eJournals Oeuvres et Critiques 41/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Vers l’invention du personnage de roman: le cas de Francion

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2016
Salma Lakhdar
Francine Wild
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion Salma Lakhdar et Francine Wild Université de Caen Normandie LASLAR/ EA4256 Séducteur, donneur de leçons, auteur de tours pendables, Francion fascine les lecteurs depuis près de quatre cents ans. Les critiques ne sont pas en reste : la réflexion sur l’œuvre passe presque nécessairement par une réflexion sur le héros. Les jugements sont contrastés. Francion est-il héros ou anti-héros ? Est-il un faisceau de contradictions ? Évolue-t-il ? Y a-t-il une clé ? serait-il à l’image de Théophile, ou du jeune Sorel 1 ? Ces interrogations sur le personnage, et les réponses apportées, débouchent sur des conclusions quant à la place que tient l’Histoire comique de Francion 2 dans l’histoire du genre romanesque : pour les uns, Sorel serait un épigone de Rabelais sans en avoir le génie, ou un émule des conteurs du XVI e siècle ; pour d’autres il ouvre la voie à l’histoire comique alors émergente, et par là au roman moderne que les histoires comiques préfigurent. Ces divers points de vue posent directement, à propos du personnage du héros, la question de la modernité de l’œuvre. Leur variété incite à réinterroger le texte : en quoi le personnage de Francion, qui n’est pas constamment au centre de la narration mais constitue pratiquement le seul lien entre les épisodes et entre les personnages secondaires, inaugure-t-il, ou du moins permet-il d’entrevoir, une conception moderne du personnage ? Nous partirons d’une définition assez grossière du personnage de roman : le roman moderne se construit autour de l’intériorité d’un individu fictif, qu’on analyse et qu’on accompagne notamment dans ses difficultés d’insertion sociale et amoureuse. L’accent mis sur son itinéraire mène au roman dit d’apprentissage, l’accent mis sur le contexte dans lequel il évolue fait le roman dit de mœurs. Le double aspect de la complexité intérieure et de 1 L’hypothèse d’un Francion-Théophile est notamment suggérée par Antoine Adam (q.v., 150) ; l’hypothèse d’un Francion double de l’auteur est examinée par presque tous les critiques, avec des réponses diverses. 2 L’édition A. Adam (v. bibliographie), contestable de l’avis même de l’éditeur, mais qui n’a pas été vraiment remplacée, sera ici abrégée en Francion. 34 Salma Lakhdar et Francine Wild la difficulté à comprendre le monde, surtout social, est déterminant pour évaluer la modernité d’un personnage. Nous étudierons donc Francion sous ces deux angles, en cherchant d’abord à analyser les signes de sa complexité à partir des lectures de la critique ; puis nous montrerons Francion face à la société et verrons l’évolution de ses rapports avec elle ; nous insisterons sur l’aspect « philosophique » du personnage et ce qu’il véhicule de contestation, discrète ou non. Un personnage à l’identité vacillante La question de la moralité de Francion dans ses actes, ses discours, ses réflexions, est une de celles qui divisent les critiques. Dans son article sur le « double jeu » de Francion 3 , Yves Giraud commence par citer une collection de louanges des « qualités exceptionnelles » et de l’idéal « de liberté et de justice » de Francion, lues dans divers travaux critiques, dont il prend ensuite systématiquement le contrepied en montrant comment le héros, méchant garnement dans son enfance, devient - et reste - un homme plein de prétentions, aigri par l’insuccès, rancunier, un hypocrite surtout, le contraire même des valeurs qu’il revendique. Il y a à l’évidence une part de provocation dans cette démonstration qui aboutit à la conclusion sévère que le jeune Sorel multiplie « les inconséquences et les incohérences » (Giraud 48). Mais le seul fait qu’on puisse avoir du comportement du personnage des lectures aussi diamétralement opposées confirme la difficulté de le cerner. Même si on fait abstraction des jugements moraux, le personnage de Francion ne se laisse pas aisément définir. Déjà Henri Coulet reconnaissait la complexité du personnage, « à la fois sentimental et grossier, généreux et égoïste, jouisseur et stoïque » (196). Jean Serroy, qui