Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2016
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« Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ?
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2016
Rainer Zaiser
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Œuvres & Critiques, XLI, 1 (2016) « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? Mécanismes de réception du théâtre racinien au XX e -siècle Rainer Zaiser Christian-Albrechts-Universität zu Kiel Racine est un auteur classique. Rares sont les cas où ce constat est mis en question. La fameuse formule de Roland Barthes « Racine est Racine », titre d’un texte de deux pages parues dans ses Mythologies 1 , souligne ce constat, ne fût-ce que de façon ironique. Selon Barthes, la classification de Racine comme un auteur classique est pour un très large public tellement hors de doute qu’une explication du pourquoi est tout à fait superflu. C’est le sens de la phrase « Racine est Racine ». D’après Barthes, ce jugement est fermement ancré dans la pensée de la petite-bourgeoisie qui préfère les classements figés d’un auteur aux questionnements flous et indécis qui explorent les détails d’une œuvre. Barthes, quant à lui, considère ce classement comme une « sécurité admirable du néant », une évidence qui n’est en vérité aucune, mais qui est rassurante parce qu’elle « dispense d’avoir des idées » à propos de la compréhension du texte racinien et évite les embarras gênants des interprétations flottantes « des Racine-adjectifs » tels que les « Racine-Poésie Pure », les « Racine-Passion », les « Racine-peint-les-hommes-tels-qu’ils-sont, etc. ». Somme toute, dans la tradition exégétique de son œuvre, « Racine est toujours quelque chose d’autre que Racine ». Ce fait suscite, selon Barthes, un certain malaise auprès du grand public préférant la « ‘simplicité’ » aux « vanités de l’exégèse intellectuelle » d’une œuvre. La tautologie « Racine est Racine » est l’expression symbolique de cette simplicité qui est du reste difficile à déterminer. Ce que l’on peut tout de même retenir, c’est le fait que la simplicité de l’œuvre d’art résulte au dire de Barthes de quelque chose de « ‘concret’ » qui se manifeste dans « Racine tout seul » ou dans « le degré zéro de Racine », à savoir dans le « dépouillement esthétique » de ses tragédies, ce qui signifie sans doute dans leur style sobre et leur forme régulière. Il va de soi que les résultats obtenus par Barthes sur la réception de Racine par la petite-bourgeoisie de son époque ne sont fondées sur aucune 1 Voir Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp.- 109-11. Toutes les citations suivantes sont tirées de cette édition. 138 Rainer Zaiser enquête statistique ni constituent un jugement défavorable sur « l’anti-intellectualisme » du large public. Certes, Barthes met en exergue à son texte intitulé « Racine est Racine » une citation tirée de Bouvard et Pécuchet, « Le goût, c’est le goût » en soulignant par là une fois de plus « la paresse » intellectuelle de ceux qui expliquent les choses par la rhétorique de la tautologie, mais il nous semble que cette référence intertextuelle au roman satirique de Flaubert vise moins à évoquer la médiocrité de la pensée bourgeoise dont se moque l’auteur de Madame Bovary en fait abondamment dans son œuvre, mais à rappeler que les deux protagonistes de ce roman sont profondément imbus d’idées reçues. La formule « Racine est Racine » se réfère donc seulement à un poncif né d’un mythe qui s’est formé à long terme autour de l’auteur dramatique et qui s’est inscrit gratuitement dans l’opinion publique des années 1950 desquelles date l’essai de Barthes. D’après l’auteur des Mythologies, Racine en tant qu’auteur classique compte à cette époque parmi les mythes de la vie quotidienne. Le nom de Racine, synecdoque de son œuvre, figure ici au même rang que « Le vin et le lait » (83-86), le steak frites (87-89) 2 , « Le Tour de France » (125-35), « La Dame aux Camélias » (202-04) et « La Nouvelle Citroën », surnommée « La Déesse » (169-71). Voilà donc que Racine est devenu un objet de culte de tout le monde, un mythe national qui est né et s’est conservé indépendamment de la question de savoir si le grand public a jamais vu ou lu les pièces de Racine ou non. Retenons donc qu’à un moment donné, disons au milieu du