Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Antiroman ou métaroman? Extravagance, fragmentation et métafiction dans l'histoire comique
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Melinda Ann Cro
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Antiroman ou métaroman ? Extravagance, fragmentation et métafiction dans l’histoire comique Melinda Ann Cro Kansas State University « Modernity revolts against the normalizing functions of tradition ; modernity lives on the experience of rebelling against all that is normative » - c’est ainsi que Jürgen Habermas décrit la modernité dans son essai « The Discipline of Aesthetic Modernity. » (q.v.) Pour Baudelaire, la modernité, « c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » qui évite la paresse typique des peintres de son époque qui « ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspirent (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël » dont le résultat sera une « œuvre fausse, ambiguë et obscure » (tiré du Peintre de la vie moderne). Bref, une façon de comprendre la notion de modernité est comme une forme de révolte contre le passé, une tentative de reconsidérer les frontières du passé afin de les reformuler à la lumière des goûts du présent. D’autre part, Anthony Cascardi note que la fragmentation de l’individu est au cœur de la notion de la modernité et propose que le roman soit la forme artistique qui la représente par excellence. Comment comprendre, alors, la notion de la modernité de l’écriture de l’histoire comique au XVII e siècle et les ramifications possibles pour le roman du XVIII e ? Il s’agit de comprendre quelle est la tradition contre laquelle se sont révoltés ces écrivains et d’évaluer la manière dont cette rébellion s’est exprimée dans leurs romans. L’histoire comique se présente à la fois au sein et aux marges de l’histoire du roman, dont l’évolution reste problématisée dans la critique. Certains, comme Ian Watt, constatent la prédominance de la tradition anglaise dans « l’ascension » du roman, en particulier à travers les figures de Richardson, Fielding et Defoe. Philip Stewart note la faiblesse de cet argument (il n’est pas le seul). D’autres identifient le Don Quichotte comme l’un des premiers romans modernes (Ortega y Gasset, Schlegel, Bakhtine, Ioan Williams), ce qui remet la date en question 1 . Encore d’autres proposent que notre perspec- 1 Schmidt offre une étude minutieuse et fascinante de l’importance de l’œuvre de Cervantès dans la construction théorique de notre conception du roman et de la modernité. Pour une étude de l’importance du Don Quichotte pour Sorel et Diderot, voir Leblanc. 22 Melinda Ann Cro tive même est problématique. C’est le cas de Nicholas Paige qui, dans son ouvrage récent Before Fiction : the Ancien Régime of the Novel (2011), note qu’on est tenté de comprendre l’évolution du roman comme une série de romans exemplaires qui ont révolutionné le genre parce qu’ils ressemblent à notre conception du roman aujourd’hui. Il propose plutôt une compréhension anthropologique de la notion de fiction, dont il identifie trois régimes : l’aristotélicien (période dominée par la Poétique d’Aristote, qui privilège l’emprunt de l’histoire), le « pseudo-factuel » (période qui date de 1670 au XIX e siècle où l’auteur se présente comme éditeur qui ‘découvre’ le manuscrit présenté) et le fictionnel (période qui correspond à notre notion de la fiction moderne et qui ne commence qu’au dix-neuvième). Nonobstant la pluralité d’opinions sur ce qui constitue le roman et le moderne, un aspect de l’histoire du roman qui nous intéresse est le rapport entre l’histoire comique et la genèse de l’anti-roman, un point en commun qui nous semble très à propos pour la question de la modernité de l’écriture, en particulier en considérant la base polyphonique du roman reconnue par Bakhtine et Kristeva. Plusieurs notent l’importance de la notion de l’anti-roman, terme inventé par Charles Sorel en référence à son roman Le Berger extravagant (1627-1628, 1633 sous le titre L’Anti-roman), mais employé beaucoup plus récemment par Sartre dans son introduction au Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1977), pour le développement du genre