eJournals Oeuvres et Critiques 41/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2016
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Classicisme : éloge intempestif

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2016
Hélène Merlin-Kajman
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Classicisme : éloge intempestif Hélène Merlin-Kajman Universtié Nouvelle Sorbonne-Paris 3, EA 174 Depuis au moins un demi-siècle, les héritiers de l’ère du soupçon et des avant-gardes esthétiques et politiques vivent dans la conviction qu’une partie des récits, descriptions ou catégories dans lesquels nous ont été transmis les modèles linguistiques ou littéraires sont des mythes. Ainsi en va-t-il par exemple du classicisme. J’ai partagé avec un grand nombre de chercheurs l’idée suivante : puisque aucun écrivain du XVII e -siècle ne s’est proclamé « classique » ni aucun mouvement ne s’est reconnu sous ce terme, il n’est pas pertinent de qualifier les « grandes » œuvres du XVII e - siècle de « classiques », ni pertinent d’étudier, du point de vue d’une histoire réelle du XVII e - siècle, un mouvement appelé « classicisme ». En 1993, Alain Viala résumait cette critique alors partagée par bien des historiens de la chose littéraire, qu’ils soient des chercheurs en littérature ou des historiens, critique que Roland Barthes avait déjà émise dans un texte célèbre dès 1969 1 : Depuis fort longtemps […] on a fait comme si « être classique » (si l’on peut ainsi dire) relevait d’une logique de la production, de la création. On sait bien pourtant qu’il n’en est rien, que les auteurs « classiques » du XVII e - siècle n’usaient pas du terme pour se l’appliquer à eux-mêmes, et qu’ils n’ont été ainsi nommés qu’un bon siècle après, et plus… […] [C]ette qualification de classique relève au contraire d’une logique fondamentale de la réception. 2 L’idée symétrique est que, côté réception, quiconque parle du « classicisme » comme d’une « esthétique transcendantale » 3 ne fait jamais que participer à un processus de classicisation, processus lui très réel et historiquement observable reposant sur un jugement de valeur porté a posteriori sur les œuvres dites « classiques ». Les penseurs qui célèbrent des œuvres pour 1 Roland Barthes, « Réflexions sur un manuel », dans Œuvres complètes, tome III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 2002, p.-945. 2 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », dans Littératures classiques n° 19, automne 1993, p.-12. 3 Ibid., p.-31. 44 Hélène Merlin-Kajman leur classicisme, fait-on observer, leur attribuent des valeurs telles que la raison, l’ordre, la mesure, l’harmonie, comme s’il s’agissait de leurs qualités intrinsèques, qualités leur permettant de résister à l’usure du temps, ce qui justifierait leur transmission ininterrompue et finalement leur valeur de modèles. Mais, poursuit Alain Viala, la mise en avant d’une valeur supposée résister à l’usure du temps repose sur un déni de l’histoire et de sa dynamique, un refus du nouveau et des conflits. Or ce déni peut lui aussi être historicisé. Car si ladite valeur classique ne dépend pas de qualités intrinsèques à l’œuvre, il faut en conclure qu’elle dépend d’une catégorisation opérée par les thuriféraires du classicisme dans leur propre présent, opération de classicisation se déployant, quant à elle, dans l’histoire (quoique contre elle) par le fait d’acteurs sociaux en position dominante dans les institutions littéraires et intéressés à faire durer un tel mythe. Et c’est par là qu’après avoir été lié au pouvoir monarchique, le « classicisme » continuerait sa belle vie de quasi idéologie dominante jusqu’à notre époque comprise. Comme Alain Viala le suggérait, reprendre le dossier du simple point de vue de l’histoire devait donc constituer la seule façon d’attaquer ce modèle visant à faire croire que l’histoire, précisément, n’existait pas : Légitimation, consécration, perpétuation, patrimonialisation même : tous ces phénomènes inscrivent l’espace des classiques dans la partie dominante du champ littéraire, dans la sphère où agissent les détenteurs de pouvoirs symboliques. Donc les acteurs qui ont le pouvoir d’énoncer les traits par lesquels une collectivité s’identifie. Ce qui conduit […] à souligner l’importance qu’il y aurait à faire l’histoire des classiques, de la classicisation, de la réception du classicisme et des transformations du corpus et des modèles ensuite, au fil de l’histoire culturelle en France. Disons en un mot que les classiques me semblent bien plus une invitation à réfléchir sur l’histoire que des illustrations d’une esthétique transcendantale. 4 La critique la plus habituelle de la catégorie du classicisme lui oppose donc rien moins que l’histoire. Et il est sûr que cette critique a produit des effets positifs sur la recherche. Si je prends mon propre exemple, lorsque j’ai commencé à travailler sur la notion de « public », je me trouvais face à une typologie des œuvres à deux termes voire à trois, telle qu’on la trouve par exemple chez Genette dans « Vraisemblance et motivation » ou chez Lyotard dans Au juste. Pour ce dernier, est classique l’œuvre qui répond aux attentes de son public (et il donne pour exemple Corneille) ; est moderne celle qui anticipe sur un destinataire à venir (par exemple le peuple pour le roman- 4 Ibid., p.