eJournals Oeuvres et Critiques 41/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2016
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Pour un Sainte-Beuve

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2016
Delphine Denis
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Pour un Sainte-Beuve : la littérature galante, de l’histoire littéraire à l’analyse de discours Delphine Denis Sorbonne Universités-Paris Sorbonne EA 4509 « Sens, texte, informatique, histoire » Plaider pour Sainte-Beuve après le célèbre essai de Proust 1 n’est pas chose nouvelle : sa réhabilitation critique a déjà été opérée depuis l’étude pionnière que Raphaël Molho avait consacrée en 1972 à ce grand lecteur du XVII e- siècle 2 . Tel ne sera pas directement notre propos, même si la cause à défendre mérite encore les approfondissements auxquels invite cette contribution. L’ouvrage au titre provocateur de Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust, ou la fin de la Littérature 3 en sera ici le relais. Un détail typographique serait-il négligé dans son intitulé que le propos de l’auteur resterait tout à fait inaudible. Or, le diable se niche dans les détails : la lettre capitale en quelque sorte infligée à la littérature ne vise nullement à dénier la réalité d’un corpus tout aussi instable et indéfini (le nom de littérature ne succède qu’au milieu du XVIII e siècle aux anciens belles-lettres 4 ) que consa- 1 Son Contre Sainte-Beuve ne connaît de publication que posthume (en 1954, chez Gallimard) : le texte fut rassemblé par Bernard de Fallois à partir de feuillets rédigés par l’auteur vers 1908-1910. 2 L’Ordre et les Ténèbres, ou la naissance d’un mythe du XVII e -siècle chez Sainte-Beuve, Paris, A.- Colin, 1972. Deux titres parus dans les décennies suivantes font signe vers une relecture de son œuvre : si le Pour Sainte-Beuve de J.- Cabanis (Paris, Gallimard, 1987) ne propose, comme l’auteur s’en explique, qu’une « école buissonnière » hors des sentiers battus (p.- 59), l’article de Fr.- Rigolot s’attarde sur ce « découvreur du seizième siècle » (« Pour Sainte-Beuve (1804-1904-2004) : propos d’un seiziémiste », RHLF, 2004/ 1, p.- 3-24). Voir encore les actes du Colloque de Cerisy de 1994 (« Sainte-Beuve ou l’invention de la critique ») parus dans Romantisme, n°109, 2000, ainsi que les ouvrages de R.-Verona, Les « Salons » de Sainte-Beuve. Le critique et ses muses, Paris, H.- Champion, 1999, et M.- Brix, Sainte-Beuve ou la liberté critique, Jaignes, Chasse au Snark, 2002. 3 Paris, Belin, 2006. 4 Voir Ph.- Caron, Des “belles-lettres” à la “literature”. Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Louvain-Paris, 1992. 74 Delphine Denis cré par l’institution scolaire, les instances éditoriales, et du même coup les pratiques de lecture. S’agissant de la période ouverte dans les années 1630-1640, cette Littérature, qui n’est pas encore en majesté, s’est deux siècles plus tard cristallisée par la constitution en éon 5 d’un classicisme aux désignations elles aussi successives, et, partant, problématiques. Avant que le terme ne s’impose comme repoussoir polémique à la relève romantique, ce second XVII e -siècle idéalisé et hautement sélectif aura connu les vicissitudes que l’on sait (du « Siècle de Louis XIV » au « Grand Siècle ») et des périodisations si concurrentes qu’elles ne peuvent que révéler leurs enjeux, plus souvent politiques et idéologiques que proprement littéraires 6 . Au milieu du XX e - siècle, l’ouvrage pionnier de E.B.O. Borgerhoff 7 a frayé la voie à une approche renouvelée d’un classicisme sans sclérose, rendu à une « liberté » dont les contemporains n’avaient cure, ignorants des catégories où ils seraient ensuite piégés. Le pluriel bien souvent assorti depuis lors au classicisme est le signe de cette salutaire ouverture 8 . L’histoire de ces sédimentations tout comme l’impérieuse nécessité d’interroger cette notion selon les questions qu’elle a suscitées au fil du temps, et qu’elle pose à notre actualité, se précisent peu à peu : les articles réunis dans cette livraison en témoignent. La perspective ici adoptée procède d’une autre démarche, susceptible d’accompagner ce renouvellement du regard sous un angle méthodologique : le passage de l’histoire littéraire à une approche relevant de l’analyse du discours peut se faire en effet sans complète solution de continuité. En rendant le fait littéraire à ses conditions 5 Le terme, d’origine grecque ( αἰών ), appartient au vocabulaire platonicien : dans un célèbre essai publié en 1935 (Du Baroque), Eugenio d’Ors le transpose dans le domaine de l’histoire de l’art pour désigner la vie des formes, transcendante à toutes les époques où elle s’incarne. Le débat reste ouvert entre les partisans de cette approche « essentialiste » et les tenants d’une appréhension historique des œuvres. 