Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2015
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Lire Glissant lire Faulkner: Digenèse de la lecture
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2015
Samia Kassab-Charfi
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Œuvres & Critiques, XL, 2 (2015) Lire Glissant lire Faulkner : Digenèse de la lecture Samia Kassab-Charfi Université de Tunis « Genèse y est en mémoire, digenèse en perspective » (FM 296) 0. En seuils Écrire, c’est amasser un mystère : voilà ce que nous dit Glissant de Faulkner, dans la quatrième de couverture de Faulkner, Mississippi 1 . Le contraire même, donc, d’une élucidation. En retour, et pour ainsi dire en miroir, la lecture suivrait le trajet inverse d’une genèse : ne remontant à aucune origine, à aucune raison primitive de l’écrire, elle ne recomposerait pas de mythe fondateur explicatif. La spirale plonge alors dans des ténèbres où, pour toute pratique, s’impose un tourner autour, des détours, une « errance circulaire » (FM 276). En lisant Faulkner, Glissant a l’intuition d’une écriture qui, pour des raisons qu’il cherche tout au long de l’essai à mettre au jour, s’enroule sur elle-même. Cette intuition motive une lecture qui va sonder les plis et replis d’une poétique qui s’efforce de se frayer un chemin vers la digenèse, vers cette origine composite - « “origine” d’une nouvelle sorte » nous dit d’ailleurs Glissant -, qui définit précisément dans cet essai le concept original de « digenèse ». 1. En lisant en écrivant (Julien Gracq). Le tremblement de la lecture Dé-composer les raisons de l’écriture, les motivations d’une poétique, tel semble être le projet glissantien de Faulkner, Mississippi. Mais il ne s’agit pas tant pour Glissant, et c’est ce que nous tenterons de montrer ici, d’exalter le talent d’écrivain de Faulkner que de prouver que l’« accomplissement » de l’œuvre faulknérienne ne peut avoir lieu que « par une lecture radicalement “autre” » (FM 80), l’Autre du roman - le Noir - disant en miroir l’Autre de l’œuvre, sa part si péniblement discernable. 1 Glissant, Édouard. Faulkner, Mississippi [Stock, 1996], Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1998. Dans l’article, l’essai sera désigné au moyen de l’abréviation FM. 102 Samia Kassab-Charfi Cette tentation d’une critique que l’on pourrait qualifier de participative ne doit pas étonner chez Glissant, dont l’approche de lecteur-scrutateur des lieux de littérature emprunte souvent des entrées insolites, dédaignant de marcher dans l’empreinte solennelle pour flairer alentour l’indice d’apparence faiblement probant. Privilégiant les portes étroites, sa lecture ne scénarise pas, au sens où elle ne joue pas une scène de monstration du sens, un quelconque making-of du roman, imaginé en fantaisie lectoriale digne d’un grand écrivain. S’il nous a semblé stimulant de lire Glissant en train de lire cet essai, c’est bien parce que ce principe de lecture en abyme convient particulièrement au tourbillon glissantien, lequel requiert en renfort de sa propre énergie la stimulation de courants adjacents. Aussi relire Glissant à la lumière de sa propre lecture de Faulkner, une lecture éclairant l’autre, correspond-il pour nous à cette quête d’une intelligibilité qui ne se cantonne pas à l’évidence première de l’œuvre et de ses détails mais la désinstalle, se nourrissant d’abord de la dénormalisation de cette évidence initiale. Nous nommerons ici quelques-uns- de ces détails, qui peuvent correspondre à autant de stylèmes 2 propres à l’atmosphère stylistique et esthétique glissantienne : l’inextricable auquel se confronte Faulkner - « l’inextricable : l’héritage ethnique et en même temps la multiculture » (FM 343) - l’entour, notion capitale, à la fois politique, écologique mais aussi métaphorique au sens où elle désigne « le corps fuyant du dicible » (FM 16) et qui rappelle par ses sinuosités l’inaccessibilité du vrai, le caractère tragique de son informulable par un Faulkner qui ne fait que « rôder », demeurant désespérément à la périphérie des Noirs 3 ; la répétition enfin, en lien avec l’entassement, cette « nécessité organique » (FM 193) de l’œuvre, répétition qui acte la tentative d’enracinement d’une diction peinant à s’affirmer selon une intention différente de l’épopée, puisque celle-ci désormais « a tari » (FM 71) et que « l’écriture a vaincu le fatum » (FM 298). L’essai s’ouvre par un retour sur les lieux. Nous sommes au moment où Glissant, alors professeur à l’Université d’État de la Louisiane, amorce l’anabase faulknérienne. Le volet liminaire porte le titre d’« Errant vers Rowan Oak » (FM 11). Évidemment, Faulkner ne pouvait d’abord être envisagé par Glissant qu’en compagnie de Saint-John Perse - les « deux békés » (FM 11) tutélaires sont observés, dès la première page de l’essai. Glissant décrit la posture, le port de tête de chacun d’eux, sans les toiser. Il les médite, les « consulte », les « ausculte » (FM 12) même, dans cette contemplation pro- 2 Dans le lexique de la stylistique, le stylème est un trait caractéristique définitoire du style d’un écrivain, de son profil stylistique (Cf. Molinié, Georges. Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992). 3 « Aussi bien Faulkner, qui n’entre jamais “dans” la conscience des Noirs, se risque-t-il, dans Descends, Moïse, à rôder autour de cette conscience-ci, sans vraiment y substituer la sienne » (FM 127). Lire Glissant lire Faulkner 103 fondément questionnante. Pas de lecture sans mise en relation. Bientôt un troisième auteur rejoint le duo, Camus, qui est aux Arabes d’Algérie ce que les « deux békés » sont aux Amériques plantationnaires - Faulkner n’écrit-il pas à propos d’Albert Camus : « Nous partagions la même angoisse… ». Et de quelle angoisse pourrait-il s’agir ? […] : d’avoir à concevoir la justice et à ne pas la crier (quitte même à la séparer de la vérité) puisque ce serait contre les vôtres » (FM 92) ? Mais c’est la gestion littéraire propre à Faulkner du renoncement à l’ordre ancien du monde qui intéresse Glissant, et c’est à lire ce renoncement et ses aléas, ses atermoiements et ses accidents que l’auteur de Poétique de la relation nous invite dans l’essai. Dès la page d’ouverture, en murmure prémonitoire, se pose « l’inlâchable question de la race » (FM 11) - « Mais comment ne pas en tenir compte ? » (FM 13). Le mode d’approche glissantien- de l’œuvre est respectueux, laquelle semble avoir été conçue par « un architecte qui eût massé tout un monument autour d’un secret à connaître, mais l’indiquant et le dérobant tout ensemble » (FM 14). Ici, pas de clos à pénétrer. Le visiteur martiniquais y entre en errance, comme dans le domaine de William Faulkner, « entre Louisiane et Mississippi » (FM 17). L’accès est toujours indirect, pudique, tremblant. Assurément, on ne trouvera ici nulle image d’une quelconque « conquête » du sens, la lecture ne se vivant pas comme un triomphe au bout du chemin, car celui que Glissant imagine relève de la trace plutôt que du parcours de type colonial : « Un chemin, qui serait trace incertaine et non pas route damée » (FM 139). Toutefois cette manière d’amorcer l’abord de l’œuvre ne ressortit pas à une éthique de l’accompagnement tiède et déférent. Pour autant que l’œuvre soit tenue à distance, comme en respect de son cœur vivant, il ne s’agit pas non plus de s’en tenir à un effleurage en restant à l’in-signifiante surface des choses. Le lecteur Glissant, qui ne pratique pas le forçage, se heurte tout de même à la résistance de l’écriture, à ses cadenassages. Arriver à Rowan Oak est d’ailleurs aussi ardu que d’entrer dans Faulkner, Glissant soulignant explicitement le parallélisme des deux démarches : Comme si nous avions à traverser une épreuve avant d’accéder à ce Rowan Oak : tout de même que, pour entrer dans les significations de l’œuvre […], il fallait passer par l’épreuve de sa « difficulté », se frayer une trace, comme à l’épais d’une brousse, dans ce qu’on ne peut appeler que sa « révélation différée » (FM 20). Il faut insister ici sur cette épaisseur de brousse de l’œuvre, miroir de ce « pays toujours inventé » (FM 16). Le premier abord en est même rebutant, à la fois attirant et fermé : les « avancées » y sont « pesantes » (FM 16), et face à « l’avalanche », à la « dévalée de roches », il ne semble y avoir « aucun endroit où percer une “entrée”, de Sartoris à Absalon ! Absalon ! » (FM 16). La géographie du comté revisité offre de troublantes similitudes avec celle de l’œuvre, 104 Samia Kassab-Charfi cette dernière devenant à son tour, autant que la nature, un monument historique 4 . Mais la fascination de l’entrée tient également à ce que l’œuvre est, quelque part, la maison d’un béké. Glissant, fils de la Martinique et descendant d’esclaves nous le rappelle, ému : Quelle fascination nous avait retenus en un tel lieu, sinon l’inconsciente assurance que c’était là le théâtre encore pas mal spectaculaire d’une si énorme tragédie, dont nous portions en nous l’atteinte - nous qui n’avions de notre vie pénétré dans pas une maison de béké de Guadeloupe ou de Martinique ? (FM 26) Le projet sera ainsi de suivre les « traces hasardeuses » (FM 34) qui balisent la logique damée de l’œuvre faulknérienne, bâtie sur ce « fond de ténèbres » (FM 37) qu’est le Sud esclavagiste, cette « damnation » (mot très fortement récurrent dans l’essai) que Faulkner « cherche à dire » (FM 190), « damnation qui proviendrait de soi, qui surgirait de sa propre faute » (FM 208), tour à tour interrogeant et perdant toute prise sur ce que Glissant nomme « l’inexplicable de toute littérature » (FM 41). Faulkner ne reconstitue pas, il ne trouve pas, tout comme Glissant, visiteur marchant dans les pas de l’écrivain du Sud, ne trouve ni la tombe de Faulkner ni sa maison. C’est cette absence régnant au cœur du lieu (géographique et scriptural) qui fait énigme. Même si le projet de l’essai, nettement annoncé dès le premier volet, est d’arriver à « se représenter à soi-même, dans l’extrême pureté de l’abstraction, ce que l’écrivain William Faulkner s’est attaché, avec une si sauvage ténacité, à occulter tout en le révélant : le différé de la damnation du Sud » (FM 28), la démarche est toute d’hésitation, de divagation, parce qu’il n’est pour Glissant de lecture que tremblée : Toute cette divagation que fut notre voyage, dès ce moment