eJournals Oeuvres et Critiques 41/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Modernité et scénographie du rire dans 'Le Roman comique'

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2016
Jean Leclerc
Alex Bellemare
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique Jean Leclerc University of Western Ontario Alex Bellemare Université de Montréal L’une des scènes les plus drôles du Roman comique se trouve au chapitre dixneuf de la première partie, au moment où Ragotin tente de monter à cheval avec une carabine en bandoulière (158-159). La critique scarronienne s’est beaucoup intéressée au personnage en question. Pour Dominique Froidefond, « Ragotin incarnera ce fantoche réductible à un pli caricatural, à un enchaînement de gags, de “disgrâces” qui vont rythmer l’intrigue tout en témoignant de la rencontre de la farce et du roman, du théâtre et de la vie, c’est-à-dire du renouvellement du genre romanesque » (« Le Ragotin de Scarron, etc. » 115-126) Comme la plupart de ses « disgrâces 1 », celle-ci se déroule devant de nombreux témoins, incluant la troupe des comédiens, l’opérateur et sa femme, tous en route vers un mariage à l’extérieur de la ville : « Tout cela se passa à la vue des carrosses qui s’étaient arrêtés pour le secourir ou plutôt pour en avoir le plaisir. » (160). Cette hésitation entre l’action de le secourir et l’attitude passive de profiter du spectacle se résorbe lorsque Ragotin abandonne son cheval au poète Roquebrune, qui est aussi maltraité par « ce malencontreux animal » et obligé de dévoiler ses « parties de derrière » : L’Accident de Ragotin n’avait fait rire personne, à cause de la peur qu’on avait eue qu’il ne se blessât ; mais celui de Roquebrune fut accompagné de grands éclats de risée que l’on fit dans les carrosses. Les cochers en arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl et tous les spectateurs firent une grande huée après Roquebrune. (160) 1 Sur cette question, voir aussi Serroy (514). Ragotin n’est cependant pas qu’un pantin désarticulé et sa présence réifiée au cœur d’épisodes farcesques provoque des réflexions autrement plus sérieuses sur les enjeux complexes du rire. 46 Alex Bellemare Ce commentaire du narrateur appelle une série d’observations qui serviront d’introduction à notre propos sur la modernité du rire dans Le Roman comique. Il faut d’abord noter le clivage entre le rire des personnages et celui du lecteur : l’affirmation selon laquelle « l’accident de Ragotin n’avait fait rire personne » contredit l’expérience du lecteur qui, s’il n’a pas ri aux éclats, n’a sans doute pas pu s’empêcher de sourire et de laisser échapper quelques ricanements lors de la découverte du passage. Le contexte fictionnel et l’esthétisation grotesque du personnage de Ragotin libèrent le lecteur de préoccupations comme la peur « qu’il ne se blessât », atténuant la sensibilité et la pitié que l’on aurait pour lui grâce à une distanciation où le roman « comique » crée un espace de connivence et de complicité propre à l’épanouissement réitéré du rire du lecteur. La modernité de Scarron en matière de comique romanesque se situe dans le commentaire et la réflexion qui accompagnent les représentations textuelles du rire. Cette réflexion inclut non seulement des indices des sensibilités de l’âge classique en matière de raillerie et de ridicule, mais s’inscrit en même temps dans une longue tradition de penseurs qui ont théorisé le rire et ses rapports avec les autres passions. Par exemple, les assistants ne rient pas de la disgrâce de Ragotin « à cause de la peur qu’on avait eue qu’il ne se blessât », ce qui trace une frontière entre une situation comique et une autre qui ne l’est pas. Le rire a donc ses limites et peut être entravé par d’autres passions. Le roman fait écho à la fois aux théories contemporaines des passions présentes chez des médecins ou des philosophes comme René Descartes (1596-1650) ou Marin Cureau de La Chambre (1594-1669), mais aussi à la définition aristotélicienne du comique, conçu comme « un défaut et une laideur qui n’entraîne ni douleur ni dommage » (90 ; 1449b). Scarron décrit des témoins sensibles au critère d’innocuité du comique établi depuis la Poétique, intuitivement conscients de la ligne de fracture qui fait basculer du rire au non-rire. Le rire représenté dans Le Roman comique est par-dessus tout un phénomène social qui répond à une logique