Oeuvres et Critiques
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La Chair du héros, jalon du roman moderne
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Cécile Toublet
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) La Chair du héros, jalon du roman moderne Cécile Toublet Université de Paris-IV Sorbonne Le rôle des histoires comiques dans l’évolution du genre romanesque est maintenant bien établi grâce aux travaux de ces dernières années qui, à la suite de Jean Serroy, ont mis en avant les pièges et les paradoxes de ces « antiromans », miroirs satiriques de la production de leur époque. Si leurs auteurs purgent fièvre et humeur noire par l’écriture enjouée, ils y voient surtout un remède pour les esprits vicieux et l’imagination déroutée par la lecture des mauvais romans. Leur catharsis comique repose sur un rire véhément auquel invite la représentation de corps grotesques, souvent déformés par l’hilarité. Cette présence corporelle ostentatoire et exubérante, point de rencontre poétique et générique des histoires comiques, concentre les enjeux d’une écriture qui intègre la tradition facétieuse et pose les jalons du roman moderne. Le corps, ou plus exactement la vie corporelle, constitue en effet le fonds des récits comiques : il est l’objet de courtes narrations, héritées des facéties du XVI e siècle et relayées par les recueils du XVII e . Les mésaventures digestives, l’humiliation d’un praticien souillé par ses patients, l’exposition des organes génitaux composent la matière bouffonne de ces divertissements brefs et immédiats tirés de la grossièreté et de la surprise. Créateur de situations narratives par son dynamisme naturel, le corps est l’objet d’une série de bourles farcesques qui sont recueillies et recomposées à partir de bribes littéraires déjà existantes et d’une perception grossie de la réalité. Dans le Francion, les quiproquos, gesticulations et aventures sexuelles, saynètes assurant le caractère comique, théâtral et plaisant, de l’œuvre, sont arrimés à la vie du héros. Le narrateur pose Francion, comme il se posera lui-même, en témoin des spectacles domestiques déclinés par la tradition comique. Dans Le Berger extravagant, cette accumulation s’inscrit dans la dynamique plus large de l’illusion et de la désillusion : les bourles jouées à Lysis démontrent la faiblesse des sens aveuglés par une imagination pervertie. Chez Scarron, le net comique de gestes des apparitions du petit Ragotin est renforcé par quantité d’autres scènes où l’on constate la prédilection de l’auteur pour les moments d’ivresse, les mêlées et la chute des corps. Oudin de Préfontaine invite à considérer le héros éponyme de son roman comme une entité physique malmenée par « de fâcheux incidents », blessures, 58 Cécile Toublet désordres alimentaires et bachiques. Ainsi l’histoire comique cultive-t-elle une représentation naïve du corps, refusant de trier l’exemplaire et favorisant l’exhaustivité. Elle dresse, avec franchise, l’inventaire des aspects de la vie physiologique et sociale, montrant que les personnages partagent le même univers que le lecteur. Mieux, elle intègre ces éléments dans la disposition du récit : ils deviennent les étais de sa structure temporelle et le cadre de véritables scènes. Mais le corps est aussi ce qui menace de briser l’illusion. Il parasite la cohérence romanesque par l’irruption de l’imprévu et de l’anormal ; ses mouvements sont outrés jusqu’à l’invraisemblance pour provoquer le rire. Dans cette surenchère, se dessine une complicité autour d’un texte conçu comme un mets savoureux, qui ne dédaigne pas les formes littéraires nées de la fréquentation des tripots et de la boisson, telle la blanque, sorte de loterie que définit ainsi Furetière : « Espece de loterie, ou jeu de hasard où l’on achete un certain nombre de billets, dans lesquels il y a quelcun noir, ou marqué de quelque meuble qui est à l’étalage, on en profite. S’il n’y en a point, on perd son argent. […] » (Dictionnaire universel I, 239). Mentionnons aussi les noces grotesques - et l’almanach. Ces « dérapages » gonflent le texte de digressions