Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2016
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Représenter les grandes passions raciniennes
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2016
Stella Spriet
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) Représenter les grandes passions raciniennes : la scène de Daniel Mesguich Stella Spriet University of Saskatchewan, Saskatoon De nos jours, si la notion de « classicisme » reste opératoire, elle est toutefois vivement contestée-et doit être réinterrogée : il s’agit en effet d’une reconstruction idéologique dont les différents paramètres évoluent en fonction des nouvelles perspectives critiques et des textes qui sont exhumés. Ainsi, divers découpages chronologiques 1 sont, par exemple, régulièrement proposés et, alors qu’il était d’usage d’envisager principalement la période comprise entre 1660 et 1680 - période considérée comme l’apogée du « classicisme »-- à rebours, d’aucuns, à l’instar de Roger Zuber, préconisent désormais d’appréhender un spectre plus large, qui s’étend de 1594 à 1715 2 . Le choix effectué par ce dernier suppose de privilégier la pluralité, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage : « classicismes littéraires du XVII e - siècle français », au détriment de la recherche d’une essence, d’une unité parfaitement artificielle. De telles décisions ont bien entendu une incidence sur le corpus car, à côté des « réguliers », d’autres auteurs sont progressivement réintégrés à l’histoire 3 . De même, de nombreuses reconsidérations idéologiques, sociologiques ou esthétiques mettent en relief les points sur lesquels achoppe la « doctrine » classique 4 et engendrent une nécessaire remise en question de la vision stéréotypée ; les termes communément associés d’ordre, de clarté, d’universalité doivent dès lors être repensés. Ces multiples changements mettent en évidence d’importantes tensions puisqu’apparaissent, comme le note Jean-Charles Darmon, « sous les idéaux d’équilibre et d’harmonie, performés par certains écrits théoriques, des luttes sourdes et d’une rare vio- 1 Voir La périodisation de l’âge classique, Jean Rohou dir., Littératures classiques, n° 34, 1998. 2 Roger Zuber, dans Les émerveillements de la raison (Klincksieck, 1997), distingue,- trois périodes : l’ère de l’imagination (1594-1643), l’ère du goût (1624- 1675), trop d’esprit ? (1675-1715). 3 Sur la nécessaire réintégration des marges à l’Histoire, voir Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969. 4 Voir René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Hachette, 1927. 100 Stella Spriet lence parfois, des choix peu évidents et risqués » 5 . De nombreux paradoxes sont soulevés, comme le développement, d’une part, d’un modèle normatif et réglé qui permet théoriquement d’atteindre la perfection et, d’autre part, celui d’une esthétique plus mystérieuse, celle du sublime ; deux orientations qui semblent difficilement conciliables 6 . Sur la scène de théâtre, où les textes sont sans cesse réactivés, la notion de « classicisme » évolue également, ce qui est particulièrement repérable en examinant les représentations de l’auteur canonique par excellence, le « classique des classiques 7 » : Racine. Si dans la première moitié du XX e - siècle, ses pièces sont généralement considérées comme injouables 8 (Copeau constate le semi-échec de sa mise en scène de Bajazet (1937), Vilar ne cache pas sa préférence pour Corneille…), quelques metteurs en scène, comme Jean-Louis Barrault, proposent toutefois des créations peu conventionnelles qui vont marquer leur époque. La Bérénice de Planchon (1966) mérite également d’être évoquée parce qu’elle a la particularité de reprendre la thèse formulée par Roland Barthes et offre le portrait d’un empereur qui a renoncé à sa passion pour la reine de Palestine avant même le lever du rideau. Le véritable renouveau est cependant apporté par Antoine Vitez 9 qui transforme notre conception de ces pièces. Plus proche de nous, son élève, Daniel Mesguich, s’inscrit dans cette même voie et monte deux Andromaque (La Métaphore de Lille, 1992 et La Comédie-Française, 1999 10 ), Bérénice 5 Jean-Charles Darmon et Michel Delon, dir., Histoire de la France littéraire, t.- II, Classicismes. XVII e -XVIII e -siècles, PUF, 2006. 6 Pour E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, Princeton University Press, 1950 : « […] generally speaking, as they argued for simplicity and for naturalness and ease, they were combatting a dogmatic Scholasticism and dry professionalism as much as they were reacting against renaissance mannerism. For they appreciated the inexplicable in art and the élan of the artist.-They feared the effect of certain restrictions as much as they agreed on certain principles. They knew the force of hidden beauty and secret charm ; they knew the mystery of the sublime. They knew also the reality of instinctive emotional judgment ». 7 Pour Voltaire déjà (Le siècle de Louis XIV, 1751) « Racine passa de bien loin les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir », dans Jules Brody, French Classicism : A Critical Miscellany, Prentice Hall, Englewoods Cliffs, 1966, p.-2. 8 Roland Barthes souligne : « Je ne sais s’il est possible de jouer Racine aujourd’hui. Peut-être, sur scène, ce théâtre est-il aux trois-quarts mort. » dans Œuvres Complètes, Seuil, 2002, p.- 174. Voir aussi Anne-Françoise Benhamou, « Racine, de Copeau à Vitez : des rencontres sous le signe du paradoxe », dans Jean Racine 1699-1999, Gilles Declercq et Michelle Rosellini dir., PUF, 2003, pp.