où nous avons raté l’autoroute qui monte vers le nord de l’Etat du Mississippi, jusqu’à l’arrivée à Oxford où nous avons tourné sans le savoir autour de Rowan Oak, jusqu’à la fin de cette journée où nous avons erré dans ce cimetière gris et blanc, n’était-ce pas le signe même, en tout cas l’équivalent, de l’hésitation à « comprendre » qui dérive notre lecture de Faulkner alors que, déportés dans l’œuvre et transportés en même temps, nous tardons à mettre ensemble tant de vertige suggéré, tant de connaissance éparpillée, dérobée, dont chacun sait pourtant qu’il lui faudra bien à la fin faire la somme ? (FM 46) Or dans la logique de notre lecteur, ce tremblement procède de deux principes : le désordre et le Chaos, dont les liens sont affirmés dès l’épigraphe placée en exergue de l’essai et signée d’un « Anonyme du XX e siècle » : « Le 4 « Dans nos pays en proie à l’Histoire, où les histoires des peuples se joignent enfin, les ouvrages de la nature sont les vrais monuments historiques » (FM 25). Lire Glissant lire Faulkner 105 ressassement est à l’exégèse ce que le Chaos est au désordre ». En opérant cette analogie, Glissant fait valoir la dimension génératrice du ressassement, figure par laquelle le sens est pourvu, nourri. La répétition est ainsi d’emblée posée comme une action non seulement positive car pourvoyeuse, mais aussi fondatrice, motrice. Cette motricité impulsée par le « lancinement » (FM 166), motricité dont nous verrons un peu plus tard qu’elle fonctionne par diffusion et propagation, entre pleinement en relation d’équivalence avec le vivant du monde et son pré-ordonnancement, tout comme l’est le Chaos dans les théories de physique aussi bien que dans les textes de la Genèse. Mais c’est le rapport que Glissant établit entre « ressassement » et « exégèse » qui doit particulièrement retenir l’attention, dans la mesure où ce rapport institue en quelque sorte une nouvelle poétique de la Relation entre deux opérations dont le lien est, originellement, un lien de contradiction. Car en effet, si « exégèse » réfère étymologiquement à une sortie du point de Départ, à un exode interprétatif qui n’est rien d’autre qu’une ex-cursion hors du Texte initial et l’initiation d’un périple autour de Lui en vue de l’élucider, autrement dit de le soumettre à une autre lumière du sens fût-elle contradictrice, « ressassement » quant à lui correspondrait plutôt à une posture de répétition ne s’accompagnant d’aucun « déplacement ». La localisation statique habituellement inférée par la notion de ressassement semble ainsi être en conflit avec la liberté heuristique à laquelle invite l’exégèse, dans l’écart que celle-ci suggère d’accomplir relativement à l’œuvre. Or ne voilà-t-il pas que, via cette analogie, Glissant fait du ressassement un principe initiateur de l’énergie exégétique, antérieur à l’installation d’un nouvel ordre - cosmique - de lecture, désordre d’un autre type ? 2. « À portée » de lecture : où « percer une entrée » (FM 16) ? La répétition comme connaissance Ce principe énergétique contribue ainsi - et ce n’est pas le moindre de ses effets - à infiltrer au cœur de l’idée première de retour statique suggérée par l’image mentale inhérente au « ressassement » la possibilité d’un mouvement, lequel, à l’instar de celui qui secoue les cultures composites, dé-compose pour « recomposer » (FM 156). Car du coup le ressassement, par contamination avec la traîne sémantique associative de « Chaos », se met à avoir partie liée avec un incubateur, espace d’ouverture des possibles, de fécondation de ce qui, précisément, rompt avec l’idée de fixité pour regarder vers une altérité paradoxale, altérité elle-même engendrée par l’altération même de la représentation que nous nous faisons, nous lecteurs, du « ressassement », et sans doute proche de ce que Glissant nomme « le tremblement faulknérien » (FM 162), « le bougement, l’hésitation » (FM 311). 106 Samia Kassab-Charfi Cet incubateur singulier que serait le ressassement génère une autre raison « heuristique » glissantienne : pas d’accès au vivant du sens sans cette gymnastique de l’enroulement et de « l’enhalement », du battement répété si compatible avec la lecture que préconise Glissant, avançant par « traces incertaines, obstinées » (FM 197). La répétition est cette « manière d’errance circulaire dans la profération […] » (FM 276), errance qu’emprunte d’ailleurs la lecture lorsqu’elle s’attache aux détails d’une écriture qui est celle du « risque d’un dévoilement » (FM 195). L’exercice relève non pas de l’invocation oraculaire d’un hypothétique au-delà du sens mais de la reconduction d’un questionnement dérangeant, celui des « certitudes de l’édit »-(FM 276). Glissant le souligne vers la fin de l’essai : « Cette écriture concerne ceux qui mettent en question l’Histoire, qui se méfient humblement de l’orgueilleux récit, qui tâchent d’entasser, de démultiplier, de briser et de raccommoder, de mesurer et de démesurer […] » (FM 312). Comme si l’oracle, en lieu et place de proférer une énigme, se voyait mis dans une position de diction répétée, l’ineffable étant confronté à cette poétique et à cette pragmatique du lancinement, et Glissant s’amusant