vingtième- siècle, la figure de Racine est entrée en ligne de compte dans les mythes de la culture populaire. Cependant, ceci n’a pas empêché que l’œuvre racinienne a joué en même temps un rôle tout autre dans la critique savante qui s’est alors ouverte vers de nouveaux horizons d’interprétation ancrés dans les savoirs scientifiques de disciplines multiples : la linguistique, la sociologie, la psychanalyse, la philosophie, pour ne citer que les plus importantes. Barthes, lui aussi, nous le savons, a contribué à ce développement avec son livre Sur Racine 3 , qui se lit, en dernière analyse, comme une antithèse aux lieux communs nourris par son petit bourgeois imaginaire à propos de l’auteur de Phèdre, même si son approche strictement formaliste réduit le théâtre racinien à un petit nombre d’éléments récurrents dont la simplicité aurait dû plaire, du moins dans l’abstrait, au grand public de son temps. Quoi qu’il en soit, Racine a attiré en tout cas l’attention de la nouvelle critique des années 1960 comme aucun autre auteur de la littérature française. C’est ainsi que sont nés de nouveaux mythes raciniens très différents de l’image qu’avait en même temps le large public de Racine et de son statut 2 L’intitulé exact est « Le Bifteck et les frites ». 3 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, « Essais », 1963. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 139 d’auteur classique. Dans ce qui suit, nous ne voudrions pas répéter les positions prises dans cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes qui a éclaté autour de Racine dans le sillage de ces nouvelles approches critiques 4 . On en a beaucoup parlé et les synthèses de cette querelle abondent 5 . Ce qui nous intéresse davantage ici, c’est la question de savoir comment ces images diverses de l’œuvre racinienne se sont constituées au cours du XX e -siècle et quels sont les mécanismes qui ont contribué à faire prévaloir celle de Racine auteur classique. À ce propos, il est indispensable d’apporter tout d’abord quelques précisions concernant la notion de réception avant d’avancer quelques thèses sur les causes et effets de la réception du théâtre racinien au XX e -siècle. Quand la critique s’adonne à la réception d’une œuvre littéraire, elle est régulièrement enclin à considérer des groupes de lecteurs/ lectrices assez homogènes pour documenter la fortune de tel ou tel auteur. On se demande par exemple comment les philosophes des Lumières ont vu le-siècle de Louis XIV, comment la critique littéraire de la fin du XIX e -siècle a jugé les écrivains et courants littéraires contemporains, comment les écrivains du XX e ont lu les auteurs classiques ou quel est l’état de recherche universitaire relative à un certain auteur à l’occasion de la célébration de tel ou tel centenaire. Tout ceci est bien sûr utile et occupe une place importante dans les études littéraires, mais les résultats individuels de ces recherches ne répondent pas suffisamment à la question de savoir pourquoi un auteur ancien s’est imposé comme un auteur classique à un moment donné et comment il est parvenu à le demeurer à long terme. Le simple fait que Diderot a considéré Racine comme « le plus grand poète qui ait jamais existé » 6 et que le jeune Marcel dans la Recherche de Proust est 4 Voir du côté des « Anciens » qui, en tant qu’historiens de la littérature, s’opposent aux approches extra-littéraires et extra-biographiques des adhérents de la nouvelle critique : Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Utrecht, Pauvert, 1965 ; Raymond Picard, « Racine et la- ‘nouvelle critique’ », Revue des Sciences humaines, 117 (1965), pp.- 29-49 ; René Pommier, Roland Barthes ras le bol ! , Paris, Éditions Roblot, 1987 ; René Pommier, Le Sur Racine de Roland Barthes, Paris, SEDES, 1988. 5 Voir Alfred Bonzon, La nouvelle critique et Racine, Paris, Nizet, 1970 ; Wolfgang Theile, « Methoden und Probleme der Racine-Forschung (1950-1968) », Romanistisches Jahrbuch, Vol. XIX (1968), pp.- 102-132 ; Wolfgang Theile, Racine, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, « Erträge der Forschung », 1974, pp.-81-97 ; Jean Rohou, Jean Racine. Bilan critique, édition revue et corrigée, Paris, Nathan, 1994, pp.-19-27. 6 Denis Diderot, Correspondance, III (Novembre 1759-Décembre 1761), recueillie, établie et annotée par Georges Roth, Paris, Minuit, 1957, Lettre « À Sophie Volland [2 au 6 ou 8 novembre 1760] », p.