admet d’emblée que Francion n’a pas l’exemplarité morale d’un « héros », reprend cette idée de complexité : « il est faible parfois, malgré son courage, et ne résiste pas toujours à l’appel des sirènes. Il a les faiblesses d’un homme, et il en a la complexité » (152). Il introduit cependant la dimension temporelle, suggérant l’idée d’apprentissage : « C’est en se penchant sur son passé qu’il apprend luimême à mieux se connaître » (152) ; il établit une structuration de l’œuvre autour de l’évolution du personnage, déjà présente dans la première version : le héros, polarisé sur la conquête de la belle Laurette dans les sept premiers livres, se tourne, avant même la fin de cette quête, vers Nays dont il a vu le portrait, et la suite raconte sa quête nouvelle et l’aboutissement de celle-ci. Francion quitte finalement le libertinage et trouve la paix intérieure. Les 3 Giraud, Yves. « ‘Mais j’étais un grand trompeur…’. Franchise et tromperie ou le double jeu de Francion » (q.v.) Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 35 commentaires moralisateurs du narrateur dans la version de 1633 renforcent cette perspective, mais elle est déjà présente dans la version de 1623. Ces quelques repères pris dans une littérature critique abondante suffisent à démontrer que tous les auteurs perçoivent le personnage comme complexe. C’est une innovation : les héros de roman, résume Jean Serroy, sont alors « des êtres de fiction et d’idéal, désincarnés » ou, dans le conte, « des types plus que des individus » (146). C’est encore le cas, dans le Francion, de tous les personnages autres que le héros : Laurette et Valentin, Hortensius, Clérante, Agathe ou Raymond. Sorel n’a pas créé le roman moderne ; il ne l’a que préfiguré. Seul le héros éponyme apporte une véritable nouveauté. Sur un point, Francion présente des contradictions évidentes. Il s’agit de l’écart entre les actes et la parole, ce qui permet à Y. Giraud de le taxer d’hypocrisie : Francion, qui par son nom et par ses professions répétées de franchise devrait être le plus droit et le plus transparent des hommes, ne cesse de mentir, de dissimuler, de se déguiser aussi. Certes il faut faire la part du jeu, de la burla, voire de la comédie, car tous trompent et sont trompés, l’épisode initial le prouve et le récit d’Agathe le confirme ; on ne peut non plus reprocher à un noble, à cette date, de tromper les manants et de collectionner les femmes ; qu’un jeune homme pauvre comme l’est Francion ménage un protecteur comme Clérante ne peut davantage surprendre : il « démonstr[e] doucement » à Clérante qu’il devrait se cultiver un peu, et par ailleurs lui exagère sa pauvreté : « je me fis encore plus pauvre que je n’estois en effet, afin de l’induire a m’assister » (251), ni que le héros dissimule à Nays (mais pas au lecteur ! ) les conquêtes amoureuses qui ont fait de lui le « taureau banal » d’un village (370) ; mais Francion n’est loyal ni envers les « généreux », ni envers Clérante, avec qui il devrait l’être : il exploite à son profit les valeurs d’indépendance, de franchise, de libéralité, de courage qu’il prétend partager avec eux. Avec la bande des « généreux », il joue de la légitimité que lui donne sa noblesse pour entretenir des « jeunes hommes de toutes sortes de qualitez » dans une illusion d’égalité. Il en tire un profit, ce qui revient à faire commerce de sa noblesse tout en prétendant « ne regard[er] qu’au mérite » (241). Quant à Clérante, il le trahit clairement auprès de Luce, puisqu’il saisit au passage la bonne fortune qu’il était supposé obtenir pour son maître. La transgression est assez patente pour que Francion donne une justification, qui n’a guère de consistance : Si quelque Reformé m’entendoit, il diroit que j’estois un perfide, […] mais quelle sotise eussé je faite, si j’eusse laissé eschapper une si rare occasion ? […] mon plaisir ne me devoit il pas toucher de plus pres que celuy d’un autre ? (266) 36 Salma Lakhdar et Francine Wild Juger moralement n’aurait guère de sens, mais on remarque que, dans les deux cas et à quelques pages d’intervalle, Francion manifeste une complaisance sans équivoque pour ses plaisirs immédiats. Sa franchise se dégrade alors en cynisme. N’est-ce qu’une phase de son « apprentissage » ? La question se pose. Diverses considérations