Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2016
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Modernité du classicisme
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2016
Alain Génetiot
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Modernité du classicisme Alain Génetiot Université de Lorraine Le classicisme a-t-il toujours mauvaise presse comme je l’écrivais en commençant mon essai il y a plus de dix ans ? 1 Assurément le sujet continue de porter un lourd passif historiographique tant la question est piégée par l’usage scolaire fait de la notion aux XIX e et XX e - siècles. Mais la première théorie du classicisme -- sans le mot, postérieur- - remonte aux contemporains eux-mêmes. Car, en dépit de sa référence constante à l’imitation de l’Antiquité, le classicisme est une littérature contemporaine de son public qui opère un transfert culturel en direction du présent, une acclimatation du trésor antique aux données anthropologiques de la modernité. La recherche des cinquante dernières années, en ancrant le classicisme dans le baroque européen 2 , loin de désacraliser en l’historicisant cette exception culturelle française, montrait au contraire la spécificité d’un modèle qui cristallise une dynamique historique, la mondanisation de l’humanisme qui se dépouille du latin délaissé comme pédant et évince l’italien dont il a capté l’héritage. C’est qu’avait déjà démontré René Bray en 1925 dans son fameux ouvrage sur La Doctrine classique en France dont seul le titre était malencontreux puisqu’il semblait accréditer l’idée traditionnelle d’une « doctrine » concertée et d’une codification préalable à l’écriture des œuvres alors que l’ouvrage mettait en évidence, dans une perspective comparatiste nouvelle, l’immense dette du classicisme français envers l’humanisme italien qu’il prolonge en l’adaptant et en l’acclimatant. Dans la reconfiguration actuelle des études sur la littérature du XVII e -siècle se fait jour une idée de modernité qui n’est plus antinomique du classicisme puisque ce dernier est non seulement une notion moderne, historiquement construite par la réception, mais une littérature moderne, porteuse des valeurs nouvelles de purisme et de galanterie pour plaire aux honnêtes gens. À l’occasion de ce réexamen je proposerai un rapide survol de l’état de la question à la lumière des directions récentes prises par la recherche depuis les vingt 1 Alain Génetiot, Le Classicime, Puf, 2005, « Quadrige ». 2 Déjà Francis Ponge, dans Pour un Malherbe, Gallimard, 1965, p.-189, caractérisait le classicisme comme « la corde la plus tendue du baroque ». 12 Alain Génetiot dernières années dans le prolongement des travaux fondateurs sur l’histoire de la rhétorique, en particulier ceux de Bernard Beugnot auxquels rend hommage le présent volume. 1. Le classicisme, une idée (de) moderne C’est désormais une évidence, nos classiques français du XVII e - siècle, imitateurs des classiques de l’Antiquité, c’est-à-dire partisans des anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes, sont eux-mêmes des écrivains modernes, reconnus et célébrés précisément comme tels par les Modernes. Là où la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay inaugurait en 1549 la concurrence de la littérature française invitée à greffer la littérature antique sur la française qui allait devenir elle-même en se l’assimilant, les Modernes du temps de Richelieu et de Louis XIV, de Desmarets de Saint- Sorlin à Charles Perrault, estiment non seulement accomplies la translatio studii et l’assimilation des classiques de l’antiquité, mais proclament, dans un présentisme caractéristique de la modernité 3 , la supériorité du présent siècle qui dépasse tous ceux qui l’ont précédé. Ainsi « Le Siècle de Louis-le- Grand » (1687) commence par relativiser le prestige de l’Antiquité 4 avant de proposer un palmarès des meilleurs auteurs du siècle parmi les auteurs décédés, qu’il répute aussitôt consacrés par la postérité : Donc quel haut rang d’honneur ne devront point tenir Dans les fastes sacrés des siècles à venir Les Régniers, les Maynards, les Gombauld, les Malherbes, Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes, En sortant de leur veine et dès qu’ils furent nés, D’un laurier immortel se virent couronnés ? Combien seront chéris par les races futures Les galants Sarasins, les aimables Voitures, Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans, Et cent autres encor délices de leur temps ? 5 Dans son panégyrique, Perrault systématise ainsi le recours aux listes et aux palmarès par lesquels ses récents prédécesseurs, comme Pellisson dans 3 Voir Larry F. Norman, The Shock of the Ancient, University of Chicago Press, 2011. 4 Charles Perrault, « Le Siècle de Louis-le-Grand », dans La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. Anne-Marie Lecoq, Gallimard, 2001, « Folio classique », p.-257 : « La belle Antiquité fut toujours vénérable,/ Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable./ Je vois les Anciens sans ployer les genoux,/ Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ; / Et l’on peut comparer sans craindre d’être injuste/ Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste. » 5 Ibid., p.-263. Modernité du classicisme 13 sa Relation contenant l’Histoire de l’Académie française (1653), avaient déjà engagé le processus de canonisation du temps présent 6 . Avec le recul, il est intéressant de constater, en mesurant la fortune critique de ces auteurs cités, combien le canon est dynamique, puisque certains auteurs comme Voiture ou Tristan L’Hermite ont dû quitter le premier rang et d’autres disparaître, comme Sarasin et Godeau 7 . Boileau lui-même, le rival de Perrault dans la querelle, qui a régné en « régent du Parnasse » est devenu aujourd’hui un classique mineur, que l’on se met à reconsidérer de nouveau 8 ; Malherbe, qui a perdu de son aura, mérite réappropriation 9 et Bossuet, longtemps parangon de l’éloquence, a passé tout le XX e -siècle après la loi de séparation de l’Église et de l’État dans un relatif désintérêt, en tout cas éditorial, avant que de nouvelles études commencent à le reconsidérer 10 . Mais Perrault va plus loin que Du Bellay quand, dans le tome II de son Parallèle des