-237. 140 Rainer Zaiser « toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma » 7 dans le rôle de Phèdre n’a certainement pas contribué à la formation du mythe de Racine auteur classique auprès de la petite-bourgeoisie à l’époque de Barthes. Ces exemples éclairent d’ailleurs un autre problème qui se pose quand on utilise la notion d’« auteur classique », à savoir son ambiguïté entre un auteur-modèle s’inscrivant dans la tradition antique dans la plupart des cas et un auteur canonisé, constamment relu et connu par la postérité 8 . Nous y reviendrons. Résolvons tout d’abord notre premier problème, à savoir celui des mécanismes de réception qui sont à l’œuvre quand un auteur est élevé au rang d’un auteur classique au XX e - siècle. Dans ce contexte, il faudrait tenir compte de la complexité des mécanismes qui y contribuent et qui se déroulent effectivement à plusieurs niveaux. Ces derniers se rapportent à des groupes divers de thuriféraires dont le pouvoir d’influer sur ce processus est d’envergure différente. Nous l’avons déjà mentionné, l’influence exercée par les éloges des écrivains sur la canonisation d’un de leurs prédécesseurs est de moindre importance. Ce sont notamment les institutions concrètes et abstraites, telles que l’école et l’université, les théâtres et les médias, les célébrations nationales et la préservation du patrimoine culturel ainsi que l’histoire littéraire qui concourent tous et toutes à faire d’une œuvre littéraire un lieu de mémoire collective. Souvent tributaires les unes des autres, ces institutions ne sont certes pas susceptibles d’opérer en même temps et chacune avec la même intensité dans le cas particulier de tel ou tel auteur, mais leur rôle reste tout de même primordial quand il s’agit de mettre en avant un écrivain sur la liste de ceux qui méritent de porter la couronne de laurier. Nous devons à Ralph Albanese plusieurs études qui démontrent par exemple comment l’école républicaine a veillé entre 1880 et 1950 à ce que Corneille, Molière, La Fontaine et Racine 9 figurent sans cesse dans les programmes de l’enseignement secondaire comme auteurs-modèle de la littérature française. Dans son étude la plus récente, il souligne que 7 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p.-395. 8 Voir l’histoire et les différentes acceptions du terme « classique » dans l’« Introducion » et les chapitres « L’invention du classicisme » et « Un objet construit par la réception » du livre d’Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, pp.-1-75. 9 Voir Ralph Albanese, Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires (1870-1914), Saratoga, Anma Libri, 1992 ; La Fontaine à l’école républicaine. Du poète universel au classique scolaire, Charlottesville, Rookwood Press, 2003 ; Corneille à l’école républicaine. Du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France, 1800-1950, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Racine à l’école républicaine ou Les enjeux socio-politiques de la tragédie classique (1800-1950), Paris, L’Harmattan, 2013. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 141 malgré les discordes dont témoigne la critique savante depuis la Révolution de 1789 sur « le déchiffrement » du théâtre racinien (253), l’auteur de Phèdre s’est imposé à l’enseignement secondaire et universitaire de la première moitié du XX e - siècle comme « maître suprême du goût classique ». (255) On remarque ici tout de suite que c’est le Racine des règles qui est entré par l’intermédiaire de l’éducation scolaire dans la mémoire du large public, voire de la nation entière. Cette image de Racine est justement celle qui court au moment où Barthes a rédigé son essai « Racine est Racine ». Jetons un bref coup d’œil sur un manuel scolaire qui date de cette époque et qui représente aujourd’hui encore l’ouvrage classique par excellence du manuel scolaire dédié à l’histoire de la littérature française. Il s’agit du Lagarde et Michard, paru pour la première fois en six volumes entre 1948 et 62, sous-titrés Les grands auteurs du programme. Les pages consacrées à Racine dans le troisième volume publié en 1951 contiennent un sous-chapitre sur « Le système dramatique » de l’auteur. Ce chapitre débute par la remarque « La doctrine