Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2016
412
"Il faut écrire à la moderne": l’imératif de modernité chez Théophile de Viau et Charles Sorel
121
2016
Mathilde Aubague
oec4120009
Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) « Il faut écrire à la moderne » : l’impératif de modernité chez Théophile de Viau et Charles Sorel Mathilde Aubague Université de Bourgogne (Dijon) L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, et la Seconde Partie des Œuvres du sieur Théophile, qui s’ouvre sur Première Journée 1 , paraissent toutes deux chez Pierre Billaine en 1623. Le privilège accordé à Sorel est daté du 5 août 1622, celui à Théophile du 8 avril 1623. Sorel et Théophile se connaissaient, au moins pour avoir collaboré au Ballet des Bacchanales, et il est possible de trouver une proximité certaine dans les thématiques, l’écriture, la forme qu’ils emploient respectivement dans ces deux récits, malgré une évidente disparité dans le volume des textes (presque neuf cents pages pour le Francion de 1623, trente et une pour Première Journée) et la situation des écrivains. Ces textes témoignent de la transition entre une période de liberté intellectuelle et morale tolérant le libertinage érudit - liberté relative, comme le prouvent le premier exil de Théophile en 1619 et son « Avis au lecteur » de 1623 - et une période de durcissement marquée par les deux procès intentés à Théophile en 1623 et 1625. Après ces procès et l’entrée au pouvoir de Richelieu en avril 1624, Sorel retravaille le Francion : des modifications paraissent dans les réécritures de 1626 et 1633. Tout hypocrites qu’elles soient, elles manifestent une attitude apparente de conformation aux volontés des pouvoirs en place. Ces deux récits thématisent la conscience d’appartenir à un moment particulier de l’histoire sociale, morale et littéraire ; ils mettent en avant la nécessité d’une modernité qui participe à la fois de l’écriture et de l’attitude, du langage, de l’être et de l’agir du personnage principal et de la figure auctoriale présente dans les paratextes. L’incipit de Première journée de Théophile de Viau s’ouvre de façon retentissante sur une formule antiphrastique qui instaure la première personne et le caractère satirique du texte : 1 A ce titre est ajouté en 1632, probablement par Georges de Scudéry, la qualification générique Fragments d’une histoire comique. 10 Mathilde Aubague L’Élégance ordinaire de nos écrivains est à plus près selon ces termes : « L’Aurore toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paraissait aux portes de l’Orient ; les étoiles, éblouies d'une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à peu de la couleur du ciel » (11) L’ouverture d’une section narrative réalisée à travers la description maniériste d’un moment de la journée, chère aux auteurs de romans héroïques, fait également l’objet d’un pastiche de la part de Charles Sorel - mais bien plus modéré que celui de Théophile - qui choisit d’ouvrir ainsi le premier livre du Francion : « Les voiles de la nuict avoient couvert tout l’Orison, lorsqu’un certain vieillard qui s’appelloit Valentin, sortit d’un Chasteau de Bourgongne avec une robbe de chambre… 2 » (66). L’intention satirique est perceptible par la chute comique que provoquent l’indéfinition du personnage, les détails prosaïques de la référence à sa tenue et le commentaire ultérieur du narrateur externe qui intervient soudain directement pour souligner son incompréhension face à l’absence inhabituelle des lunettes de Valentin (« encore ne sçay je pourquoy il n’avoit point ses lunettes, car c’estoit sa coustume de les porter tousjours à son nez ou a sa ceinture » 66). Le narrateur de Première journée rejette ce type d’écriture pour affirmer de façon péremptoire, dans une modalité de discours déontique, les principes de ce que doit être l’écriture « moderne » : Il faut que le discours soit ferme, que le sens soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu’on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Démosthène et Virgile n'ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux. (11) L’ouverture de ce récit s’inscrit d’emblée dans une entreprise démonstrative : la thèse du je-narrateur est explicite : il institue un art d’écrire pour son temps. Cette écriture « à la moderne » vise à favoriser le sens, à