Anciens et des Modernes (1690), il reprend l’argument du progrès pour donner l’avantage décisif à la littérature française moderne sur celle des siècles passés, au nom de la politesse des mœurs, argument qui servira de leitmotiv pour le camp des Modernes dans toute la querelle : Je ne dis point que les siècles d’Alexandre et d’Auguste aient été barbares, ils ont été autant polis qu’ils le pouvaient être, mais je prétends que l’avantage qu’a notre siècle d’être venu le dernier, et d’avoir profité des bons et des mauvais exemples des siècles précédents, l’a rendu le plus savant, le plus poli et le plus délicat de tous. 11 Si l’on remplace l’opposition esthético-morale entre politesse des mœurs et barbarie par une opposition plus radicale entre paganisme et christianisme, 6 Voir Emmanuelle Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse. Naissance de l'« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siecles, Champion, 2006. 7 Voir Alain Génetiot, « Des hommes illustres exclus du panthéon, les poètes mondains et galants (Voiture, Sarasin, Benserade) », dans Littératures classiques, n°-19, 1993, Qu'est-ce qu'un classique ? , dir. Alain Viala, p.-215-235. 8 Boileau poète, dir. Emmanuel Bury, dans Papers on French Seventeenth Century Literature, vol.- XXXI, n°- 61, 2004 ; Nicolas Boileau (1636-1711) - diversité et rayonnement de son œuvre, Œuvres et critiques, XXXVII, 1, 2012,-dir. Rainer Zaiser ; Delphine Reguig, Boileau poète. « De la voix et des yeux… », Classiques Garnier, « Lire le XVII e Siècle », 2016 ; colloque La Figure de Boileau : représentations, institutions, méthodes (XVII e -XXI e - siècles), 24-26 mars 2016, dir. Delphine Reguig et Christophe Pradeau, à paraître. 9 Voir Pour des Malherbe, dir. Laure Himy-Piéri et Chantal Liaroutzos, Presses Universitaires de Caen, 2008 ; Relire Malherbe, dir. Alain Génetiot, XVII e -siècle, n°-260, juillet-septembre 2013. 10 Voir Gérard Ferreyrolles, Béatrice Guion et Jean-Louis Quantin, avec la collaboration d'Emmanuel Bury, Bossuet, PUPS, 2008 ; Revue Bossuet, dir. G. Ferreyrolles. 11 Cité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, op.-cit., p.-367. 14 Alain Génetiot c’est déjà le thème du Génie du christianisme par où Chateaubriand inaugure, sans le mot, la modernité romantique. On le voit, le classicisme est une notion construite par la réception et, comme telle, un enjeu idéologique et d’évaluation. Né dans le cadre de la première modernité, en cette phase de laïcisation de la littérature en vernaculaire décrite, d’après Marc Fumaroli, par Pascale Casanova 12 , -- période qui va de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay au « Siècle de Louis le Grand » de Perrault en passant par Malherbe et Vaugelas--, le classicisme correspond à la conquête de l’hégémonie française en Europe qui se traduira au XVIII e - siècle par l’universalité du français, « latin des modernes » 13 . Mais le « classicisme français du XVII e - siècle » en tant que construction rétrospective est avant tout le produit de la phase suivante de classicisation aux XVIII e et XIX e - siècles, c’est-à-dire de canonisation qui le fait entrer dans les classes comme modèle à imiter 14 de sorte que la question du classicisme est celle du XIX e -siècle, de Sainte-Beuve et Nisard à Brunetière et Lanson. C’est dans cette perspective de réception que des travaux récents réexaminent le processus de canonisation du XVIII e et XX e -siècle 15 . C’est que le classicisme est à l’heure actuelle devenu un sujet pour les études modernistes tandis qu’à l’inverse, les dixseptiémistes ne cessent de se projeter dans l’après en renouvelant les études de « fortune » et de réception 16 . Le second XIX e -siècle et le début du XX e ont fait un usage politique d’une notion polémique créée comme repoussoir par les romantiques mais qui s’est vue récupérée par l’institution scolaire pour valoriser les traits supposés nationaux de la littérature française (la clarté, l’ordre, les règles, la raison). Or ce discours antimoderne, accordé au nationalisme de la III e République dans une période de concurrence avec l’empire britannique et la puissance prussienne, a longtemps véhiculé une image qui a fini par se retourner contre le classicisme lui-même, fixant à rebours une 12 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, Points, 2008, « L’invention de la littérature », p.-75 sqq. Marc Fumaroli, « Le génie de la langue française », dans Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, III, Les France, t.- 3 De l’Archive à l’emblème, Gallimard, 1992, p.- 911-973, repris dans Trois institutions littéraires, Gallimard, 1994, « Folio Histoire », p.-211-314. 13 Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, op.-cit., p.-236 et Quand l’Europe parlait français, Éditions De Fallois, 2001. 14 Sur cette canonisation par l’institution scolaire au XIX e -siècle, voir Daniel Milo, « Les classiques scolaires », dans Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, Gallimard, 1986, tome II, La Nation, 3 La Gloire, les mots, p.-517-562. 15 Stéphane Zékian, L’Invention des classiques, CNRS, 2012 ; Le classicisme des modernes, dir. Jean-Charles Darmon et Pierre Force, RHLF, n°- 2-2007 ; Le XIX e -siècle face aux canons littéraires, dir. José-Luis Diaz, RHLF, n°-1-2014. 16 Outre le colloque La Figure de Boileau déjà cité, voir la dernière livraison de la Revue Bossuet (2015, n° 6) consacrée aux Réceptions de Bossuet au XIX e -siècle. Modernité du classicisme 15 nouvelle doxa de littérature dogmatique, nationaliste et réactionnaire, et créant les préjugés dont nous souffrons encore aujourd’hui. La phase actuelle qui commence après la deuxième guerre mondiale et la décolonisation et qui correspond à la révolution de la contre-culture en occident puis de la mondialisation est aussi celle qui déconstruit le mythe du « Grand Siècle » en valorisant non seulement le baroque et les auteurs écartés par Lanson dans son chapitre « Attardés et égarés » 17 , mais plus généralement la contestation de l’ordre en esthétique -- la variété bigarrée du baroque-- comme en morale, avec un regain d’intérêt pour le libertinage face à l’orthodoxie. Bien plus si, pour les Français eux-mêmes, le classicisme est une question de