classique, lentement élaborée entre 1620 et 1660, trouve son expression la plus parfaite dans la tragédie racinienne 10 », remarque suivie de paragraphes appliquant les principes essentiels de cette doctrine à l’œuvre de notre auteur. « Fidélité aux sources » antiques, « Le principe de la vraisemblance » (288) et de « La bienséance » (288), la « Simplicité de l’action » (289), « La ‘Logique’ des caractères » (290), « La progression continue », (290) ce sont après tout les points de repère avec lesquels Lagarde et Michard cantonnent l’ensemble des tragédies de Racine dans le format de « la tragédie racinienne » au singulier auquel désormais ne pourront plus échapper aucun élève ni étudiant ni le large public susceptibles de se fier à ce que disent et écrivent les autorités de l’instruction publique. Pour cette raison, il n’est pas surprenant que le lien entre Racine, son œuvre et les règles de la tragédie classique se soit établi avec la logique d’une équation mathématique dans la mémoire collective à long terme, logique que l’on peut facilement remplacer par la tautologie « Racine est Racine », car cela revient au même dans l’un ou dans l’autre des cas. La longévité de l’opinion commune qui se résume en un « je sais bien que Racine est l’auteur suprême de la tragédie classique en France » est affirmée par une étude qui date de l’année du tricentenaire de la mort de l’auteur et a pour sujet la présence de Racine dans l’enseignement secondaire à la fin des années 1990. Sous le titre « L’hyperclassique (Racine à l’école) », Michel Schmitt a fait le bilan de plusieurs enquêtes menées auprès des lycéens et collégiens de quelques écoles choisies de Paris et de la 10 André Lagarde, Laurent Michard, XVII e - siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1970, p.-286. 142 Rainer Zaiser France métropolitaine sur leur connaissance de Racine et de ses pièces 11 . Les résultats sont étonnants. Michel Schmitt résume comme suit : « Le nom de Racine est connu de la quasi totalité des lycéens. La moitié d’entre eux a eu l’occasion d’étudier cet auteur en œuvre intégrale ou sous forme d’extraits. Le tiers l’a lu à titre personnel. 12 » Mais rien à triompher quant à nous, les raciniens, car le revers de la médaille nous ramène à la réalité : les enquêtes révèlent aussi que « les trois quarts des élèves ne manifestent aucun goût pour Racine ! 13 ». Force est donc de constater que la présence de Racine dans l’enseignement secondaire est de nos jours une affaire forcée par les institutions de l’éducation. L’enthousiasme de ceux ou de celles pour qui Racine est mis au programme des cours est, au contraire, bien modeste. Parmi les élèves, les pièces de Racine ont la réputation d’être difficiles, démodées, ennuyeuses. Mais qui peut les contredire quand on regarde de plus près les devoirs que le Lagarde et Michard propose à leurs professeurs de leur faire faire, comme par exemple à propos de la scène 6 de l’acte IV de Phèdre, où « la fille de Minos et de Pasiphaé » éclate en fureur à cause de l’amour d’Hippolyte envers Aricie. Le/ la pauvre élève doit « Étudier : a) L’harmonie entre la composition logique et la spontanéité de la passion ; - b) La variété du ton et des tableaux » et c)-« Montrer comment la versification traduit le désarroi de Phèdre. » Bel exercice, réponses suggérées à l’instar d’un « Appréciez bien le style et la forme de la tragédie racinienne 14 », mais devoir en effet très loin de la réalité des élèves de jadis et de naguère, sans parler de ceux et de celles d’aujourd’hui. Quant à l’enseignement universitaire, on ne peut pas non plus espérer aujourd’hui que Racine compte parmi les auteurs de prédilection des étudiants qui ont choisi de leur libre arbitre la discipline des lettres modernes. C’est ainsi que quelques raciniens britanniques déploraient avec regret le déclin de la présence de Racine dans les cours universitaires de leurs pays à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à Santa Barbara en 1999 pour commémorer le tricentenaire de la mort de l’auteur. Il suffit de citer les titres de leurs communications qui sont, eux seuls, significatifs à cet égard : John Campbell, « Enseigner Racine, mission impossible ? », Peter Bailey, « Let’s Dump Classicism », William Brooks, « Racine ; or, the Triumph of Irrelevance 15 ». Racine risque donc de perdre de plus en plus son statut d’auteur 11 Voir Michel P. Schmitt, « L’hyperclassique (Racine à l’école) », dans Volker Schröder (dir.), Présences de Racine, Œuvres et Critiques, XXIV, 1 (1999), pp.