jusqu’à composer un corps monstrueux, aux membres inégaux et épars. En cela, l’histoire comique propose une narration qui applique les traits du grotesque pictural : « la profusion ornementale, le goût du trompe-l’œil et la confusion des ordres (végétal/ animal/ humain, nature/ culture) (Nédélec 251) ». Cette profusion joue avec les attentes d’un lecteur sensible au plaisir de la variété. Les auteurs élisent la corporalité comme matière de choix d’abord pour son abondance : l’inventaire d’un grand nombre de vêtements et de mets donne lieu à des tableaux burlesques. La sensorialité conduit également à la mise en jeu des perspectives visuelles par des descriptions trompeuses : le corps est grossi, hypertrophié. L’imagination fantasque prend le pas sur la perception raisonnée pour inviter le lecteur à se figurer les limites de son humanité : sous l’effet de l’illusion provoquée par le sommeil ou la folie, les membres prennent des formes inquiétantes, végétales ou animales, jusqu’à la monstruosité. Cette tension entre la difformité nécessaire à l’objectif facétieux et l’idéal naturel, témoin d’une écriture romanesque réfléchie, informe le personnel narratif. Son incarnation paradoxale nous paraît novatrice dans le paysage romanesque du XVII e - siècle ; nous nous proposons d’en dessiner les contours et de comprendre comment, par l’assimilation et la transformation de la tradition comique, elle annonce le roman moderne. Le souci de « naïveté » des romanciers comiques impose d’abord de déconstruire le personnage conventionnel des narrations longues de la première partie du siècle. Ils refusent la désincarnation prônée par de nombreux théoriciens et, lorsque le héros est dépeint physiquement, le conformisme de son apparence. C’est donc de la parodie d’un corps La Chair du héros, jalon du roman moderne 59 héroïque, idéalisé et normé, miroir d’un caractère exceptionnel que naît le personnage comique. Furetière rechigne à faire le portrait de la belle quêteuse au profit d’une adresse au lecteur, où il déroule les topoï physiques des jeunes héroïnes : N’attendez pas pourtant que je vous la décrive icy, comme on a coustume de faire en ces occasions ; car, quand je vous aurois dit qu’elle estoit de riche taille, qu’elle avoit les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour cela, et ce ne seroit pas à dire qu’elle fût entierement belle ; car elle pourroit avoir des taches de rousseurs ou des marques de petite verole. Témoin plusieurs heros et heroïnes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanez en chair et en os et à découvert (Le Roman bourgeois 906-907). Dans Le Chevalier hipocondriaque, l’apparence extraordinaire du héros est mise à mal tout au long du roman par sa folie et les aventures farcesques qu’elle entraîne : « Ses perfections furent rares, son visage n’estoit gueres moins aggreable que celuy d’un ange, sa taille estoit belle, il estoit adroit & courtois, il avoit l’esprit excellent, & sa conversation estoit des plus aggreables du monde. » (Du Verdier I, 3). Les histoires comiques exhibent, moqueuses, les symptômes de l’aegritudo amoris, embrasement, pâleur, maigreur, larmes, insomnie, rougeurs et soupirs. Le jeûne des amants hypocondriaques Lysis et don Clarazel contraste plaisamment avec l’abondance alimentaire incarnée par leurs valets gourmands, Carmelin et Gandalec. Du Verdier compare les sanglots de son héros à ceux d’« un enfant qui vient de recevoir dix ou douze coups de fouet sur les fesses (Du Verdier XII, 254) ». Dans Les États et Empires du Soleil, les amants du Royaume des amoureux répandent des « océans de pleurs » et provoquent un déluge qui facilite la fuite de leur maîtresse. Dans leur cheminement subversif, les histoires comiques parcourent les lieux du corps héroïque pour en proposer un reflet déformé ou inversé. D’un côté, le romancier tourne en ridicule le chapelet d’images du discours galant - le portrait grotesque de Charite par le Berger extravagant en est l’exemple le plus savoureux ; de l’autre, il remet en perspective le corps féminin en soulignant les effets falsificateurs du regard