réception, la question se pose encore plus à l’étranger, où le classicisme, littérature de l’hégémonie de la langue française proposée comme modèle à l’Europe du XVIII e - siècle, a servi de repoussoir aux nationalismes littéraires du XIX e -siècle à partir de Herder. Il en va de même des débats critiques comme la célèbre querelle Barthes/ Picard sur Racine dont le XIX e - siècle avait fait le modèle insurpassable du classicisme. Dans la victoire de la « nouvelle critique » de Roland Barthes sur l’érudition de la « vieille Sorbonne » de Raymond Picard, on a un peu oublié la question, non posée, de ce qui a constitué à l’origine Racine comme « classique », tant le débat a été déplacé vers la revendication de nouvelles méthodes pour la critique textuelle. Le décloisonnement des disciplines traditionnelles dans la postérité de Michel Foucault, l’usage des sciences sociales, comme la psychanalyse dans le Sur Racine de Barthes, puis la sociologie de Pierre Bourdieu ou les philosophies du langage et de l’image chez Louis Marin par exemple ont indéniablement contribué à ouvrir la critique littéraire sur les œuvres du XVII e -siècle 18 . Dans le sillage de la contre-culture, une partie de la critique américaine a investi le champ académique avec des questions inédites posées à la littérature classique, comme celles du gender, tandis que les études de rhétorique réconciliaient histoire littéraire et poétique en en renouvelant les méthodes et les objets. S’interrogeant sur le sens du mot « classique » aujourd’hui, John D. Lyons souligne la disparition du sens exclusivement évaluatif et transcendant et corrélativement l’historicisation de la notion 19 . Si la critique actuelle refuse une évaluation sans périodisation, elle ne banalise pas pour autant l’exceptionnalité d’un moment historique à la fois factuel --une constellation de chefs-d’œuvre accumulés 17 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Hachette, 1895, p.-362-385. 18 Voir XVII e - siècle et modernité, dir. Hélène Merlin-Kajman, XVII e - siècle, n°- 223, avril-juin 2004. 19 John D. Lyons, « What Do We Mean When We Say « classique » ? », dans Racine et/ ou le classicisme, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, Biblio 17 n°-129, p.-497-505. Voir aussi Littératures classiques, n°-19, 1993, Qu'est-ce qu'un classique ? , dir. Alain Viala. 16 Alain Génetiot sur une brève période-- et construit rétrospectivement. Comme le concluait déjà Curtius en 1956, Nous ne pouvons plus nous passer du concept de « classicisme » et nous n’avons du reste aucune raison de renoncer à lui. Mais nous ne voulons pas davantage renoncer au droit d’expliquer historiquement les catégories esthétiques. C’est là un élargissement de notre horizon, dont nous sommes reconnaissants à l’historisme des XIX e et XX e -siècles. 20 Ainsi la modernité du classicisme vient-elle de ce que ce sont les Modernes, qui, depuis Perrault, ont inventé l’idée de classicisme. 2. Un public moderne Car les auteurs du XVII e -siècle devenus nos « classiques » ont été eux-mêmes des modernes, accordés au public de leur temps pour avoir tiré les conclusions de la mondanisation des lettres en écrivant une littérature au goût du jour, de sorte que si c’est la modernité qui a inventé le classicisme, on peut donc dire tout aussi bien que c’est le classicisme qui a inventé la modernité. La littérature classique est une littérature moderne au sens où elle répond, en français, à l’évolution des goûts d’un public qui s’élargit et qui, par ses préférences, donne le ton à la vie littéraire. Les études sociologiques sur la notion de public(s) ont bien mis en évidence la naissance d’une opinion publique littéraire qui légitime en retour celle de l’écrivain 21 , au moment où Corneille, attaqué par les doctes dans la querelle du Cid, leur oppose le succès public de ses pièces dans sa triomphante Excuse à Ariste : « Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit » 22 . Le passage d’un public humaniste à un public d’honnêtes gens multiplie les espaces nouveaux pour les belleslettres en voie de constitution qui sort de la sphère propre des doctes pour être débattue dans les hôtels particuliers et ruelles et ce que le XVIII e -siècle appellera les salons mondains 23 . Le rapport entre la Cour et la Ville s’en trouve ainsi complexifié et l’historiographie contemporaine tend à relativiser le rôle des institutions officielles - l’Académie française et le mécénat d’État 24 - dans la création et repère à l’inverse des logiques autonomes comme le mécénat privé de Fouquet qui a lancé La Fontaine et Molière et 20 Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Puf, 1956, rééd. Agora, 1991, p.-394. 21 Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Minuit, 1985. 22 Voir Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Champion, 2004. 23 Emmanuel Bury, « Espaces de la république des lettres : des cabinets savants aux salons mondains », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-88-116. 24 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Gallimard, 2000. Modernité du classicisme 17 relancé la carrière théâtrale de Pierre Corneille 25 . En entrant dans la sphère publique, en participant à un ordre politique, la littérature prend part à la constitution d’une opinion publique 26 et engage un débat au sein de la cité. La critique littéraire s’étend aux lecteurs qui alimentent Le Mercure galant et participent à la querelle de La Princesse de Clèves puis à celle des Anciens et des Modernes, notamment la querelle d’Homère. Le goût se mondanise et se féminise, à telle enseigne qu’une querelle des femmes peut ainsi se développer entre Boileau et Perrault au sein de la querelle des Anciens et des Modernes. La prise en compte du rôle social des femmes dans la réception de la littérature et proprement de la femme écrivain 27 entraîne la réévaluation de la question de la préciosité 28 débarrassée tant du préjugé évaluatif --type ridicule ou idéal de sophistication-- que des querelles sur l’extension quantitative du phénomène. La littérature s’ouvre ainsi aux honnêtes gens non-latinistes (et a fortiori non-hellénistes) et en particulier aux dames, même si d’authentiques femmes savantes font partie de l’élite humaniste