eJournals Oeuvres et Critiques 41/1

Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2016
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Le classicisme, ou l’exception française

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2016
Larry F. Norman
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer Larry F. Norman University of Chicago Henri Peyre publie à deux reprises en France son célèbre ouvrage Qu’est-ce que le classicisme ? : la première édition de 1933 est suivie trente ans plus tard par une deuxième, qui, quoique revue et augmentée, porte le même titre 1 . C’est en revanche sous un titre modifié qu’il le publie entre ces deux dates, cette fois-ci non en France, mais aux États-Unis. Loin de son pays natal, le livre a besoin en cette occasion d’une précision importante : il faut expliciter de quel classicisme il s’agit. Le titre se transforme ainsi en Le Classicisme français 2 . Car en anglais, comme dans les autres langues européennes, le « classicisme » se réfère, de façon abstraite, à une notion largement transhistorique et transculturelle, ou, plus concrètement, à une périodisation très restreinte, celle du premier « classicisme », le modèle de tous les avatars postérieurs, à savoir l’antiquité gréco-romaine. En revanche, dire en français « le classicisme », c’est dire « le classicisme français », autrement dit, la littérature et les arts sous Louis XIV (ou plus largement des XVII e et XVIII e - siècles). Nous sommes loin de la tradition critique anglo-saxonne, où toute application spécifique du terme de « classicisme » (hors de la référence à l’antiquité) exige - comme le témoigne l’édition américaine de l’ouvrage de Peyre - la mention explicite d’un cadre national et historique. En outre, pour désigner une telle application postérieure à l’antiquité, la critique anglo-saxonne n’ose plus guère employer le terme « classicisme », même en le qualifiant d’un adjectif historicisant ; la précision scientifique requiert en outre l’ajout du préfixe « néo » pour distinguer la variante moderne du modèle gréco-romain. C’est ainsi qu’une des études de référence sur la poétique britannique des XVII e et XVIII e - siècles commence par la distinction terminologique entre « ce que nous appe- 1 Notons pourtant que le sous-titre change d’une édition à l’autre : Qu’est-ce que le classicisme ? Essai de mise au point, Paris, Droz, 1933 ; Qu’est-ce que le classicisme ? Édition revue et augmentée, Paris, Nizet, 1964. 2 Le Classicisme français, New York, La Maison Française, 1942. 30 Larry F. Norman lons néoclassicisme et ce que les Français, moins modestes, appellent classicisme » 3 . Ce manque de « modestie » pose problème pour la réception de la littérature française à l’étranger. Le problème ne se limite d’ailleurs pas à la gêne suscitée chez les critiques par l’association étroite (qu’elle soit juste ou non) entre l’appellation de « classicisme français » et une réglementation prétendument tyrannique de la création littéraire. De telles questions de fond concernant l’esthétique et l’idéologie désignées par cette appellation sont certes importantes, mais c’est aussi le simple recours au terme, brutalement employé sans qualificatif ou préfixe atténuants, qui dérange. Au lieu d’affilier la littérature du XVII e - siècle à un héritage antique largement partagé par toutes les littératures européennes, l’usurpation de l’appellation de « classicisme » par un seul pays semble effacer le modèle universel au profit d’un de ses émules. Ce qui gène n’est donc pas que les modernes en général surpassent les anciens, ou que la première modernité européenne ose se hisser au rang d’un passé grec ou latin. C’est plutôt la prétention d’une seule nation moderne de se substituer au modèle perçu comme la source commune d’une culture transeuropéenne, voire mondiale. Voilà de quoi embarrasser profondément toute approche de l’histoire littéraire qui se veut antinationaliste et cosmopolite. Ce sont justement ces questions idéologiques qui dominent à un moment particulièrement transformateur dans la réception internationale du classicisme français, et qui sera l’objet de cette étude : celui du second quart du XX e - siècle 4 . La glorification du siècle de Louis XIV érigé en « âge classique » s’avère particulièrement problématique pendant ces années où 3 « […] what we call neoclassicism, and the less apologetic French call classicism ». Emerson R. Marks, The Poetics of Reason : English Neoclassical Criticism, New York, Random House, 1968, p.-viii. 4 Les études sur la réception de la notion historique et esthétique de « classicisme français » sont trop nombreuses pour les énumérer ici ; je ne noterai donc qu’une sélection d’ouvrages qui m’ont été particulièrement utiles : Emmanuel Bury, Le Classicisme. L’avènement du modèle littéraire français, 1666-1680, Paris, Nathan, 1993 (surtout pp.-5-12) ; Patrick Dandrey, « Qu’est-ce que le classicisme ? », L’État classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVII e - siècle, dir. H. Méchoulan et J. Cornette, Paris, Vrin, 1996, pp.