Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Dire le monde: (re)penser la littérature Glissant, mondialisation et littèrature
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2015
Romuald Fonkoua
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Dire le monde : (re)penser la littérature Glissant, mondialisation et littérature Romuald Fonkoua Université Paris-Sorbonne Dans ses écrits, Édouard Glissant s’inquiète des conséquences de l’avènement du « nouveau monde » issu des découvertes, des esclavages et des colonisations. Chez ces peuples qui font une entrée remarquée sur la scène de l’histoire (mondiale) - pour reprendre l’expression du poète martiniquais Aimé Césaire -, au cours du XX e siècle, dire le monde consiste tout autant à penser une nouvelle politique qu’à inventer une littérature. 1 Le dire du monde est inséparable de la lettre de sa fabrique ou d’une réflexion sur la nature et le statut de celle-ci. La création littéraire s’accompagne d’un discours constant sur la littérature. On a déjà montré, ailleurs, que le premier roman de Glissant était une mise en scène de l’écrivain et une interrogation sur le statut de celui-ci. 2 On a aussi montré comment « rhétorique » et « poétique » se redistribuaient dans l’œuvre pour résoudre- le problème de la création 3 . Il faut revenir à cette ancienne et importante question sartrienne, « qu’est-ce que la littérature ? » 4 , qui préoccupe l’essayiste martiniquais depuis L’Intention poétique 5 et qui prend une autre dimension dès- lors qu’il s’agit de l’articuler aux conditions historiques de la mondialisation. La littérature et son intention Évoquant l’œuvre d’Albert Béville qui avait choisi un nom de plume, Paul Niger, en souvenir du plus long fleuve de l’Afrique de l’Ouest, Glissant 1 Sur une problématique semblable avec des implications différentes, lire Courtine-Denamy, Sylvie. Le souci du monde. Dialogue entre Hannah Arendt et quelquesuns de ses contemporains, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 1999. 2 Voir Fonkoua, Romuald. Édouard Glissant. Essai sur une mesure du monde, Paris, Champion, 2002. 3 « Édouard Glissant : poétique et littérature. Essai sur un art poétique », in Revue Littérature. Édouard Glissant et la pensée du Détour, n°-174, juin 2014, 5-17. 4 Sartre, Jean-Paul. Situations II, Qu’est-ce que la littérature ? , Paris, Gallimard, 1948. 5 Glissant, Édouard. L’Intention poétique, Paris, Seuil, coll. « Pierres Vives », 1969. 90 Romuald Fonkoua constate ceci dans L’Intention poétique : « La difficulté à concevoir le littéraire fut peut-être une des données de notre « littérature » s’ébauchant ». Il ajoute, plus loin : Quand le projet littéraire est incertain - l’acte de littérature n’est pas naturel à l’être collectif qui n’est pas évident à l’être - l’effort douloureux de la conscience met en cause à la fois l’être et la littérature. Celle-ci devient impossible : étrangère.- Pour nous, fils de conteurs - de parleurs - la littérature est une tentation : fleurie chez les satisfaits, inquiète et imparfaite chez les aigus. 6 Vue du sud, c’est-à-dire de la position des vaincus de l’histoire ou des peuples découverts, une autre histoire de la rencontre des peuples et des civilisations invite à réinterroger la « planétarisation » pressentie par plusieurs philosophes, penseurs et poètes européens. Pour Glissant, l’avènement de ces mondes nouveaux implique autant une autre façon de penser le politique comme le voulait en son temps Alexis de Tocqueville, qu’une autre manière de penser la littérature et son statut. Dans le contexte de la mondialisation qui se caractérise par le déséquilibre entre les cultures, les peuples et les nations, Glissant s’intéresse à la légitimité de la littérature chez les peuples vaincus. Il rappelle que la rencontre des peuples et des civilisations révèle deux attitudes contraires mais d’égale valeur : la méconnaissance des liens au monde nouveau qui a fait son incursion dans le monde ancien - comme le disait Montaigne dans « Les Coches » 7 , et l’ignorance des conséquences de la sortie du monde traditionnel africain. (Consigner la « planétarisation » de la pensée, c’est donc avouer l’homme dans une inédite situation : en prise avec lui-même - avec sa « totalité » - pour la première fois ; conscient ou troublé de toutes les parts de lui-même qu’il avait pu - Occidental - jusque-là méjuger, voire ignorer, ou - non occidental - ignorer, subir. 