scénographique, impliquant l’acteur d’une action ou d’une parole perçue comme comique par un public distancié capable d’en juger. Ici les rires des cochers et des occupants des carrosses convergent vers une situation dédoublée en deux séquences, deux chutes causées par une même bête et dont les conséquences sont divergentes. L’on a peur pour Ragotin, l’on se moque du poète. Scarron ne développe pas les raisons qui provoquent cet éclat : peut-être s’agit-il de la dimension scatologique de la scène qui s’inscrit dans l’imaginaire carnavalesque, peutêtre que l’aspect sériel des deux chutes consécutives rattache le passage à un comique de la répétition, procédé comique maintes fois utilisé par l’auteur. Quoi qu’il en soit, la scène du « trébuchement de Ragotin » montre que ce dernier n’est pas toujours le dindon de la farce et qu’il n’excite pas systéma- Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 47 tiquement le rire de ses compatriotes, un rire méchant justifié par le ridicule et la grossièreté de ce bouc émissaire. De plus, le rire n’est jamais universel chez Scarron et implique toujours la présence d’un tiers exclu qui ne rit pas pour différentes raisons, comme le poète dans cette scène, ce qui permet de poser l’hypothèse que le partage du rire serait toujours inégal dans le roman. Il appert que la dynamique sociale du rire n’est pas aussi figée qu’on le croit et qu’elle renouvelle les rapports entre un ou des rieurs, un ou des moqués, en fonction de situations qui sont décrites et analysées par le narrateur. Il s’agira donc d’analyser les traces d’une scénographie du rire dans le roman et d’en décliner les implications sociales et morales, la distribution des rôles (rieur/ moqué), la relation au pouvoir, et de tenter d’expliquer en quoi et pourquoi le partage du rire n’est pas distribué équitablement. Ces analyses nous amèneront à étudier les difficultés de narrer une histoire drôle auprès d’un public qui n’a pas nécessairement envie de rire. Ce tour d’horizon devrait permettre de faire mieux comprendre la modernité du rire de Scarron, et d’établir une meilleure connaissance des modes d’inscription des théories du rire et des sensibilités de l’âge classique dans une œuvre qui prétend non seulement faire rire son lecteur, mais peut-être aussi le faire réfléchir sur ses défis. Le rire du Roman comique ne possède pas la dimension collective et universelle que Bakhtine percevait chez Rabelais (Bakhtine 20). Scarron représente plusieurs personnages empêchés de rire par des émotions contraires à la joie, même dans les circonstances les plus cocasses. La Rancune est rongé par l’envie et est décrit par le narrateur comme un « de ces misanthropes qui haïssent tout le monde, et qui ne s’aiment pas eux-mêmes et j’ai su de beaucoup de personnes qu’on ne l’avait jamais vu rire » (58). Le narrateur se plaît alors à répéter que La Rancune ne rit pas même s’il est l’ingénieur de plusieurs plaisanteries, ce qui devient une source de comique en soi, autant lors de l’aventure du pot de chambre 2 que celle des brancards : « Cela les fit rire de bon courage, excepté la Rancune qui ne riait jamais, comme je vous ai déjà dit » (66), ou lorsque Ragotin casse un verre pendant une de leurs débauches : Enfin il [Ragotin] le [son verre] jeta par-dessus sa tête et tira La Rancune par le bras afin qu’il y prit garde, pour ne perdre pas la réputation d’avoir cassé un verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune n’en rit point ; 2 À noter que cette scène, mobilisant un comique du bas corporel, n’est pas scandée par des éclats de rire. Au contraire, personne ne rit : ni La Rancune, concepteur de la ruse, ni le marchand qui en subit les contrecoups, ni l’hôtesse qui enrage à cause du tapage. La Rancune est, de façon apparemment contradictoire, un joueur de tours qui ne s’inquiète pas de leur réception (à l’inverse d’autres personnages cherchant parfois trop activement le rire qui, ce faisant, tombe à plat). 