-31. Classicisme : éloge intempestif 45 tisme) ; est postmoderne, enfin, l’œuvre qui obéit à la logique de la bouteille à la mer, c’est-à-dire celle qui ne se préoccupe pas de son destinataire mais dont l’évidence ou la force le fait surgir comme son corrélat nécessaire (et de façon très intéressante quoique très proche d’une indication d’Auerbach dans Mimésis, Lyotard donne pour exemple Montaigne tout autant que Butor). Dans mon livre Public et littérature en France au XVII e -siècle où j’étudie de près la querelle du Cid et celle de La Princesse de Clèves, je crois avoir montré à quel point cette typologie ne résistait pas à l’examen des formes de destination invoquées au XVII e -siècle, lesquelles non seulement comprennent plus de cas de figure que ces trois possibilités, mais encore imposent de complexifier ces dernières. J’ai pu montrer aussi (et surtout), combien était à la fois erronée sur le plan historique, et insatisfaisante sur le plan théorique, la signification généralement accordée au mot « public », à savoir l’ensemble des destinataires-récepteurs-consommateurs de l’œuvre d’art. Cette signification serait présente dès la fin du XVII e - siècle selon Jürgen Habermas qui lui oppose un public de représentation, un public seulement cérémoniel pour la période antérieure 5 . Mon livre conteste fortement cette perspective d’Habermas. C’est que, du XVI e au XVIII e - siècle, même si le spectre sémantique du mot se transforme nettement pendant cette période, le mot « public » peut renvoyer à l’ensemble du paradigme de la respublica comme l’avait parfaitement entrevu Auerbach 6 . Il soutient de ce fait des argumentations qui conservent la mémoire de débats (théologico-) juridico-politiques et non pas spécifiquement littéraires : en gros, le public, c’est d’abord le collectif, voire le peuple, dont les définitions, les modèles, les fins (bien public ? utilité ? ordre ? plaisir ? etc.) sont en débat. Un tel collectif englobe évidemment l’auteur, ce qui trouble l’opposition entre la création et la réception : le terme pose donc la question de ce que Jean-Luc Nancy a pu appeler « l’en-commun » de la littérature 7 . Ma démarche critique était partie de l’hypothèse, sensiblement différente de la perspective sociologique bourdieusienne adoptée par Alain Viala, selon laquelle le classicisme était une construction nécessaire à la valorisation contraire de la modernité : son repoussoir axiologique. En un sens, j’historicisais moi aussi la catégorie de « classique », mais en liant cette historicisation à celle des positions de la modernité, auxquelles la position 5 Jürgen Habermas, L'Espace public, Paris, Payot, 1978. 6 Erich Auerbach, « La Cour et la Ville », dans Le culte des passions. Essais sur le XVII e - siècle français, Paris, Macula, 1998. Cf. mon article « Le public au XVII e - siècle et au-delà selon Auerbach », dans Paolo Tortonese (éd.), Erich Auerbach, la littérature en perspective, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009. 7 Pour aller au-delà de ce bref résumé, cf. mon livre, Public et littérature en France au XVII e -siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. 46 Hélène Merlin-Kajman d’Alain Viala se rattache selon moi. Mais l’historicisation radicale à laquelle invite ce dernier en suggérant de détacher purement et simplement le « classicisme » d’un ancrage historique dans le XVII e -siècle pour l’analyser à partir des enjeux de pouvoir (politiques, symboliques) contemporains aux acteurs institutionnels intéressés dans la promotion idéologique, culturelle, scolaire, desdits « classiques », cette historicisation radicale produit deux points aveugles, me semble-t-il. D’abord, l’opposition établie entre l’illusoire stabilité du classicisme et le mouvement réel de l’histoire nie, au moins implicitement, la pertinence du syntagme « âge classique » pour désigner une période historique (en gros, le second XVII e - siècle, lequel parfois s’étend au XVII e - siècle entier en amont, au XVIII e - siècle en aval) considérée à partir de certaines de ses caractéristiques synchroniques. C’est ainsi que Michel Foucault oppose l’épistémé classique fondée sur la représentation à l’épistémé renaissante fondée sur la ressemblance et à l’épistémé moderne fondée sur la signification et une nouvelle définition de l’homme, objet-sujet du savoir ; ou que Jacques Rancière oppose le régime classique des arts, aristotélicien, au régime esthétique caractéristique de la modernité : derechef, la période classique se caractérise par le primat esthétique accordé à la représentation. « Classique », dans cette perspective, n’est en rien un attribut an-historique qualifiant une « esthétique transcendantale » mais un attribut utile pour circonscrire, décrire et analyser une séquence historique douée de traits distinctifs et remarquables sous un certain nombre de rapports qui ne se laissent pas totalement appréhender par l’histoire événementielle ou par l’histoire sociale. En fait, dans cette dernière perspective, « classique » synthétise et photographie, si l’on peut dire, la dominante de la période désignée par cet adjectif : et cette caractérisation « historique » qui identifie la période l’oppose en même temps à d’autres (au minimum, celle d’avant, celle d’après…) non seulement en la délimitant et la dé-finissant chronologiquement, mais en la modélisant par opposition avec d’autres périodes, elles aussi modèles : l’âge classique fait paradigme tout comme la Renaissance ou les Lumières. C’est à cette logique que je voulais échapper dans ma recherche sur le public, en me contentant, pour base de ma propre périodisation, du découpage séculaire, lequel se coule de plus dans une séquence historiquement pertinente : celle qui va de la fin des guerres de religion et de l’Édit de Nantes à sa Révocation et à la fin du règne de Louis XIV, marqué par les guerres et l’évidence d’une tyrannie monarchique accrue, dénuée de la nécessité politique que l’absolutisme avait eue au début du XVII e -siècle. Cette précision suggère combien il est tentant, face à la question de la périodisation, d’adopter le point de vue anglo-saxon et d’appréhender le XVII e - siècle dans une séquence plus large, celle du « early modern ». L’illusoire exception française du classicisme, son arrogance