eJournals Oeuvres et Critiques 41/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme

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Didier Souiller
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Œuvres & Critiques, XLI, 2 (2016) La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme Didier Souiller Université de Bourgogne (Dijon) Un simple panorama de la production romanesque du XVII e siècle semble a priori opposer une veine idéaliste, de L’Astrée à La Princesse de Clèves, à un certain nombre de récits, sans doute moins prestigieux, mais qui font signe vers la littérature espagnole picaresque et paraissent vouloir opérer un retour au « réel » ou au quotidien, loin des grands sentiments et des exploits d’une aristocratie qui se rêve elle-même : de La Vie des Mercelots ou du Gascon extravagant jusqu’à Gil Blas, en passant par Le Francion ou Le Roman comique, sans oublier cette sorte d’autofiction à la mode picaresque qu’est Le Page disgracié 1 . Déjà, Antoine Adam s’interrogeait : « Devant cette vogue du roman picaresque, faut-il dire que le réalisme est à la mode ? … Mais il a d’abord appris à nos écrivains la valeur pittoresque de la réalité la plus triviale… Bien différente de cette veine pittoresquement ordurière, il existe, vers 1620, une tradition de véritable réalisme. Elle est, par son origine, toute française. Elle remonte aux propos de Noël du Fail (1547) ». (I, 138-140) Et de passer, après ces propos d’un nationalisme rassurant et abrité derrière l’éternelle référence à une prétendue « veine gauloise », à l’examen du Francion. Plus nuancé, Maurice Lever, consacre un chapitre à « la tentation du réel » à « l’âge baroque » dominé par le Francion et préfère, dans un nouveau chapitre surtout consacré à Scarron et Furetière, parler du « monde tel qu’il est ? » ; le point d’interrogation faisant allusion à l’inadéquation de nos concepts critiques, car « le roman dit vraisemblable ne se définit donc pas comme un miroir fidèle de la réalité, mais comme la projection de cette réalité sur le champ de la littérature » (147). Plus récemment, Roger Zuber, à propos de ce même Francion, semble prendre parti - pour se rétracter aussitôt : « De ‘réalisme’, nous n’avons pas voulu parler. C’est un terme trompeur pour l’étude de cette époque. Mais on voit bien que les œuvres dont nous constatons la si faible présence sont de celles qu’on désigne communément 1 Son statut ambigu fait qu’on lui préférera d’autres œuvres dans le cadre de cet article. 84 Didier Souiller ainsi. » (125). Liliane Picciola, enfin, consacre un développement au « réalisme » de Furetière dans Le Roman bourgeois- et conclut : « Il serait sans doute risqué de comparer le réalisme de Furetière à celui d’un Balzac ; mais son désir manifeste, sinon régulièrement efficace, de bouleverser la forme du roman nous fait songer aux expériences de Diderot en ce domaine ». Ce mais permet de passer à une question de narratologie moins épineuse, d’autant plus que le développement suivant est intitulé : « le réalisme grotesque du Roman comique de Scarron » (179). Jean Sgard, dans sa synthèse, sera tout aussi prudent et peut-être même éprouve-t-il un certain malaise devant l’automaticité du terme réalisme à propos du roman de Sorel : « Le réalisme dont on l’a souvent crédité s’épanouit en vision truculente… c’est par cette abondance, par ce goût du détail, par ce tableau souvent burlesque des groupes sociaux qu’il appartient au réalisme, mais un réalisme associé au comique : l’époque classique n’en connaît guère d’autre. » (41). A coup sûr, les adjectifs grotesque et burlesque permettent d’éviter l’inadéquation née des connotations balzaciennes du simple terme de « réalisme » et le reproche immédiat d’anachronisme ; cependant, on l’a vu, la tentation demeure omniprésente de voir dans les histoires comiques au moins comme une étape dans la marche vers le réalisme, au sens que donnera le XIX e siècle scientiste et positiviste à ce terme. Or, pour qu’il y ait réalisme il faut que se rencontrent, comme pour Balzac, à la fois une volonté d’inventorier le réel et une méthode permettant de mettre sur le même plan études sociales et sciences de la nature : « je vis que sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces zoologiques » (I, 51). Une telle rencontre était, au sens propre, impensable au XVII e siècle. Semblable erreur, pourtant, était déjà dénoncée du point de vue méthodologique par l’historien Lucien Febvre, que heurtait une lecture de Rabelais trop avide d’y retrouver les