6 D’une bibliographie pléthorique, on ne retiendra pour un tel questionnement que quelques titres récents : « Qu’est-ce qu’un classique ? », dir. A.- Viala, Littératures classiques, 19 (automne 1993) ; J.- Lyons, « What do we mean when we say “classique” ? », Racine et/ ou le classicisme, dir. R.W. Tobin, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, Tübingen, Narr, « Biblio 17, 129 », 2001, p.-497-505 ; « Le classicisme des modernes : représentations de l’âge classique au XX e -siècle », dir. J.-Ch. Darmon et P.-Force, RHLF, 2007/ 2, et S.-Zékian, L’Invention des classiques. Le « Siècle de Louis XIV » existe-t-il ? , Paris, Éd. du CNRS, 2012. 7 The Freedom of French Classicism, Princeton University press, 1950. 8 Voir Un Classicisme ? ou des classicismes ? , dir. G.-Forestier et J.-P.-Néraudeau, Publ. de l’Univ. de Pau, 1995. Pour un Sainte-Beuve 75 d’exercice, sur fond de sociabilité et dans sa dimension collective 9 , Sainte- Beuve rend possible un tel déplacement. Aussi nous servira-t-il de discret fil rouge. Revenir à la « question galante » ne vise nullement à documenter une fois de plus ce classicisme élargi et assoupli. Depuis les années 1990, l’enquête sur cette catégorie a permis de défricher de nombreux champs de recherche et de remettre sur les chemins de la lecture textes et auteurs sous-classés voire oubliés 10 . Le temps est révolu où l’on pouvait à juste titre s’inquiéter de la portion congrue réservée à la littérature galante, qui traverse pourtant l’ensemble de la période classique 11 . Sa pleine intégration dans l’orbe d’un classicisme ainsi complexifié est désormais un fait acquis, et le paradoxe n’est pas moindre que de rétablir une catégorie instituée comme telle pour cette époque 12 au sein d’une autre fabriquée près de trois siècles plus tard. L’auteur, l’œuvre et leur contexte Mais peut-être n’a-t-on pas encore pris la pleine mesure des conséquences induites par le paradigme galant sur des notions aussi fondamentales pour nos pratiques de lecture que l’auteur, l’œuvre, et leur contexte. La démarche de Sainte-Beuve, successivement contestée par Lanson 13 puis par Proust (pour des raisons diamétralement opposées), n’est pas tout à fait obsolète 9 Cette approche trouve son aboutissement dans le Port-Royal : entreprise de longue haleine, cette œuvre en cinq forts volumes ne verra le jour qu’en 1869. La même démarche avait guidé la rédaction de Chateaubriand et son groupe littéraire (1861). 10 Gustave Lanson, à côté d’autres « excentriques » (au sens littéral du terme), en avait regroupé un certain nombre comme autant d’« Attardés et Égarés » : Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895, ch.-II, notamment p.-368-386. 11 Pour A.-Viala, cela semble encore le cas en 1997 : « Qui t’a fait minor ? Galanterie et Classicisme », « Les “minores” », dir. Ph.- Hourcade, Littératures classiques, 31 (automne 1997), p.- 115-134. Pour un état de la question dix ans plus tard, voir D.- Denis, « Classicisme, préciosité et galanterie », dans Histoire de la France littéraire, tome II, Les Classicismes, dir. M. Delon et J.-Ch. Darmon, Paris, PUF, 2006, p.-117-130. 12 Voir D.-Denis, Le Parnasse galant.-Institution d’une catégorie littéraire au XVII e -siècle, Paris, H.- Champion, 2001, et A.- Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008. 