à transgresser les codes de la rhétorique occidentale en instituant la répétition comme valeur stylistique et heuristique hautement recommandable. Quel lien peut-on alors dégager entre cette singulière définition par analogie (ressassement/ exégèse/ / Chaos/ désordre) et la poétique de Faulkner telle que cherche à la cerner Glissant ? Dans la quatrième de couverture, Glissant souligne que l’œuvre de Faulkner « engendre sa technique » de « l’amassement d’un mystère », de l’« enroulement d’un vertige », lequel surgit d’ailleurs de la forme même de l’écriture : « La dense végétation des grands Bois », note Glissant, « est davantage signifiée dans le resserrement et la profusion de la prose de L’Ours que par aucune description formelle. […] C’est le livre tout entier qui est une brousse » (FM 216). Il ne s’agit pas d’autre chose ici que de lire en baroque, en tramant sur le canevas du texte les multiples possibilités de lister le réel, la liste étant l’« un des vecteurs de la pensée baroque » (FM 271) : L’accumulation (le listage des modes du réel) est la manière la plus familière de décrire pour tout conteur. Il entasse par ce procédé les composantes dudit réel, ou au moins les éléments dont il peut surprendre la présence. C’est une volonté d’aller en extension, ou en étendue ; de prétendre dire le vrai par entassement de données, et non par une vision fulgurante de son essence. Décrire ou présenter ce qui existe en multipliant le détail de ses constituantes revient à récuser la prétention à pénétrer d’un trait le sens des choses. La liste est un des vecteurs de la pensée baroque, et qui s’oppose à la « recherche » de la profondeur (FM 271). Lire Glissant lire Faulkner 107 Mais Glissant opère un distinguo entre accumulation et répétition. Le premier procédé est associé à ces « économies de l’oralité » (FM 275) qui diffusent, dans l’étendue et comme en réseau, l’infinie variété du réel. De fait, il est étroitement lié à la propagation, à la diffraction. Cette technique « pollénique » (FM 339) ressortit chez Glissant à une philosophie dans laquelle l’acquisition de la connaissance se fait par traces et par saisies prismatiques, à l’inverse d’une révélation : « disperser le connaissable dans l’espace, ou le rassembler en un point dont on multiplie les angles d’approche, c’est renoncer à la révélation, à la visitation par l’Esprit » (FM 274). Ce diffracté convient parfaitement à la manière faulknérienne : « Faulkner écrit en rhizome » (FM 244), constate Glissant qui lui-même, ne lit pas en révélation, mais égrène, dans l’espace ouvert de sa lecture, les détails du texte faulknérien, émiettant puis superposant les répliques, les portraits, la vaste famille des personnages de l’écrivain étasunien. Simultanément, il renonce à toute conquête appropriatrice de ce texte, à toute pénétration du cœur central, de l’« essence » et du Sens de l’œuvre : « Plus en effet on accomplit la connaissance d’un objet par l’accumulation de ses attributs ou de ses situations, moins on consent (plus on renonce) à une « essence » de cet objet » (FM 276). La répétition consiste quant à elle en « un procédé contraire, par quoi un élément isolé du réel, ou un aspect de la pensée, reviennent avec insistance dans le discours. Il s’agit d’un retour dont le rythme est la caractéristique » (FM 275). Procédé illustré par le « I have a dream » de Martin Luther King, dont le « discours a été prononcé sur le mode des homélies des pasteurs noirs des Etats-Unis » (FM 275). Définie comme un trait majeur du style et comme la scansion d’un motif essentiel, la répétition s’inscrit du point de vue de la poétique dans le pourtour imprécis de l’œuvre, de ce qu’elle entend signifier en aval - ce « difficile-à-dire » (FM 77). Du coup l’abord du sens ne peut s’amorcer sans une sérieuse prise en compte de ce « vivant » du répété, de ce lacis - labyrinthe vers le sens ? - ponctué de lancinances qui, outre qu’il donne matière et corps à l’opacité, représente pour Glissant la signifiante topographie du lieu littéraire. Dans le modèle de société esclavagiste, la répétition est un point commun fédérateur d’une série d’actions : récoltes, gestes perpétuellement reproduits du fruit cueilli, dimension temporelle éternellement tenue par les mêmes cadences de l’économie de Plantation, par les mêmes tempos de l’humain se déshumanisant dans les cases-à-nègres. C’est la course - the race - perpétuellement reconduite. Mais comment discerner un lien, s’il y en a, entre cette économie du faire et une économie de l’écrire, elle-même génératrice chez Glissant d’une économie de lecture du « tourbillon faulknérien » (FM 39), lecture d’autant plus ardue que ce tourbillon tournoie autour d’un « taire » ? S’agit-il, pour Glissant, de démêler ce qui dans les plis de la poétique faulknérienne pointe « l’impossible fondation » (FM 156), 108 Samia Kassab-Charfi c’est-à-dire cet échec radical d’une épopée glorieuse du Sud esclavagiste ? Lire n’est-il, après avoir posé « cette question tremblante de la légitimité » (FM 39), qu’advenir progressivement avec Faulkner à l’abandon de l’idée d’accomplissement sociétal, d’édification épique ? Car voilà, « l’œuvre est une