amoureux. À la parodie s’ajoutent de nombreux contreblasons, morceaux de bravoure placés çà et là dans la bouche de personnages déviants, rendant le corps à sa matérialité, ne fût-ce qu’une matérialité grotesque et hautement parodique, telle que seul peut l’exprimer un Collinet. Il ne faut donc pas s’étonner que Luce ne s’offusque point des propos du fou, desquels Clérante l’avait avertie d’avance : 60 Cécile Toublet Vostre teint surpasse les oignons en rougeur. Vos cheveux sont jaunes comme la merde d’un petit enfant. Vos dents, qui ne sont point empruntées de la boutique de Carmeline, semblent pourtant avoir esté faictes avec la corne du chaussepied de mon grand Prince. Vostre bouche qui s’entr’ouvre quelquesfois, ressemble au trou d’un tronc des Pauvres enfermez. Enfin Phoebus, estant a souppé a six pistoles pour teste chez la Coiffier, n’a pas mangé de meilleurs pastez de beatilles 1 que ceux dont j’ay tasté tantost. (Francion 260) Par ailleurs, l’abbé de Chalivoy fustige ainsi les mensonges des poètes : Ceux qui ne l’avoient veuë que par ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne l’auroient jamais reconnue : car, en effet, elle ne ressembloit au soleil que par la couleur que luy avoit donné la jaunisse : elle ne tenoit de la lune que d’estre un peu maflée, ny de l’aurore que d’avoir le bout du nez rouge. O ! que les pauvres lecteurs sont trompez quand ils lisent un poète de bonne foy, et qu’ils prennent les vers au pied de la lettre ! Ils se forment de belles idées de personnes qui sont chimériques, ou qui ne ressemblent en aucune façon à l’original (Le Roman bourgeois 990). À sa suite, les auteurs du XVIII e - siècle accentuent la déprogrammation des habitudes lectorales en détournant constamment l’érotisme, en l’investissant dans des lieux corporels incongrus comme le genou de Jacques, ou en substituant au contreblason une page blanche 2 . Cependant, il serait réducteur de cantonner les histoires comiques à la parodie des stéréotypes : leur charge offensive s’accompagne d’une quête de vraisemblance, soutenue par la volonté de rapprocher le héros du lecteur. D’abord, elles prennent soin de caractériser physiquement la plupart des personnages qui entrent sur la scène narrative, quelle que soit leur importance dans l’histoire. Le trait physique individualise le personnage ; il fonctionne comme le marqueur du héros, clef de son identification, repère dans la lecture. On découvre donc le personnage au travers d’une grille sémiotique à plusieurs niveaux : l’alliance traditionnelle entre beauté, esprit et vertu d’une part, laideur, bêtise et vice de l’autre ; les acquis de la physiognomonie passés dans l’imaginaire collectif ; le rapprochement entre le visage de l’homme et le faciès de l’animal. L’auteur comique retient surtout le fait marquant, l’arête qui donne à la figure son relief. Madame Bouvillon est « une des plus grosses femmes de France, quoy que des plus courtes » avec ses « trente quintaux de chair.. » (Le Romant comique 706-707). 1 Furetière définit ainsi les béatilles : « Petites viandes delicates dont on compose des pâtez, des tourtes, des potages, des ragoûts, comme ris de veau, palais de bœuf, crêtes de coq, artichaux, pistaches, etc. » (T. I, 214). 2 Sterne se décharge ainsi de la description de la veuve Wadman dans Tristram Shandy. La Chair du héros, jalon du roman moderne 61 Vollichon a la bouche bien fendue, les petits yeux vifs et l’oreille affutée des chicaneurs ; Madame Ragonde a la bouche « tortuë », le nez gros, les yeux rouges et chassieux (Polyandre 291). De la sorte, l’histoire comique fait défiler une farandole de figures aisément identifiables : la courtisane, vieille ; l’amoureux universel, roux ; le jeune galant, blondin ; le poète, en guenilles ; le solliciteur, de noir vêtu ; le Gascon, panaché ; la coquette, fardée ; l’opérateur, barbu ; le barbon, ventru ; l’écolier, assoiffé ; le sergent, affamé ; le rustre, poilu ; la servante, ivrogne ; le fou, émacié… Plus le genre avance dans le siècle, plus le regard moral pèse sur la narration : l’ambition satirique est donc à la fois ce qui