un peu gro- Classicisme : éloge intempestif 47 tesque, saute alors aux yeux ironiquement. Comme le souligne Mitchell Greenberg, la période en question - au-delà des débats soulevés par sa définition et son extension - se caractérise par une crise, presque un chaos, ou à tout le moins, un ébranlement majeur des repères symboliques de la culture occidentale : impossible, donc, d’y soutenir l’hypothèse d’une présence de la littérature purement stabilisée et harmonieuse que seule la France connaîtrait. Pour Mitchell Greenberg, les textes du XVII e -siècle, tout particulièrement les textes théâtraux, témoigneraient de l’émergence tourmentée du sujet moderne, tourments dans lesquels nous pourrions encore nous reconnaître : « early modern », le sujet le serait parce qu’il serait tout à la fois notre prédécesseur historique et notre miroir continué et éloquent 8 . Mais c’est ici que l’on tombe, à mon sens, sur le second point aveugle généré par l’opposition entre l’illusion du mythe classique et sa nécessaire historicisation. Faire du classicisme une catégorie idéologique chargée de nier l’historicité de l’histoire, c’est dénoncer une essentialisation, certes, mais au nom d’une autre, moins visible : celle du concept, typiquement moderne, d’histoire. En effet, la dénonciation du mythe classique, tout comme l’insertion du XVII e - siècle dans une période nommée « early modern » (que l’on traduise cette expression par « pré-modernité » ou par « première modernité »), s’appuient sur un certain modèle de l’histoire, luimême anachronique par rapport au XVII e - siècle. Comme l’ont montré les travaux de Reinhart Koselleck, puis de François Hartog, la conscience que les hommes ont de vivre dans le temps, et la façon dont ils résolvent la question du changement des sociétés, convoquent des régimes d’historicité différents. Le XVII e - siècle ne se pense pas encore comme une période prise dans un telos, dans un temps orienté dont l’intelligibilité peut se comprendre à partir de ce dont il accouche ou ce vers quoi il va : l’accusation d’anachronisme à l’égard de la catégorie de « classique » peut rejaillir sur l’histoire au nom de laquelle elle est portée. Lorsqu’Alain Viala étudie la « naissance de l’écrivain », c’est-à-dire aussi la naissance du champ littéraire, il repère au XVII e -siècle des pratiques, des situations, des événements, dont la signification se révèle a posteriori à partir de leur intégration ultérieure dans un résultat achevé (autonomie du champ littéraire comme caractéristique de l’âge moderne) : le devenir qu’il allègue dépend d’un cadre d’intelligibilité progressif et même progressiste, puisque le marché littéraire permet de passer selon lui d’une hétéronomie de la production littéraire, jusque-là 8 Mitchell Greenberg, « ‘Early modern’ : un concept problématique ? », dans Transitions, rubrique « Intensités », « Transition n° 7 ». Cf. le débat qui s’en est suivi, notamment le texte collectif « Transition n° 10 » de Lise Forment, Sarah Nancy, Anne Régent-Susini et Brice Tabeling, « Early modern (or not ? ) - Une réponse à Mitchell Greenberg » (www.mouvement-transitions.fr). 48 Hélène Merlin-Kajman dépendante du pouvoir, à son autonomie. L’histoire est processuelle et rationnelle ou du moins rationalisable, elle est animée par un moteur qui permet de la déchiffrer : lutte des classes et luttes pour l’appropriation symbolique des appareils idéologiques. Lorsque Mitchell Greenberg étudie l’émergence du sujet moderne, il étudie une configuration signifiante qui présente des traits annonciateurs et révélateurs de l’état actuel de nos propres subjectivités de « modernes ». Dans mon livre L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique 9 , qui succède à Public et littérature en France au XVII e - siècle, je me suis moi aussi intéressée de très près au « moi », analysé à partir de la catégorie du « particulier », l’antonyme du « public ». Continuant à m’appuyer sur le grand livre de Reinhart Koselleck Le Règne de la critique 10 (que personne ne citait au moment de la publication de Public et littérature en France au XVII e - siècle, et dont je crois avoir nettement déplacé un bon nombre de conclusions, pour les périodes des XVI e et XVII e - siècles du moins), j’ai essayé de montrer comment le moi était le résultat, on pourrait même dire le résidu victorieux, d’une série de décrochements, de discordances et d’altérations : au sens propre du mot (prudemment rangé au placard de la langue après le procès de Théophile de Viau), le moi est un produit libertin : il présuppose la valorisation d’un espace propre, excentrique, un espace de liberté individuelle ou particulière soustrait à l’impératif de se consacrer au public. Il se développe unanimement, et s’expérimente diversement, voire contradictoirement, grâce aux représentations littéraires 11 . Il devient tellement incontournable que Pascal doit le déclarer « haïssable ». C’est que le moi est un nouveau venu 12 , dont la nouveauté est indissociable de la valorisation, nouvelle, … du nouveau. Et c’est là que, pour comprendre cette arrivée en majesté du « moi » sur la scène de la culture occidentale, il faut aussi comprendre le régime d’historicité propre au XVII e - siècle : un régime d’historicité désorienté, voire désœuvré. Pour résumer les choses de façon schématique, jusqu’au XVI e - siècle et même au-delà, deux grandes conceptions du temps coexistent. La première, qui vient de l’Antiquité, est cyclique et lie l’histoire à la nature : on peut l’illustrer par le sens du mot « révolution », qui signifie le mouvement spatial décrit par les astres depuis un point de départ jusqu’à leur point de retour 9 L’Absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000. 10 Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique, Paris, Minuit, 1979. 