liées à l’écriture permettent d’expliquer ce qu’on a pu considérer comme des incohérences. La complexité du personnage de Francion est due pour une part à l’éclatement de la narration entre des genres différents. Sorel cherche idées et inspiration dans tous les genres narratifs, le roman « grec » 4 , les recueils de contes, le roman picaresque. Adoptant de passage en passage le ton d’un genre différent, il donne aussi à son personnage des traits de caractère correspondants, et le lecteur, adaptant sa lecture aux horizons d’attente du genre où le récit s’installe, tend à amplifier cet effet. Lorsque Francion est l’acteur d’un bon ou mauvais tour, il agit donc avec cynisme, trompe et humilie sans scrupule - qu’on pense à Valentin (66-70), ou à la noce paysanne (277-278) 5 . Dans la cour qu’il fait à Nays, en revanche, il endosse le personnage du parfait gentilhomme, professe un amour éthéré et exprime ses désirs avec la discrétion d’un amant soumis (355-357). Ailleurs on le voit changer de lieu, de situation, de costume, avec la légèreté d’esprit qui caractérise le picaro : il acquiert d’un soldat qu’il rencontre « un méchant haut-de-chausses rouge et un pourpoint de cuir fort gras », et utilise la laisse du chien qu’il avait lorsqu’il était berger « pour pendre son épée en écharpe » (395). La discontinuité générique dans l’écriture entraîne ainsi, plutôt qu’une véritable complexité, une discontinuité du personnage. Cette discontinuité a été sévèrement jugée par les critiques qui l’étudiaient dans la perspective du roman moderne : Francion apparaissait comme une ébauche mal maîtrisée. Pour Henri Coulet, l’Histoire comique de Francion est « une enfilade d’anecdotes, de plaisanteries, de mystifications, de scènes de la rue, de mots de caractères » et « n’a pas réussi à être l’histoire d’une vie ou d’une âme » (193). Depuis une quarantaine d’années, on l’a vu comme un modèle du héros baroque par son identité fluctuante : Jean-François Maillard souligne « [s]a relation ambiguë [à] l’apparence », ainsi que le flottement de son idéal entre une aristocratie du mérite et celle de la naissance (153-154). Même lorsqu’ils ne font pas appel à la catégorie du baroque, les critiques actuels voient en lui un préfigurateur de toutes les ruptures romanesques du XX e siècle. Éclatement de la person- 4 Le roman grec, présent en France depuis la traduction de celui d’Héliodore, Théagène et Chariclée (publiée sous le titre L’Histoire aethiopique en 1547, par Jacques Amyot), dicte surtout la structure, le début in medias res et le récit personnel qu’il implique, et la poursuite d’une femme uniquement aimée. 5 Les effets du laxatif que Francion a mis dans le plat de riz sont décrits par lui avec complaisance. Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 37 nalité et discontinuité du moi deviennent des signes de modernité extrême. Ainsi, Mathilde Aubague fait-elle de l’incohérence du caractère de Francion l’un des procédés par lesquels l’écrivain refuse au lecteur « le confort de l’illusion référentielle » (25). Une autre source de complexité réside dans le récit à la première personne, que Sorel emprunte au roman picaresque mais qu’il utilise de manière très différente. En raison de sa noblesse, Francion est doté d’une estime de lui-même et d’une capacité de réflexion dont ne jouit aucun picaro. Le récit de sa vie d’écolier et de jeune gentilhomme est pour lui l’occasion de comparer le moi présent et le moi d’autrefois ; il repère des constantes qui deviennent ainsi ses valeurs personnelles, quasi innées : la vaillance, l’attrait pour les choses de l’esprit, le besoin de liberté, la fierté : « J’avois desja je ne sçay quel instinct qui m’incitoit a hayr les actions basses […] » (169), dit Francion au moment où il commence à raconter ses premiers exploits d’écolier dans son village. Peu après, comme l’a noté René Démoris (23-24), Raymond, destinataire du récit, le compare aux picaros mais indique que c’est la qualité du personnage d’aujourd’hui qui fait l’intérêt du récit d’enfance : Ignorez vous que ces actions basses sont infiniment agreables, et que nous prenons mesme du contentement a ouïr celles des gueux et des faquins 6 , comment n’en recevray je point a ouyr celles d’un Gentilhomme escolier, qui fait paroistre la subtilité de son