méditation sur l’impossibilité de l’épique » (FM 169), le sud faulknérien souffrant de ne pouvoir faire le deuil terrible de sa légitimité. « Faulkner », nous dit Glissant, « a illustré, par ces situations extrêmes où il figure l’extrême du monde, que la tension de l’épique traditionnel, qui réordonnait toute communauté particulière autour de son exclusive, ne peut plus jouer pour nous » (FM 304). C’est donc peut-être ici que l’on peut tenter - non pas des réponses,- puisqu’« il n’y pas de réponse donnée à ces questions primordiales » et que de surcroît « elles restent questions, non explicites et non résolues » (FM 37) -, mais une élucidation plus ou moins partielle de cet obscur : lire, c’est essentiellement, après avoir tâtonné dans l’entour de l’œuvre - éprouvant les gémellarités, les lieux ambiants, les escamotages d’actes et de noms, à commencer par le Falkner qui devient Faulkner -, pressentir ce qui dans l’œuvre n’est pas dit mais hurle d’une incessante présence. Lire revient alors à montrer ce qui n’est pas dit : cela même vers quoi regarde, justement, la répétition, car répéter rend monstrueux au sens premier, étymologique, c’est-à-dire survisible, évident. Montrer quoi ? La « disharmonie généralisée » (FM 13), le couac infiniment répété, le lancinant dégoût de cette société-là, porteuse, à l’instar de Lucas Beauchamp, du rêve stérile d’être « lui-même son propre ancêtre, ne descendant que de lui-même » (FM 173). Donner voix à ce qui est silencié, traduire de la langue d’écriture à la langue de lecture le cri secret, ainsi en est-il de la muette « monstration » de l’esclavage - et comment pouvait-il en être autrement pour Glissant lecteur de Faulkner ? Il y a quelque chose de pourri, tant qu’on s’y accroche, dans l’appropriation et la colonisation, dans la Plantation et dans ce qu’elle installe alentour : l’esclavage et sa dérivée irrémissible, le métissage, fondé d’abord sur le viol. Faulkner ne le dit jamais (le criant si souvent, obscurément), parce qu’il souffre dans sa chair (dans son Sud) de le penser vraiment (FM 181). Voilà donc de quoi se nourrit le cœur battant de l’œuvre : de cette répétition qui dérègle la conception initiale, celle de l’installation donnée du monde, de son établissement. Glissant exprime ainsi cette conviction : « Quelle que soit l’attitude qu’il aura adoptée dans son rapport à l’Autre, et quelle que soit la vision globale qu’il s’en est donnée, l’écrivain n’a d’autre recours que de perturber cette vision par l’œuvre […] » (FM 13). À réception, la lecture est de fait conçue comme mesure de la relation - voire de la distance - entre le narré et l’indicible : « Faulkner a inventé comme naturellement un langage Lire Glissant lire Faulkner 109 qui en même temps assume les deux fonctions, qui décrit et en même temps cherche à dire cela qui est indicible dans la description et qui pourtant signifierait pleinement […] le décrit » (FM 190) 5 . Cet indicible, c’est en particulier l’impossible conjonction des races, les « exclusions mutuelles » (FM 245) de tout ce qui, pourtant « a géhenné sur cette même terre » (FM 264). Quoiqu’il en soit, et en dépit des « touchers de conscience » (FM 242) dont sont éclairés par moments les personnages, ces sortes d’illuminations follement éphémères, « la vérité est lointaine, inaccessible, différée de toute manière » (FM 242). Pour autant, la répétition actée dans la chair du texte faulknérien est là au service de « cette réclamation toujours avortée : l’exigence d’une Genèse, et son tragique déni » (FM 266). À l’horizon de la lecture glissantienne, l’écriture en rhizome de Faulkner esquisse tout compte fait un projet érigé envers et contre l’idéal de fondation sudiste, ce que l’on pourrait désigner comme une généalogie contrariée, en accord tacite avec la philosophie même du conte dont l’intention poétique essentielle est, en suggérant d’autres modes de création du monde 6 , de « contester […] l’absolu et le sacré de toute genèse. Ou au moins de ne pas lier une pensée de l’absolu ou du sacré à ce commencement mythique » (FM 267). Faulkner le sait, qui a lu les contes créoles de la Louisiane : Faulkner savait hautement que la parole du conte […] n’était pas celle qui est héritée d’une pensée de la Genèse, et qu’elle s’organisait au contraire selon des modes qui s’opposent et qu’il a opposés au rêve consumant de la Fondation : modes du listage et de l’accumulation, de la répétition, de la circularité, lesquels régissent le conjectural, tellement contraire à l’acte prophétique, décisif et décidé, d’une création du monde (FM 266). Ces modes stylistiques du récit se nourriront ainsi d’une joie à répéter - « Il naît un secret contentement à pratiquer la répétition » (FM 276) -, cette manière devenant l’un des nutriments du renouvellement jubilatoire de la lecture, de sa régénération par « errance circulaire ». Le procédé inclut certes chez Faulkner l’encastrement d’histoires, les interférences d’un roman à l’autre, roman dont Glissant signale qu’il « pourra être épars, décentré, démultiplié » (FM 286). Il cite à cet égard plusieurs exemples : « La structure des Invaincus ou de Descends, Moïse est aussi novatrice que celle du roman révolutionnaire type, Le Bruit et la Fureur » (FM 286). Mais là encore cette « errance circulaire » puise essentiellement son efficacité dans l’idée même 5 Les italiques sont dans le texte. 