. 34 Ibid., p.-41. 35 Idem. 74 Florian Alix avoir une équivalence entre le discours muet d’Eudoxie - qui s’apparente au monologue intérieur, technique de littérature écrite moderne - et le journal d’Hégésippe. Un parallèle que la lecture de ce journal confirmera : tout d’abord, Hégésippe y raconte, comme le faisait son épouse, les souffrances de l’aliénation esclavagiste ; ensuite, son texte est parcouru de dialogues, et de ce fait contaminé par l’oral ; enfin, l’imparfaite maîtrise de l’écriture qu’Hégésippe confesse au début de son propos conduit parfois son orthographe à évoquer celle du créole, situé dans l’univers du roman du côté de l’oral. Finalement, la dichotomie de l’oral et de l’écrit n’est pas tant une opposition qu’une interaction : en effet, oral et écrit servent à articuler une parole qui s’est élaborée dans le silence et qui emprunte des chemins mixtes pour s’exprimer. On peut comprendre en ce sens la phrase d’Hégésippe : « N’avait parole qui ne porte à trembler » 36 . Au-delà des craintes que lui inspirent les discours, oraux et écrits, qui pèsent sur lui dans sa situation d’aliénation, cette phrase renvoie aussi sans doute à un tremblement dans le langage luimême : la parole est en perpétuelle oscillation entre ce qui fige et ce qui met en mouvement, entre logique orale et logique scripturaire. Du vent dans le feuillage : l’oralité de l’écriture poétique glissantienne Un même tremblement se retrouve dans la poésie de Glissant. D’une part, le poète y use de différents procédés liés à l’oralité. Le lyrisme glissantien est une caisse de résonance de différentes voix : discours directs, évocations et invocations animent la lettre des poèmes d’une puissance vocale. D’autre part, ces différents procédés relèvent de conventions d’écriture (usage des « ô » d’invocations lyriques, jeux d’enchâssement de discours) et apparentent la poésie de Glissant à une tradition d’écriture poétique classique. Cette oscillation serait logique dans la mesure où le genre majeur avec lequel cette poésie dialogue est l’épopée, qui est aux yeux de Glissant le genre où l’oralité originaire et plurielle se fige en un écrit unique 37 . La poésie glissantienne serait une forme écrite parcourue de traces d’oralité, ou encore une forme écrite qui revivifie les traces de cette oralité originaire, sans y fonder une unicité. Deux vers du début des Indes peuvent éclairer cette idée : O lyre d’airain et de vent, dans l’air lyrique des départs, L’ancre est à jour… […] 38 36 Ibid., p.-54. 37 Voir Glissant, Édouard. Introduction à une poétique du Divers. Op.-cit., p.-35 et sq. ; et aussi Glissant, Édouard. « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art. cit., p.-113. 38 Glissant, Édouard. Les Indes (1955). Paris, Seuil - « Points », 1985, p.-69. Du «dévoyage» au «déparler» 75 La dérivation lexicale autour du mot « lyre » ainsi que la mention du « vent » et de « l’air »-- avec la syllepse sur le double sens aérien et musical - renvoient à une poésie du son, de la parole, du chant. Associés au « départs », tous ces termes prennent des connotations dynamiques et mouvantes. En même temps, l’« airain » et l’« ancre » évoquent la fixité de l’écrit, notamment parce que « l’ancre » rappelle au lecteur son homonyme « encre ». Or quelques vers plus loin, le poète déclare : Cependant que la foule fait silence ; et elle entend la suite de l’histoire… 39 Une fois de plus, tout s’initie sur un silence, riche de cette parole que le poème déclinera en un écrit parcouru de traces d’oralité. D’une certaine manière, le poème écrit par Glissant semble avoir pour fonction première de faire entendre cette « histoire » qui est restée dans le silence. Odile Gannier observe à propos du rôle du poète chez Édouard Glissant : « Si l’aède est ici un seul homme, il n’est que le porte-parole - qui ne s’exprime pas en son nom - d’un Chant qui parle, lui, tout seul » 40 . Le poète s’efface donc derrière la parole de ceux que le Chant non seulement dépeint, mais fait aussi entendre dans une structure dialogique. On peut retrouver les échos de ce souci à l’avant-dernier chant de la section des Indes intitulée « Les Héros ». Alors qu’il évoque des esclaves marrons prêtant serment, rappelant les révoltes aux protagonistes anonymes qui ont marqué l’histoire de l’archipel, le poète s’interroge : Qu’ont-ils besoin de cette voix où je m’efforce, de la neige de ce chant, Sinon que toute sève a consenti à leur office, et qu’aux forêts où je [pénètre maintenant Le feuillage prochain tremble à la pointe de ce souvenir ? 41 L’expression « la neige de ce chant », qui se rapporte au texte que nous lisons, nous semble pouvoir s’interpréter comme une double allusion : d’une part au figement que l’écriture fait subir à l’oralité - le chant serait fixé dans les neiges -, d’autre part, au climat européen - le chant de Glissant porterait en lui les traces de cette logique scripturaire des « cultures ataviques ». Dès lors, en effet, de quelle utilité serait cet écrit pour les héros antillais ? Plusieurs nuances doivent être apportées. Tout d’abord, quoique de neige, le chant n’en demeure pas moins lié à la voix : il conserve son oralité, 39 Idem. 40 Gannier, Odile. « D’Un champ d’îles aux Indes d’Édouard Glissant : “ce que le Chant dira” », Michel, Laure et Rumeau, Delphine (dir.). Les Poésies de langue française et l’histoire au XX e siècle. Rennes, Presses Universitaires de Rennes - « Plurial », 2013, p.