-41-52. 9 Antoine Vitez met en scène de très nombreuses pièces de Racine, jouant sur les conventions théâtrales et s’opposant à la vision traditionnelle de ces textes. 10 Celle à laquelle nous nous référons ici. Représenter les grandes passions raciniennes 101 (La Métaphore de Lille, 1994), Mithridate (La Comédie-Française, 1999) et Esther (Espace Rachi, 2001). Il propose de relire ces œuvres du XVII e - siècle au prisme du postmodernisme, lui qui a noué un dialogue fructueux avec Jacques Derrida, souvent cité dans ses écrits théoriques. Corollairement, le philosophe a commenté la mise en scène de deux de ses créations afin de montrer les rapports entre le théâtre et la philosophie : Marie Tudor 11 en 1989, et Bérénice en 1998 12 . En mettant en scène les grandes passions raciniennes, Daniel Mesguich tente de faire émerger des sens nouveaux et multiples : il valorise la pluralité, les variations et surtout la contradiction, d’où la convergence de son travail avec les écrits d’auteurs comme Jean-François Lyotard 13 , qui opèrent une réévaluation philosophique du concept de « sublime ». L’analyse de ses créations fera apparaître comment différentes notions traditionnellement associées au « classicisme », comme celles de perfection formelle 14 , d’unité, de vraisemblance et de bienséances, sont reprises à nouveaux frais. I. La scène de la langue : le vers classique, un écran au jaillissement des émotions Dans les tragédies de Racine, la force des passions submerge les personnages, d’où les diverses techniques oratoires convoquées par l’auteur pour traduire l’emportement, ainsi que le recours à un champ lexical de la « fureur » qui innerve les discours des protagonistes 15 . Sur la scène, l’acteur est chargé de traduire l’intensité qui sous-tend la majorité des répliques et, au XVII e -siècle, ces pièces étaient servies par des acteurs dont la déclamation supposait une très importante dépense d’énergie. Montfleury par exemple, créateur du rôle d’Oreste, était connu pour sa « voix tonitruante » 16 , et il se voyait souvent confier « Non les rôles tendres et doux/ Mais de transport et de courroux » 17 . Robinet note également, dans une gazette du 19 Novembre 1667 : 11 Ce texte sert de préface à l’essai de Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Verdier, 2006. 12 Conférence donnée à Créteil en 1998. 13 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Minuit, 1979. 14 Selon Diane Meur, le- classicisme français est le « produit d’un apogée absolutisme, aristocratique et formel », dans Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le 17 e -siècle français, Paris, Macula, 1998, p.-24. 15 Pour une étude sur la véhémence dans les œuvres de Racine, voir Gilles Declercq, « L’imprécation de Clytemnestre. Véhémence et performance sur la scène racinienne », dans Racine et la rhétorique, exercices avec trois pièces, site web RARE - Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution, 2011. 16 Georges Mongrédien, Les Comédiens français du XVII e -siècle, Paris, CNRS, 1981. 17 Ibidem. 102 Stella Spriet Et cet Oreste frénétique Là personnage épisodique Est figuré par Montfleury Qui fait mieux que feu Mondori 18 . La légende qui s’est progressivement forgée, veut que le trop grand effort de voix effectué lors de l’interprétation de ce personnage ait été fatal à l’acteur, comme en atteste cette fable publiée dans le Parnasse réformé : Qui voudra savoir de quoi je suis mort, qu’il ne demande point si c’est de la fièvre, de l’hydropisie ou de la goutte, mais qu’il sache que c’est d’Andromaque. Nous sommes bien fous de nous mettre si avant dans le cœur des passions qui n’ont été qu’au bout de la plume de messieurs les poètes ! 19 De même, dans une lettre adressée au Comte de Lionne, Saint-Évremond, souligne que la mort de Montfleury a beaucoup nui aux représentations d’Andromaque « car [la pièce] a besoin de grands comédiens qui remplissent par l’action ce qui lui manque » 20 . Il considère, a contrario, que l’Attila de Corneille a bénéficié de la mort de cet acteur puisque « [un] grand comédien eût trop poussé un rôle assez plein de lui-même, et eût fait faire trop d’impression à sa férocité sur les âmes tendres […] » 21 . Dès le siècle suivant, cette déclamation des alexandrins pose problème comme le note Martine de Rougemont en analysant l’évolution de la diction. Elle constate effectivement que le sens des mots s’impose aux dépens de la prosodie 22 et que les théoriciens commencent à s’interroger sur la monotonie de ce vers. Le code figé des passions va alors céder la place à l’interprétation personnelle et la variation rythmique est recommandée, ce que confirment les indications données par Voltaire à Melle Clairon. Selon lui, il n’est plus nécessaire de 18 Voir Robinet, La Muse historique. Montdory fait également partie des acteurs considérés comme véhéments. Il est resté célèbre en particulier pour son interprétation du personnage d’Hérode dans La Mariane de Tristan. La Champmeslé, la plus grande actrice du XVII e - siècle, est morte suite à la représentation de la Médée de Longepierre. 19 G. Guéret, Le Parnasse reformé, T. Jolly, 1688. 20 Saint-Evremond, Œuvres mêlées, Pierre Mortier, 1706. 21 Idem, nous soulignons. 22 Elle ajoute : « Lekain lui-même, encore qu’il paraisse aux étrangers bien français et déclamateur, s’applique à mettre en valeur le sens, tout le sens, au risque de devenir pesant.- […] On porte dans le jeu de la tragédie ce que Molière n’avait pu faire admettre que dans celui de la comédie : une référence à la réalité transposée, élaborée, agrandie, mais toujours présente. » Martine de Rougemont « La déclamation tragique en France », Cahiers d’histoire des littératures romanes, 2002, p.