11 De Montaigne au « Mi star Mufti » du Bourgeois gentilhomme en passant par tout Corneille ou par « l’État c’est moi », sans oublier bien sûr le « Je pense, donc je suis »… 12 Cf. Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999. Classicisme : éloge intempestif 49 à la même place dans le ciel, ou par celui de « période », « durée de la course d’un astre qui revient au même point du Ciel » selon le dictionnaire de Furetière : le « période » définit pour le temps ce que la « révolution » définit pour l’espace. La seconde conception du temps repose sur une distinction majeure entre temps profane et temps sacré : l’avènement du Messie a introduit une rupture, celle du salut qu’il annonce et rend possible. Sur le plan profane, rien de changé (donc rien de nouveau possible). Mais sur le plan sacré, le Nouveau Testament accomplit ce que l’Ancien annonçait de façon figurative et annonce la fin des temps. Le nouveau n’est donc pas nouveau au sens où nous l’entendons : il réalise ce qui était déjà compris dans la figure des événements passés et annonce le Jugement Dernier qui mettra fin au temps profane, toujours considéré comme le résultat de la Chute au regard de l’éternité. Bref, à part la nouveauté très spéciale du Nouveau Testament (révélation et accomplissement de la promesse contenue dans l’Ancien), le nouveau est encore regardé avec horreur, comme menace diabolique, par bien des dévots du XVII e -siècle. Pourtant, le nouveau est devenu incontournable, ne serait-ce qu’en raison de la nouvelle religion qu’est la « religion prétendûment réformée » - sans même parler du Nouveau Monde ou de l’astronomie nouvelle. Mais ce nouveau, qui (exactement comme le libertinage, qu’il soutient) n’est évidemment pas gouverné par un plan providentiel, ne s’ordonne pas pour autant (on est tenté d’écrire : pas encore - mais ce serait fausser l’appréhension des hommes du XVII e - siècle) à une fin historique. Le nouveau est lié à l’accident, à l’imprévisibilité de ce qui arrive, au cas et à l’exception - bref, à la singularité et à l’extraordinaire qui ouvrent le champ du possible aux investissements humains. Pas tout le possible, en raison de la conjoncture politique : de ce côté, l’asservissement plus ou moins librement consenti pour réaliser la paix civile est au rendez-vous. Mais la conjoncture a une contrepartie : si l’État n’est plus un corps politique, s’il fait reposer son ordre sur la coercition et le contrat, la police et l’administration, plutôt que sur la participation, cette situation, qui n’est pas celle d’un totalitarisme, dégage du possible pour les sujets désincorporés, décrochés des fins publiques : possibilités de liens nouveaux (amoureux, civils, privés…) et d’activités nouvelles (littéraires, économiques, sociales…). En somme, le XVII e - siècle, qui commence sous le signe de l’éclatement de l’Église et de la fin du cosmos hiérarchisé, se déroule dans une espèce de suspension « entre » deux modèles d’historicité : avant lui, le temps cyclique de la nature déchue joint au temps eschatologique de la Chrétienté ; après lui, l’Histoire, la grande, et les diverses versions de son irrésistible progrès. Malgré ses querelles des Anciens et des Modernes, le XVII e - siècle n’est pas pris dans le face à face agonistique (historiquement finalisé) du classicisme 50 Hélène Merlin-Kajman et de la modernité. C’est pour cette raison que j’ai préféré appeler ce « nouveau » classico-baroque : le choix de ce mot composé et double mais explicite, humoristique, discrètement contestataire, au moins dans mon esprit, était destiné à lui donner toutes ses chances critiques 13 sans annuler les ressources des autres concepts critiques : baroque, classicisme, modernité… Il présente un immense avantage à mes yeux : il ne respecte pas l’axe chronologique processuel qui veut que se succèdent, en France, le baroque puis le classicisme. Au nombre des acteurs cruciaux de l’arrivée conquérante du moi dans la culture occidentale, on rencontre, après Montaigne, Guez de Balzac, surnommé Narcisse par ses adversaires lors de la querelle déclenchée par la publication, en 1627, du premier recueil de ses Lettres, qui place résolument son énonciation à la fois dans le sillage de Montaigne (sur un mode très théâtralisé) et dans le sillage de la nouveauté : Je prends l’art des anciens comme ils l’eussent pris de moi si j’eusse été le premier au monde […] si je ne me trompe, j’invente beaucoup plus heureusement que je n’imite ; et comme on a trouvé de notre temps de nouvelles étoiles qui avaient jusques ici été cachées, je cherche de même en l’éloquence des beautés qui n’ont été connues de personne. 14 Au-delà de cette déclaration fracassante qu’on peut rapprocher de celle de l’Excuse à Ariste de Corneille, ou encore, sur un autre plan, de l’énonciation (et de l’énoncé) héroïqe(s) du cardinal de Retz, la question du nouveau, jointe à celle de la publication du privé, s’est trouvée agitée sous tous ses aspects, dans tous ses enjeux, pendant la querelle 15 . Les adversaires de Balzac l’ont accusé d’empoisonner le public : de le décomposer, de l’altérer. Ils avaient raison : l’enjeu est bien celui d’une altération. Les représentations littéraires du XVII e - siècle sont moins des re-présentations de l’existant que des explorations de toutes les zones de friction résultant de ces nouveautés structurelles : elles nourrissent le sentiment de soi en en exacerbant l’existence et les difficultés non moins que les plaisirs. 13 Cf. notamment, outre L’Absolutisme dans les lettres […], mes deux articles : « Un siècle classico-baroque ? », XVII e - siècle, n°- 223 (2004/ 2) et « Un nouveau XVII e - siècle », Revue d’Histoire Littéraire de la France, janvier-mars 2005, n°- 1 ; et mes deux livres L’Excentricité académique. Institution, littérature, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001 ; et La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003. 