promouvoir un langage clair et adapté à son époque. De la même façon, Sorel valorise le sens du discours et exige la clarté langagière. Comme le je-narrateur de Théophile, Francion rejette le style ampoulé et vieilli des mauvais poètes, qu’il qualifie de « façon de parler extremement sottes » imitées d’un « vieux resveux » (231). Si Francion exprime durant sa jeunesse le désir d’apprendre « comment il falloit escrire selon le siecle » (227), tous ceux qui le fré- 2 Ce pastiche est renouvelé à l’ouverture du Cinquième Livre : « Quand le Soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour, le Seigneur du Chasteau estant habillé desja, ne manqua pas de venir voir si Francion avoit bien reposé » (227). «Il faut écrire à la moderne» 11 quentent s’accordent lorsqu’il est adulte à le reconnaître comme le héros de la bonne parole, claire et adaptée à son époque (321-322). La critique du maniérisme dans Première journée se réalise au nom du refus d’une écriture en rupture avec son temps parce qu’imitée des Anciens. Elle affirme que la littérature doit être adaptée à son époque. L’imitation littérale des Anciens - alors que le fait de s’inspirer d’eux est respectable - est condamnée parce qu’elle implique l’excès des figures, la recherche de vocables ou d’étymologies (les auteurs qui veulent « paraître docte[s] » (11) rendent la langue obscure) et surtout l’invocation déplacée de divinités païennes. Le narrateur de Théophile oppose à cette dernière pratique un argument d’orthodoxie religieuse, un peu trop bien-pensant pour paraître sincère : C’est une dévotion louable et digne d’une belle âme que d’invoquer au commencement d’une œuvre des puissances souveraines ; mais les chrétiens n’ont que faire d’Apollon ni des Muses (11). À la face des poètes, Francion se moque insolemment de cette pratique en jurant « par la mort du destin », « par la teste du sort » ou « ventre des Parques » (232). Cependant, si la référence aux croyances païennes lorsqu’il est question de jurer déclenche aussi une comparaison avec la foi chrétienne, c’est cette fois pour dénoncer le libertinage des poètes : [N]e voyez vous pas que je jure en Poète ; vous autres qui croyez moins en Dieu que Diagoras, ny que Vanini, vous ne jurez que par luy a tous les coups, comme si vous estiez des Chrestiens fort devots, qui voulussent tousjours avoir son nom a la bouche. Notez que je leur disois cecy encore, parce que la pluspart estoient libertins, mais leur humeur franche et qui vrayement est louable en ce poinct, ne s’offença pas de ce que je leur reprochois 3 . (232-233) Le défaut fondamental de cette écriture passée est, selon Théophile, de nuire à la connaissance, de ne pas profiter au lecteur : « Ces extravagances ne font que dégoûter les savants et étourdir les faibles » (11), et in fine de parvenir à invalider à la fois les deux exigences de l’utile dulci : « toutes ces singeries ne sont ni du plaisir ni du profit d'un bon entendement » (11). En revanche, la valeur de l’écriture moderne est de servir la connaissance, de lutter contre la crédulité et « l’ignorance publique ». Les auteurs qui écrivent dans le style maniériste des poètes ou des auteurs de romans héroïques sont 3 Une référence à Théophile semble être lisible ici, d’autant que la valorisation (rare) par Francion du fait que ces poètes libertins acceptent aisément la critique fait écho à l’épître « Au Lecteur » de Théophile où ce dernier commente sa propre capacité à accepter les reproches qui lui sont faits et à en profiter (7). 12 Mathilde Aubague tout uniment renvoyés à leur fonction de faiseurs impertinents : « faiseurs de livres » (11) chez Théophile, « faiseurs de Romans à la douzaine » (1263), « ceux qui se meslent d’escrire » (63) chez Sorel. Une idéologie de la modernité apparaît donc bien dans les propos des personnages ; elle rejette un style renvoyé au passé, inadapté au moment présent, sans pertinence : elle promeut une écriture porteuse de sens. En pratique, cette lutte contre l’inintelligibilité du sens se réalise de façon paradoxale et ludique dans une écriture libre et revendiquée comme telle, ainsi que l’affirme le narrateur de Première journée : Mais, comme j'avais dit, il était jour. Or ces digressions me plaisent, je me laisse aller à ma fantaisie, et, quelque pensée qui se présente, je n'en détourne point la plume. Je