- 43-67 ; Jean-Charles Darmon et Michel Delon, « Avant propos », Histoire de la France littéraire (tome 2) : Classicismes, XVII e -XVIII e - siècles, Paris, PUF, 2006, pp.- 1-38 ; Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, 2005 (surtout pp.-9-75) ; John Lyons, « What Do We Mean When We Say ‘classique’ ? », Biblio 17, n° 129 (2001), pp.- 497-505 ; Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19 (1993), pp.- 13-31 ; René Wellek, « The Term and Concept of Classicism in Literary History » [1966], Discriminations : Further Concepts of Criticism, New Haven, Yale University Press, 1970, pp.- 55-89 ; Stéphane Zékian, L’invention des classiques, Paris, CNRS, 2012 ; Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 31 l’Europe est déchirée par les nationalismes et les idéologies autoritaires 5 . Dans ce contexte tumultueux, trois grands critiques austro-allemands, gravement affectés par ces conflits, en élaborent des analyses particulièrement riches et influentes : Ernst Robert Curtius, Leo Spitzer et Erich Auerbach. Leurs approches sont particulièrement fécondes, car tous trois déploient leur génie - et leur formidable érudition - à défendre une vision humaniste et internationale de l’histoire littéraire au moment où cet idéal est gravement menacé. Et leurs réflexions sont singulièrement conséquentes car ces romanistes, qui s’appliquent au renouveau de- la vieille science philologique, sont parmi les figures les plus influentes pour l’évolution d’après-guerre de la « littérature générale et comparée » comme discipline, ainsi que de la « nouvelle critique » comme mouvement méthodologique 6 ; là aussi, ces trois critiques concourent à définir la place que tiendra le classicisme français dans le nouveau paysage critique de la seconde moitié du XX e -siècle. Malgré les différences notables entre leurs approches, quelques grandes préoccupations partagées se dessinent dans ces trois analyses du classicisme français. Les trois critiques sont tous fort méfiants à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme les dangers idéologiques posés par le classicisme français, ou au moins par la tradition critique élaborée autour de ce concept. C’est ainsi que la tension idéologique entre une esthétique classique qui se veut universelle et une périodisation étroitement nationale, voire chauvine, fait irruption dans leurs analyses et brise la surface tranquille d’une érudition Hartmut Stenzel, « Le classicisme français et les autres pays européens », Classicismes, XVII e -XVIII e -siècle, op.-cit., pp.-39-78. 5 Rappelons à cet égard la phrase de Roland Barthes : « Le classique latin, c’est le pouvoir latin ou romain ; le classique français, c’est le pouvoir monarchique » (« Réflexions sur un manuel », Œuvres complètes, éd. E. Marty, 3 vol., Paris, Seuil, 1993-1995, vol.-2, p.-1243) ; voir les réflexions d’Hélène Merlin-Kajman sur cette formule dans La langue est-elle fasciste ? (Paris, Seuil, 2003, p.-63). 6 Parmi les nombreuses études sur l’influence de ces romanistes sur l’avenir de la critique, voir Emily Apter, « Global Translatio : The “Invention” of Comparative Literature, Istanbul, 1933 », Critical Inquiry, vol.- 29, n° 2 (2003), pp.- 253-281 ; Erich Auerbach, La littérature en perspective, dir. P. Tortonese, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009 ; Ernst Robert Curtius et l’idée d’Europe, dir. Jeanne Bem et André Guyaux, Paris, Champion, 1995 ; Hans Ulrich Gumbrecht, Vom Leben und Sterben der großen Romanisten. Karl Vossler, Ernst Robert Curtius, Leo Spitzer, Erich Auerbach, Werner Krauss, Munich, Carl Hanser Verlag, 2002 ; James I. Porter, « Introduction », Time, History, and Literature : Selected Essays of Erich Auerbach, Princeton, Princeton University Press, 2014, pp.- ix-xlvi ; Rainer Zaiser, « Autour de quelques méthodes de la recherche dix-septiémiste en Allemagne : le style de Spitzer, la mimésis d’Auerbach et l’anthropologie négative de Stierle », Dixseptième siècle, n°-254 (2012/ 1), pp.-7-27. 32 Larry F. Norman magistrale et détachée. Car la question s’impose : appeler la littérature du second XVII e -siècle français « le classicisme », n’est-ce pas soustraire la France à l’Europe ? Voire favoriser un certain nationalisme littéraire ? En réponse, Curtius dresse un réquisitoire implacable contre le classicisme français, qui laisse très peu d’espoir quant à l’utilité future de cette notion ; Spitzer et Auerbach proposent en revanche quelques plans de sauvetage, tout en modulant de manière significative le concept - le premier en y apportant un humanisme radicalement dépaysant, le second en y mêlant l’esthétique du « baroque » - afin d’ouvrir de nouvelles voies à la critique. Curtius : classicisme et nationalisme Le chapitre que Curtius consacre à la notion de « classicisme » dans La littérature européenne et le Moyen Âge latin lui offre l’occasion de développer ses réflexions les plus élaborées - et cinglantes - sur sa variante française 7 . Publiée en 