-460. Représenter les grandes passions raciniennes 103 respecter la pompe des vers : « Encore une fois, débridez, avalez les détails, afin de n’être pas uniforme dans les récits douloureux » 23 . Les débats sur l’alexandrin, perçu longtemps comme la forme poétique la plus achevée, traversent le XIX e -siècle 24 et perdurent au XX e- siècle. Dans « Dire Racine », Roland Barthes commence par déplorer que l’intérêt porte désormais essentiellement sur la fable (plus précisément sur le personnage) aux dépens de la langue. Il analyse différentes formes de jeu et, après avoir rappelé le lien fondamental entre la tragédie classique et la musicalité du vers, il ajoute : « […] dans un langage aussi “distant” que celui de la tragédie classique, le choix de la diction domine de très haut le choix de l’interprétation : on pourrait dire que l’on n’a plus à interpréter Racine une fois que l’on a choisi la façon de le “dire” » 25 . Le paradoxe instauré entre la forme et le fond est parfois difficile à résoudre, certains acteurs préférant insister sur le signifié et tentant, à tort selon Barthes, de « mettre en rapport une psychologie et une linguistique, conformément au préjugé indéracinable qui veut que les mots traduisent la pensée » 26 . La forme doit ainsi être prise en considération, mais comment cependant concilier la violence des transports qui animent les personnages et une forme poétique qui fait écran au jaillissement des émotions, car, à certains égards, en effet, le vers classique a bien « l’allure d’un homme qui discute, qui distingue et qui explique. » 27 Les metteurs en scène contemporains qui ont monté Racine ont proposé diverses solutions. Klaus Michael Grüber, dans sa célèbre mise en scène de Bérénice (1984), souhaite par exemple- faire entendre « le grattement de la plume sur le papier » et choisit un décor et un jeu minimaliste, les personnages effectuant très peu de mouvements. Cet extrême dépouillement, cette forme dé-théâtralisée permet de faire entendre le vers avec une puissance rarement atteinte. A l’inverse, lorsque Patrice Chéreau monte Phèdre (2004), l’unique pièce qu’il propose d’un auteur qu’il avoue ne pas aimer, une diction plus « naturelle » est choisie. Il cherche, lui aussi, à éviter la monotonie de l’alexandrin 28 et précise : Je ne suis pas sensible à cette fausse musique, effrayante, que j’entends chaque fois que j’entends une tragédie. C’est-à-dire cette musique à laquelle on est habitué dès le lycée, qui est “tatata, tatata, tata ta, tatata”. Et ça recommence 1 600 fois. Le problème est qu’on n’entend rien, 23 Voltaire, Lettre à Melle Clairon, 12 janvier 1750. 24 Ce que montrent les réflexions de Hugo et de Mallarmé notamment. 25 Roland Barthes, Sur Racine, dans Œuvres complètes, op.-cit.-p.-170. 26 Idem, p.-168. 27 Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, Folio, 1993, p.-24. 28 Patrice Chéreau : transversales, Jean Cléder, Timothée Picard et Didier Plassard dir., Coll. « Art en paroles », Au bord de l’eau, 2010. 104 Stella Spriet avec cette musique. Rien ne parvient du sens, à part pour deux ou trois personnes qui connaissent bien la pièce. Voilà pourquoi je n’aime pas la tragédie française classique. Avec Phèdre, j’ai donc essayé de me dire, naïvement : « Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que je comprends ? Qu’est-ce que je ne comprends pas ? 29 - Il lui semble inconcevable de s’arrêter à l’hémistiche ou à la fin des vers, ce qui, selon lui, perturbe la bonne compréhension du spectateur. C’est une autre voie qu’ouvre Daniel Mesguich, pour qui le théâtre est une aventure de la langue, dépliée, mise en acte. Dans ses mises en scène, la forme versifiée sert à montrer que les personnages ne peuvent pas s’exprimer librement par souci de bienséances. Il souligne : « S’ils parlent en vers, c’est que la parole en prose, libre, spontanée, leur est interdite. Le vers, ce n’est pas leur “manière de s’exprimer”, c’est plutôt ce qui vient, en eux, empêcher qu’ils “s’expriment” » 30 . Il ne s’agit donc plus ici d’un simple artifice, critiqué parce qu’il s’oppose à la vraisemblance, mais d’un élément signifiant, qui met en évidence le voilement. Mesguich précise également, au sujet d’Andromaque : « ce cauchemar se tisse en vers, qui sont à entendre a la fois comme une ciselure et une brutalité, comme la préciosité d’une langue première, et la monotonie de la plus grande variation » 31 . La tragédie devient alors le lieu d’« une écriture qui vient “souffler” une parole […] 32 : la violence tapie au fond des discours ne peut donc percer directement. Cette profonde retenue peut être rapprochée de la « pédale du piano » évoqué par Leo Spitzer 33 pour définir l’effet de sourdine. Dans la mise en scène, Mesguich demande aux acteurs de faire une très courte pause à la fin de chaque vers : le blanc devient alors audible 34 . 29 Entretien avec Brigitte Salino, 2008, nous soulignons. 30 Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, op.-cit.-p.-14. 31 Programme d’Andromaque. 32 Ibidem. 33 Léo Spitzer, Études de style, Gallimard, 1970. 