14 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres, Paris, 1624, dans Les premières Lettres de Guez de Balzac, 1618-1627, éd. par H. Bibas et K.-T. Butler, Paris, Droz, 1933, Lettre XXXIV, « A Monsieur de Boisrobert », p.-147. 15 Cf. L’Excentricité académique […], op.-cit. Classicisme : éloge intempestif 51 J’ai donc appelé « classico-baroques » cette expérience subjective et sociale nouvelle de la distinction du public et du particulier, de l’altération du corps collectif et de l’histoire, et ses représentations : configuration moins typée certes, moins nette, plus intrinsèquement contradictoire, et en un sens moins belle et moins exaltante, que celle du baroque, où le sujet s’affronte à son propre vide en s’exposant héroïquement au vertige des apparences et à la disparition des fondements ; et que celle du classicisme, où le sujet, réassuré sur ses bases par le dialogue avec la culture du passé, trouve un équilibre dans une unité harmonieuse établie entre lui-même et les autres. Mais configuration désorientée qui peut entrer en écho avec nos propres désorientations et les dédramatiser. En un sens, ce que j’appelle de la sorte « classico-baroque » consonne largement avec la façon dont, à la fin de sa vie, Roland Barthes avait renouvelé son éloge des « classiques », auquel il avait mis un évident bémol depuis son texte écrit en 1944, « Plaisir aux Classiques » 16 . Éloge, cette fois, avancé comme une critique des dérives dogmatiques et de « l’arrogance » de la modernité : Notre attitude, notre décision : nous n’avons plus à concevoir l’écrireclassique comme une forme qu’il faut défendre en tant que forme passée, légale, conforme, répressive, etc., mais au contraire comme une forme que le roulement et l’inversion de l’Histoire sont en train de rendre nouvelle […] Autrement dit, nous devons concevoir aujourd’hui l’Écriture Classique comme déliée du Durable, dans lequel elle était embaumée […] il faut la travailler, cette Écriture Classique, afin de manifester le devenir qui est en elle. 17 Mais, dans ce passage, on lit une trace de la suspicion systématique des Modernes à l’égard de toute idée de durée. Or, c’est là que la catégorie de « classique » m’a, plus récemment, paru moins monolithique et plus complexe dans son rapport au temps que ce que cette suspicion nous 16 Cf. sur cette question la thèse de Lise Forment, L’Invention du post-classicisme de Barthes à Racine. L’idée de littérature dans les querelles entre anciens et modernes, soutenue le 5 décembre à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous ma direction. La thèse de Lise Forment introduit des perspectives capitales sur le classicisme : en remontant de la querelle Barthes-Picard aux querelles du début du XX e -siècle, puis, de là, à la Querelle des Anciens et des Modernes, elle montre comment le classicisme ne peut être défini en dehors d’un champ polémique qui porte sur les enjeux de la transmission : quels auteurs passés transmet-on, pourquoi et comment ? La question accompagne celle du classicisme, qui désigne donc une zone de conflictualité plus qu’une zone de stabilisation autoritaire des modèles littéraires. 17 Roland Barthes, La Préparation du Roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003, p.-374. 52 Hélène Merlin-Kajman donne à penser. Le classicisme n’est peut-être pas tant un mythe qu’une catégorie qui force à penser le temps de la transmission sans le faire jouer par opposition avec le devenir, le nouveau ou l’histoire : la transmission exige de comprendre que l’histoire n’est pas seulement régie par une économie temporelle processuelle : elle obéit à un temps dédoublé, celui du changement et des événements bien sûr, et celui qui relie constamment le passé non pas seulement au présent, mais encore à l’avenir. La transmission ne présuppose pas une durée qui serait l’attribut illusoire d’œuvres qu’on se passerait intactes de générations en générations, mais l’organisation spécifique d’une strate temporelle destinée à relier les générations les unes aux autres afin de donner à celles qui arrrivent le sens de ce qu’il convient de faire pour faire durer la société, qui n’est pas un donné de nature, et sans laquelle les hommes ne peuvent tout simplement pas vivre. La catégorie de « classique » est à cet égard révélatrice. Loin d’opposer une essence à ce qui n’en serait pas une, elle nous renseigne sur certaines modalités spécifiques de l’histoire des sociétés en nous présentant une solution (parmi d’autres) au problème, irréductible, de la perpétuation, de la mémoire et de la transmission. Je ne reviendrai pas sur l’histoire de l’adjectif « classique » : on l’a beaucoup fait - trop pour que cette histoire soit aujourd’hui parlante, pour qu’elle ne nous fasse pas buter sur de nouveaux poncifs critiques. Je me contenterai de rappeler que pour le dictionnaire de l’Académie française (1694), est classique « un auteur ancien fort approuvé et qui fait autorité dans la matière qu’il traite » : par exemple « Aristote, Platon et Tite-Live ». Furetière, comme toujours, est un peu plus prolixe : CLASSIQUE […] ne se dit guères que des auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité. Saint Thomas, le Maître des Sentences, sont des auteurs classiques qu’on cite dans les Écoles de Théologie. Aristote en philosophie, Cicéron et Virgile dans les Humanités, sont des auteurs classiques. Aulu-Gelle dans ses Nuits Attiques met au rang des auteurs classiques ou choisis Cicéron, César, Salluste, Virgile, Horace, etc. Ce nom appartient particulièrement aux auteurs qui ont vécu du temps de la République et sur la fin d’Auguste où régnait la bonne Latinité, qui a commencé à se corrompre du temps des Antonins. Ce