stimule l’incarnation du personnage et ce qui la borne. De plus, la caractérisation vraisemblable est régulièrement mise à mal par la visée ludique des histoires comiques. Les parties du visage ou du corps rivalisent de laideur et de disproportion. La surdétermination corporelle du personnage le réduit à l’état de caricature : la physionomie de la vieille maquerelle ou du parasite, types déjà saturés par la tradition facétieuse, est le support fantaisiste d’une véritable inventio grotesque. Le doute jeté sur le personnage de roman se poursuit à la charnière des deux siècles dans Le Philosophe sérieux, dont l’auteur consacre un chapitre à l’« ébauche d’un personnage vraiment neuf », le maître à rire des petites Anglaises : Monsieur Cachinnous étoit un grand individu, transparent de maigreur, tel à-peu-près que Voltaire, ou certain grand seigneur de la Cour. Ses joues concaves, ainsi que chez ces deux grands hommes ne réfléchissoient point ce rire sardonique que dardent des yeux d’aigle. Son austère décharnement figuroit plutôt la gravité Espagnole du héros de la Manche. (44). Pour la rendre plus naturelle, Sorel présente parfois la description comme le fruit du regard que les personnages portent les uns sur les autres. L’excès des mots s’explique alors aisément par la colère, la jalousie ou l’humeur badine du locuteur. Le croisement des regards révèle enfin la relativité du jugement humain sur le corps d’autrui et exprime l’inquiétude des auteurs devant la facticité croissante de l’être social. Pour être vraisemblable, le personnage romanesque doit également partager les mêmes besoins physiologiques avec le lecteur : « […] vous avez parlé de vostre maistresse comme d’une chose divine, encore que vous puissiez bien sçavoir que c’est une fille mortelle, qui boit et mange comme nous », dit Clarimond à Lysis (Le Berger extravagant 174). Les thématiques corporelles traditionnellement abordées par le récit facétieux, se trouvent ainsi mises au service de l’élaboration du caractère naïf. Le Gascon extravagant mentionne, par exemple, la faim d’un prêtre : « Le Pere, qui commençoit d’avoir le gozier aride, ne fut pas faché de voir qu’on me vint dire deux ou trois fois, que toutes les viandes estoient froides, & qu’il y estoit long-temps 62 Cécile Toublet apres midy […]. » (223-224). Ailleurs, un épisode scatologique rappelle au lecteur une nature partagée : En attendant qu’on nous vint ouvrir la porte, il me prit envie d’aller à mes necessitez de Nature, & j’en estois si fort pressé que j’en perdois quasi contenance. Mon nez jugeoit bien que le lieu ne devoit pas estre si loin, mais je ne pensois pas qu’il fut dedans la Chambre (383-384). Le Gascon exprime la gêne physique qui le tenaille : « la matiere me pressoit ». Scarron décrit la chute de La- Rancune sur les cornes d’une chèvre du point de vue de son personnage : « il se sentit enfoncer dans l’estomac quelque chose de pointu ». (540) Le romancier exerce ainsi le pouvoir de l’écriture sensorielle sur son propre lecteur. Le corps intervient aussi ponctuellement pour appuyer ou exprimer les sentiments des personnages. Les variations de carnation constituent un outil commode ; elles traduisent la culpabilité chez telle femme de chambre accusée d’avoir échangé des nourrissons (« Histoire de la naissance de Philidor » dans « Le Carnaval ». In Recueil des pièces en prose, etc. 322) ou la colère chez un huissier incarcéré : « [il] changea plusieurs fois de couleur, tantost il fut pasle, tantost presque tout violet, & enfin rouge comme de l’écarlate ; (reçois cette comparaison, cher Lecteur, car je n’en sçay pas de meilleure) (La Prison sans chagrin 233).