romanesque, en particulier quand on considère Jacques le fataliste et son maître (1778-1780) de Diderot. Toutefois, qu’est-ce qui caractérise l’écriture d’un antiroman ? De plus, s’en agit-il vraiment d’un, ou pourrait-on dire que la catégorie générique que propose Sorel ressemble beaucoup à ce qu’on appellerait un méta-roman, un roman qui examine ce que c’est que d’être un roman ? Nous nous proposons d’examiner la notion de l’antiroman chez Sorel afin d’élaborer notre affirmation que c’est plutôt dans la fonction d’un méta-roman qu’il faut voir Le Berger extravagant, en nous appuyant sur le paratexte du Francion et les « Remarques » de l’auteur sur son propre antiroman dont la figure de l’extravagant sera la clé de notre compréhension. Ensuite, nous démontrerons comment Onésime Sommain de Clairville s’est inspiré du même concept en construisant son histoire comique, Le Gascon extravagant (1637). Finalement, nous expliquerons l’importance qu’un tel changement de perspective offre pour notre compréhension du développement du roman de l’Ancien Régime. « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable » (Diderot 47). Ainsi, Diderot entrecoupe-t-il son ‘roman’, Jacques le fataliste, et signale au lecteur que ce récit ne procédera pas d’une façon attendue. En fait, on pourrait même dire que c’est la Antiroman ou métaroman? 23 fragmentation du récit même qui à la fois le sépare et l’unifie car c’est à travers une série d’interruptions et de digressions continuelles qu’on fait la connaissance des personnages principaux. Grâce à l’hésitation perpétuelle du narrateur, ou encore celle de l’écrivain, à raconter chronologiquement et d’une manière précise leur histoire, le lecteur comprend très bien dès le début du roman le fatalisme de Jacques. Le roman se construit, donc, dans un espace négatif dans lequel l’auteur nie constamment l’existence du même et ne permet jamais au lecteur d’oublier son rôle actif de lecteur face à une « fable » ou une fiction qui hésite à se construire. Toutefois, nonobstant l’originalité du roman qui ne l’est pas, ou du roman en procès, on retrouve quelques précédents dans l’histoire comique du dix-septième siècle, et en particulier dans l’œuvre de Charles Sorel. Ce dernier se préoccupe le long de son premier roman, l’Histoire comique de Francion, de la réception du même par le lecteur, indiqué dès le début dans son « Advertissement » : […] il y a des hommes si peu curieux qu’ils ne les [les préfaces] lisent jamais, ne sçachans pas que c’est plutost là que dans tout le reste du livre, que l’Autheur monstre duquel esprit il est pourveu. […] Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains, ne facent pas ainsi s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime. (49) Dans Le Berger extravagant, Sorel annonce un nouveau niveau de préoccupation métalittéraire. L’« Anti-roman », dont le style narratif se caractérise, comme celui de Diderot, par des interruptions perpétuelles qui entourent la figure de l’extravagant, raconte l’histoire de Lysis, un jeune bourgeois épris de romans (en particulier de L’Astrée d’Honoré d’Urfé), qui se perd dans sa fantaisie et décide de vivre comme s’il était vraiment un berger « tiré » des pages romanesques. Le cas générique de l’antiroman semble suggérer un renversement et un rejet des caractéristiques et conventions qui constituent le roman. Richard Hodgson identifie deux courants dans l’histoire de l’évolution du roman français de l’Ancien Régime : le roman conventionnel et l’antiroman qui parodie les structures narratives du roman et ridiculise les topoi traditionnels (« The Parody » 340-41). Toutefois, Pierre-Olivier Brodeur souligne la difficulté de définir le concept de l’antiroman face à des catégorisations parfois trop restrictives (comme la conceptualisation genettienne de l’antiroman) ou trop expansive (comme celle de Sartre) (29). Dans sa note sur la question de l’antiroman, il souligne l’importance du ludisme et du « discours méta-romanesque » dans la théorie de l’antiroman qui, d’après lui, est une forme « spéculaire d’intertextualité » qui se caractérise par une « violence et une agressivité constitutives » parce que l’antiroman ne cherche pas de commenter mais