13 Sainte-Beuve ne s’attache en effet nullement à la recherche des sources érudites ni des filiations, dont il s’effraie de la part croissante prise dans l’histoire littéraire alors naissante comme discipline, depuis les travaux de Victor Cousin. Gustave Lanson lui rendit la monnaie de sa pièce, l’accusant d’avoir fait « de la biographie presque le tout de la critique » et du coup, « faussé gravement la méthode » (Hommes et livres : études morales et littéraires, Paris, Lecène, Oudin, 76 Delphine Denis à cet égard, pour datée qu’elle soit 14 . Sans en faire bien évidemment le précurseur qu’il ne saurait être, plus d’une intuition de cette figure majeure de la critique littéraire au XIX e -siècle mérite qu’on lui prête quelque crédit 15 . Paradoxalement, son fameux article publié en 1850, au titre promis à une longue postérité - « Qu’est-ce qu’un classique » 16 -, n’est pour ce propos d’aucune utilité. C’est dans les pages des Portraits littéraires, et plus encore dans les chroniques des Causeries du Lundi, que s’exerce empiriquement une méthode critique qu’aucun ouvrage ne théorise comme telle. La prédilection notoire de Sainte-Beuve pour les Mémoires, les ouvrages d’un La Rochefoucauld ou d’un La Bruyère, mais aussi les correspondances, les « petits genres » littéraires 17 et les plumes féminines de moindre prix 18 , n’obéit pas seulement au souci, par ailleurs bien réel, de mettre l’accent sur la portée morale des œuvres de l’âge classique. Elle vise aussi, voire surtout comme il s’en explique à l’occasion de telle ou telle étude, à en restituer patiemment le milieu d’élaboration, fût-ce au prix de l’accent mis sur la dimension biographique que Proust devait s’employer à récuser vigoureusement, au nom de l’irréfragable partition entre moi « extérieur » 19 et moi créateur. Sainte-Beuve s’était, de fait, refusé à une telle césure entre la création littéraire et son ancrage social. L’étroite intrication propre à la littérature galante entre auteurs et public, et plus encore, la réversibilité de leurs rôles, ne sauraient que lui donner raison. Mais la vaste fresque historique minutieusement tracée dans ses études ne pouvait à cette époque que demeurer aux entours du fait littéraire. Il faut aller plus loin. En réalité, nul dehors et nul dedans : la littérature 1895, p.-VII et VIII) : « Au lieu d’employer les biographies à expliquer les œuvres, il a employé les œuvres à constituer des biographies » (ibid., p.-VIII). 14 Voir Ph.- Labarthe, « Les Lundis de Sainte-Beuve : une poétique vieillie ? », dans Livres anciens, lectures vivantes : ce qui passe et ce qui demeure, dir.-M.-Zink et P.-O. Jacob, 2010, p.-291-328. 15 Sur Sainte-Beuve et le XVII e - siècle, voir R.- Molho, op.- cit., et B. Diaz, « Sainte- Beuve : “le XVII e - siècle en toutes lettres” », Elseneur, 15-16 (février 2000), p.-191-206. Pour une étude d’ensemble de la critique et de l’histoire littéraire au XIX e - siècle, voir A.- Compagnon, La Troisième République des Lettres. De Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983, J.-Th.- Nordmann, La Critique littéraire française au XIX e - siècle (1800-1914), Paris, Le Livre de Poche, 2001, et L.- Fraisse, « La littérature du XVII e - siècle chez les fondateurs de l’histoire littéraire », XVIIe Siècle, 218 (janv.-mars 2003), p.-3-26. 16 Causeries du Lundi, Paris, Garnier frères, t.-III, p.-38-55 (21 octobre 1850). 17 Notamment dans « Une ruelle poétique sous Louis XIV », Revue des Deux Mondes, 15 oct.-1839. 18 Voir B.- Diaz, « “Écrire à voix basse”. L’écriture féminine selon Sainte-Beuve », Romantisme, 109 (2000/ 3), p.-81-97. 19 Contre-Sainte Beuve, éd. B. de Fallois, Paris, Gallimard, [1954] 1987, p.-128. Pour un Sainte-Beuve 77 s’inscrit bien sûr dans un contexte qu’il appartient au chercheur de documenter aussi précisément que possible. Elle le représente - ce qui n’est en rien le refléter - et lui donne forme tout autant qu’elle en est informée. Mais avant tout, elle y fait acte 20 . Dans un tout autre cadre de réflexion que celui de Sainte-Beuve, et près d’un demi-siècle auparavant, Mme de Staël avait fait d’un tel postulat le projet de son essai De la littérature : « je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des loix sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les loix » 21 . Cet effet de boucle touche aussi aux procédures de légitimation dont doit « s’autoriser » l’énonciation littéraire : pour ce faire, il lui faut élaborer ellemême les scénarios qui en instituent la valeur, et mettre en place l’espace de représentation à même d’en soutenir le projet 22 . Celui des œuvres galantes, enté sur le principe de l’échange conversationnel au sein d’une sociabilité généralisée 23 , s’appuyait nécessairement sur un art de plaire dont l’agrément fut le maître-mot. Bien