8 6 Intention poétique, p.-195. 7 Montaigne. « Les coches », Les Essais, III, 6. « Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous garantit que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ? ) non moins grand, plein et fourni de membres que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c ; il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne vivait que par les moyens qu’elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer dans la lumière quand le notre en sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un des deux membres sera perclus, l’autre en pleine vigueur. » 8 Intention poétique, p.-27. Dire le monde 91 Pour le Martiniquais, cette réalité nouvelle modifie l’intention poétique qui souffrait déjà d’une inefficacité (probable) de sa performance. La direction (l’intention) peut ne pas coïncider avec l’œuvre (sa réalisation). Glissant note alors que la première (l’intention) comme la seconde (la littérature) se découvrent incertaines à mesure que le monde s’élargit. Face à l’intention, l’écriture peut être un pis-aller, et l’écrivain se révéler inutile. Ainsi, pour l’écrivain, ce qu’il écrit n’est peu à peu que le brouillon de ce que désormais (là sans cesse) il va écrire. Mieux, ce qu’il écrira ne sera que l’ombre de ce qu’il devrait écrire (de ce qu’en éternité il eût été destiné à écrire, si l’éternité lui appartenait). 9 L’insatisfaction intimement liée à la création se double aussi de l’écart qui sépare désormais l’œuvre réalisée de l’intention qui l’a conduite. À mesure que l’être s’approche de la réalisation de l’intention, remarquet-il encore, il découvre que cette réalité créée n’est pas à proprement parler- celle qu’il avait ambitionnée, et que la vérité de l’intention mûrissait moins dans la conscience intentionnelle que dans la masse inconsciente de données sous-tendues par l’intention. L’œuvre qui réalise son propos dévoile un autre propos (caché) de l’auteur, et qui reste ouvert : à accomplir. L’écrivain est toujours le fantôme de l’écrivain qu’il veut être. 10 Malgré ces incertitudes sur la réalisation de l’intention par la littérature, sur le statut de l’écrivain et sur le travail de ce dernier, Glissant reconnaît que « l’écriture, comme l’Un, est un manque consenti. L’œuvre qui ne souffre pas cette absence, par-là même témoigne qu’elle est bornée ; les ouvrages de plaisance sont achevés. Cela est frappant quand l’écrivain a eu le temps […] de mener l’œuvre à sa “fin” projetée. » 11 Le paradoxe de l’écriture ici est manifeste : entre le produit fini (le livre, l’ouvrage) et l’acte qui l’accomplit (l’écriture), il y aura toujours la distance qui sépare l’œuvre de son intention. L’impuissance d’écrire, remarque-t-il, ne provient pas d’un tarissement, d’un bout de course de l’être qui a épuisé en lui les merveilles et les phantasmes, - pas davantage elle ne relève d’un désarroi (impossibilité à ordonner ou désordonner les formes) - mais, en ce qui nous concerne, d’une hésitation devant l’acte décisif, qui dans l’ordre littéraire aussi consiste à bâtir une nation. 12 9 Intention, poétique, p.-35. 10 Intention poétique, p.-35-36. 11 Intention poétique, p.-35. 12 Intention poétique, p.-185. 