48 Alex Bellemare mais, comme je vous ai déjà dit, il était plutôt animal envieux qu’animal risible. (92) À l’opposé, le Sieur de La Rappinière, pourtant qualifié de « Rieur de la ville du Mans » (51), rit rarement dans le roman. D’ailleurs, il est tellement frappé de colère et de jalousie dès le quatrième chapitre qu’il ne réussit pas à changer sa confusion en moquerie après avoir pris une chèvre pour sa femme pendant la nuit (58). La colère est ainsi la passion la plus éloignée du rire et de la joie, et ces passions semblent s’exclure mutuellement, comme dans le cas de la « civilité » de Ragotin auprès des comédiennes, au dixseptième chapitre. Tandis qu’Angélique « riait comme une folle » (145), les autres personnages souffrent de l’initiative de Ragotin, surtout au moment où le sac d’avoine se rompt, entraînant une propagation de la colère soulignée par la répétition du verbe « enrager » : L’hôte y arriva, qui pensa enrager contre son valet, le valet enrageait contre les Comédiennes, les Comédiennes enrageaient contre Ragotin qui enrageait plus que pas un de ceux qui enragèrent, parce que Mademoiselle de L’Étoile, qui arriva en même temps, fut encore témoin de cette disgrâce. (145) Une telle scène montre à quel point les passions n’agissent pas seules pour créer une barrière au rire, mais que l’intérêt y joue un rôle important, que ce soit l’intérêt matériel et financier de l’hôte ou l’intérêt plus galant de Ragotin, qui souhaitait paraître avantageusement auprès de celle qu’il voulait séduire 3 , mais qui se moque de lui à la fin, comme le montre ce passage : « L’Étoile lui dit que Dieu l’avait punie [La Caverne] de lui avoir ravi Monsieur Ragotin, qui l’avait retenue devant la Comédie pour la ramener, et ajouta qu’elle était bien aise de ce qui était arrivé au petit homme, puisqu’il lui avait manqué de parole » (145). Scarron se plaît à décrire des scènes où la dynamique du tiers exclu est mise en valeur. Même quand l’expression « la compagnie » se rencontre, il y a toujours un personnage qui ne rit pas dans le roman. Dans la scène du combat nocturne au douzième chapitre, quand le Destin trousse une grosse servante et lui donne des claques sur les fesses, « L’Olive, qui vit que cela faisait rire la compagnie, en fit autant à une autre » (99) ; on devine que les deux servantes fessées ne partagent pas l’envie de rire de la compagnie. 3 La chute de Ragotin peut également se lire figurativement : il ne grimpe les escaliers que pour mieux en dégringoler, de la même façon qu’il chute brutalement du statut de gentilhomme qu’il s’était fabriqué pour séduire L’Étoile. Les disgrâces de Ragotin sont le plus souvent bâties sur ce modèle : chaque fois qu’il tente de se rehausser, soit par ambition littéraire, soit par galanterie, chaque fois il trébuche. Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 49 L’euphorie comique qui gagne l’assistance à la vue du claquage de fesses agit comme un retour à l’équilibre. La fête burlesque inaugurée par le Destin réussit à désamorcer une situation pour le moins explosive. Le rire apparaît alors comme un instrument de régulation sociale, mais devient aussi objet de convoitise : c’est l’effet comique engendré par le déculottage et la fessée que recherche L’Olive en reproduisant mimétiquement le geste de Destin, qu’il avait lui-même réifié jusqu’à la mécanisation (« plus de cent claques »). On commente la réception favorable de la plaisanterie de Destin tout en restant muet sur celle de L’Olive. A-t-on ri de bon cœur de la farce redoublée ? Les frontières poreuses entre le rire et le non-rire sont donc aussi sujettes à des effets de variance qui tiennent, pour l’essentiel, à l’arbitraire de la réception. Ailleurs, c’est une gageure audacieuse et surprenante du poète Roquebrune qui provoque l’hilarité générale : « “Je gage cent pistoles que non”. Ce défi de gager, fait si à propos, fit rire toute la compagnie et le fit sortir hors de la chambre » (142), mais l’on devine que ni La Rancune ni le poète n’ont envie de rire en ce moment, La Rancune parce qu’il perd l’occasion de raconter une historiette bien médisante, le poète parce qu’il a eu peur de voir dévoiler son passé. Le seul moment de la première partie où le rire est véritablement universel comporte tout de même assez de complexité pour être lu attentivement. À la fin du chapitre dix, une discussion s’engage sur la possibilité d’adapter la nouvelle de Ragotin au théâtre (il s’agit de L’Amante invisible, lue au chapitre précédent). Les comédiens s’opposent à cette idée notamment en raison de la difficulté de représenter « un grand portail d’Église au milieu d’un Théâtre, devant lequel une vingtaine de Cavaliers, tant plus que moins, avec autant de Demoiselles, feraient mille galanteries 4 » (89), scène impossible à monter par une troupe professionnelle