loin de l’orgueilleuse clôture du texte et de l’autarcie revendiquée qui devaient aboutir, dans le tournant du XIX e -siècle, au « Sacre de l’Écrivain » 24 , la littérature galante relève d’un régime discursif dont seule une approche pensée en ces termes est susceptible de rendre compte. Parole adressée, elle est du même coup fortement embrayée sur l’espace social dont elle procède. Poésies de circonstance, épîtres, romans à clé, « questions galantes », énigmes etc., en témoignent sur le plan générique. Le discours littéraire : une situation « paratopique » En contrepoint de cette indexation, les textes galants traduisent plus nettement que d’autres la « paratopie » constitutive de la littérature, c’est-à-dire son inassignable lieu d’énonciation : quoique pleinement située, elle vient en excès (ou en défaut) de ce cadre. Cette « appartenance désancrée » 25 est d’autant plus sensible que les productions lettrées s’inscrivent dans 20 Nous relayons ici aussi la réflexion de D.- Maingueneau : voir Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, et Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004 ainsi que Trouver sa place dans le champ littéraire, Paratopie et création, Paris, L’Harmattan, 2016. 21 De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Maradan, 1800, avant-propos, n. p. 22 Voir D.- Maingueneau et Fr.- Cossutta, « L’analyse des discours constituants », Langages, 117 (mars 95), p.-112-125. 23 Sur ce « pacte scripturaire », voir D.-Denis, Le Parnasse galant, op.-cit., 237-254. 24 P.- Bénichou, Le Sacre de l’Écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, J. Corti, 1973. 25 D.-Maingueneau, Contre Saint Proust, op.-cit., p.-69. 78 Delphine Denis une époque où leur valeur intrinsèque et leur autonomie ne sont en rien assurées 26 . Les cercles mondains illustrent exemplairement cette situation. Échappant pour partie aux appartenances familiales ou confessionnelles, au poids des institutions, ils se veulent fondés sur de tout autres critères : ceux du mérite personnel, des liens d’amitié, des affinités, dès lors tout aussi informels que soudés par des pratiques, des références et des modèles communs. On peut aller plus loin : en recourant massivement à des procédures de fictionnalisation, les œuvres galantes ne réfèrent alors à leur contexte que par la médiation de scénographies, convertissant les identités civiles en figurations poétiques. Transparents pour le cercle des initiés où ils circulent, voire au-delà, les « noms galants » - qui ne se confondent pas avec de véritables pseudonymes - ne masquent en rien ceux à qui ils renvoient : Sapho vaut bien pour Madeleine de Scudéry, Arthénice pour la marquise de Rambouillet, etc. Mais il faut en passer par le truchement d’une persona, permettant alors, le cas échéant, une signature littéraire compatible avec le statut paradoxal de ces « auteurs sans autorité », selon l’heureuse formule de l’un d’entre eux 27 , aux antipodes des « écrivains de profession » tant décriés. Empruntés à des lectures communes, les noms galants confortent, par ces connivences, le sentiment d’appartenir à une même culture. Il en va de même des désignations adoptées collectivement. Les académies privées en avaient emprunté le chemin en Italie, un siècle plus tôt 28 : mais ici sans statuts ni conférences, nombreux sont les cercles qui assurent leur cohésion en procédant non seulement à de tels baptêmes onomastiques, mais encore en adoptant des rituels de rencontre et d’écriture, 26 Voir A.- Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985 et Chr.- Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. 27 « C’est de mon propre mouvement, mon cher Lecteur, que je vous donne mes petits Ouvrages, et par la seule demangeaison que j’ay de m’ériger en Autheur. Je sçay assez que ce glorieux titre n’est pas trop bien deû à un Homme qui n’a fait que des Sonnets, des Madrigaux et des Lettres. Mais […] celuy qui fit un Chariot, qu’une Mouche couvroit de ses aîles, cet autre qui enferma l’Iliade d’Homère dans une coque de noix, les Peintres qui n’ont excellé qu’en Mignature, les Hantses et les Petitots, n’oseroient-ils se vanter d’avoir fait quelque chose de grand, quoy qu’ils n’ayent jamais travaillé qu’en petit ? Mais encore, quand par cette raison je ne meriterois pas le nom d’Autheur, j’ay crû que dans un temps où les titres sont à si bon marché, dans un temps où chaque Gentil-Homme a nom Monsieur le Marquis, […] je pouvois bien aussi m’appeller Monsieur l’Autheur. J’ay crû enfin que dans un Païs où l’on soufre des Marquis sans Marquisats, […] on pourroit bien aussi souffrir des Autheurs sans authorité » (René Le Pays, Amitiez, Amours, et Amourettes, Grenoble, P. Charuys, 1664, préface n. p.). 