6 « Les contes créoles des Antilles, par exemple, mettent en question ou en vertige le mythe de la Création. On y voit un dieu tâtonnant s’y reprendre à plusieurs fois pour créer l’Antillais, selon le temps que ce dieu laisse dans son four cosmique la boue dont il veut faire un être : trop brûlé, ou pas assez, ou trop peu cuit » (FM 267). 110 Samia Kassab-Charfi que la vérité ne peut être contenue dans une Annonciation brutalement et magistralement unique : « la vérité ne se découvre pas ainsi […], elle est différée à l’infini de toutes les étendues envisageables […], on ne l’approche que par des saccades de dévoilement […] » (FM 312). Et si Glissant lit Faulkner au plus près des hésitations et dérades de l’écrit, il a le souci d’articuler sa lecture à l’exigence d’une intelligibilité accrue de l’histoire des humanités et du lien à l’Autre, qu’il faut endurer. 3. De « la forme déformante de l’Autre » (FM 49) à l’Autre de l’œuvre : la mesure de l’opacité « Endurer », le mot est dit. Tout l’essai est rythmé par les variations de ce leitmotiv faulknérien : « they endured » : « ils endurèrent » (FM 41) ; puis plus loin, évoquant le remarquable Appendice Compson de Faulkner - « la merveille » (FM 64) ainsi que la nomme Glissant -, le constat formulé par la « servante noire des Compson » : - « Ils enduraient » » (FM 64), et plus tard encore, à plusieurs reprises, sur tous les tons - « « They endured. » Ils enduraient. Ils endurèrent. […] ils enduraient, ils duraient dans » (FM 87). « La durée, l’en-durée » (FM 88). Assurément, Glissant prend soin de remettre l’« endurement » (FM 322), cette vertu - à moins que ce ne soit un vice, puisqu’« Ici, en Yoknapatawpha, les Noirs supportent pour que les Blancs pensent […] » (FM 235) - dans son contexte : « L’expression et l’idée d’« endurer » sont purement puritaines » (FM 322). Les deux maux, puritanisme et racisme,- sont pour lui étroitement liés : tous deux sont « ténèbres ardentes » (FM 64). Faulkner « hauturier » (FM 329), fort d’une « misogynie tranquille » (FM 331), « conservateur et rétrograde » (FM 331) n’est hélas pas en reste lorsqu’il s’agit des Noirs. Il faut pour Glissant sonder en cet « apprenti Planteur » (FM 331) l’abîme du refus de l’Autre : « Le refus de la créolisation déporte vers ce nouvel abîme : les divagations du monde sudiste et du monde entier, travaillés du même refus, du même trouble, celui de l’Autre » (FM 138). C’est à ce propos que revient de nouveau, quasiment en clôture de l’essai, l’évocation réunie des trois auteurs du début, Faulkner, Saint-John Perse, Camus. Ils ont, tous trois, la particularité d’appartenir à des « mondes-frontière » (FM 308)- et vivent conjointement « la dispute dramatique entre un humanisme nécessaire et le refus de condamner cela qui l’offusque en racisme et intolérance - c’est la position inconfortable, l’angoisse, de Faulkner, de Perse, de Camus » (FM 309) 7 . La lecture de Faulkner est clairement ici l’occasion d’un procès que Glissant fait à ce sud « mortifère » (FM 232), vicié par un « racisme animal » (FM 94) : « […] la chosification des nègres n’est pas affaire d’idéologie. Elle vient d’instinct. 7 Les italiques sont dans le texte. Lire Glissant lire Faulkner 111 Le racisme est dans les tréfonds » (FM 94). Glissant passe en revue, dans la littérature faulknérienne, les « actes de violence collective », « esquissés plutôt que décrits » (FM 233), les « scènes de lynchage » qui « sont,- dans la sèche concision de leur récit, comme des cérémonies sacrificatoires » (FM 233). Cette sauvagerie si impossible à dire est d’ailleurs ce pourquoi William Faulkner « entre silencieusement en haute et puissante schizophrénie » (FM 40), son alcoolisme étant comme l’affrontement que livre son propre corps à cet improférable auquel il lui faut pourtant s’appliquer à donner quelque forme verbale - morcelée, cachée. Ce que Glissant nomme « les tourments du retirement sur soi » (FM 49) semblent être une résultante majeure de la réticence raciale, à la fois leur raison et l’effet malheureux qui en découle, puisque, avec l’inceste, l’un des impossibles majeurs signifiés dans l’œuvre est bien ce « sang mêlé » (FM 199), inconcevable, « indésirable » (FM 49) mais pourtant si répandu : « Beaucoup de ces Noirs faulknériens, de manière surprenante, sont des produits mélangés. C’était la coutume, jamais avouée dans le Sud, mais on s’étonne que Faulkner l’ait à ce point retenue » (FM 117). Même si Faulkner dédie à sa nourrice noire, Mammy Bar, son Descends, Moïse (FM 114), la peur panique du métissage, « le refus damné de tout ce qui approcherait la mixité » (FM 305) dominent l’ensemble de son univers romanesque, dont pourtant chaque versant intègre ces mélangés. Partout dans l’œuvre court cette terreur d’un composite qui constamment menace, composite dont Faulkner pressent l’avènement comme un futur inévitable, sans le dire, sans même se permettre d’y faire allusion lors des entretiens, hors de l’œuvre : « La créolisation