92 Romuald Fonkoua Il se dégage de ce constat la nécessité d’une œuvre qui fait perpétuellement retour sur elle-même ; d’une œuvre qui ne peut se construire que dans la reprise et par la répétition ; d’une œuvre qui serait l’équivalent de l’action sans être son substitut. La nécessité d’écrire ne suppose pas la fin ultime de l’écriture, et moins encore la certitude de sa réalisation définitive. Si Glissant accorde foi en la littérature et reconnaît là son utilité certaine, il reconnaît aussi les limites de son efficacité. C’est bien une approche portée par le doute qui anime Glissant et soutient son approche de la littérature. Telle qu’elle est envisagée dans L’Intention poétique, la littérature emprunte les réflexions de Sartre sur le sujet de la littérature et l’engagement. « Nous estimons, écrivait le philosophe de l’existentialisme, que l’écrivain doit s’engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte […] mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme une totale entreprise de vivre que nous sommes chacun » 13 . Pour Glissant qui considère, à la manière de Sartre, l’acte d’écrire comme une « entreprise », la littérature « se pose avant que les œuvres qui devront la “composer” se fassent ». La littérature est « volontaire », « c’est-à-dire, qu’elle se fixe un propos » 14 , en essayant d’éviter trois écueils qui la guettent : le « parti pris, qui rapetisse et sclérose, qui va oblitérer les saveurs, dénaturer les fruits de la terre, noyer la floraison sous le flot tyrannique d’une intention trop générale s’il se trouve erronée » ; « l’erreur- qui consiste à forcer la vérité […] d’un pays, vers une totalisation d’expression, même si l’expression (c’est-à-dire la connaissance pour soi et la reconnaissance par l’autre) est désormais vitale » 15 ; la « stérilité […] qui parfois provient d’une suite trop mécanique de projets, d’une théorie trop monotone de réalisations, d’une carence de la spontanéité, ou d’une agonie du cœur ». La stérilité pourrait néanmoins être repoussée par le « flux d’une histoire hier méconnue et qui, à mesure qu’elle est dévoilée, fertilise l’être d’un flot de possibles insoupçonnés, d’espoirs neufs. 16 » Dans le second chapitre de Situations II, « Pourquoi écrire ? », Sartre pensait que « chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est “dévoilante”, c’est-à-dire que par elle “il y a” de l’être […] 17 ». Pour Glissant, la littérature se situe du côté de l’être écrivant. Elle se caractérise par la « conscience pressentie, alors qu’elle balbutie encore, si on ne considère que la réalité formelle de ce qui la constituera » ; 13 Sartre, Jean-Paul. Situations II, op.-cit., p.-84. 14 Intention, p.-186. 15 Intention, p.-186. 16 Intention, p.-187. 17 Sartre, Situations II, op.-cit., p.-89. Dire le monde 93 par l’absence de toute codification préalable, puisque celle-ci « résultera de l’effort du corps collectif que nous ne sommes pas encore » ; par sa dimension « systématique, puisqu’elle exige le travail de conscience qui en nous n’est pas (là) explicite, mais taraude. 18 » Ces trois critères ramènent la littérature à une conscience du sujet et la posent d’emblée comme un en-avant des œuvres, comme leur préface en quelque sorte ; la condition de possibilité de leur invention ; située entre la conscience d’une action à faire et la transmutation de celle-ci en un imaginaire. Il n’est pas d’intention qui résiste à la poussée de l’imaginé. Mais il n’est pas d’œuvre qui, s’élaborant, ne s’arme d’une seule inaltérable et souvent incommunicable intention. Celle-ci, à s’accomplir, aussitôt se masque ; ce centre, éclairé, s’étoile. Dans le même temps le projet, d’être diffus et bientôt diffusé, se ramasse, se fortifie. Double volée : l’imaginé déporte le propos, le propos fixe peu à peu l’imaginaire et le somme. 19 L’intention poétique prend d’autant plus d’importance et de valeur que la littérature procède des mots, de leur emprise sur l’imaginaire, et surtout de l’incertitude de leur possession ou de leur maîtrise par ceux qui ont subi l’histoire. Faire appel à l’intention poétique est une manière pour Glissant de se dégager précisément de la gangue de la langue française et de sa sujétion. On comprend alors la multiplicité des précautions oratoires qui parcourent l’essai et précèdent l’œuvre. Les unes portent sur la nature du langage qui doit être forgé dans la langue et par l’écrit. Je bâtis à roches mon langage. J’écris certes, au sentiment de je ne sais quel scribe, comme un instituteur de Fort-de-France (ou peut-être de Fort-Lamy ? ). Mais c’est la lettre de mon langage qui m’institue. 