eJournals Oeuvres et Critiques 41/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Introduction - Les Histoires comiques et la modernité de l'écriture

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Francis Assaf
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Introduction Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture Francis Assaf The University of Georgia Ce numéro d’Œuvres et critiques a choisi pour thème la modernité de l’écriture. Nier que modernité et réalisme aillent main dans la main est vain ; la thèse de Jean Serroy Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e - siècle qui, depuis 1981, fait autorité et a servi et continue de servir de pivot à de nombreuses études sur l’histoire comique, l’atteste abondamment et de manière péremptoire. La fourchette dans laquelle se situe ce que nous considérons comme « histoires comiques » se situe entre les années 1612 et 1666, dates respectives des Histoires comiques, ou entretiens facetieux… (1612) de François Du Souhait (15…-1615 ? ) au Roman bourgeois (1666) d’Antoine Furetière (1619-1688). Plusieurs de nos collègues ont eu l’amabilité de répondre à l’appel à contributions. La diversité de leurs approches ne le cède en rien à celle de leurs parcours respectifs, qui vont du doctorant au professeur émérite chevronné. Dans quelle mesure les histoires comiques reflètent-elles dans leur régime d’écriture la valorisation du moderne et surtout l’évolution de cette notion durant - grosso modo - la première moitié du XVII e siècle (avec les ramifications possibles pour le roman du XVIII e ). Ces textes ne se cantonnent pas dans de simples descriptions ou analyses critiques, mais s’efforcent de dégager la place qu’occupent une ou plusieurs œuvres dans le corpus des histoires comiques et leur importance quant à la modernité, c’est-à-dire ce départ des notions d’écriture « anciennes », départ dont un Théophile de Viau ou un Charles Sorel se font les avocats les plus fervents. Titulaire depuis 2012 d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Bourgogne, Mlle M athilde a ubague focalise son travail sur l’Histoire comique de Francion (1623-1626-1633) et Première journée (1623), respectivement de Charles Sorel et Théophile de Viau. Mlle Aubague a très bien su distinguer les structures esthétiques du maniérisme de celles de la modernité chez ces deux auteurs. Selon elle, ces dernières engagent écriture et langage, mais aussi - et surtout - l’être et l’agir du personnage central et « re-présentent » (rendent à nouveau présente) la figure auctoriale aussi bien 4 Francis Assaf dans le texte proprement dit que dans les paratextes. Sans mentionner la préface de S/ Z, de Barthes, elle affirme que la scriptibilité d’un texte et la fusion auteur-personnage-lecteur sont à la fois composantes et garanties de sa modernité, à la fois idéologie et déontologie. Titulaire depuis 2010 d’un doctorat ès lettres françaises de l’université de Géorgie (USA) et professeur à Kansas State University (permanentisée au niveau « Associate Professor » cette année même), Mme M elinda c ro s’appuie sur, entre autres, Habermas et Baudelaire pour voir la modernité comme une forme de révolte contre le passé, pour ne pas avoir à le répéter. Les contributions anglaise et espagnole à la modernité du roman d’Ancien Régime ne passent pas toutefois inaperçues dans le travail de Mme Cro, mais constituent un apport appréciable. Deux « extravagants », Le Berger extravagant de Sorel (1627), et Le Gascon extravagant, d’O.S. de Clairville (1637) constituent les pôles de son interrogation sur la modernité, avec une échappée vers le roman des Lumières, dont elle prend Jacques le fataliste et son maître (1775-1784) comme l’exemple le plus probant de la narration auto-consciente, pilier de la modernité dans le roman d’Ancien Régime. De son analyse des « extravagants » comme de ses considérations sur Jacques, nous pouvons discerner la modernité dans le récit fragmenté, récit où l’auteur rappelle constamment au lecteur le pacte de lecture. Mlle s alMa l akhdar , titulaire depuis le 28 novembre 2016 d’un doctorat de l’université de Caen, et Mme F rancine W ild , sa directrice de thèse, émérite de la même université, ont collaboré à un article sur l’invention de Francion en tant que personnage moderne de roman. Et donc qui dit personnage moderne dit roman moderne. Les auteures identifient Francion comme archétype de la modernité du personnage littéraire dans l’histoire comique. Or, ce qui constitue selon elles cette modernité est ce qu’on appelle en anglais « double-bind », c’est-à-dire à la fois la complexité intérieure du personnage et sa difficulté à comprendre le monde. Elles se basent sur l’analyse d’Yves Giraud, qui montre Francion comme étant essentiellement un être contradictoire, à l’identité vacillante. Ce jugement est confirmé non seulement par des citations de Henri Coulet et de Jean Serroy, mais aussi par une analyse serrée et systématique du comportement du personnage, qui semble bien « éclaté », surtout dans l’écart entre les idéaux auxquels il dit souscrire et ses actions. Le rapport de Francion à la société est