-281-292. 12 Voir ibid., p.-282. 13 Voir ibid., p.-287. 14 Lagarde/ Michard, XVII e -siècle, p.-299. 15 Voir Ronald W. Tobin, éd., Racine et/ ou le classicisme. Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 143 classique enseigné à l’école et à l’université, et ceci malgré les efforts qu’ont fait ces mêmes institutions pour le placer sans cesse au siège des écrivains immortels du Panthéon. Ironie du sort : l’importance de Racine comme auteur classique va diminuant à cause du classicisme qui fut attribué à son œuvre au fil du temps et qui est finalement tombé en désuétude vers la fin du vingtième siècle. Inutile de réfléchir ici sur les causes de cette déchéance du goût des lecteurs/ lectrices contemporains pour un ouvrage dans les bonnes règles de la doctrine classique. Dans le cadre de notre propos, il est plus intéressant de se demander si le caractère classique de l’œuvre de Racine se laisse vraiment limiter à l’esthétique du classicisme, ce qui nous ramène à la question de savoir qu’est-ce qu’au juste un auteur classique. Il va sans dire que j’ai utilisé jusqu’ici le terme de classique dans le sens d’un auteur canonisé. Or, dans le champ de l’histoire de la littérature, la canonisation est un processus de réception qui se déroule indépendamment du fait qu’un auteur imite les anciens ou non, qu’il suit leurs règles concernant un genre ou non. Shakespeare est un auteur classique de la littérature anglaise comme l’est Calderon pour la littérature espagnole sans que ni l’un ni l’autre ait jamais pensé à respecter la moindre règle des anciens. Racine, par contre, a certes observé les règles, mais il n’était pas vraiment soucieux de les appliquer strictement. Il s’est intéressé aux conflits psychologiques de ses personnages plutôt qu’aux incidents qui en étaient la cause et ceci lui a permis d’enfermer facilement son action dramatique « en un Lieu », « en un Jour », en « un seul Fait accompli », comme l’a revendiqué Boileau dans son Art poétique 16 . L’observation des règles n’est donc guère une nécessité esthétique chez Racine mais une conséquence qui résulte quasi fortuitement des sujets qui lui sont chers. Au fur et à mesure que l’opinion publique a immobilisé l’image de Racine dans le lieu commun de l’auteur des règles, les études raciniennes se sont diversifiées en des approches multiples de son œuvre. En même temps que Barthes a fait courir la formule « Racine est Racine » signalant par là que le large public connaît, certes, le nom de l’auteur, mais résiste de plus en plus à lire son œuvre, la petite communauté des critiques littéraires, essayistes et universitaires, a découvert le corpus racinianum comme source inépuisable de nouvelles interprétations et lectures qui vont bien au-delà des commentaires purement esthétiques en usage jusqu’à cette époque-là. C’est ainsi que sont nées à partir des années 1950 les 1999, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n°- 129 », 2001, respectivement pp.- 249-260 (Campbell), pp.-261-264 (Bailey), pp.-265-274 (Brooks). 16 Voir Boileau, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, Art poétique, « Chant III », p.-170. 144 Rainer Zaiser études de Lucien Goldmann 17 , de Charles Mauron 18 et de Roland Barthes même 19 qui ont ouvert, chacun à sa guise, un nouveau potentiel herméneutique de l’œuvre racinienne, que ce soit sur la base d’une approche sociologique, psychanalytique ou structuraliste du texte. À cela succèdent jusqu’à la fin du XX e - siècle d’innombrables lectures qui nous initient soit aux secrets d’un Racine archaïque 20 , mythique 21 , cérémoniel 22 ou transcendant 23 , soit aux arcanes d’un Racine politique 24 , anthropologique 25 ou existentialiste 26 . Les contributions réunies et éditées par Gilles Declercq et Michèle Rosellini à l’occasion du tricentenaire de la mort de Racine 27 donnent un beau panorama de ces tendances de la critique racinienne du dernier tiers du XX e - siècle. Facile d’ailleurs d’élargir cette liste d’épithètes caractérisant les différentes approches auxquelles s’est vu soumis le texte 17 Voir Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955 ; Racine. Une interprétation marxiste d’un grand classique, Paris, Éditions de l’Arche, 1956. 