qui n’est pas exclusivement masculine, de Marie de Gournay à Anne Dacier 29 . Cette mondanisation de la littérature française qui s’émancipe du modèle latin après l’avoir assimilé suppose l’intervention de passeurs et de traducteurs. Ceux que Lanson appelait les « ouvriers du classicisme » comme Guez de Balzac et Chapelain se font les passeurs des débats humanistes en latin notamment chez les Italiens du XVI e - siècle 30 . Ainsi le public moderne fait preuve d’un goût éclectique qui va des classiques de l’Antiquité à la littérature contemporaine italienne et française, dont témoigne La Fontaine dans son épître à Huet. Il faut donc considérer que l’influence de l’Antiquité sur le public des classiques s’est exercée par la médiation de la traduction et de l’adaptation où les passeurs ont joué le rôle capital d’initiateurs, à la manière de Gilles Ménage auprès de Mme de Lafayette et Mme de Sévigné. Cette acclimatation du 25 Marc Fumaroli, dans Le Poète et le roi, Éditions De Fallois, 1997, montre ainsi comment toute la carrière de La Fontaine, de Fouquet à Mme d’Hervart en passant par la duchesse de Bouillon et Mme de La Sablière, a trouvé des appuis à la Ville auprès de mécènes privés. 26 Voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e -siècle, Les Belles Lettres, 1994. 27 Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture, Champion, 1993. 28 Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVII e -siècle, Champion, 1999, 2 e éd. 2008 ; voir la mise au point par Delphine Denis dans « Classicisme, préciosité et galanterie », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-117-130. 29 Voir les actes du colloque sur les époux Dacier dans Littératures classiques, n°-72, 2010 dir. Christine Dousset-Seiden et Jean-Philippe Grosperrin. 30 Voir Anne Duprat, Vraisemblances : poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Champion, 2009. 18 Alain Génetiot savoir accomplit pour les honnêtes gens une véritable translatio studii qui répond à l’intention de Balzac de « civiliser la Doctrine en la despaïsant du College, & la delivrant des mains des Pedans, qui la gastent & la salissent en la maniant (…) ». 31 - Ce qui est significatif par rapport à l’époque humaniste, c’est la naissance d’une critique littéraire de goût 32 , en français, adressée à un public élargi d’honnêtes gens et de dames, en rupture avec la controverse humaniste en latin désormais assimilée au pédantisme. En évoquant Guez de Balzac, Chapelain, Ménage, Bouhours, Saint-Évremond, Méré, Guéret, on mesure le passage de relais des savants humanistes aux néo-doctes et des néo-doctes aux mondains et galants qui permet l’acclimatation mondaine et la mise en circulation dans ce qu’au XVIII e -siècle on appellera les salons, importantes sources d’opinions littéraires, des débats théoriques des humanistes italiens et du Nord en posant les questions fondamentales de la théorie de la fiction du point de vue de sa réception par un public à séduire en vertu d’une esthétique de l’illusion mimétique. Paradoxe d’un art savant à destination des mondains et qui donc doit surmonter sa tendance à l’exhibition du savoir pour faire simple, transparent, naturel, la littérature du classicisme est un humanisme mondanisé. Un des apports majeurs de l’historiographie récente a ainsi consisté à faire émerger la catégorie esthétique de la galanterie 33 qui informe la constitution du classicisme, permettant de rendre compte des comédies mondaines de Molière qui, après Corneille, mettent en scène des honnêtes gens dans leur particulier ou les problématiques amoureuses sophistiquées des tragédies de Racine redevables à la pastorale pour leur élaboration psychologique. La galanterie, entendue comme une- anthropologie- -- l’aboutissement de la civilisation des mœurs depuis l’Italie de la Renaissance- - et une stylistique -- la douceur- - fonde ainsi la norme de comportement vis à vis de laquelle sera jugé tout comportement, c’est ainsi que se comprend l’esthétique du ridicule chez Molière comme écart à la norme du naturel 34 . 31 Guez de Balzac, Lettre à Richelieu (1630) dans Œuvres, Louis Billaine, 1665, I, p.-324. 32 Voir Jean-Pierre Dens, L'Honnête homme et la critique du goût, Lexington, Kentucky, French Forum, 1981. 33 Voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, Champion, 1997 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante, Puf, 2008. 34 Voir Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, 1992, 2 e éd. 2002. Modernité du classicisme 19 3. Une langue moderne C’est dans cette même perspective de la mondanisation du public des « classiques » que l’on peut interpréter le modèle philologique puriste qui est au cœur même de la définition du classicisme français 35 . Or, loin de l’attribuer exclusivement au rôle normatif de l’Académie française et à sa vocation de purger la langue de ses ordures, la recherche actuelle privilégie la contextualisation en temps long dans la perspective de la translation studii du latin vers le français qui devient aussi bien la langue officielle de la cour que celle de la société polie et par conséquent de la littérature. C’est dans la perspective des études sur la rhétorique 36 que s’est élaborée une réflexion sur la notion d’atticisme pour caractériser la sobriété du style classique, enjeu de transposition en français des qualités du latin -- clarté, densité, euphonie 37 -- dans une recherche du bien dire en français illustrée par Malherbe en poésie et Balzac dans la prose. La perspective rhétorique atteste des continuités entre le premier XVII e -siècle et la période retenue par l’histoire littéraire pour incarner le classicisme dans la première moitié du règne de Louis XIV, moment où va se manifester la précellence du français lors de la querelle des inscriptions qui est déjà un premier temps de la querelle des Anciens et des Modernes, dès lors que, pour Le Laboureur et Charpentier, le français prétend dépasser le latin comme langue d’immortalisation du roi. Langue du roi et de l’imperium, le français opère ainsi la captation du prestige du latin et devient au XVII e - siècle aussi la langue savante du studium, comme en témoigne la vulgarisation de la philosophie en français par Descartes dans le Discours