20 Ou encore : (Qu’importe la langue quand il faut du cri de la parole mesurer là l’implant. Dans toute langue autorisée, tu bâtiras ton langage.) 21 Les autres portent sur la justification du métier d’écrivain ; de laboureur du verbe : Nous voici quelques-uns, seuls, à l’avancée exaspérée du mot. Tremblants de l’énorme privilège de notre limité savoir. Nous appelons la nation future et déjà ne pouvons respirer qu’avec elle. Car elle n’est pas seulement État, elle est pour nous Poétique de l’être qui se trouve. 22 18 Intention, p.-193. 19 Intention, p.-35. 20 Intention, p.-50. 21 Intention, p.-45. 22 Intention, p.-51. 94 Romuald Fonkoua La littérature se donne à voir ici comme une action, plus qu’un simple agrégat de mots, le signe de l’éveil d’une conscience. Nouveau monde, nouvelle littérature, nouvelle esthétique ? Après ses propositions sur l’intention qui lui ont permis de régler la perception de la littérature et de légitimer (entre autres) sa pratique, Glissant va se pencher sur la question plus générale de l’esthétique en littérature. Reprenant dans Une autre région du monde le constat établi déjà dans L’Intention poétique sur l’écriture-monde, il pense, d’abord, que le monde est désormais fait de Relation. Contrairement à la division qui s’était jusqu’ici opérée dans sa perception (monde des vainqueurs VS monde des vaincus), le monde se présente sous la forme d’un chaos où les questions esthétiques se posent différemment. Entrer en monde, c’est aussi bien y demeurer qu’y dévirer, y dériver. Les points d’ancrage et les points de flottaison ne s’y distinguent que par le choix des poétiques ou par le laisser-faire (ce refus d’assigner des rôles) propre aux philosophies, et du moins quand ces points ne sont pas imposés par les terribles assauts de la misère des peuples et de leur extermination. Le monde est Tout-monde, d’abord, par la distension et le détail de ses situées et de ses dévirées. Pour chacun, c’est la leçon qui s’illumine là (ici) : de son détail, c’est-à-dire, de ses poétiques, aux détails de tous, où se dessinent des politiques. Le politique est l’accord révélé du détail dépouillé à la totalité ouverte, sans qu’il faille pousser aux crimes des idéologies généralisantes. 23 Il pense ensuite que dans ces conditions, « nous […] ne figurons jamais le monde comme un tableau ni comme une représentation. 24 » Il précise enfin ceci dans Philosophie de la Relation. Poésie en étendue. Les littératures (les arts), qui disent le monde ne sauraient être ramenées à des séries d’illustrations, de tendances ou de particularités qui, à des moments annoncés à point, auraient poussé jusqu’à être généralisées ou sublimées : les littératures ne fluent pas uniformément, ni de manière consécutive, elle sont de rupture, d’inspirations bouillonnantes, de contestations et d’inventions tout à fait imprévisibles, c’est-à-dire que leurs intentions divergent, et que ces divergences ne naissent pas des tensions de généralités (qui eussent mené à universel) : mais plutôt des confirmations d’écart, relationnel (qui porteraient à diversités), même là où ces littératures s’alentissent encore en identités fermées, dans les 23 Philosophie de la relation, poésie en étendue, p.-39. 24 Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Gallimard, 2006, p.-33-34. Dire le monde 95 langues et les formes dont elles ont usé, qui s’en trouvent maintenant détournées du monde. 25 L’intention justifiait la préséance de la littérature. Ici, on a affaire à ce qu’il appelle une « prédiction d’esthétique » et qu’il redéfinit ainsi dans Une nouvelle région du monde. Esthétique I : Une esthétique, c’est le pouvoir d’être égaré par des roches et des terres et des eaux et des écumes en forme d’interrogation et d’exclamation, ou plutôt la suspension infinie que fait cet égarement quand il s’accroche aux mots fous et aux matières sereines de l’art, ou peut-être un cri encore une fois, toute cette esthétique, toutes ces esthétiques, que vous ne distinguez pas les unes des autres, dont vous ne voyez pas les géographies répandues autour de tant de mers, c’est le cri qui prend l’air encore une fois à partir de nos étincelles de brousse, et avec des lianes bleuies et des algues en arc-en-ciel, et toujours sur de tels lieux, avancés dans l’infini, les cris tombent en emmêlements et recommencent des chaos. 