1948,-cette somme est chronologiquement la dernière étude dans la série examinée ici, mais l’auteur, qui l’a publiée à l’âge de soixante-deux ans, est en fait l’aîné de nos trois critiques, et l’œuvre représente le travail de toute une carrière, déjà florissante dans les années 1920. A la différence des deux autres comparatistes - qui ont fui le Nazisme et se sont refugiés d’abord à Istanbul avant d’immigrer aux États-Unis où ils finirent leur carrière dans des universités américaines - Curtius est resté en Allemagne, tout en se retirant de la vie publique et en maintenant, non sans risque, sa réputation d’europhile et de francophile. Ces deux tendances chez Curtius, son cosmopolitisme et son admiration particulière pour la culture française, allaient souvent de pair 8 . Son interrogation du classicisme révèle néanmoins des tensions entre ces aspects fondamentaux de son œuvre, car l’idée d’un « Grand siècle » résiste, selon lui, à toute intégration européenne : Seule la France possède un système littéraire classique au véritable sens du mot. La volonté d’une réglementation « systématique » est en effet la caractéristique du XVII e - siècle français. Boileau met Malherbe bien au-dessus de Villon et de Ronsard, car, à ce qu’il prétend, il a été le premier à écrire des vers corrects […]. Boileau, auteur borné et banal, s’est élevé lui-même au rang de législateur du Parnasse. […] Il dégradait la poésie en une correcte mise en rimes, fixait la tragédie d’après les prétendues « règles » de l’aristotélisme italien. Ce système n’aurait jamais pu se maintenir s’il n’avait correspondu aux tendances de l’esprit français 7 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J.-Bréjoux, Paris, PUF, 1956. 8 Voir Jeanne Bem, « En manière d’introduction », Ernst Robert Curtius et l’idée d’Europe, op.-cit., pp.-7-11. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 33 qui, justement à cette époque, sous la domination de Louis XIV, parvenait à une haute expression, soutenu qu’il était par l’hégémonie de la nation sur l’Europe. Le classicisme français n’est pas une imitation artificielle des modèles antiques […] mais au contraire un produit spécifique du caractère national […]. 9 Deux tendances critiques se distinguent dans ce passage et méritent notre attention : l’une, littéraire et esthétique, porte sur la « réglementation » et la rationalisation poétiques ; l’autre, idéologique, porte sur la « domination » monarchique et « l’hégémonie » française. Pour comprendre l’approche littéraire et esthétique, il faut situer cette critique du classicisme français dans le projet plus global de Curtius, qui est largement résumé par le titre : il s’agit d’une approche de « la littérature européenne » comme ensemble cohérent, où les courants nationaux et linguistiques ne présentent que des variations sur des topoï éternellement récurrents. Ces topoï, hérités de l’antiquité païenne et de la tradition biblique, ont été diffusés en Europe par l’intermédiaire de ce qui constitue le second terme du titre, « le Moyen Âge latin ». Toute la littérature européenne est donc à comprendre comme se déroulant le long de ce vaste continuum. Or rien n’est plus antinomique, voire antipathique, à cette approche humaniste et éclectique que les principes attribués par Curtius au classicisme français : la réglementation poétique et le purisme linguistique représentent pour lui des efforts visant à couper la littérature française de la libre circulation transnationale des formes et des thèmes littéraires. De plus, Curtius s’alarme de la conscience aiguë que ce classicisme a de son propre moment historique, de sa tendance à se définir par une périodisation rigidement délimitée, en l’occurrence celle de l’âge de Louis XIV, cloisonné et artificiellement coupé d’un passé médiéval et renaissant qu’il se plait à dédaigner. Ainsi, ce passage de Curtius comporte une allusion au fameux « enfin Malherbe vint » de Boileau. L’isolationnisme esthétique du classicisme français s’allie donc à un narcissisme historique. À ce classicisme qui veut se détacher à la fois de son passé historique et de ses voisins européens, Curtius oppose l’heureux exemple de l’Espagne du « Siècle d’Or ». Lope de Vega, Cervantès, et Calderón se distinguent selon Curtius par leur goût pour le mélange libre et exubérant des genres et des styles, par leur ouverture aux influences étrangères (y compris celles du monde arabe et des Amériques) et finalement par leur recyclage ingénieux des modèles médiévaux. Il s’agit en somme d’une ouverture d’esprit et d’une hybridité littéraire présentant un contre-modèle exemplaire à l’arrogance culturelle et au présentisme qui caractérisent selon lui l’esprit classique 9 Curtius, op.-cit., pp.-321-322 (italiques ajoutées). 