fais ici une conversation diverse et interrompue, et non pas des leçons exactes, ni des oraisons avec ordre : je ne suis ni assez docte ni assez ambitieux pour l'entreprendre. (12) Si l’écriture digresse, s’il n’y a pas d’ordre ou de leçon, le sens ne risque-t-il pas lui aussi de se perdre ? Après avoir remis en cause la structure de son texte et le corollaire de celle-ci qu’est sa fonction édifiante, le narrateur renvoie ironiquement à la liberté qui est aussi celle du lecteur : Mon livre ne prétend point d'obliger le lecteur, car son dessein n'est pas de le lire pour m'obliger, et, puisqu'il lui est permis de me blâmer, qu'il me soit permis de lui déplaire. (12) Le « je » de Première journée est bien un auteur, assurément plus libre dans ses propos que ne l’est celui de l’épître « Au lecteur ». Ce narrateur rejette de façon provocante les topiques de la captatio benevolentiae en rappelant avec humour les conditions de la publication et de la réception de son œuvre, en renvoyant aux motivations et aux libertés de la lecture. C’est ici un coup de force qui invalide les topoï de l’exorde littéraire, revendiquant une liberté réciproque de l’auteur et du lecteur. Sorel développe ce jeu argumentatif - et absurde, eu égard à la position même de ce propos dans l’œuvre - dans l’« Advertissement d’importance au lecteur » de 1626, placé après la fin du récit : Que si mes excuses ne servent de rien, et que vous ne trouviez rien dans mon livre qui vous plaise, qui que vous soyez, Lecteur, ne le lisez pas deux fois, aussi bien n’est ce pas pour vous que je l’ay faict. Ne l’acheptez point, je ne m’en soucie pas, si ce n’est pour l’interest du Libraire. Que si vous l’avez et qu’il vous desplaise entierement, jettez le au feu ; et s’il n’y en a qu’une partie desagreable, deschirez la, ou l’effacez : Que si quelques mots seulement vous sont a contre cœur, je vous donne toute licence d’en escrire d’autres au dessus, tels qu’il vous plaira, et je les approuveray. Je pense qu’il y a fort peu d’Autheurs qui disent cecy, et encore moins qui «Il faut écrire à la moderne» 13 le vueillent, aussi n’ont ils pas tous appris de la Philosophie a mespriser la vanité du monde. (1265) Cette feinte indifférence revendiquée par l’auteur du texte - paradoxale, car pourquoi publier un livre si ce n’est avec l’objectif qu’il soit lu ? - fait partie d’une ruse auctoriale et d’un jeu de mystification du lecteur que Sorel mène bien plus loin que Théophile. Mais, dans les circonstances où fut publié Première Journée, la prudence de Théophile est compréhensible. La modernité fonctionne ici en pratique ; elle s’affirme comme liberté d’exercice mise en œuvre par l’auteur, mais le lecteur est aussi invité - ironiquement - à s’y adonner. Le texte lui-même, par le ton du ou des narrateur(s), par sa structure digressive et accumulative manifeste cette liberté que les auteurs héritent des récits picaresques 4 et de la prose baroque (Assaf, « Francion : écriture moderne, écriture baroque »). La négligence affirmée est une donnée de cette écriture, comme le prouvent les paratextes des œuvres : Théophile y présente son volume comme un « petit ramas de [s]es dernières fantaisies » (7-8). Sorel dans l’« Advertissement » de 1623 affirme que son récit est écrit sans soin : Je n’ay pas composé moins de trente deux pages d’impression en un jour, et si encore a ce esté, avec un esprit incessamment diverty à d’autres pensées ausquelles il ne s’en faloit guere que je ne me donnasse entierement. Aucunes fois j’estois assoupy, et à moitié endormy, et n’avois point d’autre mouvement que celuy de ma main droite. L’on peut juger que si je faisois alors quelque chose de bien, ce n’estoit que par accoustumance. Au reste à peine prenois-je la peine de relire mes escrits, et de les corriger, car à quel subjet me fussé je abstenu de ceste nonchalance ? On ne reçoit point de gloire pour avoir faict un bon livre, et quand on en recevroit, elle est trop vaine pour me charmer. Il est donc aysé à cognoistre par la negligence que j’advouë selon ma sincerité conscientieuse quel rang pourront tenir justement les ouvrages où sans m’espargner je voudray porter mon esprit à ses extremes efforts. (63) Cette négligence apparaît pourtant peu vérifiable à l’issue de la lecture de leurs ouvrages. La persona qu’adoptent ces deux auteurs dans les liminaires de leurs récits respectifs est donc très différente. La négligence (feinte) que Sorel exhibe est une provocation, d’autant que, peu avant, il distingue son texte de ceux qui « entasse[nt] paroles sur paroles » (63), alors que c’est justement la genèse que semble indiquer la description supra. Pourtant il affirme, péremptoire « je n’escry que pour mettre en ordre les conceptions 4 Voir les références au picaresque dans le Francion (438) et la Bibliothèque françoise (192-193) ; voir aussi pour l’histoire comique Bibliothèque françoise (194, 399, 408). 