26 Cette proposition renouvelle « l’esthétique du divers » qu’il avait conçue précédemment à partir d’une relecture de l’essai de Victor Segalen. L’esthétique relève de cette « inouïe diversité des leçons de l’art dans le monde ». 27 La diversité pour nous est la façon unique et innombrable de figurer le monde et de rallier ses peuplants, sa multiplicité est le principe en effet de son unité. De l’infinité de ses lieux du monde, jadis les humanités ont cherché d’une infinité de manières, à retrouver la liaison magnétique. Et aujourd’hui, lire et invoquer et imiter et vivre et représenter et deviner, et partir et demeurer, se rejoignent ici et partout ailleurs, et nous avions franchi le gouffre, sous les augures des mêmes arts épars et convergents et démultipliés de ces mêmes humanités, nous ne discernons pas encore par quelle grâce cela s’est fait, ni pour quels dépassements. Ce serait à coup sûr l’engagement d’une esthétique nouvelle, celle peut-être de l’autre région du monde que voici là, tout ici. 28 Cette diversité est « la matrice-motrice du chaos-monde » 29 . Les « littératures de la Relation » s’opposent aux « littératures de l’universel ou de l’unique ». Elles « expriment l’intuition que cette multiplicité est d’abord un champ d’agrégation (et non de ralliement mais de frottement), (le frottement revient à la lettre, qui est littérature), de tous les arts. Nous proposons, à ceux que tant d’indéchiffrable inquiète, que ce sont là les rudes pas, c’est- 25 Philosophie de la relation, poésie en étendue, p.-39. 26 Une Nouvelle région du monde, p.-17. 27 Une Nouvelle région du monde, p.-36. 28 Une Nouvelle région du monde, p.-36-37. 29 Une Nouvelle région du monde, p.-63. 96 Romuald Fonkoua à-dire les cheminaisons premières, de la Poétique de la Relation. » 30 Si les littératures de la Relation « rompent contre » l’universel, 31 elles « rompent aussi désormais “avec” lui ». 32 Tout se passe comme si la poussée de la relation, implacable, apaisait Glissant face à l’évolution des mondes et le rendait confiant en l’avenir des rencontres imprévisibles. Il se réalise alors que la relation n’a pas de morale, elle crée des poétiques et elle engendre des magnétismes entre les différents. Pour la première fois de leur histoire les humanités sont seules face à cette présence : de devoir susciter d’elles-mêmes, de leurs éthiques, et plus communément de leurs morales, sans le providentiel recours de pouvoir les conduire d’abord, ou de pouvoir les déduire d’à travers les barèmes d’histoires que ces mêmes humanités se seraient racontées (la « morale » d’une histoire), ou de fictions qu’elles auraient bâties autour de leurs conceptions systématiques du monde et de la vision de leur propre nature, et cela tout uniment dans le but d’introduire ou de légitimer ces éthiques ou, chaque jour, ces morales. 33 En déplaçant le propos de la littérature vers l’art et vers la diversité, Glissant recentre sa préoccupation vers la beauté. Celle-ci est « tout à la fois le reflet, le signe dans l’œuvre, et l’intuition, la prémonition en nous, de cette tractation d’une différence qui s’est confirmée en s’ouvrant au probable et de cette attraction d’une différence qui se dépassera en s’offrant de la même sorte, la tractation tourne en attraction, c’est le grand cirque du monde, et l’Être, nous l’avons deviné et répété, est tout de suite la connaissance et la reconnaissance absolues de leur rencontre […] Oui la beauté est à ce rendezvous. » 34 Glissant essaie d’éviter surtout les ambiguïtés de la représentation et de la fiction en littérature, ou, plus exactement, les significations que l’histoire a accordée à leurs spécificités. La leçon de ces entassements et de ces alchimies, très repérables dans les histoires de ces humanités, est que la beauté est le réceptacle secret de toutes les différences, et qu’elle les annonce à qui veut savoir. Elle leur consacre la tension qui dans toute œuvre, ou dans tout donné du monde, élu par nous, la manifeste. Celui ainsi qui a conçu l’œuvre des différences concevra aussitôt les œuvres de l’art, ou du moins une partie de leurs finalités incertaines. 