de la méthode qui en appelle au « bon sens », c’est-à-dire aux lumières naturelles de la raison, mais aussi de la foi comme l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales adressée aux mondains pour fonder une honnêteté chrétienne. Le français qui deviendra la langue des auteurs du classicisme s’avère ainsi tissé bien en amont, et avant même l’intervention au Grand Siècle des grammairiens et de l’Académie. Il s’agit à la fois d’un transfert du latin au vernaculaire et d’une transposition de l’oral à l’écrit, en particulier de l’oral spontané et moins officiel de la conversation des honnêtes gens au moment où l’âge de la conversation succède à celui de l’éloquence 38 . La catégorie du « naturel » amorce la redirection de la littérature vers le privé en attendant l’intime, dans les lettres badines de Voiture jusqu’à la marquise de Sévigné. Les Provinciales de Pascal étendent 35 Voir Emmanuel Bury « Le classicisme et le modèle philologique. La Fontaine, Racine et La Bruyère », dans L’Information littéraire, 1990, n°-3, p.-20-24. 36 Pour une synthèse historique, voir l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), dir. Marc Fumaroli, Puf, 1999. 37 Marc Fumaroli, dans Trois institutions littéraires, p.-261. 38 Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation, Gallimard, 2002. 20 Alain Génetiot l’exigence stylistique du naturel jusqu’aux controverses théologiques, permettant de rallier à la cause minoritaire de Port-Royal le grand public des honnêtes gens, qui sera aussi la cible de l’apologiste dans les Pensées. La critique actuelle va rechercher l’imaginaire de la langue classique chez les « remarqueurs » Vaugelas et Bouhours 39 , le premier ayant théorisé l’usage en s’appuyant sur la parlure de « la plus saine partie de la cour », et le second ayant fixé le mythe de la clarté rationnelle dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène 40 . En particulier la catégorie stylistique de la douceur, consubstantielle au modèle galant, qui s’articule à l’anthropologie de la politesse mondaine, à l’esthétique de la pastorale et à la spiritualité salésienne jusqu’à Fénelon a fait l’objet de réexamens récents 41 . Ainsi le fameux style doux-coulant des poètes du Louvre, bien plus héritiers de Desportes que Malherbe n’a voulu le faire croire, engagent-ils la langue poétique dans la voie de l’euphonie et de la netteté. La transposition des qualités de l’oral à l’écrit entraînent un assouplissement de la langue poétique dont l’instrument privilégie est l’alexandrin, devenu lui aussi un « vers altiloque » depuis l’Abrégé de l’art poétique de Ronsard, mais qui est resté le vers le plus proche de la conversation par sa longueur qui permet toutes les souplesses d’articulation au-delà de l’apparente rigidité du tétramètre symétrique, et que les dramaturges sauront exploiter. Ainsi recontextualisée dans la mondanisation des belles lettres et rattachée au modèle informel et naturel de la conversation des honnêtes gens, la question de la langue échappe à son tour au dogmatisme de la « doctrine » grammairienne. 4. Modernité de l’esthétique régulière Une semblable mutation historiographique s’observe au cœur même de l’esthétique classique, l’esthétique régulière, longtemps essentialisée et idéa- 39 Voir Gilles Siouffi, Le Génie de la langue française, Champion, 2010 ; « De la Renaissance à la Révolution », dans Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française, Perrin, 2007. 40 Voir l’édition Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Champion, 2003. 41 Voir Le doux aux XVI e et XVII e -siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, dir. Marie-Hélène Prat et Pierre Servet, Université Jean-Moulin-Lyon 3, 2003, Cahiers du GADGES, n° 1, en particulier Delphine Denis, « La douceur, une catégorie critique au XVII e - siècle », p.- 239-260 ; pour des prolongements musicaux dans l’air de cour, voir La Fabrique des paroles de musique en France à l’âge classique, éd. Anne-Madeleine Goulet et Laura Naudeix, Wavres, Mardaga, Centre de musique baroque de Versailles, 2010, en particulier Stéphane Macé, « La musique d’air de cour au prisme de l’analyse rhétorique et stylistique », p.- 77-86 ; La Douceur en littérature de l’Antiquité au XVII e -siècle, éd. Hélène Baby et Josiane Rieu, Classiques Garnier, 2012. Modernité du classicisme 21 lisée au nom des valeurs d’ordre, de symétrie, d’harmonie qui lui conféreraient sa vocation à l’universel et à l’intemporalité. Or les études rhétoriques ont là aussi permis de montrer combien les œuvres classiques, loin de se fonder dogmatiquement sur une doctrine imposée, procédaient en réalité d’un art d’agréer. À partir du moment où l’on comprend la devise « instruire et plaire » comme un « plaire pour instruire », on s’aperçoit que les règles sont autant de recettes pragmatiques utiles pour fédérer l’adhésion du public en fonction de ses goûts et de ses attentes, l’horizon d’attente du public classique étant plus cohérent et plus intransigeant qu’il ne le deviendra après le symbolisme. L’enjeu consiste à se faire agréer, à convaincre, à séduire, ce qui entraîne la promotion dans la fiction théâtrale ou romanesque de la vraisemblance comme fondement de l’illusionnisme, d’où les unités de temps et de lieu, ce qui la distingue des romans baroques ou des tragi-comédies des années 1620. Pour bien juger de l’esthétique régulière, il faut percevoir les règles non pas comme un « carcan » comme l’entendait Victor Hugo, mais comme de simples recettes pragmatiques pour plaire au difficile public mondain, en particulier au théâtre où il faut satisfaire son goût du romanesque par des intrigues amoureuses et répondre à son souci de bienséances dans une euphémisation de la violence, désormais intériorisée et non plus représentée sur scène. Vraisemblance et bienséances ne sont donc pas un absolu érigé en idéal mais des modulations doxales permettant la captation du public, son adhésion, pour le conduire au plaisir et éventuellement à l’instruction 42 . De même la littérature moraliste doit user de la même stratégie du détour séduisant pour s’adresser à un public qu’il faut convaincre comme Pascal ou séduire comme La Fontaine. La question des bienséances est intimement liée aux deux grandes querelles de la vraisemblance, celle du Cid et celle de La Princesse de Clèves, puisque la critique d’une situation incroyable -- l’amour de Chimène pour le meurtrier de son père ou l’aveu de Mme de Clèves à son mari-- procède d’une réprobation sociale d’un acte moral jugé impossible. Corneille aura soin, en représentant un Œdipe pour le public galant autour du surintendant Fouquet, d’effacer la violence et de procurer un épisode galant précisément pour s’accorder au goût dominant des dames 43 . Et longtemps Racine devra, à l’inverse, répondre de l’accusation de galanterie attachée à ses pièces, effet d’un langage raffiné qui tient 42 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, Puf, 2003, rééd. A. Colin, 2010 ; Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique, Seuil, 1994. 