esprit et la grandeur de son courage des sa jeunesse ? (180). Le récit personnel fait du point de vue d’aujourd’hui récapitule et met en perspective les actes et les discours du passé. Ce n’est pas encore l’aboutissement de l’évolution du héros ; après le Livre VI, elle se poursuit dans un récit cette fois assumé par le narrateur, mais éclairé par tout ce passé. Nous sommes bien dans l’histoire de Francion. Cette temporalité nouvelle complexifie nécessairement le héros, pour un temps sujet et objet du récit, qu’on voit appliquer ses valeurs, les relativiser, voire les trahir, de façon bien différente selon les phases de sa vie. On n’y prend souvent pas garde à la lecture, en raison du contenu facétieux des épisodes : le héros n’est pas un simple lien entre les épisodes successifs, il évolue lui-même. C’est une innovation encore timide, assez maladroitement réalisée, mais promise à un long avenir. 6 L’édition de 1626 ajoute ici « comme de Guzman d’Alfarache et de Lazaril de Tormes ». 38 Salma Lakhdar et Francine Wild Le héros et la société La société à laquelle se heurte le héros apparaît en premier lieu, du fait du choix « comique » de l’auteur, sous la forme de la satire, et cela, chronologiquement, avant même la naissance de Francion, puisque le récit de celui-ci débute par les embarras judiciaires de son père, qui se règlent par son mariage avec la future mère de Francion. On retrouve la satire avec les récits sur la vie au collège, et plus encore avec le monde littéraire rencontré dans les librairies de la rue Saint-Jacques, la Cour, le monde des Grands : ces aspects s’étoffent dans les éditions de 1626 et 1633. Chaque milieu fréquenté étale ses ridicules et ses faiblesses au héros de plus en plus déçu. Sorel a fait de son héros un noble provincial, catégorie sociale alors en voie de déclassement. Une des sœurs de Francion épouse un conseiller au Parlement, et pour lui on envisage une carrière de magistrat, à laquelle la mort du père le fait échapper. Sûr de son droit à la maîtrise, il est pourtant exclu des cercles dominants par le manque d’argent. Au sortir de la douceur du milieu familial, la découverte du monde se fait avec l’arrivée dans un collège parisien : « Qu’il m’estoit estrange d’avoir perdu la douce liberté que j’avois chez nous […] » (170). Francion découvre la contrainte, la privation, l’injustice. Il se console en rêvant avec des romans de chevalerie et en devenant « un vray poste d’ecolier » (175), adaptation à la fois par le rêve et par la réalité. D’autres épreuves attendent Francion ; celle de la pauvreté, lorsque Raymond lui a volé son argent, est la plus dure. C’est alors que la désillusion est à son comble : « je me vy frustré de toutes les esperances que j’avois tellement nourries en mon âme » (224-225). Le retour à une relative prospérité permet au héros d’entamer une lente ascension, dans un cercle de jeunes gens puis auprès de Clérante, qui le mène jusqu’à la Cour et à la fréquentation familière du roi. Tout au long de son récit, il dit son jugement sur ce qu’il observe, mêlant les impressions d’alors et les réflexions faites à l’occasion du récit. Son point de vue est remarquablement stable. La vanité fait qu’on le méprise mal vêtu et qu’on l’admire lorsqu’il a enfin un habit neuf : « Quand je pense à la vanité des hommes… » (234).-Il la dénonce dans les deux cas, au nom du mérite authentique. L’argent et l’intérêt, valeurs bourgeoises, suscitent constamment son mépris. Aristocrate, il est fidèle à la valeur de gratuité, qu’il cultive par la générosité, la fête et la prodigalité, ainsi que par l’érotisme, comme l’a remarqué J.-F. Maillard (148). Mais Francion n’est pas qu’un bloc de stabilité : il évolue, à la fois du point de vue théorique et du point de vue pratique. Par l’étude et la réflexion il maîtrise de mieux en mieux sa compréhension du monde humain, il élabore sa philosophie. Celle-ci est construite loin des enseignements du collège et contre eux : Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 39 Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’estudiay a sçavoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentiments en toutes occasions, sans m’arrêter aux opinions vulgaires (214) 7 . Par l’étude, Francion découvre les règles de l’écriture poétique, qui lui apporte