35 30 Philosophie de la relation, p.-40. 31 Philosophie de la relation, p.-42. 32 Philosophie de la relation, p.-43. 33 Philosophie de la relation, p.-73. 34 Une Nouvelle région du monde, p.-45-46. 35 Une Nouvelle région du monde, p.-60. Dire le monde 97 Cette situation nouvelle modifie en profondeur le sens qu’il accordait jusqu’ici au mot « littérature ». Du singulier, celui-ci devient pluriel.- Il désigne désormais non plus ce qui précède et donne corps aux œuvres, mais une généralité des arts. L’esthétique, ainsi autonome, augure d’une éthique, pousse à définir les conduites morales, et d’autre part nous met à même de façonner les achèvements de l’art, marqueurs et témoins des entracements du monde (raison pour laquelle nous disons tout court littératures pour désigner ces arts, terme générique), sans que ces deux interférences-là, morale et artistique, dont les temps sont si obscurément contemporains, se déduisent ni même se recommandent l’une de l’autre. 36 Dans cette défense et illustration des littératures comme beauté, Glissant prend garde de la confondre au beau. Celui-ci est le « spectacle » de l’autre. Par essence « universalisant », il est une « sécrétion du système », un « dérèglement », un « figement » de la beauté. Cette dernière est le « lieu commun des rencontres et des différences ». 37 Poésie et mondialisation Face aux ambiguïtés de la représentation, de la fiction, des langues, des identités, face au caractère sans cesse changeant des mondes, la poésie, le poème apparaissent tout au long de l’histoire comme les seules constantes. Plus que l’épique auquel il pourrait être comparé, la poème tire sa force de son adéquation aux caractères de la poétique prônée par Glissant. Les poétiques relatent, elles ne racontent pas, elles disent. La Relation se renforce quand elle (se) dit. Ce qu’elle relate, de soi-même et par soi-même, n’est pas une histoire (l’histoire), mais un état du monde, un état de monde. Les histoires des peuples en sont partout les reflets consécutifs. La relation n’est pas le récit, et cet état de monde n’est en rien le révélé d’une fiction. Nous tremblons à le penser […] 38 On comprend encore l’intérêt de Glissant pour ce genre lorsqu’il resitue la pratique de la littérature (des littératures) et son (leur) utilité dans la concurrence des langages. Dans L’Intention poétique, il écrivait ceci : 36 Philosophie de la relation, p.-74. 37 Philosophie de la relation, p.-77. 38 Philosophie de la relation, p.-72-73. 98 Romuald Fonkoua La poésie en son intention soutient que l’être couvre sa terre sans que gens d’ordre lui enjoignent de prouver ; qu’il s’alarme et refuse sans que le docte le décrie d’alacrité ; qu’il aille le monde par la sente ardue entre tous les langages ; - mais qu’il pèse aussi au vertige non-allé de sa densité. 39 Par sa fonction, le poème dépassait de loin la question paralysante de la langue pour permettre que s’établisse un langage autonome-chez les peuples privés d’une langue reconnue : La barrière de la langue tombe ; dans une telle fonction c’est le langage qui opère. Je choisis ou j’élis : c’est poème que là je maçonne. Chaque langage : sillon, faisceau de rapports par-dessus (et dans) les diverses langues et leurs obstacles. La poétique n’exige plus l’adéquat de la langue, mais le feu précis du langage. Autrement dit : je te parle dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends. 40 Pour Glissant, « seuls les poètes […] furent à l’écoute du monde, fertilisèrent par avance. On sait le temps qu’il faut pour qu’on entende leurs voix. Seuls les poètes, répète-t-il ». 