34 La réflexion sur le langage « naturel » apparaît au XVIII e- siècle, sous la plume de Marmontel- par exemple : « En un mot, pour rendre cette diction mesurée plus naturelle, il ne faut s’appliquer qu’à réciter des phrases plutôt qu’a déclamer ou cadencer des vers […]. D’Hannetaire, dans ses Observations sur l’art du comédien et sur d’autres objets concernant cette profession en général, complète ces propos : “Je vous vois accabler un homme de caresses/ Et témoigner pour lui des dernières tendresses.” On voit, par cet exemple, la façon de lier les vers et de les enjamber l’un sur l’autre, sans en altérer le sens. De quelle insipidité ne serait pas à l’oreille cette fréquence éternelle des rimes, surtout dans les vers redondants, dont le second n’est souvent qu’une répétition du vers qui précède. Au lieu qu’on en sauve la superfluité et la monotonie, en les liant et en les récitant tous les deux comme s’il n’y en avait qu’un seul. Il faut même en ce cas ne porter l’inflexion Représenter les grandes passions raciniennes 105 Au cours d’un débat avec Michel Deguy 35 au sujet de la représentation de Bérénice, ce dernier avoue avoir été déconcerté par cette rupture. La question du sens revient alors au premier plan parce que cette pause vient rompre le déroulement de la phrase et la continuité psychologique. Cependant, l’effet produit rappelle plutôt la description de Claudel : On a souvent parlé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n’a jamais rien dit de leur tension, de la tension de l’esprit qui les profère dont ils sont l’indice et l’index, de leur chargement. Pour nous le rendre sensible, il suffit d’interrompre brusquement une phrase. Si par exemple vous dites : « Monsieur un tel est une canaille », j’écoute dans un état de demi-sommeil. Si au contraire vous dites : « Monsieur un tel est une… » mon attention est brusquement réveillée, le dernier mot prononcé, et avec lui toute la rame des vocables précédents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte un mur et qui rayonne de la douleur, je suis obligé de passer de la position passive à la position active, de suppléer moi-même le mot qui manque. 36 La technique employée renforce constamment la tension et, grâce à la rime notamment, la séparation des alexandrins apparaît aussi bien que ce qui les lie. L’unité psychologique est affectée, mais cela participe de la réflexion du metteur en scène sur la notion de « personnage » qu’il considère comme un poncif éculé. Dans ses représentations, tout est fait justement pour que le spectateur n’adhère pas à la fiction, qu’il n’y croie pas, et les ruptures de l’illusion sont dès lors très nombreuses. Le vers et ses infinies variations deviennent les éléments principaux de la tragédie. Mesguich cite par exemple ce vers d’Antiochus pour expliciter les modulations suggérées à l’acteur : « Mais enfin, succombant à ma mélancolie » (Bérénice, I, 4), et il insiste sur la faible coupure qui rend possible la mise en relief du terme « mélancolie » conformément au rythme de l’alexandrin 3 - 3 - 2 - 4. Ceci permet de jouer qu’une courte hésitation intervient dans le discours du personnage, comme s’il cherchait ses mots. Grâce à ces variations, des sens toujours nouveaux peuvent être proposés, que sur le dernier mot de la phrase, et couler sur la pénultième rime, afin qu’elle soit comme absorbée dans le vers subséquent.- […] il se trouve quelquefois des tirades ou le sens est renfermé dans chaque vers ; auquel cas on ne peut pas se dispenser, malgré qu’on en ait, de faire entendre la rime. » Il ajoute cependant qu’il serait « impossible de suivre partout à la rigueur cette méthode, principalement dans le tragique dont la marche et le débit sont presque toujours plus lents que dans le comique ». Ribou, 1776, p.-292. 35 Débat à La Métaphore de Lille, 1994. 36 Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, op.-cit.-p.-15. 106 Stella Spriet comme le souhaitait Antoine Vitez - dont les partis pris sont identiques - au sujet de Britannicus : Chaque année on donnerait une tragédie de Racine. Je ne sais pas si c’est vraiment possible ici, mais j’en rêve. Jouer, rejouer, reprendre, varier infiniment le vers alexandrin. L’entendre sans cesse. Comme font les musiciens tout à fait. On ne se lasse pas de jouer Mozart. On recommence toujours. […] La seule chose que je ne pourrai jamais abandonner, c’est le vers […]. 37 Ainsi, puisqu’une place centrale est accordée au vers, les passions et l’emportement des protagonistes devront être traduits par les variations rythmiques et par la gestuelle. II. La tension des personnages : la valorisation des contradictions Si la fureur tragique suppose généralement le recours au genus sublime dicendi que Racine, en bon lecteur de Quintilien, maîtrise parfaitement, il va cependant opter pour un style simple 38 . La disjonction entre le sujet et le style ainsi créée, associée à la rhétorique du sublime, engendre l’inscription d’une tension au cœur du texte et celle-ci va devoir être réinscrite sur la scène. Barrault soulignait- déjà que l’envol qu’il relevait au cœur des tragédies raciniennes « ne [pouvait] se faire sans l’intermédiaire d’un passage normal » 39 . Des seuils existent donc, mais Mesguich va les exacerber, privilégiant les ruptures. Selon lui, il est en effet préférable, plutôt que-« de jouer je ne sais quel “sentiment” entre amour et haine, [de montrer] l’amour, le plus possible, et tout de suite après la haine, le plus possible ; la caresse et tout de suite après la gifle. A l’addition nous préférons la contradiction, au résultat le processus, l’analyse à la synthèse 40 ». Le déchirement des personnages raciniens permet de montrer aux spectateurs « l’émotion du sujet à la limite », qu’analyse Jean-Luc Nancy 41 , en tentant de réinterroger, au XX e - siècle, le concept de sublime. Cette esthétique du coup de foudre, qui suppose un dessaisissement du sujet, une non maîtrise, est généralement associée à la syncope, à la suspension du souffle. De ce fait, les effondre- 37 Antoine Vitez, Ecrits sur le théâtre, Gallimard, 1995, p.