est cela même qui offusque Faulkner. Le mélange, le métissage, plus l’imprévu des résultantes » (FM 117). Et parce qu’il ne peut concevoir une race « métissée » (FM 119), Faulkner s’ingéniera à « invent[er] une surprenante synthèse », rêvant une étrange « race unique, noire-et-blanche » (FM 119), très commode parce qu’elle le dispense de devoir penser la rencontre, un quelconque mélange avec les Noirs, mais surtout parce qu’elle lui évite de devoir renoncer à la confortable idée d’absolu : Faulkner a besoin des Noirs comme absolu, pour conduire le questionnement de l’absolu. L’apparition (comme on dit pour les miracles) d’une race noire-et-blanche, qui accorderait deux absolus en faisant l’économie du détestable métissage, maintiendrait […] une intégralité du Sud- (FM 120). En mentionnant l’existence de certains ouvrages marquants parus au milieu du XX e siècle américain, comme « Native Son » et « Black Boy, de Richard Wright, qui dépeignaient la véritable condition des Noirs » (FM 90), Glissant signale clairement le désengagement de Faulkner, son repli stratégique : « Il a peut-être convenu- que le cri de révolte des Noirs allait de soi, mais 112 Samia Kassab-Charfi décidé aussi que ce n’était pas à lui de le reprendre à son compte » (FM 91). Toutefois ce désengagement a pour pendant un transfert que Faulkner ne peut s’empêcher d’opérer : si la Nancy Mannigoe de Requiem pour une nonne « endure », cette endurance n’est pas seulement personnelle, elle est vécue comme une rédemption par procuration, la passion de Nancy exemplifiant très paradoxalement celle du Sud … blanc : « cette personne va au bout de ce que Faulkner (dans l’œuvre) attend des Noirs : assumer l’invraisemblable déréliction des Blancs » (FM 131). C’est alors que la lecture, suivant le « courant de conscience » (FM 242) de l’écriture et non les traces documentaires du vécu sudiste dans les années 1930, revient donner sa juste place à la littérature, ou du moins à ce que celle-ci devrait être selon Glissant. Car il ne s’agit pas de tomber dans le témoignage, impasse où se serait fourvoyé Faulkner s’il avait simplement voulu se faire le héraut de valeurs progressistes et contestataires. Malgré le tragique de la situation, malgré l’évidence d’un « début de système d’apartheid » (FM 93), Glissant nous dit que Faulkner n’avait pas à prendre parti. Quelque part Glissant « endure », au bénéfice de la littérature, l’aveuglement de Faulkner. Par-delà la dénonciation attendue du « raturage-de la mémoire collective » (FM 223) des Noirs, écrire était d’abord pour lui tenter de parcourir « cette région trouble où chacun de nous dans le monde se tient menacé des atteintes d’il ne sait trop quoi d’informe et de dénaturant, qu’il pense être la forme déformante de l’Autre » (FM 49). Parcours qui est l’objet même de cette épreuve qu’est l’écriture, et bien sûr la littérature, que Glissant distingue ici clairement du témoignage : « La littérature prévaut sur le témoignage ou la prise de position, non parce qu’elle excède toute appréciation possible du réel, mais parce qu’elle en est l’approche la plus approfondie, la seule qui vaille finalement » (FM 92). Autre assomption, la lecture devient également une allégorie de la Relation, comme si elle parachevait ce que l’écriture a laissé en suspens, ou ce qu’elle s’est presque épuisée à rendre : « la solitude damnée d’un refus qui n’a pas à se dire » (FM 49). Car Glissant ne peut pas dénier à Faulkner l’opacité qu’il revendique pour lui-même. Paradoxe de cette lecture qui tout à la fois se nourrit du suspens et prend appui sur les effets échoïques instaurés-par la répétition et qui aboutissent à une plus grande signifiance : Listes d’attributs dévalant le réel, accumulations, circularités, répétitions lancinantes de lieux communs (où notre pensée, que nous avions crue originale et unique, est soudain reprise, relayée, répercutée par combien d’autres échos dans le monde, à quoi nous faisons à notre tour écho), nous entendrons pour finir que ce sont là des modes nouveaux de la connaissance […] (FM 263). Lire Glissant lire Faulkner 113 Et c’est à elle en effet, à la lecture, qu’il revient d’« avoir à nommer ensemble ceci et cela, qui ne se conviendraient pas » (FM 236), d’ajointer les possibilités d’abord impensables du sens, raboutant des extrêmes, accordant des inconciliables de l’exégèse. Car l’Autre de l’œuvre n’est pas seulement ce Noir souffrant et endurant dont l’ombre traverse de part en part le paysage des romans de Faulkner. C’est aussi l’Autre du sens convenu, un Autre à deux matrices, à l’instar du personnage faulknérien de Sam Fathers « (Avaitdeux-pères) », qui est « nègre et indien » et « peut se tenir en plusieurs endroits à la fois, chasseur chocktaw et esclave noir, selon qui le regarde et croit le « saisir », et à quel moment » (FM 110). Sans doute, en créant de tels personnages Faulkner ménage-t-il confusément une sorte d’issue dialectique, une échappée lui permettant de passer outre « l’étonnant et apparent impossible du rapport, que nous nommerions en poétique la Relation, entre ces gens, Blancs, Noirs, Indiens, pris dans la trappe de ce système » (FM 104). « Trappe » qui devient trame élaborée en tâtonnements afin d’absorber les chocs de « l’idée insoutenable que le-monde envahit le pur Pays et le chamboule » (FM 337) - créolisation « où un épique nouveau (d’ouverture et de partage) eût pu prendre naissance » (FM 330).