28 Voir Fr. Yates, Les Académies en France au XVI e -siècle, Paris, PUF, [1947] 1996. Pour un Sainte-Beuve 79 enjoués et légers. L’« Académie des parfaits Amants » à laquelle s’adresse dans deux épîtres liminaires Marin Le Roy de Gomberville en 1626, dans sa continuation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, n’a sans doute d’existence qu’imaginaire. Mais elle en dit long sur la puissance d’attraction de ces représentations où investir les formes fictionnelles. Dans les mêmes années, et plus sérieusement cette fois, se réunit dans des demeures privées au cadre champêtre le groupe des « Illustres Bergers » : le recueil poétique inséré dans la narration en prose composée par leur chef de file, Nicolas Frénicle, présente leurs productions comme une émanation collective, où à chacun pourtant est restituée sa voix propre 29 . Ni Godeau, Colletet, Malleville, Conrart ou Richelet n’y figurent sous leur nom civil, trouvant dans L’Astrée, source décidément féconde, le réservoir onomastique appelé par ces poésies qui se cherchaient un relais moderne pour assurer leur ancrage dans la tradition pastorale. Une décennie plus tard, c’est aux Amadis, héritage encore récent des anciens romans de chevalerie, que font référence les « Paladins de la Table ronde » où se retrouvent Tallemant des Réaux, Furetière, Maucroix, Pellisson, Charpentier, Cassandre, La Fontaine et quelques-uns de leurs aînés. Au croisement des cercles mondains et des cénacles savants, et même de la jeune Académie française, ce groupe échange épîtres et poésies sous la forme distanciée du pastiche qu’avait inaugurée Voiture à l’hôtel de Rambouillet. Très majoritairement manuscrites, dispersées dans des portefeuilles privés, elles n’en portent pas moins trace d’une invention commune, à destination privée ou tout au moins réservée. Il en va de même, quelques années plus tard, du recueil des Chroniques du Samedi tenu par Pellisson dans un registre manuscrit, émanation du petit groupe que Madeleine de Scudéry accueille dans sa demeure du Marais 30 . La « Journée des Madrigaux » composés dans une effervescence générale le 20 décembre 1653 31 , à côté des nombreux billets et poésies échangés par les amis de l’« Illustre Sapho », y est scrupuleusement mise en récit et consignée par le « chroniqueur » en titre de ces samedis rue de Beauce. La critique littéraire n’est pas en reste : en se présentant bien souvent sous la forme de fictions allégoriques, elle relègue paradoxalement la plus vive actualité dans le hors-temps et le non-lieu de Parnasses ou de royaumes 29 Voir M. Cauchie, « Les églogues de Nicolas Frenicle et le groupe littéraire des Illustres Bergers », Revue d’histoire de la philosophie, 1942, p.-115-133, et l’édition critique qu’en a procurée S.-Macé : L’Entretien des illustres Bergers, Paris, H.-Champion, 1998. 30 Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, Les Chroniques du Samedi. Suivies de pièces diverses (1653-1654), éd. A.-Niderst, D.-Denis et M.-Maître, Paris, H.-Champion, 2002. 31 Éd. cit., p.-166-182. 80 Delphine Denis imaginaires 32 . Auteurs bien réels, mis en scène, cités ou imités, y dialoguent, s’invectivent dans le plus grand désordre, mènent bataille en rangs serrés, défilent à la barre des plaignants ou viennent plaider leur cause devant le tribunal d’Apollon et de ses Muses. Le régime allusif de ces fictions, parfois compensé par un appareil de notes marginales visant à en élucider les références, suppose un public sinon au fait des tensions qui agitent le champ littéraire, à tout le moins curieux de l’état des forces en présence. L’élection de cette parole oblique qu’est l’allégorie témoigne d’une nécessité de parler autrement du fait littéraire : ces narrations fabuleuses 33 donnent corps, c’està-dire figure, à la situation paratopique de son énonciation. Loin de régler les conflits, en dépit des « arrêts » ou règlements qui les concluent