14 Mathilde Aubague que j’ay euës long temps auparavant » (63). L’absence d’ordre affirmée, son absence de concentration ne seraient donc que les preuves d’une capacité supérieure, la promesse, présomptueuse même s’il s’en défend, d’œuvres dont la valeur serait inégalée s’il voulait bien se contraindre à se concentrer. Ni Théophile ni Sorel n’écrivent pour la gloire. Le poète n’est pas mû par « l’ambition d’accroître [s]on honneur », mais, de façon plus pathétique, par « la nécessité de le sauver » (8). Théophile retrouve des formules voisines de la rhétorique de l’exorde avec l’affirmation d’un ethos d’humilité, mais le caractère topique de cette humilité est annihilé par la fonction de plaidoyer de son propos et par l’assurance qu’il regrettera son ouvrage : [Q]uoi qui me puisse aujourd’hui réussir de favorable pour un ouvrage si peu étudié, je ne m’en flatterai pas beaucoup : car je sais bien qu’un jour je me repentirai de ce loisir que je devais donner à quelque chose de meilleur, et, d’une raison plus mûre considérant les folies de ma jeunesse, je serai bien aise d’avoir mal travaillé en un ouvrage superflu et de m’être mal acquitté d’une occupation nuisible. (8) A contrario, Sorel regrette de publier son ouvrage dès le paratexte, de façon très affectée, non parce qu’il anticipe comme Théophile un état futur de sagesse, mais par peur que son ouvrage soit mal compris : Mais mon Dieu : quand j’y pense, à quoy me suis je laissé emporter, de mettre en lumiere cet ouvrage ? y a t’il au monde des esprits assez sains pour en juger comme il faut ? (62) Si les inquiétudes qu’exprime Théophile dans son épître « Au Lecteur » remettent en cause l’idée d’une liberté auctoriale qui s’exercerait sans réserve, les présomptions affichées de Sorel l’exhibent. La modernité paraît cette fois sous les traits d’une liberté mise en pratique dans l’écriture, et qui se justifie chez Sorel - qui ne peut plus l’être pour Théophile - d’une « philosophie » assurément libertine. Dans l’Histoire comique de Francion, le protagoniste affirme à plusieurs reprises vouloir rompre avec les croyances aliénantes du passé ; il veut proposer une nouvelle philosophie. D’abord, en réaction aux mauvais savoirs acquis au collège, il décide de se former lui-même, apprend plus « en trois mois » qu’en « sept ans au College » où les pédants lui ont « perdu le jugement » : Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’estudiay a sçavoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentimens en toutes occasions, sans m’arrester aux opinions vulgaires. (213-214) «Il faut écrire à la moderne» 15 Au sortir du collège, il fonde donc sa philosophie sur un naturalisme élitaire et anticonformiste. La formulation évoque trop clairement la libre-pensée, et est diluée en 1633 en un savoir général et désintéressé-(« je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulierement » 1282). Par la suite, sa philosophie se réalise dans la méditation, démarche épicurienne orientée vers la tranquillitas animae. Son objectif est de trouver comment faire vivre les hommes « en repos », démarche louable et philanthrope à laquelle il parvient jusqu’au point d’avoir trouvé « le moyen de les faire vivre comme des Dieux, s’ils vouloient suivre [s]on Conseil 5 » (244). Cette philosophie rappelle l’épicurisme de Lucrèce, le naturalisme de Naudé, de La Mothe Le Vayer. Michèle Rosellini et Geneviève Salvan postulent pour justifier l’indétermination de cette philosphie une visée herméneutique de l’œuvre (119). Nous souhaitons y lire une démarche ironique et mystificatrice de la part de Sorel. L’ironie touche ici plusieurs aspects : d’une part le contenu de cette doctrine miraculeuse n’est jamais clairement défini ; d’autre part l’altruisme de Francion s’exprime de façon