-216, nous soulignons. 38 Voir Gilles Declercq, « Représenter la passion : la sobriété racinienne », Littératures classiques, n° 11, 1989 et « Alchimie de la douleur : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, 1996. 39 Jean-Louis Barrault, Mise en scène de Phèdre, Seuil, 1946, pp.-54-55. 40 Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, op.-cit.-p.-54. 41 Jean-Luc Nancy, « L’offrande sublime », dans Jean-François Courtine, Michel Deguy et al., Du sublime, Belin, 2009, p.-63, nous soulignons. Représenter les grandes passions raciniennes 107 ments physiques sont nombreux, en particulier dans la représentation de Bérénice où, lorsque le prince, l’empereur ou la reine doivent annoncer qu’ils renoncent à leur amour, leur défaillance est très marquée : le choc est si violent que leur corps ploie et chaque fois, une même bande-son stridente accompagnée de flashs lumineux accentuent l’intensité de ces moments. La résistance des corps apparaît également quand Titus et Bérénice sont dans le même espace car, même si leur inévitable séparation est au cœur de tous leurs discours, ils s’enlacent et semblent bien souvent sur le point de s’embrasser. Ils s’écartent cependant brusquement, leur devoir se rappelant alors à eux. Quant à Antiochus qui annonce continuellement sa volonté de partir, dans la mise en scène, il quitte réellement l’espace scénique… mais ce n’est que pour revenir immédiatement, ce qui prouve bien son incapacité à s’en tenir à sa décision. Les nombreuses hésitations des personnages fragmentent à leur tour l’œuvre et se manifestent principalement grâce à la répétition de séquences identiques ou grâce à des effets de miroir que développe Mesguich entre les personnages et leurs confidents. Dans Mithridate, Monime ayant appris le retour du roi, doit, théoriquement, s’empresser d’aller le retrouver, comme le rappelle Phœdime : « Quoi ! Vous êtes ici quand Mithridate arrive ! / Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive » (II, 1). Dans la représentation, elle est allongée sur un drap, se relève légèrement pour regarder l’heure une première fois, puis se recouche tranquillement. Quand elle se redresse une seconde fois, une rupture est introduite par un changement de rythme musical (une musique rapide succède à une musique lente). Monime se lève alors brusquement, commence à se vêtir très rapidement, se fige, repose sa robe puis retourne se coucher - la musique initiale reprend. Ces mouvements sont répétés au total cinq fois, et scandent le dialogue au cours duquel Monime exprime ses réticences à revoir le roi : trois fois, il s’agit d’un jeu identique de la part de Monime, une fois, Phœdime et Monime font ensemble les mêmes gestes et finalement, la confidente répète, seule, ces mouvements. Les revirements de Monime transparaissent donc à travers la reprise de mêmes jeux de scène, qu’ils soient parfaitement identiques ou qu’une variation soit introduite. La contradiction est finalement visible à travers la construction complexe des rapports entre les protagonistes et leurs confidents, et par la proxémique de ces personnages. Selon le metteur en scène : Le « personnage » de théâtre, comme vous, comme moi, n’est jamais seul, n’est jamais simple : complexe, donc, c’est-à-dire en relation ; en lui ; avec ce qui n’est pas lui, ils traversent plusieurs rôles. Dans Andromaque, comme dans toutes les tragédies de Racine, chaque protagoniste est sans cesse accompagné de son « suivant ». Si l’on ne s’interroge pas […], sur cette particularité, on en vient généralement à considérer ces rôles 108 Stella Spriet comme ceux de serviteurs améliorés, confidents sans passion de grandes amours et de fiévreuses alarmes. Pourtant, ne sont-ils pas plutôt cette part sourde en chacun qui s’écoute soi-même et se répond ? Cette part blessée qui au grand jour reste muette et ne prend la parole que dans la secrète intimité du cœur ? Plutôt que des « suivants », ne sont-ils pas très exactement des doubles, parfois inversés, parfois identiques, de leurs « maîtres » ? Dès lors, ne faut-il pas considérer qu’il y a, par exemple, (au mieux) deux Hermione, dont l’une est appelée Cléone ? 42 La gémellité entre un personnage et son confident est renforcée par le fait qu’ils sont tous deux habillés de façon identique : Hermione et Cléone portent en effet une même robe de mariée et tiennent un bouquet de roses entre leurs mains. Le confident incarne ici la partie raisonnable et raisonnante, alors que le protagoniste représente la partie désirante ; leur dialogue ressemble donc plus à un monologue à lire comme l’extériorisation d’un conflit intérieur. Au début de la scène 1 de l’acte II d’Andromaque, Hermione et Cléone sont assises sur un lit d’enfant, dans des postures inversées : le corps d’Hermione est légèrement fléchi vers la cour et celui de Cléone vers le jardin. Peu à peu, les déplacements et le débit de Cléone deviennent très rapides, ce qui s’oppose à la lenteur de la prononciation d’Hermione qui reste assise sur le lit et pleure. Pour Mesguich la présentation de ces deux attitudes contradictoires, l’agitation et la lamentation, permet à la scène de rester aussi ouverte que le texte de théâtre. Peu après, Cléone, en précisant : « Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire » (II, 1), pointe son doigt vers la princesse, comme si elle la sommait de s’expliquer. Le parallélisme entre ces deux