- Sorel se démarque de ses contemporains par l’usage d’images modernes et parfois domestiques : « Le cœur me battoit dedans le sein plus fort que cette petite rouë qui marque les minutes dans les monstres (Francion, I, 94). » L’auteur file la métaphore mécanique : « […] je remüois mes yeux languissamment, et par compas, comme un Ingenieux feroit tourner ses machines (237). » La phénoménologie de l’émotion, à la jointure de l’âme et du visage, est plus aboutie encore dans le Philosophe sérieux qui annonce la quête du sensible par les romanciers du siècle suivant. Tout l’intérêt de cette « histoire comique » réside en effet dans le travail des expressions, avec subtilité lorsqu’elle évoque la naissance du sourire sur le visage d’une jeune Anglaise flegmatique : « l’énergique expression de son bonheur vient embellir de son brillant coloris, ce visage où jusqu’alors elle n’avoit jamais osé se peindre (Le Philosophe sérieux, XIX, 57). » La palette des sentiments conduit l’héroïne, Sémillante, d’un délire presque hystérique à un état stupide, puis à un « someil léthargique ». Ainsi, la vraisemblance de l’histoire comique réside moins dans la thématisation du corps du personnage pour lui-même que dans son implication dans la narration, c’est-à-dire dans la représentation du corps actif. Le héros narratif s’incarne véritablement lorsque l’action progresse par ses sens, lorsque les aventures sont dramatisées par ses perceptions. Au seuil de L’Heure du berger, l’auteur plonge le personnage et le lecteur dans le mystère d’une nuit noire : La Chair du héros, jalon du roman moderne 63 […] ainsi, marchant à tâtons, et supputant à l’avanture toutes les éphémérides par ses doigts, avec tout le chagrin et la mauvaise humeur d’un homme qui n’a pas accoustumé d’aller à pied la nuict sans chandelle, et sans cadran au soleil en dépit de la lune : Il apperceut de loin quelque chose de noir qui venoit à luy, et entendit rouler en même temps un carrosse dans une rue voisine, d’où ce quelque chose de noir venoit de sortir (Le Petit 5). Ce « quelque chose de noir » se trouve être une demoiselle masquée, « ou plustost un beau masque de velours sur le visage d’une demoiselle ». Le suspens est ainsi entretenu par la privation sensorielle du héros. Le narrateur se place en retrait : « Comme je n’estois pas avec luy pour avoir remarqué de quel œil il vit cette surprise, je ne sçay de quel esprit il la supporta et je ne vous en diray ny bien ny mal […]. » (15) L’incipit de la Prison sans chagrin se construit également sur l’adoption d’un point de vue interne, mis en évidence par les sens des personnages. Le lecteur suit le regard ignorant de l’assistance. Ce principe est reconduit à chaque nouvelle arrivée. Enfin, les impressions sensorielles, sources régulières d’erreurs, sont génératrices de situations comiques, de quiproquos calqués sur le modèle théâtral 3 . Le narrateur se cantonne dans un rôle de témoin visuel et justifie avec humour les lacunes de son récit : Il faudroit avoir le don de Prophetie pour deviner quels réves firent ces Messieurs, mais le Maistre de la machine ronde ne m’ayant jamais fait de pareils presens, vous aurez la bonté de m’épargner le recit d’une chose où j’avouë mon ignorance : Il y a toutes les apparences que Morphée ne se plaisant gueres en ces lieux, s’envola de bonne heure, & que par consequent du Corps, la Satyre, & Grand-Terme, furent éveillez trèsmatin (La Prison sans chagrin 223). Il se limite à ce qu’il peut observer, aux manifestations physiques des sentiments éprouvés, aux signes tangibles : « Du-Corps, à qui si on eût taté le poulx, on auroit trouvé de la fiévre, ne parloit qu’à battons rompus. » (75) Ce refus d’omniscience revient sous la plume de Furetière, qui occulte sciemment le statut démiurgique de l’auteur de romans. Dès la première partie du Roman Bourgeois, il restreint le cadre de ses interventions et de son savoir : Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire car toutes les particularitez que j’en pourrois sçavoir, si j’en estois curieux, ce seroit d’apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à SaintCloud chez la Durier, combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommées au logis du petit Maure à Vaugirard […]. (940) 3 Dans le Francion, l’avare Du Buisson s’imagine que les secousses suscitées par les ébats de sa fille sont des assauts donnés à ses coffres (346-347). 