une consolation lors de sa période de pauvreté : « Apres avoir descrit mon mal, je ne le sentois plus si violent, encore que j’en apperceusse les plus vifs acces naifvment representez » (225). Puis il approfondit la philosophie et élabore une doctrine personnelle capable de faire vivre les hommes « comme des dieux » (244). C’est précisément à ce moment, où on s’attendrait à le voir devenir un sage libéré du monde, qu’il décide de se conformer au monde pour y réussir. Il renonce à la posture de redresseur de torts - sauf au Livre IX avec l’avare Du Buisson, pour de seules raisons d’identité sociale (334-351). Il n’hésite pas à se livrer à la médisance lorsque c’est sans risque : Me deliberant de suivre en apparence le trac des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquerir la bienveillance d’un chacun. Je m’estudiay a faire dire a ma bouche le contraire de ce que pensait mon cœur, et a donner les compliments et les loüanges a foison, aux endroits où je voyois qu’il seroit necessaire d’en user, gardant tousjours neantmoins ma liberté de mesdire de ceux qui le meritoient […] (245). La suite montre la mise en œuvre concrète de ce projet. Francion pratique des compromissions indispensables mais de plus en plus importantes, qu’il avoue et même justifie. Auprès de Clérante il ne tarde pas à « gouverner » son maître : « j’estois au service d’un maistre qui me nourrissoit, et me bailloit bon appointement, et si je prenois de l’authorité sur luy, et luy commandois qu’il s’abstint de beaucoup de choses » (253) 8 . Sa réussite, qui l’amène à fréquenter les Grands et le roi lui-même, lui donne raison. Dans cette citation, toutes les explications données par le personnage ou par le narrateur sur ses choix et sur sa situation tiennent compte de son intérêt. La suite le confirme. Lorsque Nays le rejette en raison de son infidélité, il est « tout chagrin, car il sçavoit bien que c’estoit un bon party pour lui que Nays. Il estoit fasché de le perdre et de le perdre encore avec honte » (485). 7 Dans l’édition de 1633, à partir de « doctrine », on a : « et m’estant mis a revoir mes escrits de Philosophie que nostre Regent nous avoit dictez, je les conferay avec les meilleurs autheurs que je pus trouver, si bien que par mon travail je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulierement ». La rupture avec l’enseignement reçu est moins radicale. Notons au passage que sous le nom de philosophie, on entend alors surtout les sciences de la nature. 8 N’oublions pas que et si signifie « et pourtant » : Francion gagne sur tous les tableaux. 40 Salma Lakhdar et Francine Wild Le « double jeu » repéré par Y. Giraud entre valeurs proclamées et valeurs pratiquées est bien là. C’est l’apprentissage de la société par Francion qui le détermine et le roman, surtout en raison du discours à la première personne, met cet avilissement du personnage à la charge du monde perverti dans lequel il vit. Par ailleurs la façon dont s’adapte Francion, grâce à son talent littéraire et poétique et à son esprit autant que grâce à la souplesse morale qu’il adopte, atteste qu’un âge de l’aristocratie est terminé : ce n’est pas par son épée - Francion gagne ses duels mais ne va jamais à la guerre - qu’il se fait une place enviée, mais par une mise en œuvre courtisane de sa culture et de son talent poétique 9 . L’itinéraire de Francion dans la société est l’histoire d’une réussite ponctuée par des phases de désillusion et d’apparent échec. En amour, son évolution est encore moins rectiligne. Il a un comportement de Don Juan, stimulé par l’obstacle, repartant en chasse dès la possession obtenue : « Mon ame s’enflammoit au premier objet qui m’apparoissoit, et de cinquante beautez que j’avois le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvois pas discerner laquelle m’agreoit le plus » (240), reconnaît-il. Plus loin il laisse entendre qu’il aspire à un amour parfait : « Je ne pouvois mettre entierement mon amour en pas une Dame, parce que je n’en trouvois point qui meritast d’estre parfaitement aymée, et si presque toutes celles qui s’offroyent a moy, me charmoient la raison » (268), dit-il, apparemment surpris de l’incohérence de son propre comportement. La conquête de Laurette achevée ne marque nullement la fin des conquêtes éphémères : « il fallait songer à en pourchasser une autre (325). Amoureux déclaré de Nays, il ne se prive pas de séduire au passage de nombreuses paysannes, la jeune bourgeoise Joconde, et tente sa chance auprès d’Émilie. Il faut sans doute lier cet appétit insatiable du plaisir à la « philosophie » de Francion, car lui-même, lors de l’orgie du livre VII, relie son « tremblement » à celui du monde : « mon souverain plaisir c’est de fretiller, je suis tout divin, je veux estre tousjours en mouvement comme le Ciel » (319). « Cette formule pourrait avoir été écrite par le moniste Giordano Bruno », écrit J.