personnages invite donc l’audience réceptrice à comprendre qu’Hermione se met en garde contre elle-même. Par la suite, quand Oreste mentionne le meurtre de Pyrrhus (V, 3), le désespoir d’Hermione est signalé par le cri retentissant qu’elle pousse, alors que se font entendre les rires détachés de Cléone. Puis Hermione, prostrée, se recouvre du voile de mariée comme s’il s’agissait d’un suaire, pendant qu’Oreste et Cléone semblent savourer leur victoire et s’enlacent gaiement. La même construction apparaît avec les couples Oreste-Pylade et Pyrrhus-Phoenix, mais l’inévitable défaite de ce dernier confident est annoncée avant même le dénouement de l’œuvre : il est malade-et plus Pyrrhus affirme son désir d’épouser Andromaque, plus ses quintes de toux sont fréquentes. Les contradictions sont donc multiples, qu’il s’agisse du rapprochement de gestes théoriquement incompatibles, de l’écart qui se creuse entre la langue et les corps, des revirements des personnages ou du mélange savamment articulé de ressemblances et de différences qu’entretiennent les 42 Programme d’Andromaque. Représenter les grandes passions raciniennes 109 protagonistes avec leurs confidents. Il en résulte une déconstruction de la fable qui brise la traditionnelle impression d’unité. III. Jouer la douleur et la fureur : l’extrême retenue des personnages Les bienséances imposent une certaine retenue qui est parfaitement conservée par Daniel Mesguich et il n’y a donc pas, dans son travail, de véritables éclats. Quelle que soit la situation, les personnages tentent de faire face, le plus dignement possible, à l’inattendu et à l’inacceptable. Les scènes d’aveux, qui scellent la rupture entre Pyrrhus et Hermione et entre Titus et Bérénice sont, en ce sens, significatives. En effet, paradoxalement, l’apparente absence de pathos et l’élimination de toute manifestation théâtrale, renforce l’intensité de la douleur. En cela, la représentation s’accorde parfaitement avec le texte de Racine comme le confirme le dialogue entre Cléone et Hermione, au sujet du comportement d’Oreste : Hermione : Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ? Cléone : La douleur qui se tait n’en est que plus funeste. (III, 3) Il en va de même des propos de Pyrrhus tentant de susciter une réponse de la part d’Hermione : « Je crains votre silence et non pas vos injures » (IV, 5) ou de ceux de Bérénice à Titus : « N’attendez pas ici que j’éclate en injures » (IV, 5). Sur la scène, il y a une véritable économie du signe et seul le silence se fait entendre : la violence du coup coupe la parole aux personnages et empêche toute réponse. Cependant, derrière l’absence de réaction apparente, le corps réagit violemment, ce que montrent quelques signes dissimulés. Ainsi, quand Pyrrhus déclare, en parlant d’Astyanax : « Perdez un ennemi d’autant plus dangereux/ Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux. » (I, 2) Oreste, qui comprend que le roi d’Épire choisit Hermione, ne bouge pas, mais le bruit d’un verre qui se brise se fait entendre : celui qu’Oreste tenait en main. De même, lorsque le roi annonce à Hermione qu’il s’apprête à épouser Andromaque (IV, 5), la princesse continue à se maquiller, assise devant un miroir brisé posé au sol. Pendant toute la première partie de la réplique, elle tourne le dos à Pyrrhus et ne le regarde pas. Par la suite, elle se retourne à quelques reprises, mais chaque fois, le roi regarde dans une direction opposée et leurs yeux ne se croisent jamais. Comme il mentionne son inconstance, chaque mot qu’il prononce est inévitablement un coup de poignard pour la princesse, mais son apparente tranquillité tranche avec le vers suivant : « Après cela, Madame, éclatez contre un traître. » Seuls sont visibles quelques mouvements avortés, comme si la princesse pensait faire ou dire telle ou telle chose, puis se ravisait : elle se retourne par exemple brusquement et semble vouloir parler, puis elle reprend sa position initiale. 110 Stella Spriet Par ailleurs, la tirade de Pyrrhus est entrecoupée de pesants silences, comme s’il attendait sans cesse une réponse de la part d’Hermione, mais il ne parvient pas à la faire réagir. A un moment, elle se lève et se dirige vers lui, comme si elle allait finalement lui répondre, mais après quelques allées et venues, elle prend son bâton de rouge à lèvres et reprend sa place, en faisant tout de même quelques mouvements brefs avec cet objet qu’elle cogne contre son visage. C’est au moment où il va apparemment quitter la scène qu’elle prend enfin la parole. Elle se regarde dans le miroir et semble s’adresser à elle-même, comme le suggère le doigt tendu vers son reflet. Puis elle se lève, rajuste le costume de Pyrrhus, avant de se détourner de lui, sans l’avoir même regardé. Après qu’elle a formulé ses reproches, la princesse et le roi sont dans les bras l’un de l’autre et c’est à une Hermione qui verse finalement quelques larmes en silence, qu’il parle d’indifférence. A la fin de la scène, elle conclut « Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée, » en s’agenouillant devant le miroir et en continuant à se maquiller, comme si rien ne s’était passé. Elle fait cependant une grande croix sur une partie de son visage avec son rouge à lèvres. De même, quand Titus s’apprête à annoncer à Bérénice qu’il la quitte, cette dernière prépare le thé. Au moment de l’aveu, elle regarde à terre et remue très longuement son thé. Un seul bruit se fait entendre : celui de la cuillère qui heurte la tasse. L’aphasie caractérise donc ces personnages incapables de réagir face à l’événement