rappel philologique invite certes au relativisme critique que j’ai évoqué au début de ma réflexion. Il révèle l’étroite connexion entre les classiques et l’institution scolaire ou universitaire qui les sélectionne et les autorise. Il semble donc montrer comment le classicisme résulte d’un processus de consécration institutionnelle et d’une logique de patrimonialisation indissociables de stratégies sociales et d’intérêts politiques. Mais ce soupçon Classicisme : éloge intempestif 53 n’épuise pas une dimension suggérée par ces définitions et qui apparaît plus clairement dans les citations suivantes. Les deux premières concernent ce que nous appelons aujourd’hui la littérature, et je les dois à la lecture du beau livre d’Emmanuelle Mortgat, Clio au Parnasse 18 . En 1548, dans son Art poétique, Sébillet évoque « la lecture des bons et classiques poètes français comme sont entre les vieux Alain Chartier, et Jean de Meun » 19 , tandis qu’un siècle plus tard, Chapelain écrit à Ménage à propos de l’auteur du Lancelot : « Quelque mauvais auteur que vous estimiez ce livre, c’est un auteur classique pour vous ; son antiquité l’autorise, et la différence qu’il y a entre son langage et le nôtre ne prouve que trop son antiquité. » 20 Les deux autres citations concernent la langue. Dans un texte publié pour la première fois en 1648, c’est-à-dire un an après les Remarques de Vaugelas, Jean-Louis Guez de Balzac s’interroge ironiquement sur le sérieux des débats de mots caractéristiques du mouvement puriste : Surtout je m’imaginais que si un jour la langue française devenait langue classique et qu’elle s’enseignât au collège, il pourrait aussi y avoir divers partis pour le Gros Guillaume et pour Guillaume le Gros (…). 21 Un siècle et demi plus tard, l’abbé Grégoire ouvre son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » présenté devant la Convention en 1794 par ces mots : La langue française a conquis l’estime de l’Europe, et depuis un siècle elle y est classique (…). 22 Or, ces quatre textes présentent un trait commun remarquable : ils qualifient de « classiques » des objets (langue ou auteurs) envisagés dans un autre temps que le leur. Dans trois cas, le rapport est rétrospectif, et les objets en question doivent leur qualité « classique » à leur ancienneté, même si, pour Grégoire, cette ancienneté va jusqu’à se prolonger dans le présent. En revanche, dans la phrase de Balzac, la qualité « classique » de la langue 18 Emmanuelle Mortgat, Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e -siècles, Paris, Champion, 2006. 19 Thomas Sébillet, Art poétique, cité par Emmanuelle Mortgat, op.-cit., p.-42. 20 Jean Chapelain, La Lecture des vieux romans, cité par Emmanuelle Mortgat, op.-cit., p.-239. 21 Jean-Louis Guez de Balzac, Le Barbon, dans Les Oeuvres, Paris, Louis Billaine, t.-II, 1665, p.-711. 22 Abbé Grégoire, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », dans Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Gallimard, 1975, pp.-300-317, p.-300. 54 Hélène Merlin-Kajman française est envisagée comme une hypothèse future, du reste légèrement burlesque. On voit ainsi que l’adjectif « classique » ne désigne pas exactement une qualité indifférente au temps ou à l’histoire. Il ne s’agit pas d’une qualité figée dans un modèle. Il est donc erroné de penser que nous commettons un anachronisme lorsque nous qualifions le XVII e - siècle de « classique » : c’est même toute la question de l’anachronisme qui s’en trouve déplacée. L’absence d’une auto-désignation des lettrés du XVII e -siècle par ce terme ne suffit donc pas à nous interdire de l’utiliser comme une catégorie pertinente pour identifier leur production. En effet, puisque ce n’est qu’avec le temps, rétrospectivement, qu’on peut qualifier une œuvre de « classique », a contrario, ce n’est que comme projet que cette qualité peut se présenter à ceux qui le défendent. Est classique non pas l’œuvre que les institutions font durer par l’artifice des rapports de force du présent (version bourdieusienne) 23 , mais celle dont l’adresse n’épuise pas sa puissance de destination dans le présent de sa production, caractéristique accueillie par une société pour qui une telle adresse vaut et qui sait organiser sa propagation dans le temps. Pour mieux comprendre dès lors en quoi il n’est pas indifférent que le XVII e -siècle ait été le-siècle du classicisme, commençons au contraire par un propos qui paraît se situer aux antipodes de tout désir de durée. Il s’agit de la célèbre affirmation de Montaigne concernant ses Essais : J'écris mon livre à peu d'hommes et à peu d'années. Si c'eût été une matière de durée, il l'eût fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivi le nôtre jusques à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d'ici à cinquante ans […] C'est aux bons et utiles écrits de le clouer à eux, et ira son crédit selon la fortune de notre État. 24 Voici une indifférence affichée paradoxale (à laquelle les modernes soupçonneux pourront ne pas croire). L’essai porte sur la vanité. Montaigne a commencé par évoquer la vanité de la grammaire pour excuser celle de l’écriture des Essais. La grammaire : « [t]ant de paroles pour les paroles 23 Lorsque je relis l’article d’Alain Viala, je suis à chaque fois frappée par sa pertinence : en faisant du classicisme, et des classiques, l’objet d’une interrogation à l’égard de leur fonction, Alain Viala a remarquablement repéré et décrit les enjeux socio-politique de la transmission. Mon désaccord avec lui est de deux sortes : c’est d’abord un désaccord de style ou d’affect esthético-politique (de partage du sensible, pourrait-on dire) ; c’est ensuite un désaccord dû à la différence d’échelle à laquelle se situent nos perspectives : sociale, au sens de la sociologie, pour Alain Viala ; anthropologique, pour moi. La société n’a pas la même définition pour Alain Viala et pour moi-même. 24 Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, 2007, p.