-F. Maillard (158). L’amour est le mouvement même de l’Être. Même déjà lié à Nays, Francion trouve naturel de chercher à séduire Émilie, et ne comprend pas que Dorini le lui reproche : « Pensez-vous que j’aye cessé d’estre ce que j’estois […] ? Ne sçavezvous pas que nous avons tousjours vescu dedans cette liberté […] ? » (484). Il abandonne pourtant ses chasses amoureuses lors du mariage. Son humeur 9 Le personnage de Francion est très proche dans cette partie du roman de ce que fut la carrière de Théophile : celui-ci fut au service de Candale à partir de 1615 environ, puis de Luynes en 1620-1621. Luynes mort (15 décembre 1621), Théophile passe au service de Montmorency (qui a quelques traits communs avec Clérante. Voir Tallemant des Réaux 362-364). Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 41 devient « grave » : « l’on n’eust pas dit que c’eust esté lui-mesme » (527). Ce n’est pas une évolution mais une conversion subite. On comprend que le héros ne fait plus seulement semblant de « suivre le trac des autres », il le suit pour de bon, et se conforme à l’ordre moral plutôt qu’à l’ordre cosmique, même en matière amoureuse. Apparemment singulier, cet itinéraire de la dépendance familiale et scolaire à la liberté intellectuelle avec ses dangers, puis à une hypocrisie qui assure la sécurité, avant de rentrer finalement dans le rang sans regret, représente particulièrement bien l’itinéraire d’un libertin de cette génération. Francion ne dit presque rien de sa quête philosophique, mais il est significatif qu’il veuille chercher la connaissance par lui-même (214), qu’il dise plus loin avoir trouvé une doctrine permettant aux hommes de vivre « comme des dieux » (244), qu’enfin il décide de ne plus répandre ses idées que certains taxent de « folie » mais de les garder comme un « trésor caché » (269). Quelques allusions à la nécessité de ne pas être naïf nous incitent à remarquer ces indices de libertinage. Ce qu’on doit aussi remarquer est la présence du danger et les emprisonnements successifs que subit Francion : dès le début il doit fuir, et son songe la nuit suivante, plein de scènes de poursuite angoissantes, nous prépare à le voir affronter des dangers ; devenu courtisan il échappe de justesse à une tentative d’assassinat de la part de Bajamond qu’il a offensé involontairement (296-299) ; ses rivaux auprès de Nays le font tomber par traîtrise dans « une large fosse » où il est supposé « mourir là en langueur » (363-366) ; immédiatement après la conquête de Joconde, un quiproquo le fait arrêter, interroger, il est menacé de la potence (392-394) ; enfin le livre-XII est consacré en grande partie à une affaire de fausse monnaie montée de toutes pièces où Francion risque gros, la police et le juge étant complices de ses ennemis. Ces moments dramatiques ont été ignorés de la critique, surtout parce que Francion les affronte avec une humeur égale, voire joyeuse : au gouverneur qui le prend pour un fomenteur de troubles, il répond de façon bouffonne, et le quiproquo est vite levé. Lorsqu’il doit fuir les assassins en se déguisant en marchand d’oublies, son dialogue avec le portier suisse « a demy ivre et a demy endormy » (298) de Clérante qui refuse d’ouvrir est tout à fait comique. On oublie presque qu’il a des assassins à ses trousses. L’angoisse n’est pourtant pas loin. Les écrivains de ce temps troublé évoquent volontiers les angoisses à l’approche de la mort : Théophile a composé des stances saisissantes sur les affres du condamné à mort (Œuvres poétiques 107-108) ; quinze ans plus tard dans L’Illusion comique, Corneille fait exprimer à Clindor emprisonné une vision hallucinée de la scène de son futur supplice (669). Sorel est loin de cet