qui les foudroie. Comme la douleur, chez Mesguich 43 , la violence est suggérée et esthétisée bien plus que montrée. Ainsi, les imprécations de Mithridate (III, 1) révèlent la fureur de ce dernier lorsqu’il découvre la trahison de son fils. Le tranchant de la langue est ici extériorisé car le père, se tenant derrière Pharnace agenouillé à l’avant-scène, fait comme s’il brandissait un poignard imaginaire et plonge la lame dans son dos à quatre reprises, ce qui met parfaitement en évidence l’anaphore de « ni » : Mithridate : […] Ton amour criminel Prétendait l’arracher à l’hymen paternel. Ni l’ardeur dont tu sais que je l’ai recherchée, Ni déjà sur son front ma couronne attachée, Ni cet asile même où je la fais garder, Ni mon juste courroux n’ont pu t’intimider. Traître ! pour les Romains tes lâches complaisances N’étaient pas à mes yeux d’assez noires offenses ; 43 Voir Fabien Cavaillé, « Au théâtre, on n’immole pas », dans Reprises et transmission : autour du travail de Daniel Mesguich, Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet dir., Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. Représenter les grandes passions raciniennes 111 Le fils s’effondre et se redresse chaque fois, suivant le mouvement de la lame et le rythme du vers. Cette mise à mort symbolique se poursuit une seconde fois dans la suite de la réplique, mais bien entendu, il n’y a, en réalité, aucune violence réelle, aucun corps maculé de sang, et Pharnace se relève à la fin de cette réplique. Par ailleurs, certains objets peuvent évoquer la violence comme dans Andromaque où le symbole de la rose, disséminé tout au long de la pièce, est généralement associé à la fois à l’amour et à la mort. Des « lignes de fuite » apparaissent puisqu’Oreste va par exemple brandir la fleur comme un poignard en s’affirmant prêt à devenir le meurtrier de Pyrrhus par amour pour Hermione (IV, 4). Plus tard, la princesse va elle-même détruire, pétale après pétale un bouquet de roses lorsqu’elle apprend que Pyrrhus s’est finalement rendu au temple pour épouser Andromaque (V, 2). Sa fureur, révélée notamment par cette attitude, annonce sa vengeance prochaine. Enfin, dans la dernière scène, lorsqu’Oreste sombre dans la folie, Pyrrhus et Hermione sont présents au fond de la scène, sur les cadres de théâtre renversés qui constituent le décor, et jettent des pétales de roses, comme un ruisseau de sang sur le prince. IV. Éloignement et proximité Thomas Pavel note que, dans les fictions du XVII e - siècle, il est nécessaire de créer un effet d’éloignement car, « [l]’univers du spectacle n’exerçait sa séduction que dans la mesure où, ayant le privilège de l’asymétrie, il brillait d’un feu plus lumineux et plus intense que l’actualité, se montrant plus intelligible et plus émouvant qu’elle » 44 . La vraisemblance et les bienséances permettaient alors de recouvrir le tout « d’un vernis qui attire l’œil et le garde à distance » 45 . De nos jours, il constate cependant que les paramètres de la fiction ont changé et que les mondes imaginaires et réels coexistent bien plus fréquemment. La mince frontière qui les sépare est au centre du travail de Mesguich : ce dernier incorpore en effet à l’univers fictif de l’œuvre des éléments contemporains qui semblent familiers aux spectateurs. En effet, si certains objets et costumes rappellent l’époque de création de la pièce, Mesguich en ajoute de nombreux autres qui font partie de l’univers quotidien du récepteur. Ainsi, Pyrrhus regarde une photo (celle d’Hermione ? d’Andromaque ? ) posée sur un buffet, Titus partage un verre de scotch avec Antiochus, Monime fume en mentionnant son désespoir à Phœdime… Tous ces gestes sont bien entendu anachroniques, mais le metteur en scène 44 Thomas Pavel, L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Folio, 1996, p.-52. 45 Idem, p.-54. 112 Stella Spriet part du principe selon lequel il n’y a de théâtre qu’au présent. Il ne cherche pas à récréer une pièce du siècle de Louis XIV, mais propose plutôt de voir dans quelle mesure une telle œuvre peut encore toucher un spectateur des XX e / XXI e - siècles. Il lit ainsi les textes de Racine comme si l’auteur n’était pas devenu un classique, et tente de leur injecter la brûlance du présent. La constitution de certains décors va en ce sens, d’où notamment le décalage entre les dires d’Antiochus et ce que le spectateur a sous les yeux à l’ouverture de Bérénice. Arsace découvre en effet « ce cabinet superbe et solitaire » et est étonné par « la pompe de ces lieux » (I, 1), mais il n’y a, sur la scène, que deux fauteuils du XVII e -siècle orientés de façon opposée : l’un est tourné vers le jardin et l’autre vers la cour. Ils sont tapissés d’un velours sur lequel sont imprimées des fleurs de lys, et légèrement séparés par une petite table ; une carafe et deux verres à whiskey y sont posés. Ce décor minimaliste, choisi pour renforcer la présence de l’acteur, s’oppose donc à « la pompe » suggérée par le texte. De plus, certaines propositions établissent bien qu’il s’agit d’un théâtre joué ici et maintenant, ce qui engendre plusieurs modifications par rapport à l’idée traditionnelle d’une pièce classique, comme la soudaine réintégration de la sphère privée. Cet aspect tranche notamment avec la solennité qui émane généralement des pièces. Ainsi, lorsque Titus va parler à Bérénice, il commence par enlever symboliquement sa perruque. De plus, à certains moments, l’empereur et la reine sont allongés par terre l’un près de l’autre et rient comme s’ils étaient étendus sur un lit représenté par un drap ; il