-1028. Classicisme : éloge intempestif 55 seules 25 ». On notera ce mépris, récurrent, qui explique aussi le ton burlesque de Balzac quand il évoque l’hypothèse d’un avenir classique de la langue française. Pour Montaigne, ces activités oiseuses qui tournent autour des mots s’expliquent par les troubles civils : à défaut de pouvoir s’occuper du bien public, on s’occupe de choses inutiles. D’où ce choix paradoxal : Montaigne, comme les grammairiens, se range du côté de la vanité, du particulier et du trouble (de l’histoire) non seulement en écrivant, mais en écrivant en français. Il opte de la sorte pour son propre temps, c’est-à-dire pour la mutabilité des choses, et ceci signifie quitter le latin, ce langage qui eût été « plus ferme » : pour lui, pas de « belle Latinité », pour reprendre l’expression de Furetière. De même que, dans son avis au lecteur, il tourne le dos aux attentes publiques à l’égard d’un livre utile, Montaigne tourne résolument le dos à tout souhait « classique ». Et il renvoie, ou remet la « fermeté » de la langue française, purement conjecturale, à deux facteurs : bonté et utilité de l’écrit qui la clouera à soi ; et « fortune de notre État », bien menacée. On pourrait aisément trouver dans cette position une illustration du jugement de Lyotard : Montaigne est post-moderne. Ou l’on pourra conclure que Montaigne se situe ici dans une perspective typiquement baroque. Ou, comme je l’ai fait, classico-baroque. Mais il faudrait se demander pourquoi, ou comment, il est aussi pour nous, aujourd’hui, un auteur classique. Revenons à Balzac, né plus de soixante ans après Montaigne et qui écrit une quarantaine d’années après lui. Quoique, comme Montaigne 26 , Balzac découvre son moi dans ses Lettres (et, de façon infiniment problématique, celui de ses interlocuteurs), un « Avis de l’imprimeur au lecteur » souligne l’« excellence » de ces lettres et précise : « je serais un ingrat si je ne les donnais au public pour en profiter ». Ici, le modèle de Montaigne ne fonctionne plus : l’auteur des Essais avait expressément déclaré, avec provocation, qu’il n’écrivait pas pour le « service » du lecteur ou pour sa propre « gloire », mais pour une fin « domestique et privée » : le lecteur n’y trouverait rien du profit habituellement attaché à la publication d’un livre. Autant dire que Montaigne disait implicitement qu’il n’écrivait pas pour le public. Pour comprendre le déplacement opéré de l’avis au lecteur de Montaigne à l’avis de l’imprimeur au lecteur des Lettres de Balzac, il convient de se souvenir que le mot « public » renvoie au paradigme de la respublica et contient en mémoire tous les débats théologico-politiques dont Ernst 25 Ibid., p.-990. 26 Il y a beaucoup à redire à cette affirmation trop générale. Mais pour se défendre, Balzac se recommande de Montaigne. Cf. mon article « Guez de Balzac ou l’extravagance du moi entre Montaigne et Descartes », Rue Descartes. Les dispositifs du sujet à la Renaissance, Paris, PUF/ CIP, 2000. 56 Hélène Merlin-Kajman Kantorowicz a retracé l’histoire 27 . Le public est non seulement la respublica christiana, communauté supérieure qui incorpore les fidèles mais aussi la personne fictive qui est le vrai détenteur du domaine inaliénable de la Couronne, définie comme une res quasi sacra et incarnée par le roi. Autre nom du peuple, le public ne meurt jamais, comme la dignité royale : c’est du reste parce qu’elles sont publiques que les dignités ont une existence perpétuelle qui dépasse l’existence mortelle des personnes qui en sont investies. Le public nomme donc la permanence instituée de la société. « Donner un texte au public », c’est dès lors remplir ses obligations de membre en offrant à la communauté un texte jugé digne de devenir un bien public. Ce geste de donation a d’abord concerné les textes de théologie, de philosophie, de droit, de médecine, etc., ces textes nommés en premier comme « classiques » par le dictionnaire de l’Académie française ou par celui de Furetière. Ce n’est donc pas, ou pas seulement, désirer s’immortaliser, comme les poètes de la Renaissance par exemple, désir d’immortalité qui passe par le don à un Mécène - à condition qu’il existe 28 . Le don au public doit plutôt se comprendre à partir de la typologie des biens dont l’anthropologue Maurie Godelier a relevé l’existence dans toutes les sociétés, parce qu’aucune société ne peut se passer d’eux pour exister : les biens marchands, les objets de don, et les choses sacrées, « inaliénables et inaliénées » 29 , qui représentent quelque chose que les membres de la société tiennent pour « indispensable à leur existence et qui doit circuler pour que tous et chacun puissent continuer d’exister », quelque chose par quoi « s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre » 30 . Pour les désigner, Maurice Godelier emprunte le nom des sacra romains, lesquels lui fournissent donc le paradigme de ces choses inaliénables et inaliénées qu’aucune société ne manque de transmettre pour assurer sa reproduction 31 , signes performatifs de sa perpétuité. Au XVII e - siècle, le public est précisément le nom général de ces biens sacrés tout autant que celui de la personne fictive chargée de les garder. Ceci signifie donc que c’est aussi au XVII e -siècle que la littérature en tant que sim- 27 ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1988. 28 Mais l’exemple du couronnement de Pétrarque rend cette restriction discutable, et les choses sont plus cmplexes, comme on le comprend en lisant les livres capitaux de François Cornilliat, « Or ne mens ». Couleurs de l'éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994 ; et Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses arguments, Paris, Droz, 2009. 