parfois, ces récits se font l’écho d’une inquiétude à l’égard des palmarès comme des instances d’évaluation (doctes vs mondaines, qui plus est féminines). Ce procès d’une littérature en cours d’institution, divisée en modèles concurrents, lui interdit toute consécration en majuscule, c’est-à-dire aussi toute cristallisation, fût-elle tardive, en Classicisme. Pour une lecture pragmatique La prise en compte des œuvres galantes au sein d’une histoire littéraire renouvelée à la faveur de l’analyse de discours, en reconfigurant la relation entre texte et contexte, permet d’éclairer notre lecture d’autres corpus. Mémoires et correspondances en appellent au premier chef à une telle 32 L’inventaire détaillé de ces textes reste à faire. Maillon tardif de cette tradition ouverte en France depuis le milieu du XVI e- siècle, la Relation d’une assemblée tenue au bas du Parnasse, pour la réforme des belles-lettres (1739) de Gachet d’Artigny prend appui sur les modèles offerts par la Nouvelle allégorique de Furetière (1658), les deux ouvrages de Guéret (Le Parnasse réformé, 1668 et La Guerre des auteurs Anciens et Modernes, 1671), enfin par L’Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes de Caillières (1688). À quoi s’ajoutent notamment, pour la même période, La Pompe funèbre de Voiture composée par Jean-François Sarasin (1649), la réplique de Charles Sorel au texte de Furetière (Relation véritable de ce qui s’est passé au Royaume de Sophie, 1659), le « songe d’Hésiode » publié au tome VIII de la Clélie de Madeleine de Scudéry (1658), l’« Extrait d’une lettre écrite du Parnasse » de Jean Donneau de Visé, paru dans le tome III de ses Nouvelles nouvelles (1663), « Le Nouveau Parnasse ou les Muses galantes » de Charles Sorel, au tome I de ses Œuvres diverses (1663), Le Mont-Parnasse de Jacques Grille d’Estoublon (1663). 33 Récit dont l’argument est vrai mais représenté sous la forme d’une fiction : cette catégorie, mis en place par Macrobe dans son Commentaire au songe de Scipion (I, 2, 6-9), affinait la tripartition instaurée par la Rhétorique à Hérennius (I, 13), distinguant l’argumentum (discours vraisemblable mais inventé) de la fabula (pure fiction) et de l’historia (discours véridique des faits passés). Pour un Sainte-Beuve 81 approche, qui ne congédie en rien, bien au contraire, le travail érudit dont ils font l’objet. Mais à les mobiliser comme sources et documents ancillaires, on les dérobe à un traitement per se dans cette perspective. L’« École des Annales », du côté des historiens eux-mêmes, a depuis deux décennies mesuré le risque inhérent à cette traversée objectivante : Longtemps l’historien est resté persuadé de l’innocence de ses lectures. Ce qu’il déchiffrait répondait docilement aux questions informées qu’il posait : les textes étaient pour lui des sources, une forme spécifique de document offert aux « explications de textes » historiques. Aujourd’hui, le texte, dans la complexité de ses enracinements, de ses fonctionnements, fait retour là où on ne l’attendait guère : […] tout texte serait-il finalement littéraire ? 34 Il est un autre écueil, symétrique du danger d’une annexion sans reste de ces témoignages. En faire le support d’une analyse littéraire, aussi fine soit-elle et attentive à leurs déterminations génériques, ne nous dit en définitive que peu de choses sur la manière dont ils firent acte 35 . Or, dans le geste d’écriture dont ils portent trace, s’inventent bien souvent de nouvelles manières de faire, de penser ou de ressentir 36 . Qualifier de « rabutinage » les échanges épistolaires entre la marquise de Sévigné et son cousin, comme le font les intéressés en forgeant ce néologisme à leur usage, n’est-ce pas signaler l’inflexion donnée à la tradition civile de l’« honnête raillerie », héritière d’anciennes recommandations rhétoriques ? Rien ne va ici sans quelque audace, et le style des deux correspondants en est la signature. De même, la maîtrise des contraintes propres à l’épistolographie fournit le cadre que les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan s’emploient à réaménager pour y accueillir un ordre du cœur inédit, placé sous le signe de la « tendresse », au carrefour des pratiques culturelles et de l’avènement du for privé 37 . Les très nombreux commentaires méta-discursifs qui émaillent cette longue correspondance de la mère à la fille attestent cette conscience 34 R.