d’attaquer les autres œuvres (30). Finalement, il note la nature paradoxale de l’antiroman qui cherche à la fois à 24 Melinda Ann Cro détruire et à réinventer le roman (31). Nous proposons que comprendre l’antiroman comme une forme de méta-roman nous aidera à mieux tisser la fonction de l’antiroman que Sorel et, dans un certain sens, tous les auteurs des histoires comiques cherchent à établir. C’est-à-dire, l’histoire comique se présente comme un avertissement au lecteur sur la nature de la fiction. Emmanuel Desiles argumente que le dessein de l’écrivain de l’histoire comique est d’avertir le lecteur au sujet de la « fiction du langage, et plus généralement des signes » (330), ce qui souligne l’importance de la conception du « lecteur discret » proposé par Alemán dans sa préface au Guzmán de Alfarache et évoqué par Sorel dans son « Advertissement d’importance aux lecteurs » dans le Francion. Ainsi, dès l’origine de l’histoire comique, l’auteur exprime une double- préoccupation : examiner la nature du genre romanesque traditionnel et apprendre au lecteur de l’époque l’importance de lire avec discrétion en se méfiant du contrat fictionnel que lui propose l’auteur du roman. Une lecture métalittéraire de l’histoire comique, en s’appuyant sur la notion de la métafiction élaborée par Patricia Waugh, nous aidera à mieux comprendre la fonction des choix d’auteur, en particulier dans Le Berger extravagant de Sorel et Le Gascon extravagant de Clairville. Waugh explique que la métafiction est une manière de souligner le statut du texte comme objet fabriqué afin d’examiner le rapport entre la fiction et la réalité : Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality. In providing a critique of their own methods of construction, such writings not only examine the fundamental structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality of the world outside the literary fictional text. (2) Waugh identifie la parodie et le sens du jeu comme centraux à la conception de la métafiction afin de répondre à une crise ressentie par l’écrivain : M]etafiction represents a response to a crisis within the novel - to a need for self-conscious parodic undermining in order to ‘defamiliarize’ fictional conventions that have become both automatized and inauthentic, and to release new and more authentic forms. Parody, as a literary strategy, deliberately sets itself up to break norms that have become conventionalized-(65). Elle dit que la métafiction « seeks to avoid a radical break with previous ‘literary’ traditions. Instead it ‘lays them bare’ and realigns the still viable components with elements considered to be ‘popular’, but perhaps also having extreme relevance for a contemporary readership » (66). Une telle Antiroman ou métaroman? 25 perspective oriente différemment notre lecture de l’antiroman. Au lieu de le comprendre comme un refus de ce qui a constitué le roman au passé, l’antiroman comme l’a conçu Sorel ressemble beaucoup plus à la notion de métafiction qui cherche à recycler et défamiliariser les conventions romanesques afin de provoquer une lecture plus active et moins conforme. Sorel ne veut pas ignorer complètement le roman comme il l’est à l’époque. Au contraire, selon Leonard Hinds, Sorel complète une série de transformations narratives de l’Astrée, ce qui a exigé sans doute une lecture méticuleuse du roman pastoral. Tandis que R. Hodgson souligne certaines conventions romanesques que plusieurs antiromans parodient (telles que le commencement in medias res et l’emploie du récit intercalé), L. Hinds se concentre sur les figures poétiques, le travestissement (figuré et littéral), le débat, l’emblème et l’image du tombeau comme image de la mort et de la naissance de la littérature. Selon notre lecture, Sorel respecte et conserve les éléments structuraux de la pastorale comme on les voit exemplifiés dans L’Astrée : une structure complexe en plusieurs couches qui incorpore de nombreuses histoires intercalées ; un personnage principal qui se présente à la fois comme centre de la réception de l’action et, par métonymie, comme emblème du livre même ; une poétique de fragmentation à travers laquelle l’intrigue principale est entrecoupée par plusieurs