critiques adressées, au nom du rationalisme, à la religion durant le premier tiers du XX e siècle. Son avertissement était clair : il convient de n’interpréter les écrits d’une époque donnée qu’à partir des seuls outils intellectuels à la disposition des contemporains de l’œuvre en cause. La question du rationalisme, voire de l’athéisme au XVI e siècle, ne saurait se poser en ces termes, s’agissant de Rabelais : « Chaque époque se fabrique mentalement son univers. Elle ne le fabrique pas seulement avec tous les matériaux dont elle dispose, tous les faits (vrais ou faux) dont elle a hérité ou qu’elle vient d’acquérir. Elle le fabrique avec ses dons à elle, son ingéniosité spécifique, ses qualités, ses dons et ses curiosités, tout ce qui la distingue des époques précédentes » (12) La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 85 […] et suivantes, serait-on tenté d’ajouter… En conclusion, « ni Rabelais, ni ses contemporains n’avaient encore la pierre de touche, la seule qui pût leur permettre de choisir, la bonne balance à peser les opinions : une forte méthode scientifique. Donnons-lui ses deux noms : la méthode expérimentale et la méthode critique » (426). Il en va de même pour le terme de réalisme, qui renvoie à une conception de la littérature contemporaine de l’affirmation de la méthode scientifique : de Balzac à Zola, elle fournissait un langage, des concepts et une ambition. Tel ne pouvait être le cas au XVII e siècle, puisque la démarche de la littérature de fiction n’était comprise qu’à partir de deux cadres, l’un théologico-philosophique, l’autre aristotélicien, qui l’enfermaient dans la notion restrictive, sinon péjorative, d’imitation/ représentation. L’influence de la philosophie platonicienne demeure importante, même si elle n’est plus ce qu’elle était à la Renaissance, dans la mesure où la dévalorisation de ce monde qu’implique l’idéalisme se trouve reprise et intégrée dans la vision construite lors des premiers siècles de la religion chrétienne ; on assiste ainsi à une dépréciation systématique de ce monde au profit des arrière-mondes, seuls doués de réalité et auquel aspire le chrétien au cours de son parcours terrestre, conçu comme une épreuve avant admission éventuelle dans l’au-delà. Dès lors, décrire scrupuleusement un monde dépourvu ontologiquement de substance ne présente guère d’intérêt, si ce n’est pour en dénoncer les tromperies et la vacuité. On ne saurait minorer la prégnance de l’allégorie de la caverne dans les mentalités, « en assimilant au séjour dans la prison la région qui se présente à nous par l’entremise de la vue » et, d’autre part, en instituant « dans la région du connaissable, tout au bout, la nature du Bien, qu’on a de la peine à voir, mais qui, une fois vue apparaît au raisonnement comme étant en définitive la cause universelle de toute rectitude et de toute beauté » (1105). La logique platonicienne aboutit à l’éviction du poète hors de la Cité (République, III, 398, a), car il n’est qu’un imitateur qui crée des simulacres et oublie la recherche de la chose en soi : l’essence contre l’immanence trompeuse de ce monde. Au XVI e siècle comme au XVII e , il ne faut pas perdre de vue que la religion, de même que l’idéologie sociale, est foncièrement idéaliste, au sens philosophique du terme. Décrire le sordide de l’existence ne s’entend (par contraste systématique) que par rapport à l’ethos aristocratique et pour mieux dénoncer les illusions du monde ; d’où le desengaño (désabusement) sur lequel s’achève le parcours de Guzman de Alfarache ou du Simplicius de Grimmelshausen. Dans l’Europe latine en général et au XVII e siècle, en particulier, au moment d’un retour à la pensée de saint Augustin, à la cité des hommes s’opposera toujours la Cité de Dieu : « Ainsi, le souverain bien de la Cité de Dieu étant une paix éternelle et parfaite, non cette paix que traversent les mortels dans le passage de la naissance à la mort, mais une paix 86 Didier Souiller en laquelle ils demeurent immortels et à l’abri de toute adversité ; qui nierait que cette vie future ne soit une souveraine béatitude, et que la vie actuelle, même comblée de tous les biens extérieurs, de tous les avantages possibles du corps et de l’âme, ne soit en comparaison un abîme de misère ? » (132) Le deuxième élément qui conditionne la compréhension de la littérature de fiction est évidemment l’héritage aristotélicien qui, rappelons-le, prétend ignorer le type de récit auquel appartient l’histoire comique. Des trois catégories d’art « mimétique » que