34 Larry F. Norman français 10 . Ce n’est pas que Curtius fasse ici l’éloge des attitudes politiques espagnoles : il sait que la monarchie des Habsbourg a, à beaucoup d’égards, servi de modèle à l’absolutisme des Bourbon. Mais il remarque tout de même que l’Espagne a sagement choisi de désigner sa période classique, non par le nom d’un des ses monarques (par exemple, « l’âge de Philippe II »), mais plutôt par le recours à un topos véritablement « classique » au meilleur sens du terme : le thème, hérité d’Hésiode et d’Ovide, de « l’âge d’or » : el siglo de oro 11 . Les Espagnols ont ainsi, selon Curtius, choisi de rendre hommage à l’âge classique gréco-romain, plutôt que d’usurper son titre ; ils ont préféré la continuité littéraire au clivage historico-politique. L’examen esthétique que Curtius fait du classicisme français, et de la systématisation hermétique qui le coupe de toute fécondation transculturelle, s’allie donc à son analyse idéologique. Il serait utile à cet égard de considérer sa critique de l’esprit classificateur des Français, de leur penchant pour la création de dichotomies figées, telles que classique/ baroque ou classique/ romantique : La seule littérature et la seule histoire littéraire modernes, où [les classifications historiques et stylistiques] soient encore conservées dans toute leur rigidité, comme s’il s’agissait d’entités métaphysiques, c’est la littérature française. Cela s’explique par l’engourdissement, la pétrification du système classique en France, à laquelle ont travaillé des générations de critiques doctrinaires, depuis La Harpe jusqu’à Brunetière, en passant par Nisard. Cette pétrification se trouva encore renforcée du fait de l’interférence d’idéologies politiques […]. 12 Selon Curtius, ces « idéologies » sont anciennes, puisqu’il attribue la naissance du classicisme français à une alliance entre réglementation littéraire et domination monarchique. Le siècle des Lumières ne fait que solidifier et renforcer cette alliance politico-littéraire, en y associant les autres arts afin d’ériger une structure culturelle globale fondée sur la gloire royale. Pour l’illustrer, Curtius cite le cas de Voltaire : [Sous Louis XIV], pour la première fois, l’idéal classique est considéré comme un idéal commun à tous les arts […] Dans son Siècle de Louis-XIV (1751) Voltaire traite de la littérature classique dans le chapitre « Des beaux arts ». On y lit : « Le Siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d’Auguste, d’Alexandre ». Voltaire intègre quelque peu arbitrairement le classicisme du siècle de Périclès dans le siècle d’Alexandre. Il rattache les grandes périodes artistiques à de grands 10 Ibid., p.-326. 11 Ibid., p.-325. 12 Ibid., p.-328. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 35 souverains, introduisant ainsi de nouvelles notions historiques indépendantes du terme « classique ». 13 En soulignant la substitution anachronique d’Alexandre à Périclès, Curtius nous rappelle qu’au même moment où Winckelmann fait l’éloge de l’Athènes démocratique et de sa liberté artistique et politique, Voltaire veut ensevelir la gloire républicaine de cette période sous l’ombre d’un guerrier autocrate, d’un Alexandre qui serait le précurseur du monarque français. Pourtant, ce n’est pas tout à fait « la faute à Voltaire ». Curtius croit que le philosophe ne fait ici que suivre une évolution historique qui va s’aggraver dans les siècles à venir. Les critiques plus tardifs qu’il qualifie de « doctrinaires » (La Harpe, Nisard, etc.) seront autrement plus coupables. Mais plus sinistre encore sera ce que Curtius décrit comme « l’interférence » des idéologies politiques de la première moitié du XX e - siècle. A cet égard, il nomme explicitement l’Action Française 14 . Curtius est hanté par la vision nationaliste que Maurras promeut du classicisme français, posé comme renfort rationnel, masculin et autoritaire contre la décadence littéraire et politique. La classicophilie de Maurras est renforcée par Pierre Lasserre dans son essai polémique Le Romantisme français, où ce dernier explique ce phénomène par une « pathologie culturelle, venue de l’étranger (de l’Allemagne) pour affaiblir-le viril maniement de la forme qui caractérise l’esprit classique - c’est-à-dire français » 15 . Ce néoclassicisme réactionnaire pèse toujours sur les débats de l’entre-deux-guerres ; il est essentiel pour comprendre le malaise ressenti par les trois critiques allemands à l’égard du culte du « Grand Siècle ». Mais il est aussi combattu par une autre reconfiguration de la tradition classique française, celle élaborée notamment par les auteurs de la Nouvelle Revue Française. Gide est sans doute la figure emblématique de ce mouvement prônant un classicisme consciemment « moderne » qui, tout en s’inspirant des traditions françaises, veut rejeter le chauvinisme nationaliste 16 . 13 Ibid., pp.-322-323. 14 Ibid., p.-328. 15 C’est la formule qu’utilise Suzanne Guerlac (« La poltique de l’esprit et les usages du classicisme à l’époque moderne », RHLF, vol.- 107, n° 2, [2007], pp.- 401-412, p.-405) pour décrire la thèse de Lasserre dans Le Romantisme français, essai sur la révolution dans les sentiments et les idées au XIX e- siècle (Paris, Mercure de France, 1907). 