43 Corneille, Examen d’Œdipe, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, « La Pléiade », III, p.-20 : « Je reconnus que ce qui avait passé pour merveilleux en leurs siècles pourrait sembler horrible au nôtre ; que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte, ferait soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire et qu’enfin l’amour n’ayant 22 Alain Génetiot en respect le tragique archaïque et monstrueux auquel il se confronte de La Thébaïde à Athalie en passant par Phèdre. C’est donc au nom du grand principe rhétorique antique de la convenance entre l’œuvre et son public qu’il faut entendre le respect des règles et non comme une norme idéale et transcendante. En ce sens le classicisme fait œuvre moderne en cherchant à s’adresser au public de son temps, ce que Stendhal appelle être romantique 44 et dont il gratifie Racine. En étant de son temps le classicisme français peut ainsi réinventer pour un public moderne l’effet des œuvres antiques, en retrouvant, face aux fades Modernes qui ne sont que de leur temps et donc vite démodables, le « choc de l’ancien » 45 . 5. Une littérature des passions Car le classicisme invente la modernité littéraire 46 précisément en ce que, par son retour à l’antiquité, en particulier grecque, il anticipe le grand mouvement de retour à la « barbarie » archaïque des Grecs de la fin du XVIII e -siècle chez un André Chénier ou dans le Sturm und Drang allemand, en attendant le romantisme. Loin de se cantonner à des règles extérieures dont tous les créateurs - de Corneille à Racine et passant par Molière, La Fontaine et Boileau - proclament qu’elles ne sont qu’indicatives et qu’elles sont surpassées par la règle suprême qui est de plaire au public des honnêtes gens, le classicisme organise le dépassement des règles pour un gain supérieur en terme d’effet pathétique et de plaisir. Ainsi L’Art poétique de Boileau, dans lequel on a enfin cessé de voir un recueil prescriptif de « régent du Parnasse » multiplie les appels à une esthétique du sentiment et du cœur, qu’il s’agisse du poème lyrique 47 ou de la tragédie 48 , tandis que l’horizon du poème lyrique reste le « beau désordre » 49 de l’ode pindarique. Mais, dans le point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en possession de gagner la voix publique. » 44 Stendhal, Racine et Shakespeare, ch. III, éd. Roger Fayolle, Garnier-Flammarion, 1970, p.- 71 : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » 45 Larry F.Norman, The Shock of the Ancient, op.-cit. 46 Annie Becq, Genèse de l’esthétique moderne, J. Touzot, 1984, rééd. Albin Michel, 1994. 47 Boileau, L’Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Poésie/ Gallimard, 1985 : « C’est peu d’être poète, il faut être amoureux. » (II, v.-44) ; « Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie. » (II, v.-90). 48 Ibid., III, v.-15-16 : « Que dans tous vos discours la passion émue/ Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. » 49 Ibid., II, v.-72. Modernité du classicisme 23 même volume des Œuvres diverses en 1674, à L’Art poétique fait pendant la traduction du Traité du sublime attribué à Longin, augmentée d’une préface qui définit le sublime comme le merveilleux dans le discours qui « enlève, ravit, transporte ». C’est dire combien la finalité de l’œuvre est à chercher du côté de l’effet pathétique et du plaisir, dans une esthétique du sentiment et du goût 50 . En faisant ce constat, qui réévalue la place de l’émotion et de l’imagination face à la raison dont on a trop longtemps surestimé la toute puissance, la critique actuelle s’inscrit ainsi dans le sillage des travaux fondateurs de Jules Brody et E.B.O. Borgerhoff dans les années 1950 pour insister sur le naturel, les agréments, l’art caché d’une part, et la grâce, le sublime 51 d’autre part, le je ne sais quoi qui a fait l’objet d’une récente mise en perspective 52 . Dans ce que Patrick Dandrey a nommé la double esthétique du classicisme français 53 , c’est ce second pôle qui a fait l’objet d’un profond renouvellement, pôle le plus spirituel au double sens du terme, le terme polysémique de grâce renvoyant aussi bien aux agréments mondains qu’à l’action mystérieuse du Dieu caché, comme le rappelle l’entretien de Bouhours sur le « je ne sais quoi ». De son côté l’augustinien Pierre Nicole célèbre le goût comme moyen de dépasser la raison humaine déchue et d’apercevoir la beauté dans sa perfection : Cette idée et cette impression vive, qui s’appelle sentiment ou goût (…) fait apercevoir des beautés qui ne sont point marquées dans les livres : c’est ce qui nous élève au-dessus des règles, qui fait qu’on n’y est point asservi. 54 On retrouve ainsi l’intuition fondatrice de Jules Brody dans son article « Platonisme et classicisme » 55 , celle d’un augustinisme platonicien explorée ensuite par Jean Lafond et Philippe Sellier. Ainsi le classicisme, esprit de finesse, est-il relié au romantisme par-delà le post-classicisme des « géomètres ». Qu’on en juge par la profession de foi moderne d’un Fontenelle qui fait frémir les tenants de l’humanisme dans sa vaine prétention à la « scientificité » 50 Voir Béatrice Guion, « « Un juste tempérament » : les tensions du classicisme français », dans Les Classicismes, op.-cit., p.-131-154. 51 Sophie Hache, La Langue du ciel, Champion, 2000 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Champion, 2009. 52 Richard Scholar, Le je ne sais quoi, Puf, 2010. 