-Or cette trame au final sauve le monde de Faulkner en le soustrayant au convenu : « Une métaphysique du vertige dérobe ce peuple faulknérien, l’absout de toute convention dite romanesque et l’amasse en dehors des normes du récit à plat » (FM 100). Glissant n’a de cesse d’ailleurs de recourir à ce mot de vertige pour qualifier le dérèglement consécutif à la confrontation avec l’Autre : « mise en vertige de la question de la filiation » (FM 69), « […] tant de vertige suggéré, tant de connaissance éparpillée, dérobée » (FM 46). Vertige qui est le point de départ de ce devenir dont Glissant dote la lecture- de Faulkner : un différé qui déplace l’horizon d’attente de la réception de l’œuvre et la décentre vers une digenèse du sens, écart magistral hors d’une lecture attendue, convenue, dont il faut désormais « souffrir la perte » (FM 68). L’analogie avec le positionnement respectif des personnages de Faulkner est ici particulièrement frappante. En attirant l’attention sur le fait que les protagonistes noirs des romans de Faulkner n’ont presque jamais de monologue intérieur, Glissant pointe l’existence d’une étrange médiation : « C’est dans la conscience des personnages blancs que les attitudes et les conduites de ces personnages noirs répercutent et se traduisent, de loin en loin, en débats de morale » (FM 98). Or c’est justement sur un principe de lecture inverse que Faulkner, Mississippi est bâti, où une œuvre d’écrivain blanc (Faulkner) en passe par le filtre de la conscience lectoriale d’un écrivain noir (Glissant). Ce faisant, en aval et comme en retour, l’œuvre même de Glissant (cet essai, en l’occurrence) s’élabore à l’aide de l’œuvre de Faulkner, laquelle fait office de Nègre hypotextuel, tout comme en amont l’œuvre de Faulkner se construit avec mais aussi malgré le Sud et sa « damnation » (FM 37). L’erratique démarche 114 Samia Kassab-Charfi de lecture - « se frayer une trace, comme à l’épais d’une brousse » (FM 20), avec ses à coups, aboutit-elle à conférer une meilleure lisibilité aux tenaces tâtonnements de ce « redoutable engouffreur d’alcool » (FM 51) que fut William Faulkner, à sa poétique paradoxale, souvent oppressive, se débattant dans et avec l’opacité des êtres ? Pour celui qui eut « l’énorme ambition » d’« élever l’œuvre loin au-dessus de sa personne » (FM 78), le projet aura au fond été celui-ci : « à toutes forces fonder en métaphysique l’obscur de la relation entre les Noirs et les Blancs » (FM 99). Glissant alors sait qu’à lire Faulkner, il s’avance à lire l’obscur de l’humain même, dans les silences des personnages et leur « opacité infranchissable » (FM 126). 4. Au bout du chemin En vérité la « bibliothèque-salle de travail » (FM 27) de la maison de Faulkner que pénètre le visiteur Glissant, devient salle de travail au sens obstétrique du mot. L’avènement de ce qui s’appelle lire est bien la tortueuse mise au jour de cet « indésirable », de cet « inexplicable » (FM 41) à quoi s’emploie l’écriture de Faulkner. À chaque étape, Glissant hésite, délibère, pressentant Faulkner non en « romancier tout-puissant », mais « en poète pythique et abyssal, titubant au gouffre de la Connaissance » (FM 137), Faulkner qui sait qu’un écrivain se doit de « tenter l’impossible » (FM 207) - ce qu’il reproche d’ailleurs à Hemingway de ne pas avoir osé faire. C’est d’ailleurs cette question de l’impossible qui est au bout du chemin de lecture de Glissant, aussi bien que de Faulkner : Il y a les possibles, ce qu’il faut faire pour continuer de vivre, pour plaire à ceux qu’on aime, pour obtenir le suffrage de ses semblables, pour aider ceux qui en ont besoin, et il y a l’impossible, dans lequel on est seul debout - sachant déjà qu’on ne pourra rien étreindre, ou si peu, de ce qui bat ainsi autour de vous. Sachant aussi que rien ne vaut si ce n’est d’essayer cela (FM 207). Le refus de concevoir l’écriture et la lecture comme des modes de la Révélation est le signe même de la formidable extension dont bénéficie la notion de digenèse chez Glissant, pour qui les « suspens d’écriture » (FM 283), les régulières répétitions dans Faulkner attestent d’une expérience du détour, non de la vérité imparable et proclamée : « Des procédés ainsi démultipliés ne mènent pas aux révélés absolus de l’alchimie d’une Genèse, ce sont les détours infinis par quoi une digenèse trame ses traces et entre dans le conjectural du monde » (FM 284). En montant son théâtre de souffrances humaines, d’échecs, de silences, Faulkner fait lever la « leçon à venir de toute digenèse à la règle déjà dictée d’une Genèse souveraine » (FM 285). Faulkner qui inspirera, en postérité, la « dense brousse de la prose » Lire Glissant lire Faulkner 115 d’Alejo Carpentier, l’« ambiguïté lourde » des personnages de William Styron, la « circularité vertigineuse » d’un Gabriel Garcia Marquez, tous en « parentage » (FM-345) avec sa magnitude, « communauté-monde » (FM 305) d’écrivains en rhizome.