16 Pour un examen de ces divers courants, voir le numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France consacré au « Classicisme des Modernes » (vol.-107, n° 2, [2007]), et surtout les articles de Suzanne Guerlac (art.- cit.), Michel Jarrety (« Valéry : du classique sans classicisme », pp.-359-369) et Michel Murat (« Gide ou-‘le meilleur représentant du classicisme’ », pp.-313-330). 36 Larry F. Norman Il n’est donc pas surprenant que, même dans ses dénonciations les plus féroces du classicisme français et de ses admirateurs modernes, Curtius exempte Gide de sa critique : La France doit beaucoup à son classicisme, mais elle l’a payé cher, car elle reste liée à des formes de conscience qui sont devenues trop étroites pour l’esprit européen. Gide est une sublime exception. (324) Cet éloge de Gide s’accompagne de celui que Curtius fait d’un autre auteur associé à la NRF, Valéry Larbaud, considéré ici comme le modèle même de ce qu’il appelle le « cosmopolitisme littéraire » et qu’il cite longuement à la fin de son chapitre sur le classicisme. C’est ainsi que Curtius jongle, par ainsi dire, entre sa francophilie et sa classicophobie. Mais cette impartialité affichée ne prévient pas une dernière attaque cinglante contre le culte construit autour du siècle de Louis XIV, considéré en fin de compte comme le dernier refuge des antihumanistes et des anti-européanistes. Le mot de la fin est assassin. L’attachement de la France au classicisme du XVII e -siècle se révèle comme une position de combat opiniâtrement défendue contre l’européisme. 17 Spitzer, ou comment défamiliariser le classicisme Cette dernière affirmation montre bien qu’il n’est pas aisé de défendre la cause du classicisme français, vu comme symptôme du repliement national, dans le contexte européen où se trouvent nos trois auteurs. Mais c’est exactement ce projet apologétique qui se dessine chez Leo Spitzer et Erich Auerbach. Il faut remarquer que dans leurs analyses du classicisme français, Spitzer et Auerbach se penchent surtout sur les œuvres classiques elles-mêmes, analysant leurs formes et leur ancrage dans leur contexte historique ; ils apportent donc moins d’attention à leur réception dans l’histoire littéraire. Néanmoins, les deux critiques ne peuvent pas occulter complètement- les débats que nous avons évoqués, et leurs analyses se terminent toutes deux par des épilogues résolument méta-critiques. Ce sont ces excursions quasi-polémiques que j’examinerai ici. C’est dans la conclusion de son célèbre article sur Racine, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », publié d’abord en 1931, que Leo Spitzer développe ses réflexions les plus élaborées sur la place du classicisme français dans l’histoire littéraire 18 . Le titre de l’article indique clairement 17 Op.-cit., p.-330. 18 Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Études de style, trads. E.-Kaufholz, A. Coulon et M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, pp.-208-335. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 37 son projet de mener une analyse formelle - grammaticale, rhétorique et poétique - du dramaturge français. Spitzer situe ainsi Racine moins dans un courant national ou dans un moment historique que dans un vaste ensemble transhistorique de procédés littéraires. Il est important de noter à cet égard que le titre de l’étude ne désigne- pas « le classicisme français » mais plutôt-« le style classique » : Racine ne constitue qu’un cas représentatif d’une catégorie esthétique dénationalisée et atemporelle. C’est ce que soutient Spitzer dès les premières lignes de son article : Si j’ai associé, dans mon titre, le mot passe-partout de « classique » au terme de « sourdine », c’est parce que c’est précisément cet effet de sourdine qui crée dans le style de Racine l’impression de retenue et d’équanimité, que l’histoire littéraire attache à l’idée de classicisme. 19 Cette « idée de classicisme » n’est donc pas en soi française : il s’agit d’une esthétique épurée et sereine qu’on associe depuis le XVIII e- siècle aux Grecs antiques et à leurs émules. C’est ainsi que Sptizer situe d’abord l’effet de sourdine non dans une école française du XVII e -siècle, mais dans un vaste courant international : le classicisme de Racine évoque-« l’impression qu’un Allemand qualifie de ‘classique’ en pensant à une œuvre comme Iphigénie de Goethe » 20 . Spitzer doit pourtant avouer que si les « effets d’atténuation » qu’il examine font tous partie d’un réservoir de procédés littéraires remontant à l’antiquité, on trouve tout de même dans leur déploiement chez Racine quelque chose d’idiosyncratique. C’est que le dramaturge porte ce style jusqu’à un point extrême, voire à un raffinement suprême dont la subtilité n’est pas à la portée de la plupart des lecteurs. Nous ressentons toujours chez Racine, en dépit du lyrisme contenu et de la profondeur psychologique, quelque chose d’un peu froid, une distance, une sourdine. […] Il faut […] une intelligence spécialement formée aux expressions chastes et réservées, pour sentir toute l’ardeur cachée dans les pièces de Racine. 