état d’esprit, il a fait de Francion - sans doute en raison de son identité aristocratique - un personnage dynamique et courageux, dont l’attitude néo-stoïcienne acclimate, mutatis mutandis, 42 Salma Lakhdar et Francine Wild le flegme qui caractérisait le picaro. Mais avec insistance il nous montre le héros menacé, poursuivi, obligé de fuir, mis en prison 10 . Une hantise qui peut expliquer bien des compromissions, celles de Francion comme celles des libertins que connaît bien l’auteur. Alors que les personnages de Rabelais semblent surtout conçus pour représenter une persona dans le récit et une voix dans le dialogue, Sorel donne à son personnage principal une consistance inédite. Il lui confère une intériorité. Francion se raconte lui-même en s’interrogeant sur sa personnalité, sur sa place dans le monde ; il fait des choix, mûrit, et le mariage auquel il aboutit avec Nays, l’installant dans un bonheur stable et dans l’opulence à laquelle le destinait sa naissance, symbolise sa réussite. C’est pourtant une réussite ambiguë comme l’est celle de la plupart des picaros : installé, arrêté dans sa course et désormais sans aventures, le personnage semble se renier lui-même. Quel message nous propose-t-il par cet itinéraire ? Son caractère garde jusqu’au bout des aspects contradictoires. Ceux-ci nous interrogent. Maladresse d’un très jeune écrivain ? C’est possible, mais on ne peut se satisfaire de cette explication. Esthétique éclatée, pour exprimer les incertitudes d’une époque de mutation ? C’est une lecture légitime, quoiqu’anachronique, qui plaque un point de vue d’aujourd’hui sur un texte conçu dans une tout autre culture. Les irrégularités du personnage et ses contradictions par rapport à ses propres valeurs expriment à coup sûr celles d’une société où l’idéologie aristocratique bien présente est minée par la progression de la bourgeoisie riche. Elles se présentent aussi comme une incitation à décrypter un ensemble d’affirmations très hardies, cachées sous le voile du songe ou de la folie, réparties entre toutes les voix présentes dans le roman, excusées par la tradition carnavalesque reprise des contes. Le brouillage du sens est renforcé par l’allongement et les modifications du texte au fil des écritures. Derrière la continuité du récit et la présence affirmée du personnage, qui annoncent le roman moderne, les points de discontinuité nous signalent le libertinage qui ne peut se montrer. L’hypocrisie (et peut-être le cynisme) de Francion nous parlent de tous les libertins de son temps. La modernité est bien là, mais sous deux aspects, l’un formel et l’autre caché dans le texte, qui nuisent chacun à la visibilité de l’autre. Ouvrages cités ou consultés Adam, Antoine. Histoire de la littérature française du XVII e siècle. T. I. Paris : Éd. Mondiales, 1962 [1949]. 10 Dans la Première Journée, Théophile décrit aussi un personnage menacé par une foule fanatique (2, 22). Vers l’invention du personnage de roman : le cas de Francion 43 Aubague, Mathilde. « L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme étape dans la formation du roman moderne ». Questions de style n° 8, 2011 : 13-28. Corneille, Pierre. L’Illusion comique. In Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), T. I, 1980. Coulet, Henri. Le roman jusqu’à la Révolution, T. I : Histoire du roman en France. Paris : Armand Colin (Collection « U »), 1967. Démoris, René. Le Roman à la première personne, du classicisme aux lumières. Genève : Droz, (Titre courant), 2002 [Édition originale Armand Colin, 1975]. Giraud, Yves. « ‘Mais j’étais un grand trompeur…’. Franchise et tromperie ou le double jeu de Francion » Littératures classiques n° 41, 2001 : 41-48. Maillard, Jean-François. Essai sur l’esprit du héros baroque (1580-1640). Le même et l’autre. Paris : Nizet, 1973. Serroy, Jean. Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e siècle, Paris : Minard, 1981. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. Éd. A. Adam. In Romanciers du XVII e -siècle. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes. Éd. A. Adam. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), T. I. 1960. Viau, Théophile de. Œuvres complètes, éd. G. Saba. Paris : Champion, 1999. Viau, Théophile de. Œuvres poétiques, éd. Guido Saba. Paris : Classiques Garnier, 2008.