29 Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, op.-cit., p.-88. 30 Maurice Godelier, L’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996, p.-100. 31 Maurice Godelier rappelle sans cesse que l’homme est un animal qui ne peut survivre sans la société : il a inventé la société pour vivre plus qu’il ne vit en société. Classicisme : éloge intempestif 57 plement belle, et simplement actuelle, s’intègre, non sans conflits, aux sacra. S’ouvre donc pour elle la possibilité de devenir classique. Les Belles-Lettres acquièrent alors une fonction symbolique capitale, non seulement celle d’établir un contact continué complexe (émotionnel, cognitif, esthétique, critique…) de cette société avec le passé et les morts, mais encore celle d’établir des contacts entre les vivants appartenant à la même société, fonction plus proprement culturelle que l’École républicaine amplifiera. Et ce geste n’a rien de consensuel, la querelle des Lettres en témoigne. En quoi un recueil épistolaire, qui regroupe ici des lettres toutes adressées en privé et mobilisent si ostensiblement un ton si familier, une gratuité si spectaculaire, peuvent-elles prétendre à une valeur publique ? Plus généralement, en quoi le plaisir pris à ces vanités littéraires peut-il intéresser le public ? Je ne développerai pas la (les) réponse(s) possible(s) à cette énorme question, me contentant de souligner que la création de l’Académie française, qui met les écrivains de belles-lettres relativement à l’abri d’un processus judiciaire analogue à celui que Théophile de Viau venait de subir, signale l’autorisation d’un espace de publication littéraire appelé à durer. Avec les Belles-Lettres, l’enjeu des « classiques » se déplace en partie vers la question du « beau » (c’est-à-dire du plaisir), suffisamment entremêlé désormais à la question du « bon », et la troublant suffisamment pour que la censure du Cid par l’Académie française soit non pas une censure politique (ou théologique), mais une critique. La critique, c’est-à-dire l’altération immédiate de l’autorité du seul texte, s’institue en même temps que s’institue l’espace des Belles-Lettres : elle profane et sacralise dans le même temps. Sacralisation, donc : mais une sacralisation qui ne mythifie en rien la littérature. Il faut au contraire plutôt concevoir que l’intégration des Belles- Lettres aux sacra produit une perturbation, une ouverture critique de ces derniers : l’exemple de Guez de Balzac, accusé de rire de la religion, ou de Corneille, accusé de représenter une fille manquant aux devoirs sacrés de la piété filiale, bref, tous deux accusés de libertinage, le montrent assez. Je résume mon trajet. L’ère du soupçon moderne (à laquelle j’appartiens pleinement) a suspecté, à juste titre, la catégorie de « classique » de dissimuler une entreprise de sacralisation ou de mythification de la littérature au profit d’une classe dominante redoublant sa domination économico-politique d’une domination symbolique. La perspective anthropologique invite à distinguer « sacralisation » et « mythification » : tout comme les dogmes religieux, les mythes constituent une certaine sorte de choses sacrées. Les textes littéraires, qui s’accompagnent aussitôt de la liberté critique d’en débattre, en constituent une espèce bien différente. Que l’École les fasse lire en classe transmet à la fois la valeur de leur adresse, des liens pluriels qu’ils sont capables de faire naître, et la liberté de les commenter. 58 Hélène Merlin-Kajman Entre Balzac et Montaigne, je n’hésite pas une seule minute à préférer, et de loin, Montaigne : mon goût s’accorde avec l’institution, signe que l’institution, par hypothèse, ne fonctionne pas que sur la base des intérêts socio-politiques des dominants du moment. Entre Montaigne et Corneille, en revanche, la question de la préférence perd toute signification : tous deux sont pour nous aujourd’hui des « classiques ». Mais la réflexion précédente voudrait suggérer que Montaigne l’est devenu sous l’effet de deux facteurs différents : les Essais, « bons et utiles écrits » malgré la déclaration liminaire de l’auteur au lecteur, ont su « clouer à eux » leur propre langue. On pourrait tenir l’expression pour la définition juste de ce qu’il en est d’une écriture dans sa force singulière. Mais les Essais ont aussi bénéficié de l’entrée des belles-lettres, au XVII e - siècle, dans les « sacra », sous l’effet de la double perpétuation de la langue française et des œuvres littéraires par le biais de la reconnaissance de leur importance, de leur utilité publiques. Pour sortir du présentisme caractéristique, selon François Hartog, de notre rapport contemporain à l’histoire, la catégorie du classicisme pourrait se révéler utile puisque les œuvres « classiques » se donnent pleinement dans l’histoire - dans sa force de lien. Le devenir classique de la littérature, qui suppose d’accorder de la valeur à l’épreuve du temps et de la mémoire, semble d’autant plus digne d’être défendu qu’il s’accompagne d’emblée d’une zone de turbulence et d’effervescence critiques : loin qu’ils soient « embaumés », les classiques font parler et débattre, ils font que s’établissent des relations - des intelligences. Quand la question des classiques disparaît, renvoyée au nom d’une histoire atrophiée ou applatie à une illusion trompeuse, le centre de gravité des sacra se déplace, comme on le constate aujourd’hui. On peut observer que la zone de turbulence se durcit et s’appauvrit : se font face la communication sous toutes ses espèces, et les sacra à nouveau occupés par des Textes sacrés et des mythes (Nation, État, etc.). Ne conviendrait-il pas plutôt de retrouver un rapport joyeux à la durée littéraire, pour la liberté et les assises subjectives qu’elle fournit ?