extrêmement rare dans le récit, le personnage se caractérise par une éthique exclusive et élitiste. Enfin, la réussite du projet philosophique de Francion est conditionnée par le fait que l’humanité accepte de se soumettre à ses idées - ce qui peut paraître réalisable si sa doctrine est si efficace - mais justement le récit enregistre dans le même temps la découverte de Francion et son échec : « Toutefois puisqu’il faut essayer d’estouffer le desir des choses qui ne se peuvent, je ne songeay plus qu’a procurer le contentement de moy seul » (244-245). Cette phrase est immédiatement suivie d’une manifestation d’hypocrisie qui n’a plus rien à voir avec la droiture et la franchise dont il se réclamait auparavant. La philosophie de Francion est avant tout illustrée par son comportement, or celui-ci est instable. Le cheminement philosophique du héros vers un accomplissement ontologique se réalise de façon plutôt ponctuelle que continue ; il se révèle davantage par des affirmations claironnantes ou des commentaires élogieux de ses admirateurs que par l’expression claire d’une véritable morale pratique. Au Deuxième Livre, on peut prendre l’exemple de sa conversation avec le chirurgien qui le soigne dans l’auberge. Face à ce chirurgien, dont il se moque, Francion affirme sa propre valeur de façon hyperbolique - est-il surprenant qu’il le fasse après que le chirurgien s’est mis à « discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant estre au supreme degré de l’eloquence », donc à faire le pédant, et que se soit engagé entre eux un duel à qui aurait l’âme la plus ferme, résolu par l’expression 5 En 1626 le postulat est euphémisé en « vivre comme des petits Dieux », éd. Fausta Garavini (288), variante absente de l’édition d’Adam. Sorel euphémise son propos mais ne le supprime pas. 16 Mathilde Aubague de l’admiration du chirurgien ? (88-89) Il faut noter aussi l’hiatus entre l’affirmation par le héros de sa distanciation à l’égard de ses mésaventures et la considération des pertes matérielles qu’il a faites, dans un discours qu’il tient à son serviteur ; lorsque celui-ci tente maladroitement de le consoler, Francion lui rappelle qu’il souffre. La seule réponse qu’il tolère semble être l’admiration (91-92). Le narrateur de Première journée donne de lui-même et se voit conféré par ses amis un naturel valeureux, qui fait penser à celui de Francion. Clitiphon exprime sa stupeur face à son équanimité car le narrateur ne semble pas souffrir de son exil et développe longuement une morale stoïcienne, au milieu de laquelle il assure que son comportement n’a rien à voir avec la philosophie : Ce qui ne me touche, lui dis-je, ni le corps ni l'âme ne me donne point de douleur ; je me porte, Dieu merci, assez bien de l'un et de l'autre ; si les bannissements faisaient effort à quelqu'un des sens, tu me verrais atteint de tous les déplaisirs dont la nature et la raison sont capables. Je ne résiste point par philosophie aux atteintes du malheur (13. Voir aussi 14-15). Le refus de l’asservissement thématisé par Théophile et Sorel participe de cette éthique libertine : dans ce long passage, le narrateur de Première Journée décrit, sinon sa philosophie, du moins sa façon d’être. Il y énumère ce qu’il aime en assurant ne jamais s’y soumettre entièrement (14). Il pratique de façon raisonnable l’amour, les livres, le vin et ce à mesure qu’il s’éloigne de sa jeunesse. L’amour même - et c’est là une différence fondamentale d’avec le Francion, laquelle s’explique encore de la part de Théophile comme une mesure de précaution face aux menaces qui pesaient sur lui - est présenté comme « un dessein qui engage les hommes aux affaires les plus importantes de la vie » (28). Il implique donc nécessairement le mariage (Théophile se fait le chantre de l’ordre social). Le refus de l’asservissement apparaît chez Sorel dans les deux « Advertissements » de 1623 et 1626 : Francion est quant à lui le héros de la franchise (93, 98, 111, 251, 264, 436) : lorsqu’il cherche la protection d’un noble, il refuse de s’asservir à quelqu’un qui ne soit pas digne de commander (245). Enfin, lorsqu’il entre au service de Clérante, les rapports de pouvoir s’inversent et c’est Francion qui domine celui qui le pensionne (249 seq.). Outre le fait que ces personnages soient philosophes - qu’ils s’en défendent ou non - ils