41 Contrairement à ce qui s’était énoncé jusque-là dans les manuels de vulgarisation de l’histoire littéraire en France, Glissant place sur une même chaîne poétique, Aimé Césaire et Victor Segalen, Paul Mayer et Paul Niger, Stéphane Mallarmé et Saint-John Perse, Baudelaire et Walt Whitman, Michel Leiris et André Breton, Léon-Gontran Damas et Paul Claudel, entre autres. Cette première histoire littéraire mondiale présente une autre caractéristique. L’identité de sujets est aussi une égalité de sommation. La préoccupation unique des poètes dépasse de loin les histoires individuelles de chacun d’eux. Inventer un monde là où rien n’est plus possible, forger une parole quand tout n’a été que silence, donner corps à un réel informe. Quels que soient son envergure, son lieu, son origine, la poésie est l’espace du possible. Son caractère universel se joue de toutes les marginalités, de toutes les infériorités. Glissant en avait conclu alors, on s’en souvient, qu’ils étaient « quelques-uns à l’avancée exaspérée du mot », c’est-à-dire, que les poètes forment cette minorité agissante capable par leur force créatrice d’inventer (de réinventer) le monde. L’infinie diversité s’évoque ou se raconte ou est illustrée ailleurs, mais elle ne se dit qu’au poème. Pourquoi ? Parce que la parole poétique éclate dans l’inlassable éblouissement du ressouvenir des terres qui s’effondrent, elle s’alentit aussi aux ombrages des forêts, qui font en 39 Intention, p.-34. 40 Intention, p.-53. 41 Intention, p.-42. Dire le monde 99 même temps caverne et lumière, dehors dedans. Le poème ainsi envahit la clarté de l’obscur recommençant le geste des temps premiers. Il est (il chante) le détail, et il annonce aussi la totalité. Mais c’est la totalité des différences, qui jamais n’est impérieuse. 42 En plus d’être une entreprise de légitimité de la poésie, cette entreprise critique de mondialisation de la littérature est encore une manière de justifier de la philosophie du poème. […] Nous découvrons émerveillés que la langue des philosophies est d’abord celle du poème. Les beautés ou les incertains révélés dans les poétiques se rencontrent là, aux lieux où les différences s’assemblent, se séparent, s’équivalent, pour des résultantes toujours inattendues. Les beautés des différences (des différents) sont les premiers témoins et les acteurs décidés des résistances à la nuit de l’esprit et à toute oppression. 43 La poésie et le langage du poème maintiennent vivants les êtres et les choses, les mondes des découverts et ceux des découvreurs d’hier, les mutations sans cesse opérées dans leurs évolutions historiques. La lettre du poème présente la force de ce « génie du lieu » dont parle Butor et que Glissant reprend à son compte, évoquant sa présence insidieuse dans ses propres productions discursives éparses. À quels moments, et selon quels motifs, le poème avait-il ainsi tenté de paraître derrière ces variantes, chacune de celle-ci colorée selon le génie du lieu […], où elle s’était aventurée, mais surprise aussi du ton monotone de l’ensemble de ces idées envers quoi elle s’engageait ? Peut-être est-ce là un nouveau processus d’écriture ? Comment le poème a-t-il pu figurer en poème ou en image du poème, dans cet ensemble […] ? 44 Le poème s’insinue ainsi partout et donne à Glissant l’occasion de montrer qu’il est, tout à la fois, présent et absent, pressenti et présentable, insidieux et sourd. Il est un frein au monde de l’ailleurs « qui s’imposait à suffisance » et un véritable « soulagement des malfaçons » du « monde d’ici qui hésitait à se reconnaître ». 45 Au total, on assiste dans l’œuvre de Glissant à une extension du domaine de la poésie. La lettre du poème est la forme ultime de l’éloge de la littérature, de la défense de la philosophie,-de l’éthique de la relation. Elle contient le germe et la maturité, le détail et la totalité, l’ici et l’ailleurs, l’absence et la présence. 42 Philosophie, p.-83. 43 Philosophie, p.-87-88. 44 Philosophie, p.-92. 45 Philosophie, p.-93. 100 Romuald Fonkoua Le germe : le su de la naissance, la croissance qui se voit croître. La maturité : l’outil, l’arme, l’à-propos, le moment, la liberté. Nous n’avons certes pas absolue conscience ni total pouvoir du comment ni du quand : nous forçons à débrouiller la toile où le monde nous prend. Mais nous avons conscience de la conscience : le germe se connaît et s’éprouve. 46 46 Intention, p.-43.