y a donc bien des moments d’une extrême sensualité. Puis, Bérénice commence à préparer le thé qu’ils vont partager et interrompt l’empereur par un ensemble de petits gestes familiers ponctués de sourires qui font comprendre à ce dernier qu’il doit apporter les tasses puis le sucre. De même, après l’annonce de sa fausse mort, Mithridate rentre, sa valise à la main. Tout en parlant à Arbate, il quitte quelques minutes la scène et revient en peignoir, comme s’il venait de prendre une douche. S’absentant de nouveau quelques instants, il réapparaît cette fois en costume et finit de nouer son nœud papillon. Sont donc incorporés de nombreux gestes quotidiens, comme lorsque Phénice relève les cheveux de Bérénice, mais corollairement, sur la scène, tous ces gestes simples deviennent tragiques, ce qui suppose également de réinterroger cette notion. Si Mesguich crée des effets d’étrangeté, si à la suite de Barthes et de Vitez il s’attache à « distancer » Racine par divers effets, il est évident que, dans le même temps, il cherche aussi à le rapprocher. Ceci apparaît notamment à travers la vision anthropologique qu’il développe puisqu’il conçoit les personnages comme des éclats des spectateurs : J’entends dire parfois […] que Phèdre est un monstre ; ou Hermione ; ou Néron, qu’Andromaque ou Bérénice sont de grandes amoureuses, que Représenter les grandes passions raciniennes 113 toutes ces femmes, ces hommes, sont- « extraordinaires », tellement plus « grands » que nous les spectateurs, que nous les acteurs. Mais non ; c’est le contraire ! Monstres, peut-être, mais bien plus « petits » que tel ou tel sur la scène ou dans la salle, puisqu’ils ne sont, ces personnages, qu’une des parties, qu’une des composantes - mais chaque fois nouvelle, inouïe, et pourtant très ancienne et reconnaissable - de n’importe quelle personne (même la plus « petite », la plus piètre, la moins intéressante d’entre nous). […] Les personnages, donc, s’avancent, sous les feux, comme autant de figurants de la nuit qui est en chacun de nous 46 . La façon dont il lit la fable montre qu’il recherche une universalité. Pour Bérénice par exemple, une lecture philosophique sous-tend son travail puisque c’est l’indécidable, le double bind qui l’intéresse. En effet, à la mort de son père, Titus fait plus que de représenter les lois de Rome, il devient la loi. Sur la scène, un large globe terrestre représente métaphoriquement Rome et Paulin le fait tourner chaque fois qu’il est question de l’Empire : son omniprésence au sein des discours est de la sorte manifeste. A un moment, Titus, évoquant son amour pour la reine à son confident, place symboliquement la veste de Bérénice par-dessus, pour en dissimuler provisoirement la présence. Plus que l’amour d’un empereur de Rome et d’une reine de Palestine, le metteur en scène s’interroge sur l’essence de la relation amoureuse puisque, selon lui : « dans tout amour entre un homme et une femme, il y a une sorte de Rome qui gêne. C’est alors qu’il s’agit vraiment de philosophie et de pensée, et pas d’intrigue à se raconter, pas d’histoire qu’on raconterait en plus » 47 . Pour conclure, grâce à la représentation des pièces de Racine, la notion de « classicisme » est mise à l’épreuve par la scène contemporaine. Si la perfection formelle des pièces classiques est attestée, plusieurs metteurs en scène ont désormais renoncé à l’alexandrin qui, selon eux, nuit à la continuité de l’intrigue et à la bonne compréhension du spectateur. La perspective de Daniel Mesguich diffère car, pour lui, comme pour son maître Antoine Vitez, le vers sert à montrer que les personnages sont incapables de s’exprimer librement, ce qui est à la base de la tragédie. Il considère de plus la langue dans sa matérialité même et s’efforce de faire progressivement perler le sens et surgir de l’imprévu. L’horizon d’attente du spectateur est alors déjoué, d’autant qu’il multiplie l’inscription des ruptures et des contradictions au cœur de son travail, ce qui s’oppose à l’unité de la fable. Autre caractéristique : il n’y a pas chez lui de volonté de théâtraliser la fureur 46 Daniel Mesguich, « À propos de Racine », Revue d’Histoire du théâtre, 1999. 47 Entretien avec Daniel Mesguich dans Jean Racine 1699-1999, Gilles Declercq et Michèle Rosellini dir., op.-cit., p.-57. 114 Stella Spriet ou le désespoir. Ces scènes qui sont d’une extrême intensité, montrent un personnage qui s’abîme dans le silence et reste aphasique ou qui mime la violence sans passer à l’acte. Mesguich tente enfin de toucher son spectateur en créant des scènes familières qui sont aisément identifiables. Son principal objectif est de tirer de ses pièces une réflexion philosophique et universelle. Il importe finalement de noter que la métathéâtralité est au centre de son travail, ce que met en évidence la présence, sur la scène, de très nombreux objets se rapportant au théâtre. Dans cette optique, les dénouements de certaines pièces méritent d’être examinés : à la fin de Mithridate, le roi expire juste après avoir scellé l’alliance entre Monime et Xipharès. Son corps gît sur le sol, au milieu des amants qui s’écartent progressivement et rejoignent les coulisses. A cet instant, alors que le spectateur attend la fermeture du rideau, le roi-spectre se relève et part, seul, vers les coulisses. Chez Mesguich, tout n’est donc que théâtre et à la fin de la représentation, les acteurs se relèvent. Ainsi, plus que le classicisme, plus que Racine même, c’est le genre théâtral et l’exploration de ses nombreuses possibilités qui intéresse le metteur en scène.