21 Spitzer prépare ici le lecteur en vue d’une conclusion radicalement hétérodoxe. En soutenant que la difficulté des vers de Racine ne peut pas être automatiquement surmontée par le biais d’une éducation française, ou avec l’aide d’une oreille formée à la culture française, Spitzer rejette le lieu commun critique selon lequel le classicisme représente quelque chose d’éternel et d’inaliénable à « l’esprit français ». L’appartenance nationale ne fournit pas en elle-même un passeport pour ce monde poétique foncièrement éloigné de notre vie quotidienne. 19 Ibid., p.-209. 20 Ibid., p.-209. 21 Ibid., pp.-308-309. 38 Larry F. Norman La sourdine mise par Racine dans son style lui ferme aussi le cœur des Français aujourd’hui. Il me semble permis d’affirmer que le Français […] n’a pas, dans les retranchements de son cœur, autant d’autels fumant pour Racine que voudraient nous le faire croire les panégyriques officiels, perpétués par l’école et l’opinion […]. 22 C’est justement cet éloignement qui attire l’intérêt d’un public cosmopolite ; le Français, selon Spitzer, ne bénéficie pas d’une intimité spéciale avec Racine, mais il peut être captivé, tout comme un lecteur non-français, par sa séduisante étrangeté. De plus, cette défamiliarisation n’est pas en fin de compte fondamentalement culturelle, elle est avant tout littéraire, elle découle d’un choix stylistique fait par l’auteur lui-même, un parti pris de difficulté poétique : « cet éloignement précisément est un élément de poétique » 23 . Pour souligner la thèse principale de sa conclusion, Spitzer ajoute en lettres toutes majuscules : Pour ma part, je dirais : RACINE NOUS RESTE (aux Français, et à tout le monde de la littérature) ÉTERNELLEMENT PROCHE, PARCE QU’IL RESTE ÉTERNELLEMENT ÉLOIGNÉ DE NOUS. […C]e dépaysement nous invite à le surmonter. […] Je vois dans l’éloignement, la distance volontaire de la langue racinienne un rempart contre toute promiscuité vulgaire, contre une excessive approche, génératrice de dégoût. 24 Afin d’expliquer le pouvoir des vers raciniens, Spitzer rejette ainsi tout recours à la stabilité de l’identité nationale, tout comme l’héritage prétendument glorieux du siècle de Louis XIV. Il n’est donc pas surprenant que Spitzer, tout comme Curtius, polémique dans ses notes avec Maurras et le classicisme réactionnaire 25 . Mais si ces querelles restent en général hors du corps principal du texte, c’est justement parce que Spitzer veut soustraire Racine au cadre idéologique. C’est donc un travail de décontextualisation, du moins au niveau politique, social et culturel (et non poétique ou d’ailleurs philosophique ou psychologique, où Spitzer essaierait de resituer Racine dans un tout autre - et bien plus large - contexte). On peut dire que- la voie est ainsi frayée pour le projet que Roland Barthes lance en 1960 avec son Sur Racine, visant à sauver Racine de l’histoire, et à le soumettre à une étude structuraliste, bien que cette dernière soit plus anthropologique que stylistique. Il reste une distinction importante à marquer ici. Si Spitzer déracine, pour ainsi dire, Racine, s’il dénationalise et dépolitise le classicisme fran- 22 Ibid., p.-314. 23 Ibid. 24 Ibid. 25 Ibid., pp.-332-333. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 39 çais, il ne le dé-historicise qu’à moitié. Car tout en rejetant l’autonomie culturelle du siècle de Louis XIV, Spitzer considère la création des tragédies raciniennes comme un événement dans la tradition poétique européenne. Le style dit classique n’est donc pas un produit de l’absolutisme - ni par ailleurs du jansénisme, que Spitzer balaie avec insouciance, ou de tout autre courant socio-politique du XVII e -siècle français. Ce classicisme est en revanche déterminé par tout un autre réseau d’influences, celles-ci transhistoriques et humanistes : Lorsqu’on examine l’ORIGINE des divers procédés de style dans le style « en sourdine » du classicisme racinien, on est presque toujours ramené à l’antiquité […]. Il est entièrement dans la lignée de l’antiquité (métamorphosée par le pétrarquisme). […] Donc, j’affirmerais […] le « caractère érudit et humaniste » de l’œuvre racinienne. 26 En effaçant l’aspect « français » du « classicisme français » - en affirmant que son style est rendu presque anachronique par son imitation de la poésie grecque et latine- - Spitzer y réaffirme la présence du premier classicisme, celui de l’antiquité. Cette antiquité est de plus relayée par l’Italie de la Renaissance, par le « pétrarquisme » toujours influent au XVII e - siècle. La coupure malherbienne dénoncée par Curtius n’a donc pas eu lieu. Ainsi s’agit-il d’un humanisme profondément dépaysant, dans le double sens où cet humanisme éloigne le classicisme français de son contexte national et où il nous désoriente (et nous éblouit) par son style consciemment artificiel et par la « distance volontaire » qu’il prend vis-à-vis de la norme linguistique de sa nation et de son temps. Inviolé par le pouvoir monarchique et l’esprit nationaliste, le classicisme français se débarrasse de son article défini, et se retrouve ainsi, dans son propre intérêt, réduit à un classicisme, propre à l’esprit européen et cosmopolite. Auerbach : classicisme et baroque Outre ce dépaysement humaniste, il existe un autre courant transnational que Spitzer signale comme déterminant pour le classicisme français : le « baroque » paneuropéen. C’est dans une note en fin de texte que Spitzer développe cette idée ; il cite notamment le travail d’un jeune chercheur allemand qui vient de publier en 1927 un article soulignant les aspects foncièrement baroques de l’œuvre de Racine. Il s’agit d’Erich Auerbach 27 . 