64 Cécile Toublet C’est un Sorel « assagi » qui, en 1671, soit cinq ans après la parution du Roman bourgeois, expose formellement dans De la Connoissance des bons livres le rapport auteur-personnage (mais en était-il vraiment besoin ? ) : Ne sçait-on pas que les Autheurs des Romans disposent tout cela comme ils veulent, & qu’ils font de leurs personnages comme les Basteleux de leurs Marionnettes, qu’ils tiennent tantost pour parestre les unes & tantost les autres, & faisant qu’elles se rencontrent diversement à leur plaisir. » (116-117) Enfin, le héros déroge parfois à la vraisemblance : si la plupart des personnages ont un physique en adéquation avec leur esprit et agissent de manière prédictible, Francion est un individu fort inconstant. Héros malléable, il endosse les habits et les rôles nécessaires à ses rencontres : « […] nos voix estoient bien differentes de celles que nous avions prises a la nopce par fiction, et nos visages, bien polis, ne lui estoient pas recognoissables. » (183). Ce travestissement met en échec le système de reconnaissance par la physionomie et par la tenue. Ses multiples métamorphoses sont interprétées, au XVII e siècle, comme un défaut d’être. Faute d’une identité stable, le personnage manquerait cruellement de consistance. Notons que Sorel ne décrit pas le héros comme les autres personnages. On saura seulement qu’il a une mine agréable, gage de qualité pour ceux qu’il rencontre, et qu’il se démarque par la taille de son membre viril. Au portrait se substitue une myriade de remarques sur ses sensations. Aussi, son corps, rarement thématisé, devient-il objet de tension lorsqu’il souffre ou qu’il désire. De tels passages, fréquents lorsque Francion raconte lui-même ses aventures, convient le lecteur à se reconnaître dans une intimité corporelle, si fugace et si grotesque soit-elle. La sensation décrite n’est parfois que le souvenir cuisant d’une correction reçue enfant : « mon Regent […] me dechiqueta les fesses avecque des verges plus profondement qu’un Barbier ne dechiquette le dos d’un malade qu’il ventouse. » (188) Elle peut également dramatiser le récit d’un songe. Dans le cadre onirique, une blessure fantasmée - causée par un coup de cornes de Valentin-- permet au héros d’évaluer sa chair avec un regard extérieur : Je m’en allay coucher dans le cabinet des roses où je me mis à contempler mes boyaux et tout ce qui estoit aupres d’eux de plus secret. Je les tiray hors de leur place et eus la curiosité de les mesurer avecque mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avoient d’empans de long. Il me seroit bien difficile de vous dire en quel humeur j’estois alors, car quoy que je me visse blessé, je ne m’en attristois point, et ne cherchois aucun secours (152). Mais, le plus souvent, Francion est surtout un corps mis en mouvement par les manifestations du désir amoureux en particulier aux Livres-VII et IX. Il La Chair du héros, jalon du roman moderne 65 exprime, au cours du festin chez Raymond, la multiplicité des appétits qui le tenaillent, plus nombreux que les « grains de sable en la mer ». La fécondité de son imagination sensorielle conserve sa vivacité jusqu’au dernier chapitre du roman où, malgré son engagement auprès de Nays, Francion évoque auprès de Raymond la difficulté qu’il éprouve à résister aux tentations visuelles. Le personnage affirme la permanence de son caractère dans son rapport conscient à la chair. Comme l’a noté Martine Debaisieux dans Le Procès du roman (8), Sorel rejoint la vision de Montaigne 4 qui envisage l’être humain comme une succession d’instants, de naissances, d’aventures et de rebondissements, et non comme une essence stable sur laquelle viendraient s’imprimer les accidents et les affections de la vie. Francion connaît les effets du vin sur son corps et refuse d’être « brutalement assoupy » au point de ne plus obtenir avec les femmes « qu’un plaisir lent et douloureux » (318). Il prend le relais de la narration pour communiquer avec sa propre voix la jouissance provoquée par le tremblement dont il est saisi lors de son union avec Laurette. Comme hors de lui-même, il constate les manifestations de l’extase sur sa physiologie : « Mon esprit et mon corps tremblent tousjours a petites secousses, l’on en a veu tantost