d’emblée problématique, selon les auteures, dès sa sortie du milieu familial. Ses expériences au collège, sous la férule du pédant Hortensius, ne le font voir que trop. La faim et les privations n’en composent qu’une partie ; c’est surtout l’abandon forcé du français et l’étude d’un fatras scolastique qui déstabilisent son rapport au monde. La conclusion est sans surprise et cependant incontestable : le personnage de Francion exprime et résume les contradictions d’une époque Introduction : Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture 5 en pleine mutation, aussi bien du point de vue des valeurs littéraires que socio-économiques. L’article conjoint de MM. J ean l eclerc , « Associate Professor » à l’University of Western Ontario et d’a lex b elleMare , doctorant à l’Université de Montréal, se focalise sur Le Roman comique et spécifiquement sur le rire des personnages. Il ne s’agit pas des passages qui provoquent le rire du lecteur, mais de l’expression du rire dans le texte et de sa signification, dans le contexte de la modernité. Pour les auteurs, le roman, qui mérite bien son titre, comporte une forte composante théâtrale, non seulement parce qu’il traite des aventures d’une troupe de comédiens ambulants dans la ville du Mans, mais à cause de plusieurs de ses personnages, dont notoirement Ragotin, qui se réduit à une suite de gags, comme l’ont constaté par ailleurs d’autres critiques. Les auteurs vont cependant plus loin : ils démontrent que Scarron non seulement représente textuellement le rire de façon consciente, mais l’imprime pour ainsi dire dans la conscience du lecteur par des remarques et commentaires. Les auteurs justifient leur titre en inscrivant le rire dans une « logique scénographique » en le proposant à l’appréciation du lectorat, public forcément distancié puisqu’en dehors de la diégèse. Ce travail est intelligemment nuancé, présentant le rire comme un phénomène adapté à la dynamique diégétique du roman. L’article se conclut sur un tour d’horizon du rire dans l’histoire comique, depuis ses débuts carnavalesques (Francion) à une variété plus « érudite » (Le Roman bourgeois). Mme c écile t oublet , qui vient de soutenir une thèse de doctorat en Sorbonne sur l’histoire comique, étudie dans son article le corps du personnage de l’histoire comique. Comme MM. Leclerc et Bellemare, elle note le rire comme élément narratif, mais plutôt relié au corps que faisant partie de la diégèse en soi. Le corps des personnages est souvent difforme et grotesque ; si elle ne cite jamais Callot, ses descriptions et analyses font irrésistiblement penser au maître-graveur lorrain. C’est le corps qui non seulement crée la narration mais crée et manipule la réalité, que ce soit une réalité grossie dans le Francion ou au contraire oblitérée par l’imagination pervertie de Lysis. Elle note, entre autres, que le corps du héros éponyme de L’Orphelin infortuné est soumis à toutes sortes d’avanies, peut-être plus que celui de tout autre héros d’histoires comiques. Ce qui « entoure » le corps (vêtement, nourriture, boisson, actes sexuels même), participe à la création de la narration, dit Toublet. Et c’est cet engagement dans la réalité, résultat du rejet de la « désincarnation » du corps dans le roman héroïque et sentimental, qui génère la modernité, même et surtout chez un Furetière, qui refuse de décrire la belle (et sotte) Javotte, alors qu’il ne rechigne ni à décrire son père, le crasseux Vollichon, ni son soupirant, le fat Nicodème. Toublet relève aussi le même trait chez Scarron, qui nous présente la véritable montagne de chair qu’est Madame Bouvillon, et la hideuse Madame Ragonde 6 Francis Assaf que décrit Sorel dans Polyandre. C’est dire que la corporalité non seulement génère la narration, mais est la narration, fait que la narration existe, ce qui en fin de compte constitue l’antithèse du maniérisme. Sa conclusion ne fait que confirmer cela. Émérite de l’University of Miami, Mme b arbara W oshinsky examine Le Roman bourgeois. D’emblée, son introduction en fait ressortir le caractère paradoxal : incompris à sa parution, selon Alain Rey (et bien après - un éminent professeur de la Sorbonne l’appelait il y a quelques années « mal fichu »), il a fallu de nombreuses lectures et des réflexions ardues pour en dégager non seulement la modernité, mais aussi la postmodernité et la nature méta-romanesque. Mme Woshinsky évoque avec pertinence la mainmise formelle du pouvoir sur la langue (avec, bien entendu l’institution de l’Académie française comme jalon incontournable de cette mainmise). Épuration ou appauvrissement ? Le déclin progressif du pouvoir économique nobiliaire se voit, dit-elle, compensé en quelque sorte par une monopolisation du « beau langage », ce qui expliquerait le désir d’intégration de la noblesse de robe, aux racines roturières, à la vieille aristocratie d’épée. Le recours aux normes langagières de Vaugelas fut considéré par cette nouvelle classe comme le moyen sine qua non d’être vue comme noble à part entière. Ce que critique Furetière, selon Mme Woshinsky et ses sources, c’est justement ce côté « bas », cette inconscience d’un sens plus élevé