26 Ibid., pp.-311-312. 27 Ibid., pp.- 333-334. « Disons le clairement : le classicisme français n’est pas un classicisme comme nous [les Allemands] l’entendons ; il est baroque ». Spitzer cite ici un discours prononcé en 1929 à Marburg par Auerbach et qui développe les 40 Larry F. Norman Auerbach revient à ce sujet dans le chapitre (« Le Faux Dévot ») qu’il consacre au classicisme français dans Mimésis 28 . Comme on le sait, le siècle de Louis XIV pose problème à Auerbach en raison de sa séparation rigide des styles et des genres, et de son élimination de toute représentation sérieuse (et non purement farcesque) de la réalité quotidienne 29 . Le classicisme français constitue donc un obstacle majeur au développement du réalisme littéraire en Occident. Par son respect des bienséances et par son élimination de toute réalité concrète et corporelle, Racine est l’exemple même de cet obstacle. Mais Auerbach voit aussi dans cette claustration du monde tragique le secret de la postérité du dramaturge : il s’agit d’une représentation condensée des passions et d’une intensité affective qui résistent au passage des siècles. C’est justement par le biais de la « violence » de ces passions sublimes qu’Auerbach réussit à transformer l’idée même de classicisme français, et à l’associer à ce grand courant européen du XVII e - siècle que l’histoire de l’art a récemment commencé à désigner par le terme de « baroque ». C’est dans cette optique qu’Auerbach insiste sur le primat de l’exaltation chez Racine. Le dramaturge « grandit à l’extrême le personnage tragique [….] ; le personnage se trouve toujours dans une situation sublime » 30 . Il en résulte un langage passionnel « plei[n] d’effets de style baroques » 31 qui, s’il peut être encore qualifié en quelque sorte de « classique », ne l’est pas dans le sens français d’une retenue châtiée. Ce qui frappe ici, c’est qu’Auerbach n’oppose pas « baroque » et « classique ». Loin de jouer sur l’antithèse, l’auteur de Mimésis essaie au contraire d’opérer l’association de ces deux notions esthétiques. Cette synthèse novatrice s’opère d’abord au niveau socio-politique. Au lieu de voir dans l’absolutisme louis-quatorzien une exception française, Auerbach l’associe étroitement à une exaltation baroque qui serait typique de toutes les cours européennes de l’époque. Auerbach comprend que la frénésie émotionnelle qu’il associe au baroque ne semble pas à première vue s’accorder avec thèses énoncées dans l’article de ce dernier, « Racine und die Leidenschaften », Germanisch-Romanische Monatsschrift, n o- 14 (1927), pp.-371-380. Sur les origines dans les années 1920 de l’application du terme baroque à l’âge classique français, et notamment sur le rôle qu’aurait joué Walter Benjamin, voir Jane O. Newman, « Afterword : Re-animating the Gegenstück, or the Survival of French Trauerspiel in the German Baroque », Yale French Studies, n° 124 (2013), pp.-152-170. 28 Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968. 29 Les travaux sur le rapport entre Auerbach et le classicisme français sont trop nombreux pour les citer ici, mais je noterai surtout ceux de Rainer Zaiser (op.-cit.) et d’Hèlene Merlin-Kajman dans « Le public au XVII e- siècle et au-delà selon Auerbach », Erich Auerbach : La littérature en perspective, op.-cit., pp.-91-115.- 30 Mimésis, op.-cit., p.-377. 31 Ibid., p.-379. Le classicisme, ou l’exception française : Auerbach, Curtius, Spitzer 41 l’esprit discipliné et rationaliste qui caractériserait le deuxième XVII e -siècle français. Il soutient néanmoins que la transformation de la cour, censée être le centre du pouvoir, en une arène imaginaire de passions sublimes se conforme en fait parfaitement avec la centralisation et la bureaucratisation du pouvoir sous l’ancien régime. La noblesse, dépourvue de pouvoir réel, est théâtralisée. Privée de responsabilité politique, la cour devient un monde profondément intériorisé 32 . Cette dynamique entre pouvoir monarchique et esthétique baroque se joue pour Auerbach sur une scène non seulement française mais plus généralement européenne, dans le cadre d’une évolution transnationale qui de plus remonte au Moyen Âge : Une autre caractéristique de l’esprit de ce temps, l’âge baroque, est l’exaltation des personnages princiers. Dès le XVI e - siècle, le métaphorisme de l’antiquité et de la littérature courtoise du moyen âge sont [sic] mis au service de l’absolutisme naissant, et à l’ère du baroque les traits qui avaient caractérisé le surhomme de la Renaissance devinrent ceux du monarque. La cour de Louis XIV constitue l’apogée de l’absolutisme, aussi bien objectivement que formellement. 