53 Voir Patrick Dandrey, « Les deux esthétiques du Classicisme français », dans Littératures classiques, n°-19, 1993, p.-145-170. 54 Pierre Nicole, préface au Recueil des poésies chrétiennes et diverses, dans La vraie beauté et son fantôme, éd. Béatrice Guion, Champion, 1996, p.-144. 55 Jules Brody, « Platonisme et classicisme », repris dans Lectures classiques, Charlottesville, Rookwood Press, 1996, p.-1-16. 24 Alain Génetiot des discours littéraires 56 . Un tel scientisme post-classique n’est assurément pas celui du mathématicien Blaise Pascal, attaché à l’esprit de finesse et au style naturel des honnêtes gens, ni même du rationaliste Descartes écrivant son Discours de la méthode dans un style de « bon sens » pour le plus large public. Car ce qui caractérise le classicisme et lui donne cette aura d’universalité, c’est son caractère profondément humain, sa volonté de « peindre d’après nature », mot d’ordre d’une comédie de la ressemblance chez Molière, et d’explorer le labyrinthe du cœur humain chez Racine ou Mme de Lafayette 57 , en proie au désir et à la violence larvée sous les conventions polies que les moralistes ont percé à jour. Le classicisme est moderne en ce que, après Montaigne, il place le moi individuel et ses passions au cœur de ses préoccupations, pour tenter de les décrire et les critiquer. L’exigence de vérité morale, qui transcende tout réalisme descriptif pour tenter de saisir un caractère universel, engage les travaux récents à aborder les œuvres dans la perspective anthropologique et l’étude d’un imaginaire 58 . Dans une perspective plus large qui était déjà celle des Morales du Grand Siècle de Paul Bénichou, il s’agit de s’intéresser aux variations du modèle anthropologique et de chercher la définition de nouvelles valeurs au sein de la crise de l’héroïsme aristocratique où la perspective socio-politique rejoint l’histoire des mentalités 59 . Si la littérature classique continue d’être une littérature aristocratique, la « démolition du héros » détruit moins la morale aristocratique de l’exceptionnalisme qu’elle ne la réinvente en proposant un héroïsme paradoxal de la douceur honnête, issu du modèle pastoral. Bien plus les études sur l’épicurisme, le libertinage et l’hétérodoxie amènent à repenser des œuvres aussi canoniques que celles de La Fontaine et Molière 60 , dans un élargissement du propos moral qui en montre toute l’ambivalence. 6. Actualités du classicisme Dès lors, à partir des années 1970, après la mise en évidence par le structuralisme de la pertinence d’une approche formaliste des textes, les études de rhétorique appliquées aux œuvres littéraires ont conduit à un renouvellement de l’histoire littéraire savante dans le sillage des travaux de Jules 56 Fontenelle, « Préface sur l’utilité des mathématiques », 1694, dans Œuvres complètes, éd. Alain Niderst, Fayard, « Corpus », tome VI, p.- 44 : « Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence, en sera plus beau, toutes choses d’ailleurs égales, s’il est fait de main de géomètre. » 57 Voir Benedetta Papasogli, Le Fond du cœur, Champion, 2000. 58 Voir Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, Gallimard, Folio, 1996. 59 Voir Jean Rohou, Le XVII e -siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002. 60 Voir Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e - siècle en France, Puf, 1998 ; Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Champion, 2005. Modernité du classicisme 25 Brody, Aron Kibédi Varga, Marc Fumaroli, Roger Zuber, Bernard Beugnot ou de l’ouvrage pionnier de Peter France sur la rhétorique de Racine 61 . Il n’est désormais plus possible d’étudier les textes du XVII e -siècle en faisant l’économie de la référence à la rhétorique, qu’il s’agisse des tragédies de Corneille et Racine 62 , de la comédie de Molière, de la poésie de La Fontaine 63 ou de l’écriture de Pascal 64 . L’approche rhétorique en effet ne consiste pas en une simple étude formaliste, stylistique ou générique, mais correspond à une appréhension globale du contexte culturel qui réconcilie théorie et histoire littéraires en montrant combien les règles et les normes esthétiques se définissent par rapport à un goût du public en rapide évolution, notamment avec les valeurs de politesse mondaine et d’honnêteté. Mais si ces dernières imposent aux écrivains des présupposés consensuels qui écartent certaines formes comme la satire obscène, la farce grossière ou la représentation de la violence, le classicisme, loin d’être une littérature aseptisée, continue à suggérer leur sourde présence 65 en arrière-plan tout en tenant en respect leur inquiétante étrangeté 66 . Deux perspectives me semblent caractériser les approches actuelles des textes classiques : une réflexion sur la périodisation et la révision du canon, qui entraîne une vague de rééditions savantes. La réémergence des auteurs mineurs entraîne une révision et un élargissement du canon des grands auteurs, qui s’accompagne parallèlement d’une mise à disposition d’auteurs jusque là laissés de côté. Un élargissement du « Grand Siècle » aux libertins, aux auteurs mondains, et à des genres comme la pastorale 67 , la tragi- 61 Jules Brody, Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958 ; Aron Kibédi-Varga, Rhétorique et littérature, Didier, 1970, rééd. Klincksieck, 2002 ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, 1980, rééd. Albin Michel, 1994 ; Roger Zuber, Les Émerveillements de la raison, Klincksieck, 1997 ; Bernard Beugnot, La Mémoire du texte, Champion, 1994 ; Peter France, Racine’s Rhetoric, Oxford, Clarendon Press, 1965. 62 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996 ; Introduction à l’analyse des textes classiques, Nathan, 1993, collection « 128 » ; Racine, Théâtre-Poésie, éd. G. Forestier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999. 63 Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, 1992 et La Fabrique des fables, Klincksieck, 1991. 64 Laurent Susini, L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu : la « vraie éloquence » à l'œuvre dans les Pensées, Champion, 2008. 65 C’est ainsi que l’on peut comprendre le fameux « effet de sourdine » décrit par Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Études de style, Gallimard, 1970, « Tel », p.