histoires ou aventures insérées ce qui repousse la résolution de la question initiale posée au début du roman ; une histoire d’amour semée d’embûches ; et, finalement, une longueur qui correspond à la richesse et à la complexité attendues du lecteur de l’époque. Ainsi, il ne s’agit pas d’un rejet du roman (fait affirmé, on le verra, par l’auteur dans son paratexte), mais plutôt d’une reconfiguration des conventions littéraires qui semblent inauthentiques et qui ne représentent pas la réalité dans laquelle se trouve le lecteur. C’est-à-dire que Sorel désire mettre en garde le lecteur contre la nature des signes fictionnels du roman (pastoral, sentimental et héroïque) afin d’exiger une lecture engagée. Dans l’épître « Aux lecteurs » qui figure au début de la deuxième édition du roman, Sorel souligne l’objectif didactique de l’auteur en écrivant : Ceux qui aiment les Livres pleins de doctrine et d’utilité se faschent de voir que plusieurs personnes perdent leur temps dans la lecture de ces autres Livres qui leur sont fort contraires que l’on appelle des Romans, au lieu qu’ils se pourroient employer à une meilleure occupation. […] les hommes mondains ne s’amusent guere à voir les Livres de devotion, de sorte que cela ne leur profite pas. Il faut les attirer par quelque chose qui ne soit pas si severe, et qui leur plaise d’abord, afin qu’ils puissent reconnoistre insensiblement leurs erreurs. L’histoire du Berger Lysis est fort propre à cela. Ses Advantures sont arrangées comme celles des Romans, afin qu’elles attirent ceux qui les aiment. (3) 26 Melinda Ann Cro Sous couvert d’une préoccupation moralisante, Sorel propose son texte comme la réponse aux problèmes inhérents du roman. Il insiste tout au long du roman sur l’importance de plaire au lecteur afin de l’instruire, un traitement qui fait parallèle à celui proposé par Anselme pour Lysis dans Le Berger. D’ailleurs, il souligne au début du premier livre ce qui est, d’après lui, le noyau de la différence entre le roman et l’antiroman - la notion du véritable : « [C]e nom de Roman que l’on donne à ces Histoires pleines de charmes et de delices, meriteroit bien d’estre donné à la sienne qui est toute delicieuse et toute charmante, mais neantmoins l’on l’appelle l’Anti-Roman, pour ce que d’ordinaire les Romans ne contiennent que des choses feintes, au lieu que l’on nous donne cette Histoire pour veritable » (7). Une telle orientation semble préfigurer celle de Diderot. Sorel s’adresse directement au lecteur et proclame qu’il ne veut pas le tromper mais le « tirer » de ses « erreurs ». La préface du premier livre conclut d’une façon théâtrale en invitant le lecteur à découvrir la scène où joue l’histoire de Lysis : « Prestez seulement de l’attention et du silence. Voila la Scene qui s’ouvre, et nostre Berger qui paroist et qui parle » (8). La théâtralité d’un tel commencement, et du roman entier, a déjà été notée par la critique 2 . Toutefois, nous nous permettons de souligner l’importance qu’une telle attitude symbolise : la distanciation du lecteur du texte fictif et l’exhortation au lecteur d’observer un acte de fiction comme une pièce de théâtre. En évoquant le théâtre, Sorel essaie de souligner le besoin de se rappeler du fait que le lecteur, en lisant, entre dans un domaine fictif qui ne devrait pas se confondre avec le réel. C’est précisément le problème central de notre protagoniste : Lysis (ou Louis) s’est perdu dans ses romans préférés et n’est plus capable de distinguer la différence entre ce qui est « vrai » et ce qui est « faux », une position qui ne lui permet pas d’apprécier la beauté du vraisemblable, un concept clé à la théorie poétique, théâtrale et romanesque de l’époque. Dans les « Remarques sur le premier livre », Sorel s’insère formellement afin de pouvoir s’adresser aux lecteurs : « Arrestez-vous ici, Lecteurs, n’ayez pas si haste de voir le second Livre de l’Histoire de Lysis, que vous ne voyez auparavant les Remarques qui sont faites sur le premier »- (59). L’insertion mine le contrat fictionnel en entrecoupant le récit d’une façon qui à la fois évoque et repousse la convention structurale des histoires intercalées car il ne s’agit pas d’une fiction à l’intérieure d’une fiction mais plutôt d’une réflexion critique sur la fiction déjà présentée. La fonction déstabilisante des remarques, qui fragmentent et unifient le récit, préfigure le style de Jacques le fataliste où le narrateur/ auteur s’insérera à plusieurs reprises afin de protester que ce qu’il écrit n’est pas un roman. La déstabilisation du récit, soulignée au niveau structural par les insertions critiques telles que 2 Voir Serroy (311-13), et la note de Spica à la même page de l’édition citée (note 5). Antiroman ou métaroman? 