une preuve, car à peine ay je pû tenir tantôt mon verre dedans ma main, tant j’avois de tremblement en tout mon bras. » (319) La conscience que Francion a de lui-même traduit le rejet sorélien du modèle picaresque : le héros se sait supérieur à son entourage parce qu’il tire profit des plaisirs charnels sans y être asservi, en bon libertin. Ainsi, l’entrelacement des voix narratives dans le Francion met en évidence le rôle de la première personne dans l’élaboration d’un personnage complexe. Là où, bien souvent, la voix des personnages est tributaire de leur appartenance sociale, Sorel entrevoit la possibilité d’un caractère personnel et crée l’illusion fugace d’une intériorité 5 . Dans Les Aventures de M.- Dassoucy ou Première Journée de Théophile de Viau par exemple, la première personne offre le moyen de résoudre l’éclatement de l’être narratif en diverses personae. De prime abord, le lecteur peut être frappé par le contraste entre l’absence flagrante d’un autoportrait physique du héros - narrateur et l’impression tenace d’une omniprésence corporelle. Ce paradoxe est d’autant plus fort que le corps 4 « De l’inconstance », Essais, II, i . 5 Nous insistons sur cette fugacité. Guiomar Hautcœur a démontré que la notion de psychologie est inopérante pour étudier les personnages du XVII e et XVIII e - siècles : elle repose sur une conception du moi conçu comme intériorité inaliénable, bien distincte du monde extérieur, conception qui n’est pas encore stable. Francion, parmi d’autres personnages romanesques de son temps, n’est qu’une manifestation d’une réflexion anthropologique en cours sur la question du sujet, « un sujet qui n’est pas envisageable sous les espèces du sujet intériorisé caractéristique de la modernité » (203). 66 Cécile Toublet semble être un élément essentiel à la vraisemblance de la première personne romanesque et à sa définition par rapport au monde qui l’entoure. La question de l’identité et de sa manifestation par le corps est cruciale dans les histoires comiques : la physionomie peut être le reflet exact du caractère et de ses émotions comme une toile sur laquelle se projettent les préjugés collectifs ou encore un masque social. Or les textes à la première personne permettent de l’aborder autrement : ils engagent un retour réfléchi sur soi et expliquent les distorsions mélioratives ou péjoratives infligées à la réalité perçue. Les épisodes carcéraux de Dyrcona, du Gascon et de Dassoucy en sont un bon exemple : le désespoir se nourrit de la douleur physique, l’angoisse s’accroît de la privation des sens, l’imagination s’emballe et fait voir ce qui n’est pas. Dès lors, la description se détourne du corps comme objet de contemplation, pour s’attacher aux sens et à ce qui les stimule. Le héros ressent dans sa chair le contact avec les autres et le monde ; le sujet se fait réceptacle, attitude motivée par la tradition picaresque chez Oudin de Préfontaine, par une éthique hédoniste chez Dassoucy. Cet accès offert à la conscience de soi est prolongé par une réflexion philosophique sur le rôle du corps dans la pensée et la connaissance. Chez Cyrano, le corps du narrateur est essentiel à l’exploration scientifique car il la dramatise : « Avant d’examiner ce qu’il voit et d’y appliquer sa réflexion, il éprouve qu’il lui arrive quelque chose qui modifie ses rapports habituels avec la réalité. Il traduit ce qu’il ressent et qui pourrait paraître utile au sens de l’allégorie. À cette allégorie, le héros non seulement donne corps, mais il donne son propre corps […]. » écrit René Démoris (50-51). Le personnage narrateur dépasse ainsi la simple réception des impressions charnelles : il explore les limites de son propre corps et apprend à se connaître tout en cherchant à connaître la nature. Or ce désir de fouiller les savoirs du corps n’est pas exclusif à Cyrano : il affleure dans l’ensemble des histoires comiques. En somme, la présence corporelle du personnage comique révèle les contradictions-du genre. Les histoires comiques lui accordent une attention particulière, par opposition au massif romanesque (héroïco-sentimental) du