- 208-335. Voir Christian Biet, La Tragédie, Armand Colin, 1997. 66 Michel Jeanneret, Éros rebelle, Seuil, 2003 ; Versailles, ordre et chaos, Gallimard, 2012. 67 Jean-Pierre Van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e -siècle, Puf, 2009. 26 Alain Génetiot comédie 68 , le roman héroïque 69 , le récit de voyage 70 et même l’histoire 71 permet ainsi de mieux contextualiser l’horizon d’attente par rapport auquel interpréter les « classiques » et mesurer l’influence de ces œuvres sur ceux qui ne se contentent pas d’imiter l’antiquité mais qui sont proprement en dialogue avec leurs contemporains. Du point de vue de la périodisation, si l’on peut légitimer une périodisation fine héritière de la grande histoire littéraire d’Antoine Adam, c’est en ayant bien présent à l’esprit la stabilité des modèles qui justifient l’inclusion du XVII e -siècle dans un ensemble plus vaste. De plus, la chronologie varie selon les genres : en poésie le purisme malherbien impose sa réforme depuis 1605 non seulement à ses « écoliers », mais à tous les poètes, y compris Théophile de Viau malgré ses dénégations 72 , si bien qu’à partir des années 1620 la poésie est malherbienne, et c’est le burlesque, genre parodique, qui est à comprendre comme une transgression ludique d’une norme bien établie. Au théâtre, c’est la querelle des irréguliers des années 1628-1630 qui donne naissance au théâtre régulier dès les années 1630. Il faut attendre en revanche les années 1660 pour que le roman se convertisse à la brièveté dense, passant du long roman baroque en plusieurs volumes à la nouvelle galante ou au petit roman classique. Mais la comédie-ballet moliéresque et l’opéra lulliste sont, en plein « classicisme », des formes « baroques ». À l’opposé on peut aussi dégager un « siècle de deux cents ans » 73 , de la Pléiade qui instaure l’imitation de l’Antiquité à Voltaire qui fait l’histoire du Siècle de Louis XIV. Ce qui est en revanche un peu sorti du champ critique à l’heure actuelle -- peut-être un effet de mode passager ? - - c’est la notion même de « baroque », si opératoire dans les années 1950-1980 pour repenser un XVII e - siècle en dehors de la stricte norme « classique » telle qu’on la pensait alors, siècle qui s’avère en définitive, selon la juste expression d’Hélène Merlin-Kajman,- « classico-baroque » 74 . Plus précisément le génie de la littérature classique française semble résider dans la concordia discors qui aboutit à la promotion du style moyen 75 , beau 68 Hélène Baby, La Tragi-comédie, Klincksieck, 2000. 69 Marie-Gabrielle Lallemand, Les longs romans du XVII e - siècle. Urfé, Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry, Garnier, 2013. 70 Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité, PUPS, 2012. 71 Béatrice Guion, Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l'âge classique, Champion, 2008. 72 « Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui » : « Élégie à une dame », v.- 72, Œuvres poétiques, éd. Guido Saba, Garnier, 2008, p.-116. 73 Un Siècle de deux cents ans ? Les XVII e et XVIII e - siècles : continuités et discontinuités, dir. Jean Dagen et Philippe Roger, Desjonquères, 2004. 74 « Un siècle classico-baroque ? », dans XVII e - siècle, n°- 223, avril-juin 2004, p.-163-172. 75 Bernard Beugnot, « La précellence du style moyen », dans Histoire de la rhétorique en Europe, op.-cit., ch.-12. Modernité du classicisme 27 style simple plus orné qui joue de toute la gamme des registres rhétoriques, sous le signe de la variété. On rejoint ainsi le classicisme du « juste tempérament » dont parle La Fontaine dans la préface de Psyché, fusion heureuse qui permet le mélange des genres et l’alliance des contraires, comme l’intégration des traits baroques et burlesques dans les comédies de Molière ou les Fables de La Fontaine. Par son dialogue avec l’hétérodoxie esthétique et morale, le classicisme français est de notre temps, là où dans son dialogue avec l’Antiquité il se rattache à l’humanisme, tandis que sa conception du goût et du sublime préfigure l’esthétique romantique. Le nouveau visage du classicisme au début du XXI e -siècle procède donc d’un décloisonnement des questionnements rhétoriques, poétiques, anthropologiques et d’histoire des mentalités ainsi que d’une périodisation plus longue qui, inspirée par l’histoire de la rhétorique, replace les évolutions dans le temps long --mise en perspective qui conduit à une redéfinition du canon, reconnu comme toujours dynamique. Conséquence de cette inversion des perspectives historiographiques, c’est la question de l’évaluation qui passe aujourd’hui au second plan ou se joue sur d’autres présupposés alors qu’elle a longtemps été centrale dans la définition étymologique du « classique » comme modèle scolaire. Mais on ne peut faire l’économie du souci de la postérité et de la vocation à l’immortalité qui anime précisément les œuvres -- « Ce que Malherbe écrit dure éternellement » 76 . Si le classicisme n’est plus considéré comme une « doctrine » homogène, mais un ensemble de convergences esthétiques suspendues à la bonne réception de l’œuvre et que l’on peut aisément outrepasser, il faudrait plutôt rechercher son point focal - contre le maniérisme des baroques et la pauvreté géométrique des Modernes - dans l’adéquation entre aisance maîtrisée de la forme et profondeur de la suggestion. Voilà pourquoi on n’aura jamais le dernier mot avec le classicisme : son ambition idéaliste vers la perfection anhistorique du monument ne nous empêche pas de continuer à étudier les références historiquement datées à la culture de son époque, au sein d’un XVII e -siècle qui nous apparaît aujourd’hui de plus en plus diversifié, ni de lui poser des questions en fonction de notre propre point de vue post-moderniste, qui est appelé lui aussi à évoluer à son tour. En ce sens le classicisme français du XVII e - siècle est véritablement actuel en ce qu’il renouvelle la tradition sur laquelle il se fonde et dont il se nourrit pour recréer et réinterpréter les grands lieux communs de la littérature antique en acclimatant leur expression au goût français moderne. 76 Malherbe, Sonnet au Roi, « Qu’avec une valeur à nulle autre seconde », v.-14.