se caractérisent par leur scepticisme et par une capacité inhérente à déceler les feintes et l’hypocrisie. Ces deux personnages critiquent les défauts de leur époque au nom d’un naturalisme élitaire : le narrateur de Première Journée décrit (com)plaisamment la façon dont il démasque la fausse possédée au chapitre trois, vitupère les affectations de politesse et de sociabilité au chapitre cinq, souligne son bonheur de ne pas céder à la passion, toutes choses qu’il doit à son naturel. Francion est «Il faut écrire à la moderne» 17 conscient depuis l’enfance de sa propre valeur et exerce sur toutes choses son esprit d’examen ; il condamne la société dans laquelle il vit au nom d’une éthique qui promeut l’individu en tant que membre d’une élite, prenant la forme du retour souhaité à un « ordre naturel » (212). Or, le naturel et la naïveté sont aussi des critères de qualité littéraire, notamment en termes d’efficacité : le narrateur de Première Journée l’invoque pour pousser Clitiphon à écrire lui-même des vers d’amour à la sœur du magistrat, l’assurant que sa sincérité séduira bien davantage qu’un poème d’emprunt. L’« Advertissement » de Sorel en 1623 affirme avoir « représenté aussi naifvement qu’il se pouvoit faire, les humeurs, les actions, et les propos ordinaires de toutes les personnes [qu’il a] mises sur les rangs » (62), et justement il met en scène, comme Théophile, un personnel très éloigné de celui des romans héroïques. Or le naturel et la liberté d’exercice ont partie liée chez ces auteurs. Ces textes présentent un fonctionnement argumentatif, proposant une ou des thèses et les illustrant par des exemples. Le premier chapitre de Première Journée énonce l’impératif de modernité et le développe sous forme d’une idéologie. Quand bien même le narrateur reconnaît la valeur littéraire de Ronsard, la conclusion de la description péjorative de l’écriture maniériste qu’exemplifie ce dernier est sans appel : « On appelle cette façon d'usurper des termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d'esprit, les autres pédanterie et suffisance. »-(11) Or, le pédant est justement le contre-exemple absolu des protagonistes et des valeurs positives que porte le récit. Sydias et Hortensius font du latin un usage dégradé, dévoyé, maladroit, impertinent. Sydias accumule les défauts : il produit un discours où s’entremêlent constamment français et latin - ce dernier souvent fautif par ailleurs. Les commentaires de Clitiphon ou du narrateur soulignent sa contre-exemplarité (« c’est le plus orgueilleux pédant qui soit en son métier » - 15) ; il est curieux, impoli, intempérant, colérique. Hortensius est lui aussi un mauvais orateur, qui ne maîtrise pas les codes du discours, qui veut séduire Frémonde en utilisant le langage des romans mais ne réussit qu’à produire un discours grotesque (189-190), alors que Francion peu auparavant avait brillamment démontré sa capacité à pasticher ce style maniériste (174-175). Les pédants sont les doubles révélateurs des qualités des héros. En 1626, Sorel fait d’Hortensius un double dévoyé de Francion, excessif et caricatural : Hortensius, après Francion, veut trouver « tous les remedes imaginables contre l’ignorance du siecle » (426), de façon très ambiguë il équivoque à son tour sur le nom de Francion pour désigner sa franchise (quelle est la valeur du compliment d’un pédant- devenu fou ? N’invalidet-il pas par contrecoup la valeur des qualifications antérieures de franchise attribuées à Francion ? ). Francion affirme « qu’il n’y avoit personne qui pust 18 Mathilde Aubague escrire plus naïfvement que luy » (436) ; le critère positif de la naïveté est attribué à l’écriture d’Hortensius, en une radicale inversion des valeurs. Plus encore, à l’issue de la proposition délirante d’Hortensius qui suggère d’écrire l’histoire de Francion, la Franciade, qui « vaudroit bien celle de Ronsard » et ferait de Francion le père des Français, Raymond propose sérieusement à Francion de mettre ce projet en œuvre, ainsi que de publier les ouvrages qu’il a écrits. Francion alors affirme ne pas vouloir reconnaître la paternité d’œuvres qui lui ont été attribuées, devenant le miroir de Sorel, auteur anonyme du texte qui refuse de donner son nom dans l’« Advertissement » de 1626 et produisant un discours qui évoque celui de l’« Advertissement » de 1623 cité