-Chartier et Chr.-Jouhaud, « Pratiques historiennes des textes », dans L’Interprétation des textes, éd. C.-Reichler, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p.-53-79, ici p.-52. Voir D.- Denis, « Documents, textes, discours ? », dans Au plus près du secret des cœurs, dir. J.-P. Bardet et Fr.-J. Ruggiu, Paris, PUPS, 2005, p.-63-71. 35 À titre d’exemple d’une telle poétique des genres pour l’écriture mémorialiste, voir E.- Lesne : La Poétique des Mémoires (1650-1685), Paris, H.- Champion, 1996. Pour une analyse pragmatique du même corpus, voir J.- Nollez, Rhétorique des Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Classiques Garnier, 2014. 36 Voir M.-De Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », [1980] 1990. 37 Voir C.-Lignereux, Une écriture de la tendresse au XVII e -siècle. Pour une étude stylistique des Lettres de Mme de Sévigné, thèse soutenue en 2009 à Paris-Sorbonne (dir. D.-Denis), à paraître aux éditions Classiques Garnier. 82 Delphine Denis d’une nouvelle manière d’écrire, qui vient remettre en jeu, sans les dénier, les pratiques conventionnelles du genre. Les Historiettes de Tallemant des Réaux invitent à pareille réflexion. Tant qu’on les considère, comme on l’a longtemps fait, comme une littérature scandaleuse où l’« envers du Grand Siècle » montrerait ses coutures de peu glorieuse façon, ou qu’on y puise des matériaux pour l’histoire littéraire, on prend le risque de passer à côté de leur propos. Non seulement en effet ce recueil - publié, rappelons-le, en 1834, au grand émoi d’un Victor Cousin parmi tant d’autres 38 - vint en son temps démystifier l’image d’un classicisme de récente invention, mais encore, par la mise en récit exacerbée du contexte social des productions lettrées de son temps, il témoigne d’une distance prise par rapport aux jeux de pouvoir de toute nature, dont il met à nu les ressorts 39 . Ainsi rapportée à ses conditions d’expression parfois triviales, et qui plus est ravalées au rang d’anecdotes 40 , la « littérature » en minuscule y circule d’une page à l’autre, comme pratique sociale certes singulière, mais pratique sociale malgré tout. Corollairement, c’est aux genres littéraires que Tallemant emprunte bien souvent, pour mettre en forme ses récits factuels : nouvelles, histoires tragiques ou comédies lui procurent ici ou là des modèles d’écriture, dans le même temps où l’historiette prétend livrer la source de tel ou tel texte contemporain 41 . Que ces Historiettes aient 38 Voir M.-G.- Lallemand, « 1834 : Les Historiettes de Tallemant des Réaux font scandale », Elseneur, 15-16 (février 2000), p.-173-189. 39 Voir M.- Farrell, « Tallemant des Réaux : Portraitist, Gossip, Historian, Social Critic ? », Actes d’Athènes. Tristan l’Hermite. Tallemant des Réaux, les Historiettes, dir. Fr.- Assaf, Paris/ Seattle, Papers on French Seventeenth Century Literature, vol.- XX, 1993, p.- 129-134 et R.- Descimon, « L’exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », dans Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e -siècles), dir.-L.-Giavarini, Éd. universitaires de Dijon, 2008, p.-181-195. 40 Sur l’avènement de ce genre, voir K.-Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai. De Tallemant des Réaux à Voltaire (1650-1750), Paris, Classiques Garnier, 2015. 41 Ainsi de l’histoire du Père Joseph (Historiettes, éd. A.- Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1961, t.-I, p.-295-296) : l’exclamation qui scande ce récit (« Le pauvre homme ! ») aurait selon Tallemant fourni à Molière sa célèbre réplique du Tartuffe. Le même aller et retour entre littérature et fait réel s’observe encore - et ce n’est pas un hasard - chez Mme de Sévigné, recourant quant à elle au genre romanesque : voir R.- Duchêne, « Signification du romanesque : l’exemple de Madame de Sévigné », RHLF, mai-août 1977, p.- 578-594 ; L.- Depretto, Informer et raconter dans la Correspondance de Madame de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, 2015, p.