33 Auerbach applique la même synthèse entre classicisme et baroque au domaine poétique et esthétique. Il faut rappeler que, dès son institution comme terme scientifique incontournable, avec la publication des Principes fondamentaux de l’histoire de l’art d’Heinrich Wölfflin en 1915, le baroque est définitivement identifié au dix-septième siècle européen 34 . Le classicisme, son antithèse, est en revanche résolument identifié à la haute Renaissance du seizième siècle. C’est un paradigme européen où la France a du mal à entrer ; rien d’étonnant donc à ce que Wölfflin fasse notoirement l’économie de la France dans son étude fondatrice. C’est ce défi qu’Auerbach relève dans ses réflexions sur le classicisme français. Mais il est notable que les qualités les plus « baroques » (l’exaltation des passions dramatiques, par exemple) résultent selon Auerbach des procédés considérés antérieurement comme foncièrement « classiques ». C’est en effet la réglementation poétique inhérente au classicisme - l’épuration du monde tragique assurée par les bienséances, la stricte séparation des registres et la hiérarchisation des genres - qui produit les transports qualifiés par Auerbach de baroques. La voie est ainsi préparée pour Arnold Hauser, par exemple, qui soutiendra en 1951 que le classicisme et l’absolutisme français ne sont que des variantes nationales appartenant au mouvement socio-culturel transeuro- 32 Ibid., p.-381. 33 Ibid., p.-390. 34 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trads. C. et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1952 (voir surtout pp.-19-21). 42 Larry F. Norman péen nommé « baroque » 35 . On connaît les fortunes qu’aura cette approche dans les années 1950, y compris dans les études dix-septiémistes 36 . On ne s’étonnera pas qu’un des chefs de file de ce mouvement, Jean Rousset, a passé cinq ans de sa formation universitaire en Allemagne 37 , ni qu’il vante plus tard l’ouverture comparatiste de la littérature française, accomplie grâce à l’apport « cosmopolite » du baroque 38 . Considérés dans leur ensemble, ces efforts pour intégrer le « Grand Siècle » à l’Europe, quoique très différents chez Auerbach et chez Spitzer, sont en fin de compte parfaitement complémentaires. Le baroque recontextualise le classicisme synchroniquement, en resituant le XVII e -siècle français dans l’Europe des cours princières et de la Contre-Réforme qui lui étaient contemporaines, tandis que la rhétorique et la poétique humanistes soulignées par Spitzer le recontextualisent diachroniquement, en incluant le classicisme français dans toute une série d’autres appropriations culturelles de l’antiquité. C’est ainsi que ce classicisme français, plus héritier que jamais des anciens et de l’humanisme renaissant, mais dénationalisé et replacé dans sa culture cosmopolite, verra s’ouvrir devant lui des avenues critiques qui auraient surpris un sceptique comme Curtius, mais qui réaliseront les ambitions audacieuses de Spitzer et d’Auerbach. 35 « Le courant classique est présent dans le baroque dès le départ […] mais il ne prévaut pas jusqu’aux environs de 1660, sous des conditions sociales et politiques régnant à cette époque en France » (Arnold Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, [1951] Paris, Le Sycomore, 1982, t.- 2, p.- 154). Sur les frontières floues entre ces deux catégories, voir Hélène Merlin-Kajman, « Un siècle classicobaroque ? », XVII e - siècle, n o - 223 (2004/ 2), pp.- 163-172 ; sur les fortunes dans la critique allemande de ce couple conceptuel, voir Volker Kapp, « Baroque et classicisme dans la philologie romane de langue allemande », XVII e -siècle, n°-254 (2012/ 1), pp.-109-116. 36 Voir par exemple Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1953 ; Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, José Corti, 1955 ; Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Plon, 1957 ; Philip Butler, Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine, Paris, Nizet, 1959. Pour la réception en France dès les années 1940 (et surtout dans les années 1950) du concept de baroque, voir Jean-Claude Vuillemin, « Épistémè baroque » : le mot et la chose, Paris, Hermann, 2013, pp.-176-201. 37 Voir Newman, op.-cit., p.-156. 38 « La France du XVII e- siècle, même si elle conduit son jeu à part, ne peut être dissociée d’une culture cosmopolite et d’un art international à prédominance italienne. […] C’est même l’une des vertus de la nouvelle notion [de baroque] de nous obliger à prendre une plus nette conscience de cette situation européenne et à recourir davantage aux méthodes comparatistes » ( Jean Rousset, « Le baroque en question : esquisse d’un bilan », L’Intérieur et l’extérieur, Paris, José Corti, 1968, p.-254).