plus haut : « quel plaisir aurois je a faire imprimer un livre sous mon nom, veu qu’aujourd’huy il y a tant de sots qui s’en meslent ? » (Éd. Adam 436). Il est à noter que le narrateur de Théophile aussi bien que Francion chez Sorel partagent des traits communs avec leurs personnages. Première Journée doit servir comme un portrait à décharge pour Théophile et le narrateur est une projection fictionnalisée de l’auteur, il n’est donc pas surprenant que les propos satiriques présents dans le récit le soient également dans les liminaires : Théophile souligne que « la coutume du siècle est contraire à [s]on naturel » avant de critiquer les dérives de la sociabilité comme hypocrites, rejoignant les propos du narrateur, au motif qu’elles « répugnent à [s]on humeur »-(7) ; Sorel explique lui aussi que « La corruption de ce siecle où l’on empesche que la verité soit ouvertement divulguée » (62) l’oblige à donner des traits plaisants à la satire qu’il veut écrire. Les points de contact entre le portrait que Sorel donne de lui dans les liminaires du Francion et son protagoniste sont nombreux. La liberté des auteurs et la modernité de leurs textes repose donc aussi sur la difficulté d’attribution des discours. Si Sorel les pousse à l’extrême dans les réécritures qu’il publie en 1626 et 1633, dans le paratexte comme à l’intérieur de la diégèse, le tour autobiographique qu’adopte Théophile contribue aussi à créer un flou générique et un jeu de feinte avec le lecteur. Chez Sorel, le lecteur est confronté à un texte dont le sens n’est pas fixe, qui affirme son caractère insituable et revendique un jeu sur la fiction. Une expérimentation générique, moderne puisqu’innovante et consciente d’être innovante (des choses que « personne n’a eu la hardiesse de dire » 62) apparaît à travers l’autoréflexivité du texte, l’assimilation ponctuelle de l’auteur au personnage et du personnage à l’auteur. Elle se développe dans le refus de l’auteur d’assigner un sens fixe au texte, ce qui aboutit à déléguer constamment au lecteur la responsabilité de l’interprétation. Si Théophile ne va pas aussi loin que Sorel dans l’expérimentation, il conserve néanmoins une ouverture interprétative. La fonction défensive de son texte ne suffit pas à justifier de son existence. Preuve s’il en fut que le texte ne peut être réduit à «Il faut écrire à la moderne» 19 cette fonction, c’est qu’elle s’avéra inopérante lors de son procès, Théophile fut même interrogé sur son récit en 1624. Cet interrogatoire montre aussi que le procureur reçut ce texte comme une véritable autobiographie, même si elle est largement fictionnalisée. Ces ouvrages sont porteurs d’une idéologie et même d’une déontologie de la modernité : ils thématisent et exemplifient ce que doit être la modernité littéraire dans le premier tiers du XVII e siècle. Sorel va plus loin que Théophile (il en eut le loisir), mais tous deux proposent une entreprise de libération à la fois ludique et démonstrative des conventions littéraires, au moyen de l’histoire comique. Le libertinage à proprement parler semble cependant réservé à la jeunesse, comme en témoignent dans Première Journée la maturité raisonnable acquise par le narrateur et dans le Francion le retour à l’ordre social et moral de Francion après son mariage. Ouvrages cités ou consultés Assaf, Francis. « Francion : écriture moderne, écriture baroque », Œuvres et critiques, XXXII, 2, 2007 : 81-107. Assaf, Francis. « Les paratextes du Francion ou la mise en fiction de l’écriture », PFSCL, XLI, 81, 2014 : 303-314. Garavini, Fausta. La Maison des jeux, Science du roman et roman de la science au XVII e siècle, Paris : Champion, 1998. Greiner, Frank, Véronique Sternberg, Gabriel Conesa. L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris : SEDES, 2000. Jeanneret Michel. Éros rebelle : littérature et dissidence à l’âge classique, Paris : Seuil, 2003. Rosellini, Michèle, Geneviève Salvan. Le Francion de Charles Sorel, Neuilly-sur- Seine : Atlande (Clefs concours Lettres), 2000. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, Paris : Gallimard (Folio-classique), 1996. -. Histoire comique de Francion. In Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam, éd. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. Viau, Théophile de. Œuvres complètes, tome II, éd. Guido Saba, Paris : Champion, 1999.