27 les remarques, se trouve à l’intérieur du récit autour de la figure de Lysis, l’extravagant. Un véritable Don Quichotte français, l’histoire de notre extravagant se définit par la fragmentation du moi, rappelée dans la structure narrative du roman. Dès le début du roman, Lysis est une figure double qui se caractérise par la métamorphose et le paradoxe. Fils d’un marchand de soie (donc appartenant à la bourgeoisie parisienne), Louis trouve la fiction et les romans beaucoup plus intéressants que les livres de droit que son gardien et cousin, Adrian, veut qu’il étudie. Finalement, passionné par les pièces de théâtre qu’il a vu jouer, Lysis décide de se convertir en berger. Par extension, tout ce que Lysis/ Louis voit dans le monde qui l’entoure subit un procédé de transformation romanesque : les maisons deviennent des temples ; la servante, Catherine, devient sa bergère bien-aimée, Charite ; ses vêtements de marchand doivent être échangés contre ceux du berger ; les rejets accidentels pris à tort pour cadeaux chéris. De plus, les « aventures » les plus ratées sont réinterprétées par Lysis dans un style romanesque et il les raconte de nouveau à ses compagnons qui, sachant la vérité, s’émerveillent de la manière dont se leurre Lysis. L’exemple le plus connu serait dans livre- X (« Avanture magique de Lysis ») où Carmelin interrompt fréquemment le récit de Lysis afin de le « corriger ». À plusieurs reprises dans le texte on identifie l’extravagance de Lysis comme une « maladie ». Adrian veut l’enfermer, une attitude qui semble annoncer l’évolution de l’asile et la période du « grand renfermement » que Foucault relie à l’établissement de l’Hôpital général en 1656 (77). Toutefois, Anselme propose une autre manière de « guérir » l’extravagance de Lysis : « Il vaut mieux luy laisser voir les compagnies ; il se divertira et se tirera de beaucoup d’erreurs, qui ne luy sont venuës en la pensée, qu’à faute d’avoir apris comment l’on vid dans le monde » (Le Berger extravagant 26). C’est précisément ce que propose Sorel aux lecteurs « mondains » quand il écrit l’épître paratextuelle. Dans les « Remarques », Sorel discute la nature extravagante de son protagoniste et indique une fonction extra-diégétique (et métalittéraire) pour son comportement : S’il leur [aux lecteurs] semble que les imaginations de Lysis sont fort fantasques, c’est là que je les veux tenir, car ce sont les mesmes qui ont fait acquerir tant de gloire à nos conteurs de mensonges. Que s’ils l’estiment fou de parler comme il fait, et de s’estre déguisé de fille, ou d’avoir crû estre metamorphosé en arbre […], il faudra donc qu’ils avoüent aussi que ceux qu’il imite en tout cela ont esté encore moins sages, car ce sont eux qui en ont parlé les premiers, et ils ne devoient pas escrire des choses qui ne sçauroient estre ny celles que l’on ne doit pas faire. (61) 28 Melinda Ann Cro Ainsi, Lysis se présente-t-il à la fois comme un personnage qui ressemble au lecteur trop confiant et au roman même contre lequel écrit Sorel. Cette métonymie, comme on l’a déjà remarqué, a été employée par d’Urfé dans L’Astrée, l’œuvre que Sorel imite et critique. Dans le Livre IV, quand il se travestit en bergère (Amarylle) et se trouve fasciné/ e par sa propre image au miroir (ce qui rappelle le mythe de Narcisse et préfigure l’histoire de Fontenay dans le livre VII), Sorel semble indiquer que le genre romanesque s’aime trop - au lieu de créer quelque chose de nouveau, les auteurs du roman (en particulier du roman pastoral) reprennent les mêmes topoï et idées. Le dédoublement au niveau de signes dans le personnage de Lysis mène, ainsi, à son extravagance qui ne sera guérit qu’en reconnaissant