en raison du manque de figurants. Le malicieux La Rancune vient alors en aide à Ragotin et propose de remplacer ces figurants par des pantins de carton : « Ce bel expédient de carton de la Rancune fit rire toute la compagnie ; Ragotin en rit aussi et jura qu’il le savait bien, mais qu’il ne l’avait pas voulu dire » (90). Le rire de Ragotin est ici décalé, en retard par rapport à celui de la compagnie en raison de son incapacité à percevoir l’hyperbole de La Rancune quant à une solution ridicule qui ne fait que souligner l’incompétence de Ragotin en matière théâtrale. Celui-ci ne rit que parce qu’il ne voit pas qu’on se moque de lui et qu’on prend « plaisir à lui faire dire des choses si judicieuses » (89), ou encore parce qu’il ne veut pas perdre la face dans une conversation impliquant les comédiennes. 4 Cette phrase est dite par Ragotin lui-même, qui ne voit pas la difficulté dans cela, prouvant bien sa naïveté. 50 Alex Bellemare Notons au passage que le rire représenté n’apparaît presque jamais dans les nouvelles espagnoles et les récits analeptiques et se concentre pour l’essentiel dans le récit-cadre qui compte, quantitativement, pour moins de la moitié de l’ensemble du roman. Un exemple mérite tout de même d’être abordé puisqu’il illustre à merveille le partage inégal du rire. Lors de l’arrivée de Léonore, de sa mère et de Destin à Orléans au chapitre dix-huit, une troupe de faquins s’offre à porter leur minuscule bagage, créant une scène carnavalesque où le roi des fous est suivi d’une foule de mauvais plaisants : « Toute la canaille qui était sur le port se mit à rire et nous fûmes contraints d’en faire autant » (150). Tandis que le Destin et Mlle de La Boissière enragent d’être pris en otage de la sorte, Léonore prend la chose à la légère et « riait si fort qu’il fallait malgré moi que je [Destin] prisse plaisir à cette friponnerie » (150). Le rire est d’abord une question de pouvoir dans cet extrait, où le grand nombre donne un avantage aux crocheteurs et facilite leur « friponnerie » commise sur trois victimes faciles. Ce n’est qu’avec une addition de contre-pouvoirs que les trois voyageurs peuvent se libérer de l’emprise de la canaille : la situation retrouve son équilibre et évite de se dégrader grâce aux menaces sérieuses de Destin, à la compensation monétaire qu’il leur donne et à l’aide de l’hôte et de l’hôtesse où ils logent. C’est encore une question de pouvoir qui explique le partage du rire dans la fameuse scène du chapeau de Ragotin au chapitre dix (87 ss) 5 . Certes, ce dernier est d’abord la cible des rires au moment où on lui subtilise son livre et qu’il s’épuise à le reprendre, mais la scène bascule vers la violence et la colère qui mettent fin aux rires : « le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde s’éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion et lui donna quelques coups de poing dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant pas aller plus haut » (86). Il est encore le seul à ne pas rire quand on lui enfonce son chapeau sur le nez et qu’on finit par le lui retirer : Aussitôt que l’on eut donné l’air à son visage, toute la compagnie s’éclata de rire de le voir aussi bouffi que s’il eût été prêt à crever pour la quantité d’esprits qui lui étaient montés au visage et, de plus, de ce qu’il avait le nez écorché 6 . La chose en fût pourtant demeurée là, si un méchant 5 Soulignons aussi que, conformément à la logique scénographique du rire, cette scène sollicite massivement le vocabulaire de la dramaturgie par le biais d’expressions topiques comme « représentez-vous » et « voyez » Ces interpellations du lecteur cherchent surtout à rendre visuelles les déconfitures de Ragotin. Ce faisant, il apparaît significatif que Ragotin devienne aveugle lorsqu’on lui enfonce son chapeau sur sa tête. Les spectateurs qui s’amusent de l’accoutrement du petit avocat voient exactement ce que Ragotin ne peut pas voir : son ridicule. 