- 285-295, et L. Charles, « Les grands romans de Mme de Sévigné », Exercices de rhétorique [En ligne], 6- |- 2016, mis en ligne le 10- février 2016, consulté le 14 février 2016. URL : http : / / rhetorique.revues. org/ 433. Pour un Sainte-Beuve 83 été soustraites à un lectorat indifférencié ne saurait enfin surprendre : issues d’un espace social caractérisé, elles avaient vocation à s’y adresser quasi exclusivement 42 . Auteur, acteurs, lecteurs voient ici encore leurs rôles s’interchanger, et le recueil, bruissant de ces voix multiples 43 , ne fait œuvre que collectivement. Revenons à Sainte-Beuve. Deux siècles plus tard, c’est au nom d’une critique « désencombrée de ses absolus » 44 qu’il s’était tourné vers les minores de l’âge classique, jusqu’au point-limite de leur annexion à la littérature : « Les écrits dont j’ai parlé ne sont pas proprement de la littérature, ce sont des témoignages de société » 45 . Semblable méfiance, et pour la même raison, s’exprime encore chez lui envers le « Grand siècle » : Il y a eu toute une école poétique au XVII e -siècle et au commencement du XVIII e , pour laquelle, à certains égards essentiels, le siècle de Louis-XIV n’a pas existé ; elle se continue avec le goût Louis XIII et de la première Régence, et finit à la seconde, sous La Motte et Fontenelle. Elle part de Voiture, Saint-Évremond ; elle est assez d’accord avec la première manière de La Fontaine ; elle se cantonne, durant Boileau et Racine, à l’hôtel Bouillon, chez les Nevers, les Des Houlières, Hesnault, Pavillon, Charles Perrault ; voici l’anneau trouvé avec Fontenelle. 46 Quant aux modalités éditoriales de ses publications, livrées semaine après semaine, elles ne sont pas, loin s’en faut, que l’effet de la vogue montée en puissance des périodiques. D’une part, elles révèlent sa méthode tacite de lecture, imaginée comme une conversation continue : « il faut avoir causé avec des personnages comme Retz, Grammont, Mme de Sévigné, M. de La Rochefoucauld. On le peut en les lisant » 47 . Proust ne s’y trompe pas, qui l’accuse de donner à « ses livres […] l’air de salons en enfilade où l’auteur a invité divers locuteurs, qu’on interroge sur les personnes qu’il a connues, qui apportent leur témoignage destinés à en contredire d’autres » 48 . D’autre part, et de manière significative, elles perpétuent la sociabilité de ce « siècle 42 Sur le statut de ce recueil, voir M.-Th.- Ballin, « Les Historiettes de Tallemant des Réaux : manuscrit privé ou clandestin ? », RHLF, 2013/ 2, p.-259-278. 43 Voir V.-Maigne, « Les Historiettes de Tallemant des Réaux : un immense discours rapporté », Actes d’Athènes, op.-cit., p.-135-141. 44 Ph.-Labarthe, art.-cit., p.-301. 45 Causeries du Lundi, IX, p.-180 (Le Moniteur, 28 novembre 1853). 46 « Une ruelle poétique sous Louis XIV », art.-cit., p.-366-367. 47 Cours… de Liège, Collection Spoelberch de Lovenjoul, D 528, f°- 311, cité par R.-Molho, op.-cit., p.-368. 48 Contre Sainte-Beuve, éd.-cit., p.-134. 84 Delphine Denis de deux cents ans » 49 et en font entendre la voix perdue jusque dans le style adopté - celui d’un entretien familier entre honnêtes gens. Dans ces conversations prolongées par-delà les époques, le goût s’exerce à rebours de l’esprit de système prôné par les premiers promoteurs d’une histoire littéraire scientifique. Les « causeries » de Sainte-Beuve et autres « portraits » rejouaient ainsi, en toute conscience, les formes même sous lesquelles se présentaient les textes qu’il commentait. Qu’au nom d’une pensée de la Littérature comme Absolu 50 , elles aient quelques décennies plus tard fait l’objet d’une radicale contestation est bien l’indice que Sainte-Beuve ne l’y cherchait nullement. Toutes désuètes qu’elles nous semblent aujourd’hui, et sans reconduction possible à l’identique, ses analyses ont leur prix : elles nous rappellent ce que la littérature peut gagner à perdre sa lettre capitale, qu’elle n’est « classique » que sous condition historique, régulièrement et salutairement actualisée. Dans le moment instable et conflictuel de leur émergence, les œuvres galantes, désormais partie prenante d’un classicisme sans crispation, avaient posé avec acuité la question de leur légitimité : elles nous enjoignent aujourd’hui de nous saisir de ces enjeux pour enrichir, si ce n’est modifier, nos manières de lire. 49 Un Siècle de deux cents ans ? Les XVII e et XVIII e -siècles : continuités et discontinuités, dir. J.-Dagen et Ph.-Roger, Paris, Desjonquères, 2004. 50 Voir Ph.-Lacoue-Labarthe et J.-L.-Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éd. du Seuil, 1978.