-153. 41 Glissant, Édouard. Les Indes. Op.-cit., p.-120. 76 Florian Alix qui n’est que trempée de cette neige de l’écrit sans s’y confondre totalement. Ensuite, le troisième de ces vers oriente notre compréhension de la fonction de ce texte, mi-chant, mi-chronique, que crée le poète. En effet, le tremblement, que la place centrale du verbe au sein du vers met en valeur, entre l’écrit et l’oral, entre la neige et le chant, se reformule ici comme une oscillation entre le souvenir et l’avenir (« le feuillage prochain »). Ainsi, la fonction du poète dans l’écriture est une fonction de transmission : il s’agit de maintenir vivante, par un écrit portant les traces de l’oral, un passé. Cette fonction est d’autant plus importante que le poème est écrit comme un éloge de héros passés sous silence. L’effort du poète vise à faire entendre, face aux écrits de la « Conquête » européenne (titre du troisième chant), chroniques et récits de voyages aux Indes, une « contre-voix » 42 : l’écrit sert à mettre aux prises deux chants, celui des conquérants et celui des esclaves ; il permet de faire résonner deux voix antagonistes et deux logiques distinctes, de mettre en dialogue des inconciliables. Poème après poème, le recueil des Indes effeuille la chronique en sens inverse, en poursuit les traces occultées, remontant les raccourcis obliques, dénonçant les appropriations dénaturantes, le grimage de la prédation acharnée en épreuve loyale et initiatique. 43 La fonction du poème n’est pas uniquement tournée vers le passé et sa conservation. Le « feuillage prochain » évoqué dans ces vers ne réfère pas seulement au paysage, mais aussi aux pages qui suivent, à travers un jeu de syllepse autour du mot « feuillage »/ « feuilles - feuillets ». En effet, après la section consacrée au « Héros », le poète consacre son texte à la « Relation ». Cette dernière section du poème offre de mettre en perspective voix et contre-voix en insistant sur ce qui les unit. Le mot « douve » 44 permet de penser cette relation à la fois comme une séparation et comme ce qui fait lien. On pense ici à la place qu’à ce mot dans le recueil d’Yves Bonnefoy de 1953, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, où le poète, devant un paysage où « de grands chiens de feuillage tremblent », voit la figure de Douve naître puis « à chaque instant mourir » 45 . Édouard Glissant reprend l’image de Douve, à la fois immobile et mouvante, entre la vie et la mort, et il en fait une figuration de « l’atlantique noir », compris - à la suite de Paul 42 Kassab-Charfi, Samia. « Et l’une et l’autre face des choses ». La déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indes et Le Sel noir d’Édouard Glissant. Paris, H. Champion - « Essais », 2011, p.-32. 43 Ibid., p.-33. 44 Glissant, Édouard. Les Indes. Op.-cit., p.-125 et sq. 45 Bonnefoy, Yves. Poèmes. Paris, Mercure de France, 1986, p.-26. Du «dévoyage» au «déparler» 77 Gilroy 46 , mais sur un mode proprement poétique - comme un incessant parcours entre les continents africain, européen et américain ; il fait aussi de cet océan-douve une image poétique permettant de saisir l’étant en train de se figer en être dans l’imaginaire. Les Indes se conclut sur ces deux vers : L’âpre douceur de l’horizon en la rumeur des flots Et l’éternelle fixation des jours et des sanglots. 47 Le poème capte donc le jeu constant entre le mouvement des « flots » et la « fixation » d’une vision, entre la sonorité de « sanglots » dans une voix et l’image fixe de l’horizon de l’écriture. Édouard Glissant se fait le scribe de ce miroitement, en marquant son écriture du sceau de ce tremblement dans le chant. Alain Ménil voit dans « la démarche poétique d’Édouard Glissant » une manière de « travailler à l’inquiétude de nos certitudes » : « Son exploration du passé comme du présent invite à traverser des strates oubliées, à traverser des failles, par où l’oubli se révèle comme déni » 48 . L’oralité dans l’œuvre n’est pas de l’ordre d’un simulacre qui permettrait de renouer avec une forme d’authenticité ou simplement d’identité. Au contraire, l’oralité est la matière de l’écriture : l’écrivain est celui qui inscrit plusieurs voix dans son texte, qui fait résonner voix et « contre-voix » ; le poète est alors celui qui orchestre cette polyphonie et, par là, ouvre sur un avenir de conciliation des inconciliables dans l’imaginaire de la relation. En cela, Édouard Glissant, cet écrivain si soucieux du collectif et si méfiant à l’égard de l’individualisme, prouve néanmoins sa singularité ; et on peut dire que chez Glissant comme chez Barthes, « la voix humaine est en effet le lieu privilégié (eidétique) de la différence » 49 . 46 Voir Gilroy, Paul. L’Atlantique noir. Modernité et double conscience (1993). Paris, Éd. Amsterdam, 2010. 47 Glissant, Édouard. Les Indes, op.-cit., p.-130. 48 Ménil, Alain. Les Voies de la créolisation. Essai sur Édouard Glissant. Saint Vincent de Mercuze, De l’incidence, 2011, p.-431. 49 Barthes, Roland. L’Obvie et l’obtus. Paris, Seuil - « Tel Quel », 1982, p.-247.