6 Cette scène nuance également l’hypothèse selon laquelle la frontière entre le rire et le non-rire soit une question d’intégrité physique. Ragotin, qui étouffe, Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 51 railleur ne lui eût dit qu’il fallait faire rentraire son chapeau. Cet avis hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n’était pas tout à fait éteinte, qu’il saisit un des chenets de la cheminée […]. (88) Cette colère réanimée fait monter la violence d’un degré : Ragotin n’est plus inoffensif avec des pieds et poings qui n’atteignent que le ventre, et donc ridicule par le fait même, mais devient un véritable danger auquel les assistants répondent par la fuite causée par un sentiment de frayeur. Cette acquisition nouvelle d’un pouvoir sur la compagnie et le désordre de leur fuite provoquent en retour l’hilarité de Ragotin : « Ragotin se mit à rire à son tour, ce qui rassura tout le monde ; on lui rendit son livre et les Comédiens lui prêtèrent un vieux chapeau » (88). Le rire de Ragotin laisse croire que sa volonté de destruction est désamorcée, ce qui permet la conclusion de cette double crise causée par un livre et un chapeau. Si Ragotin a été la cible des rires collectifs pendant presque toute cette scène, c’est tout de même lui qui rit le dernier après avoir renversé la situation du pouvoir par un rapport de force momentanément favorable. Cette scène ne montre pas seulement la faculté de Ragotin de se mettre dans des situations désavantageuses qui exploitent son caractère minable et inférieur : elle révèle une dynamique fluctuante d’inclusion et d’exclusion, où les tentatives du godenot de se faire accepter par la troupe de comédiens sont accueillies par un rire ambivalent servant à la fois de repoussoir et de sceau d’acceptation pour ce qu’il est, c’est-à-dire une source de divertissement. À un autre niveau, les comédiens sont aussi aux prises avec un phénomène similaire d’exclusion et d’acceptation. En effet, le premier rire représenté dans le Roman comique rend exemplairement compte de sa fonction régulatrice. Le Destin présente à des bourgeois rassemblés sur la place publique du Mans la troupe de comédiens dont il fait partie : [il] lui dit qu’ils étaient Français de naissance, Comédiens de profession ; que son nom de Théâtre était le Destin, son vieux camarade, la Rancune, et la Demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage, La Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie ; sur quoi le jeune Comédien ajouta que le nom de Caverne ne devait pas sembler plus étranger à des hommes d’esprit que ceux de La Montagne, La Vallée, La Rose, ou L’Épine. (51) ne suscite aucunement la sympathie. Il y a cependant une gradation dans les disgrâces de Ragotin, du moins dans la première partie, et c’est peut-être l’accumulation des déconvenues du petit avocat qui excite la pitié des spectateurs lors du trébuchement à cheval. La scène conclusive du bélier abolit d’ailleurs cette frontière puisqu’on rit sans s’inquiéter du danger auquel Ragotin fait face : « L’action du Bélier surprit tellement ceux qui la virent qu’ils en demeurèrent comme en extase, sans toutefois oublier d’en rire » (312). 52 Alex Bellemare Ce premier rire, nous semble-t-il, est programmatique à plus d’un égard. Il naît de l’ignorance, voire d’une certaine condescendance, de la part d’un petit nombre de bourgeois, sans doute les moins sagaces, qui s’isolent ainsi de l’ensemble du groupe, qui méconnaissent ou méprisent l’esprit des noms de scène que les comédiens de province se donnaient à l’époque. Notons brièvement ici que les pseudonymes étaient couramment employés par les comédiens au XVII e siècle, mais ceux du Roman comique sont souvent à double-entendre. L’aspect équivoque du nom de La Caverne relève certainement de la satire de l’allégorie néo-platonicienne que Scarron pratiquait déjà dans le Virgile travesti. En cela, le rire des bourgeois signale peut-être aussi une convoitise, qui transforme la comédienne, à ce moment juchée au sommet d’une montagne de malles et de coffres, en objet de désir. Le rire provoqué par le nom de La Caverne résulte de l’ignorance d’abord puisqu’il s’agit bien du caractère bizarre du nom de La Caverne qui surprend, étonne et stupéfie, excitant ce faisant le rire. Cette bizarrerie se comprend d’une part comme une étrangeté langagière (le nom inusité fait rire) et une difformité sociale d’autre part (la condition de comédien appelle le risible). De la condescendance ensuite, puisque le différent, l’autre et l’excentrique, plutôt que d’inspirer de l’intérêt, inquiètent. Le rire de ces « quelques uns de la compagnie » (51) trahit simultanément comme une contrariété refoulée ainsi qu’un sentiment de supériorité. Le rire qui triomphe ici s’avère celui des ignorants, ceux-là mêmes que le Destin provoque en les nommant narquoisement « hommes d’esprit » (51). Car, comme le souligne Bruno Roche, le « rire peut aussi masquer, sous une supériorité apparente, des craintes et des souffrances ». (20) Ces « plus gros bourgeois de la ville » (50), pour qui « la nouveauté de l’attirail, et le bruit de la canaille qui s’était assemblée autour de la charrette » (50) étaient aussi prodigieux qu’inattendus, rient des comédiens nouvellement arrivés, les dévaluent a priori, les rabaissent et découragent la considération et l’admiration qu’on aurait pu éventuellement leur accorder. Ces bourgeois, en riant du métier de comédien, se distinguent également d’eux, les mettent à distance et les repoussent au plus bas de la hiérarchie sociale. « Signe d’une supériorité ou masque d’une faiblesse » (Roche 20), cette première représentation du rire est le témoin de l’ambivalence du phénomène comique, non seulement parce que le rire des bourgeois est double (supériorité/ faiblesse), mais aussi par le fait que le Destin raille immédiatement ceux qui s’étaient moqué de lui et de ses amis (le rire est passager et à double tranchant). Le rire moqueur et intéressé des bourgeois engendre finalement une bagarre, des cris et des blasphèmes : « La conversation finit par quelques coups de poing et jurements de Dieu que l’on entendit au devant de la charrette » (51). Ces altercations préfigurent déjà le difficile équilibre social que suscite le rire : le rapport de force qui se dessine en faveur des rieurs est contrebalancé par la Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 53 violence physique. La représentation textuelle du rire est ainsi l’indice d’un pouvoir que l’on a ou que l’on s’arroge sur les autres, pouvoir qui répond à des tensions fondées sur des mouvements de rejet et d’acceptation. Le pouvoir s’ajoute donc aux questions de passions et d’intérêt déjà évoquées faisant du rire un phénomène social impossible à déployer universellement dans le cadre d’un roman comique, trois facteurs décrits, étudiés et analysés par un auteur motivé par l’idée de faire rire et de faire participer le lecteur aux modalités de cette communication par le rire- - et des échecs de cette communication. L’une des marques les plus explicites de la modernité de Scarron est sans doute le complexe dispositif textuel qu’il construit où s’enchâssent, souvent à un rythme frénétique rappelant celui du théâtre farcesque, des épisodes comiques et des commentaires, originaux et peu imités dans le genre de l’histoire comique, sur les conditions de possibilité du rire. L’une des réflexions les plus abouties sur le fonctionnement du rire se rencontre au chapitre trois de la deuxième partie, alors que La Caverne, dont la fille vient d’être enlevée, raconte une histoire qui illustre de manière exemplaire les difficultés inhérentes à la narration d’une anecdote comique. Ce fait divers met en scène un « grand Page » qui joue un petit rôle dans une tragi-comédie de Robert Garnier (v. 1545-1590), Roger et Bradamante (1582), et qui, incapable de retenir les deux seuls vers de son rôle, en remplace l’original- « Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez/ Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos pieds » par une version de son cru : « Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez/ Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos jambes » (203). Le défaut de mémoire du page, qui confond pieds et jambes sans se soucier de la rime, fait rire l’assistance. Le contenu de l’anecdote de La Caverne cristallise les enjeux discursifs et rhétoriques d’un discours comique malgré les intentions de son émetteur. La bourde du page met en évidence une utilisation atypique du langage qui, elle, débouche sur un comique qu’on pourrait dire rhétorique. Sa défaillance mémorielle se double en effet d’une méconnaissance des codes qu’impose le langage dramatique. La rime masculine minimale qui est attendue (tombiez/ pieds) se détraque (tombiez/ jambes). Celui qui ne maîtrise pas les lois du langage s’expose au ridicule. Dans un XVII e siècle obsédé par les règles, la représentation théâtrale, ainsi soumise à des impératifs formels, esthétiques et idéologiques aussi rigides qu’indépassables, requiert qu’on les respecte à tout moment au risque de troubler l’immersion fictionnelle et l’adhésion du public. Lorsque la structure de la représentation éclate, lorsque le page contrevient aux principes