premier XVII e siècle dont elles parodient les stéréotypes. Elles le rapprochent du lecteur en le choisissant ordinaire et imparfait, en soulignant ses défauts et en s’appuyant sur une nature partagée comme sur les acquis physiognomoniques. Mieux caractérisé et plus vraisemblable, le personnage s’épuise aussitôt dans le divertissement produit par sa surdétermination corporelle ou les références intertextuelles qu’il porte immanquablement. Il oscille entre la silhouette de l’être réel et la stylisation du type. La recherche du trait singulatif borne considérablement la complexité du caractère. Ce nivellement des personnages est dépassé par un travail du sensible, par l’expression de la perception et de l’émotion. L’analyse du corps de Francion fait apparaître une intuition moderne chez Sorel : le héros complexe se passe La Chair du héros, jalon du roman moderne 67 de portrait parce qu’il est moins important de l’appréhender de l’extérieur que de donner accès à ce qu’il perçoit. Or cette perception est tributaire des sens et de l’imagination. L’affirmation de l’être passe par une forme de conscience corporelle qui constitue un élément novateur et essentiel à la représentation de l’homme moderne. Il n’y a là qu’une esquisse de la subjectivité : le point de vue individuel est toujours fugace, mais il permet d’atténuer la dichotomie entre fiction et réalité. Ouvrages cités ou consultés Sources primaires Anon. Gibeciere de Mome ou le Thresor du ridicule. Contenant tout ce que la Galanterie, l’Histoire facétieuse, & l’esprit égayé ont jamais produit de subtil & d’agreable pour le divertissement du monde, Paris : Jean Gesselin, 1644. Anon. La Prison sans chagrin, histoire comique du temps, Paris : Claude Barbin, 1669. Anon. Le Bouffon de la cour, ou remède préservatif contre la mélancolie, Paris : Claude Barbin, 1695. Anon. Le Philosophe sérieux. Histoire comique. Londres : [s.n.], 1761. Anon. Recueil des pieces en prose les plus agreables de ce temps. Composées par divers Autheurs (5 parties). Paris : Charles de Sercy, 1659-1663. Bontemps, Gérard. La Gallerie des curieux contenant en divers Tableaux les Chefsd’œuvres des plus excellens Railleurs de ce siecle, Paris : Cardin Besongne, 1646. Clairville, Onésime Sommain de. Le Gascon extravagant. Histoire comique, Paris : Cardin Besongne, 1637. (L’attribution à Louis Moreau Du Bail est obsolète. Voir l’édition de Felicitá Robello. Abano Terme : Piovan, 1984). Cyrano de Bergerac, Savinien. Les États et Empires de la Lune [1657]. Les États et Empires du Soleil [1662]. In Libertins du-XVII e -siècle, T. I. Éd. Jacques Prévot. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) 1998. Dassoucy, Charles Coypeau. Les Aventures de Monsieur Dassoucy, Les Aventures et les Prisons, [1677]. Éd.- Dominique Bertrand. Paris : Honoré Champion, 2008. Donneau de Visé, Jean. Les Diversitez galantes, Paris : Jean Ribou, 1664. Du Moulinet (Le S r .). Facecieux devis et Plaisans Contes, Paris : I. Millot, 1612. Du Verdier, Antoine. Le Chevalier hipocondriaque. Paris : Pierre Billaine, 1632. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel, etc. Seconde édition, revue, augmentée et corrigée par Monsieur Basnage de Beauval. T. I (A-H). La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702. - Le Roman bourgeois. Ouvrage comique [1666]. In Romanciers du XVII e- siècle. Éd. Antoine Adam, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 1958. Le Petit, Claude. L’Heure du berger. Demy-roman comique ou roman demy-comique [Paris : Antoine Robinot, 1662]. Éd. Philomneste junior. Paris : Bassac, 1993. 68 Cécile Toublet Préfontaine, César-François Oudin de. L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère. Histoire comique & veritable de ce temps. [Texte établi sur l’édition de Paris : Cardin Besongne, 1660]. Éd. Francis Assaf (introduction et notes). Toulouse : Société de Littératures Classiques, 1991. Scarron, Paul, Le Roman comique [1655]. In Romanciers du XVII e -siècle. Éd.-Antoine Adam, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1958. 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