la réalité qui l’entoure à la fin du roman (et la vraie nature du roman même). Le Berger extravagant est un roman qui traite de la manière d’écrire un roman, une critique de ce qui arrive quand le roman traditionnel se retrouve face à une société aux aspirations intellectuelles auxquelles il n’est plus en mesure de répondre, ou encore incapable ou peu capable d’embrasser un nouveau continuum langagier et esthétique, d’assumer une langue autoréférentielle et hypersensible (c’est-à-dire, fictionnelle). À travers la figure de l’extravagant, figure emblématique par excellence du procédé du méta-roman parce qu’il se trouve à la fois en marge de la société, selon une compréhension foucauldienne de la folie, et au centre du récit, l’écrivain de l’histoire comique déstabilise le roman conventionnel et les normes sociales. Une autre histoire comique qui imite cette fonction de l’extravagant est Le Gascon extravagant de Clairville. Pourtant, le « roman conventionnel » qu’il cherche à examiner est l’histoire comique même. Œuvre souvent considérée comme fragmentaire et incomplète, Le Gascon extravagant offre le même enjeu métafictionnel et paradoxal dans son protagoniste. Dans la préface, « l’auteur » (il faut noter que la préface est attribuée à un « ami de l’auteur », une attribution que Robello voit comme une façon de distancier le vrai auteur du texte) insiste sur la nature fictive du Gascon. Toutefois, on lui dédie un poème, ce qui unifie une double conception du personnage comme étant à la fois un personnage fictif et le roman même : Merveilleux objet de nos sens, Dont les discours sont ravissans […] Ne tarde plus, parois au jour, Charme le vulgaire et la Cour […]. (54) Comme le note Francis Assaf, la figure de l’auteur s’entremêle avec celle du Gascon (288), et ainsi le diégétique et l’extra-diégétique s’unifient dans le même signe. Dans un autre exemple de la conscience métalittéraire Antiroman ou métaroman? 29 de l’auteur, le texte commence par le gentilhomme-narrateur qui, ayant entendu des cris dans les bois, quitte le château le matin afin d’offrir du secours. Il trouve dans la grande allée entre le jardin et le bois une « femme tout éperdue » qui se trouve dans une rage furieuse. Le gentilhomme, qui n’est jamais identifié mais qui narre à la première personne l’histoirecadre, essaie de la comprendre et la source qu’il mentionne évoque à la fois la science et la littérature : « Alors je rassemblé tous mes esprits, et ma mémoire, consultant les histoires que j’avois autrefois leues, je me souvins enfin qu’en parcourant un jour les opuscules d’un certain personnage, j’avois veu dans ses écris un trait pareil à celuy que l’occasion me présentoit » (56). Comme le note Robello, la référence aux opuscules pourrait avoir un contexte médical ou pourrait être une allusion aux Œuvres de Théophile de Viau (publiées en 1623 et incluant Première journée, texte important pour la genèse de l’histoire comique). Cette affirmation offre une double possibilité : le gentilhomme essaie de comprendre ce qu’il voit à travers les lectures qu’il a faites, lectures des autres histoires comiques ; l’auteur signale que le narrateur vient d’entrer dans l’imaginaire, dans le domaine des romans et il est confronté à un personnage romanesque 3 . Ensuite, le narrateur entend « un cliquetis d’armes » et le Gascon entre sur scène : […] je laissé cette furieuse, et m’acheminé vers le lieu où j’entendois du bruit, je monté sur le haut d’un fossé, afin de découvrir de plus loin, et je vis incontinent un homme armé de bourguignotte, de corselet, et de tassettes, qui faisoit avec une longue gaule l’exercice de la picque. (57). Le choix de l’exercice de la « picque » évoque le terme « picaro » de l’espagnol et la première harangue qu’offre le Gascon, en dialecte gascon, évoque à la fois l’espagnol et le français (grâce, sans doute, au substrat basque d’un point de vue linguistique). Ce personnage peut symboliser la transition du picaresque de l’espagnol au français, et il semble que l’auteur désire réclamer la tradition romanesque du picaro dans un contexte français. En commençant par la rencontre entre le narrateur et le personnage de la possédée et l’allusion à Théophile de