élémentaires qui régissent le théâtre, voilà que les comédiens et les spectateurs éclatent à leur tour, mais cette fois d’un rire unanime et volcanique. Les rieurs, c’est-à-dire tous ceux qui sont présents au théâtre hormis le malheureux page dont on se gausse, 54 Alex Bellemare manifestent par leur rire un sentiment de supériorité qui, pour reprendre les mots de Thomas Hobbes, provient d’un « mouvement subit de vanité par une conception soudaine de quelque avantage personnel, comparé à une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les autres, ou que nous avions auparavant » (72-73). Le page, qui n’est pas comédien de profession, subit l’ascendant des rieurs dont l’éclat de risée crée une communauté temporaire et élitaire ayant droit de châtier et d’inférioriser une maladresse finalement excusable. Ceux qui partagent le rire départagent en définitive ceux qui peuvent faire partie ou non de la communauté des rieurs dont l’exclusion renvoie au ridicule. Or, le récit de La Caverne échoue complètement à égayer son interlocutrice, la comédienne L’Étoile. La Caverne répète pourtant le verbe et le substantif « rire » dans ses descriptions, insistant avec obstination sur le fait que les personnes présentes riaient de la mésaventure du page : « je vous assure qu’elle fit bien rire toute la compagnie et que j’en ai bien ri depuis, soit qu’il y eût véritablement de quoi en rire ou que je sois de ceux qui rient de peu de choses » (203). Remarquant assez tard que sa seule auditrice ne trouve pas dans ce petit incident grande matière à rire, La Caverne comprend bien que l’effet comique se voit différé et atténué par sa mise en récit : J’ai grand-peur, ajouta alors la Caverne, d’avoir fait ici comme ceux qui disent : « Je m’en vais vous faire un conte qui vous fera mourir de rire » et qui ne tiennent pas leur parole, car j’avoue que je vous ai fait trop de fête de celui de mon Page. (204) À trop faire attendre le rire et en promettant de grands éclats, le conteur risque de diluer l’effet du comique, mais une remarque de L’Étoile permet de dépasser ce constat simpliste : Il est bien vrai que la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent qu’elle ne le sera à ceux à qui on en fera le récit, la mauvaise action du Page servant beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le lieu et la pente naturelle que nous avons à nous laisser aller au rire des autres peuvent lui avoir donné des avantages qu’elle n’a pu avoir depuis. (204) Les remarques de l’Étoile révèlent le décalage et les modulations qui existent entre le rire vécu et le rire rapporté. Deux éléments au moins se dégagent de sa réflexion sur le rire. D’une part, la jeune actrice insiste sur le caractère hic et nunc du rire. Ce dernier est un spectacle : il fallait être là, il fallait voir la scène pour en apprécier la drôlerie. D’autre part, La Caverne ponctue son récit de nombreuses allusions à son propre rire ainsi qu’à celui des spectateurs de la scène comique. La Caverne s’imagine que le rire est reproductible et transférable à l’envi. Elle s’entête à justifier le caractère farcesque de son récit en surdéterminant les rires qu’il a occasionnés. Dans cette dialectique Modernité et scénographie du rire dans Le Roman comique 55 du spectaculaire, le rire repose bien plus sur un phénomène de communion et de contagion que sur le véritable potentiel comique de l’erreur du page. L’acharnement de La Caverne à témoigner du bonheur des rieurs abolit aussi toute possibilité de rire encore de l’évènement. Charles Sorel, dans les abondantes remarques qui accompagnent Le Berger extravagant, condamnait déjà cette fâcheuse manie qu’avaient certains romanciers de souligner de façon exagérée, voire pléonastique, les endroits où les lecteurs devaient rire : « l’Autheur mettoit quand il faloit pleurer & quand il faloit rire de peur que l’on ne s’y trompast, si bien qu’après vn bon mot, il y auoit tousiours quelques interiections qui exprimoient une risee generale » (748). Sorel conspuait pareille mise en exergue du rire parce qu’elle impliquait un partage artificiel de l’effet comique en forçant mécaniquement le rire du lecteur. Scarron, en mettant narrativement en pratique la technique que Sorel réprouvait, montre que le rire entraîne des réactions différenciées selon les publics visés. En promettant une histoire qui déride, on émousse la surprise et on empêche a priori le