à la vie, que ce soit en matière de relations amoureuses (inexistantes et remplaceés par des questions d’intérêt), ou plus simplement de soucis terre-à-terre que leur rendaient inaccessible le véritable raffinement. Plusieurs passages du Roman bourgeois, qu’elle cite, confirment cette carence. Or c’est justement ce contre quoi Furetière exerce sa vis satirica et c’est en cela que Mme Woshinski fait résider la modernité de l’écriture furetièrienne, qu’elle nomme « protoréalisme », notant bien que les termes de réalisme et de réalistes n’existaient pas au XVII e siècle. Cependant, les citations qu’elle inclut dans son texte font bien voir cette modernité « proto-réaliste », encore qu’un tant soit peu caricaturale. Mme Woshinsky fait l’effort louable de relier entre elles les deux œuvres majeures de Furetière : Le Roman bourgeois et le Dictionnaire universel, démontrant qu’à l’encontre du Dictionnaire de l’Académie française, celui de Furetière cherchait surtout à décrire « les choses désignées par les mots » (Alain Rey dixit), c’est-à-dire s’inscrivant dans la même perspective sémiologique et lexicale que le roman de 1666. Et, de fait, une comparaison entre les exemples donnés dans le Dictionnaire universel et ceux du Dictionnaire de l’Académie française démontre la richesse socio-linguistique du premier en comparaison avec la sécheresse du second, chose que confirme une citation d’Alain Rey (q.v.). L’ouverture de la modernité dans l’histoire comique vers les périodes plus tardives, Mme Woshinsky la voit dans le roman du XIX e siècle, en Introduction : Les Histoires comiques et la modernité de l’écriture 7 particulier chez Balzac, chez qui elle retrouve un écho de la vis satirica de Furetière, à qui elle reconnaît la même universalité que Balzac. Enfin, le dernier article de ce volume est de la plume de M. d idier s ouiller , professeur de littérature comparée, émérite de l’université de Bourgogne. Il englobe l’ensemble des principales histoires comiques, de La Vie généreuse des mercelots, gueux et Bohémiens (Péchon de Ruby, 1596), au Roman bourgeois (Furetière, 1666). Forcément plus long que les précédents, il se révèle fort complexe, faisant appel à de nombreux textes d’autres littératures européennes pour montrer non seulement les similitudes, mais aussi inscrire dans une matrice théorique les filiations d’idées et d’idéologies qui unissent ces romans à leurs homologues européens. Un point capital que fait remarquer M. Souiller, c’est que ce que nous nommons réalisme en littérature, souvent sans trop réfléchir aux implications esthétiques du terme - et dont, selon lui, l’époque était profondément consciente, en fonction de la Poétique - est en fait une recomposition du réel (Souiller dixit). C’est-à-dire que le réalisme ne consiste pas à imiter le réel, mais à rendre compte du fonctionnement de ce réel, selon l’éternel principe du theatrum mundi. Bien entendu, M. Souiller est parfaitement conscient du fait que le rôle de la littérature du monde des gueux est de servir de repoussoir à la littérature aristocratique (il faut inclure là-dedans le roman héroïque et sentimental). Les bases sur lesquelles il s’appuie sont irréfutables, la conclusion de cette déclaration se trouvant abondamment confirmée dans le Francion. En fait l’article de M. Souiller est une étude en profondeur de la situation socio-historique telle qu’elle existait dans la première modernité et telle qu’elle se reflète non seulement dans la fiction narrative en prose, mais aussi dans le théâtre, et cela à travers les grandes littératures européennes. Il prend soin, vers la fin de son article, de préciser que le réalisme en tant que fidèle représentation du réel se trouve plutôt dans des ouvrages (quasi) documentaires comme Il Vagabondo ovvero sferza de’Bianti e Vagabondi ou le Liber Vagatorum. Il est très important de lire la typologie des personnages-clichés qui reviennent dans pratiquement toutes les histoires comiques et dont il dresse la liste à partir du Gascon extravagant : femmes rusées et trompeuses, actrices vénales, auteurs vaniteux, juges et autres gens de justices véreux et corrompus, membres du clergé indignes et/ ou miséreux, pédants et autres cuistres. Avec beaucoup d’à-propos, il cite le parcours de Gil Blas, qui regroupe pratiquement tous ces « caractères », devenus essentiellement topoï en eux-mêmes, pour faire voir à quel point l’histoire comique et le roman picaresque en France sont tributaires de la littérature du Siglo de Oro. L’article de M. Souiller met un point d’orgue à ces travaux sur la modernité en englobant toutes les histoires comiques (sauf Le Page disgracié, pour l’exclusion duquel il donne ses raisons) dans une étude. Je l’ai placé sciem- 8 Francis Assaf ment en dernier non seulement pour en souligner la portée, mais aussi pour encourager lectrices et lecteurs à revenir sur les articles précédents, qui font chacun preuve d’une lecture originale et d’une perspective personnelle sur le genre (ou le sous-genre ? ). Il ne reste qu’à espérer que ce numéro provoquera un regain d’intérêt pour ce versant peut-être un peu négligé de la littérature du XVII e siècle.