Viau, l’auteur offre un discours métalittéraire sur les origines de l’histoire comique et se situe au sein de cette histoire. Les personnages romanesques arrivent sur scène comme si le narrateur participe au théâtre et le dialecte employé sert de masque verbal qui distancie le lecteur et réunit l’œuvre avec ses origines espagnoles. Comme dans l’œuvre de Sorel, on discute l’extravagance comme une « maladie », mais la nature de cette maladie est mise en question. Le titre identifie le Gascon comme étant l’extravagant, mais il y a aussi la question 3 Démoris note aussi la nature romanesque de ces personnages, et de la nature théâtrale du premier rencontre (34). 30 Melinda Ann Cro de la jeune possédée, question qui unifie le récit en se présentant comme le débat central entre l’ermite et le Gascon. Le gentilhomme-narrateur, qui sert de modèle du lecteur discret, se trouve abordé par les deux camps opposés : la croyance qu’elle est possédée d’un démon (la part de l’ermite) ou l’affirmation qu’elle fait semblant de l’être (la part du Gascon). La question de l’extravagance est liée inextricablement avec celle de la fiction grâce à cette dichotomie principale. La figure de l’extravagant, le Gascon, oscille entre la voix libertine de la raison et une parodie exagérée et comique du héros romanesque. Toutefois, bien que le Gascon soit une figure importante pour la conception théorique du roman, la possédée se présente, de façon paradoxale, comme unifiante du roman. Comme les personnages du Berger extravagant qui se réunissent autour de Lysis afin de le guérir, les personnages du Gascon extravagant sont réunis afin de comprendre la nature de la « maladie » de la femme. Elle incarne la fiction, de façon beaucoup plus frappante que le Gascon car ce dernier choisit d’être extravagant afin de pouvoir contester les normes sociales (Hodgson, « Du Francion » 36). En fait, les deux personnages offrent deux aspects de la conception de la folie à l’époque : celle de la folie comme un « dérèglement » de l’esprit et comme une forme de sagesse. Clairville reprend la notion de l’extravagance afin d’élaborer une poétique de l’histoire comique où la présence déstabilisante de l’extravagant lui permet de commenter l’importance du genre pour la formation de l’esprit libertin (et vice versa). L’histoire comique se réalise à travers deux aspects structurels : le style fragmenté et entrecoupé du récit et la figure de l’extravagant, comprise comme procédé métafictionnel qui, loin de se révolter contre la forme du roman de l’époque comme on s’y attendrait de la part d’un antiroman, réutilise certaines structures du roman conventionnel mais les réaménage afin de correspondre aux besoins de l’auteur. Tandis que Le Berger extravagant reprend les topoi et conventions du roman pastoral, Le Gascon extravagant reprend ceux de l’histoire comique même. À travers la figure de l’extravagant, le régime de l’écriture de l’histoire comique se réalise. L’extravagant, figure de négation de la raison (et du conformisme), fragmenté et entrecoupé, mène le lecteur à une position de tension avec le texte. Dans cette position d’opposition, l’auteur ne permet jamais au lecteur de se perdre dans le récit. À chaque reprise, quand le lecteur tente d’entrer dans le « bois fictif » comme Umberto Eco a identifié l’imaginaire fictif d’après une image de Jorge Luis Borges, il est repoussé, renvoyé, rejeté et l’auteur rappelle au lecteur la nature incomplète et fictionnelle du récit. À travers cette méthode, l’auteur altère le continuum dans lequel le lecteur essaie d’entrer. La figure de l’extravagant sert de mise en abyme à ce style de fragmentation, qui marginalise le lecteur et le distancie du régime de l’imaginaire, procédé qui souligne la modernité de l’écriture du genre même. Antiroman ou métaroman? 31 Ouvrages cités ou consultés Assaf, Francis. « Le miroir dans le labyrinthe : préfaces d’histoires comiques. » Papers on French Seventeenth Century Literature 18.35 (1991) : 283-302. Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978. -. Rabelais and His World. Trans. Helene Iswolsky. Cambridge, MA : The M.I.T. Press, 1968. Baudelaire, Charles. 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