plaisir pour ainsi dire subjectif du rieur qui doit alors passivement accepter le rire des autres. Dans l’introduction d’un numéro d’Études françaises consacré au rire romanesque, Mathieu Bélisle souligne « que le rire est inséparable du roman ou, pour le dire autrement, qu’il apparaît, un peu comme Sancho Pança auprès de don Quichotte, comme son compagnon privilégié » (9). Il nous semble important de souligner que le rire, tel qu’il essaime dans l’histoire comique du XVII e siècle, subit, du Francion de Sorel au Roman bourgeois de Furetière, une transformation importante, autant dans la mise en scène du comique que dans ses implications narratives. De façon générale, les représentations du rire dans l’histoire comique se sont progressivement déplacées du corps vers l’esprit, c’est-à-dire que le rire de tradition rabelaisienne, célébrant entre autres le bas corporel et l’inversion des hiérarchies sociales, a lentement laissé place à un rire plus oblique, ironique, bref un rire que nous pourrions qualifier de métacritique. Le Roman comique constitue, à ce titre, une proposition hybride, se situant entre un rire carnavalesque débordant, à la manière du Francion 7 , et un rire plus sérieux, plus érudit et ce faisant 7 C’est bien dans l’Avertissement au lecteur que Sorel établit la parenté entre la poétique de la comédie et l’histoire comique alors en émergence : « Puisque l’on a fait cecy principalement pour la lecture, il a fallu descrire tous les accidens et au lieu d’une simple Comedie, il s’en est fait une Histoire comique que vous allez maintenant voir » (379). La présence plus ou moins massive du modèle dramaturgique est peut-être aussi, finalement, un indice de la transformation de l’histoire comique qui, en prenant un tour plus autoréflexif avec Furetière, intériorise peu à peu le rire. 56 Alex Bellemare moins rassembleur, comme celui qui irrigue Le Roman bourgeois 8 . L’objet du rire glisse alors d’un personnage bouc émissaire ou stéréotypé, quel qu’il soit pourvu qu’il incarne un archétype caricatural qui rassemble les rieurs, vers la littérature comme telle : ce sont désormais des archétypes littéraires qui deviennent les véritables cibles que l’on raille. Les représentations textuelles du rire sont en effet beaucoup moins nombreuses et éclatantes dans le Roman bourgeois. Certes, Furetière reprend quelques topoï consacrés de l’histoire comique, comme la traditionnelle mise en ridicule des « mauvais poètes », mais peu de scènes égalent le grotesque et le burlesque de Sorel et de Scarron. La dimension proprement carnavalesque du rire semble disparaître au profit d’un rire réflexif dont la focalisation est la littérature elle-même. Ouvrages cités ou consultés Aristote. Poétique, Paris : Librairie générale française (Coll. « Le Livre de Poche »), 2008. Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris : Gallimard (Coll. « Tel »), 1970. Bélisle, Mathieu. « Présentation : en quête du rire romanesque », Études françaises, vol.-47, n°-2, 2011 : 5-20. Froidefond, Dominique. « Le Ragotin de Scarron ou la vitalité du comique de répétition », Études littéraires, vol.-38, n°-2-3 : 115-126. Hobbes, Thomas. De la nature humaine ou exposition des facultés, [1650]. Tr. Emmanuel Roux. Arles : Actes Sud (Coll. « Babel : Les philosophiques »), 1997. Moyes, Craig. « Juste(s) titre(s) : l’économie liminaire du Roman bourgeois », Études françaises, vol. 45, n° 2, 2009 : 25-45. Roche, Bruno. Le rire des libertins dans la première moitié du XVII e siècle, Paris : Honoré Champion, « Coll. Libre pensée et littérature clandestine », 2011. Scarron, Paul. Le Roman comique. Éd. Claudine Nédélec, Paris : Classiques Garnier, 2010. Serroy, Jean. Roman et réalité : les histoires comiques au XVII e siècle. Paris : Librairie Minard, 1981. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. Livres I à VII. Éd. Yves Giraud, Paris : Garnier-Flammarion, 1979. -. Le Berger extravagant [1627]. Genève : Slatkine Reprints, 1972. 8 C’est peut-être aussi ce qui explique l’échec retentissant du livre auprès d’un public habitué à un comique plus outrancier. Craig Moyes résume ainsi l’attitude de la critique à l’égard d’un texte bien souvent mal aimé : « il est donc en général considéré comme une œuvre plus ou moins bâclée, un burlesque de deuxième ordre, racheté seulement, çà et là, par les quelques touches de description “réaliste” qu’il recèle » (26).