18 Voir L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Jean Racine, Paris, Ophrys, 1957. 19 Voir Sur Racine, op.-cit. 20 Voir Solange Guénoun, Archaïque Racine, New York, Peter Lang, 1993. Cette étude explore les structures archaïques du théâtre racinien sous l’angle de la psychanalyse lacanienne. 21 Voir Marc Eigeldinger, La mythologie solaire dans l’œuvre de Racine, Neuchâtel, Faculté des Lettres, 1969 ; Revel Elliot, Mythe et légende dans le théâtre de Racine, Paris, Minard, 1969 ; plus récemment et dans une perspective psychanalytique Mitchell Greenberg, Racine. From Ancient Myth to Tragic Modernity, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2010. 22 Voir Jacques Schérer, Racine et/ ou la cérémonie, Paris, PUF, 1982. 23 Voir Roland Racevskis, Tragic Passages. Jean Racine’s Art of the Threshold, Lewisburg, Bucknell University Press, 2008. 24 Voir le chapitre sur Racine dans Jean-Marie Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985, pp.-90-131 ; Volker Schröder, La-tragédie du sang d’Auguste. Politique et intertextualité dans Britannicus, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n o- 199 », 1999 ; Catherine Spencer, La tragédie du prince. Étude sur le personnage médiateur dans le théâtre tragique de Racine, Tübingen, PFSCL, « Biblio 17, n o -32 », 1987. 25 Voir Karlheinz Stierle, « Die Modernität der französischen Klassik : Negative Anthropologie und funktionaler Stil », dans Fritz Nies, Karlheinz Stierle, éds., Französische Klassik. Theorie-Literatur-Malerei, München, Wilhelm Fink, 1985, pp.- 81-133, notamment pp.- 100-112 à propos de Racine ; Matei Chihaia, Institution und Transgression. Inszenierte Opfer in Tragödien Corneilles und Racines, Tübingen, Narr, « Romanica Monacensia », 2002. 26 Annika Charlotte Krüger, Lecture sartrienne de Racine. Visions existentielles de l’homme tragique, Tübingen, Narr, « Biblio 17, n o -92 », 2011. 27 Voir Jean Racine 1699-1999. Actes du colloque Île de France-La Ferté-Milon, 25-30 mai 1999. Actes réunis par Gilles Declercq et Michèle Rosellini, Paris, PUF, 2003. « Racine est Racine » ou comment peut-on être auteur classique ? 145 racinien 28 , mais nous en passons. Concluons simplement par la remarque, essentielle quant à notre propos, que le caractère classique de l’œuvre d’un auteur consiste ni dans son classicisme ni dans quelle esthétique que ce soit, mais dans le fait qu’une telle œuvre est susceptible d’engendrer sans cesse de nouvelles lectures. Nous sommes convaincus que les tragédies de Racine ont la disposition de stimuler un tel processus de réinterprétation continue qui fait de lui un auteur classique. Pour terminer, nous nous permettons de relire la formule de Barthes de façon tant soit peu autre que le maître de la sémiologie l’a proposé lui-même. Si l’on entend le propos « Racine est Racine », dans le sens que Racine n’est ni Mairet, ni Corneille, ni Quinault, mais en fait Racine même et incomparable, on souligne la singularité de son œuvre et cette singularité est fondée sur la polyvalence sémiotique du texte racinien qui n’a cessé et ne cessera à l’avenir d’inviter son lecteur/ sa lectrice à l’interprétation variée et variable de son langage dramatique. Racine infiniment, comme Jean Emelina l’a suggéré dans le titre d’un de ses livres 29 , est donc la devise qui explique le phénomène de Racine auteur classique de jadis et de naguère et, espérons-le, de demain aussi. 28 Voir à ce propos les états de recherche suivants : Alain Viala, « Racine et la critique moderne », dans Jean Racine, Théâtre complet, éd. Jacques Morel et Alain Viala, édition revue et mise à jour, Paris, Dunod, 1995, pp.-763-778 ; Pierre Ronzeaud, « Présentation », dans Racine Britannicus, éd. Pierre Ronzeaud, Paris, Klincksieck, « Parcours critiques », 1995, pp.- 3-21 ; Georges Forestier « Jean Racine : approche bibliographique », dans Pierre Ronzeaud, Patrick Dandrey, Alain Viala, éds., Les tragédies romaines de Racine. Britannicus, Bérénice, Mithridate, Littératures classiques, n o -26 (janvier 1996) ; Volker Schröder, « Situations des études raciniennes : histoire et littérature », dans Declercq/ Rosellini 2003, op.-cit., pp.-11-24. 29 Voir Jean Emelina, Racine infiniment, Paris, SEDES, « Questions de littérature », 1999.