retient la Poétique 2 , seuls peuvent aider à une définition de type aristotélicien de la fiction en prose, l’épopée (mais en en renversant les valeurs) et la comédie, définie très allusivement (puisque ne nous est parvenue que l’analyse de la tragédie) : « La comédie est, comme nous l’avons dit, la représentation d’hommes bas » (49a32) et si « la tragédie est la représentation d’une action noble » (49b24), la comédie représentera une action ignoble. Pour éviter toute équivoque concernant le statut du lien avec le réel, critiques et traducteurs récents ont renoncé à traduire mimèsis par imitation, mais plutôt par représentation 3 , formule précieuse qui, loin de renvoyer à une naïve objectivité, tient compte de la transposition par le biais de médias tels que le langage et l’image (scénique ou linguistique). Quoi qu’il en soit, au théâtre, on assiste à la représentation d’hommes en action, soit dans un registre tragique (noble), soit dans un registre comique (ignoble) et « L’épopée s’accorde avec la tragédie en tant qu’elle est une représentation d’hommes nobles » (49b9). Or, puisque romans picaresques et récits de fiction, tels que les histoires comiques, « n’existent pas » selon la Poétique, ils doivent se construire en marge : avec les personnages et le registre de la comédie et en opérant comme un renversement des valeurs de l’épopée. C’est pourquoi Jean Serroy relève « cette caractéristique essentielle de l’Histoire comique qui est de faire d’une humanité moyenne, de personnages communs, les nouveaux ‘héros’ de roman » (82). D’où la justesse de la thèse d’Alexander A. Parker (19) 4 : en Espagne, le roman picaresque est contemporain d’un mouvement littéraire critique à l’égard du modèle épique et des romans de chevalerie, soit au nom de la vraisemblance, soit dans la perspective de l’héroï-comique ; l’ignoble, l’anti-honneur donnent lieu à des conquêtes dérisoires dans le sordide : on se bat pour une saucisse, 2 À savoir : épopée, tragédie, comédie. 3 C’est le choix de R. Dupont Roc et J. Lallot dans leur édition ; ils s’en expliquent en p. 17-20 de l’ Introduction : étymologiquement, « la famille de mimèsis s’enracine dans une forme de représentation, au sens théâtral du mot […] Mimèsis désigne ce mouvement même qui partant d’objets préexistants aboutit à un artéfact poétique et l’art poétique selon Aristote est l’art de ce passage ». 4 « Les premiers romans espagnols peuvent en effet être considérés, historiquement, comme des réactions contre le roman pastoral et le roman de chevalerie »*. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 87 une grappe de raisin ou un morceau de pain ; au rebours des romans de chevalerie, le picaro, anti-héros, étale une somptueuse généalogie dans l’ignominie, tel Lazarillo, fils d’une sorcière et d’un meunier voleur (1553). On a pu parler à ce propos d’une « épopée de la faim » (Souiller, q.v.). Penser fiction picaresque et histoire comique en inversant le fonctionnement de l’épopée aboutit à cantonner les protagonistes dans le registre bas, c’està-dire comique, et oblige à se servir des procédés comiques traditionnels proches de la farce. Il s’ensuit une déformation qui n’a rien de réaliste pour susciter le rire. Henry IV de Shakespeare (1597) fournit-un excellent exemple de ce partage des genres avec la répartition sociale et stylistique des personnages : l’histoire de l’Angleterre est traitée sur le mode épique, avec ses batailles et ses héros ou son lieu de référence : le palais ; à la taverne d’East Cheap, les ivrognes, les prostituées et l’énorme Falstaff, objet du montage farcesque du faux hold-up de Gadshill. Si l’on évoque une sorte de classe moyenne provinciale avec Shallow et Silence, ceux-ci sont parfaitement ridicules et objets de caricature. Le choix épique du prince Hal et son reniement de Falstaff (Deuxième partie, V, 5) est aussi celui d’un style de représentation : la suite (Henry V) sera l’épopée fondatrice de la grandeur de l’Angleterre (bataille d’Azincourt). C’est ainsi que l’on voit apparaître le rôle de la convention idéologique et littéraire dans l’évocation des personnages et des rôles sociaux. Cervantès, dans les Nouvelles exemplaires, présente un recueil qui offre un second exemple des limites qui déterminent a priori le regard d’un écrivain à l’aube du XVII e siècle 5 , grâce à son balancement entre nouvelles idéalistes et dites « réalistes », c’est-à-dire inscrites dans le registre « bas » du picaresque ; bref : don Quichotte ou Sancho ? Aux protagonistes nobles de La Force du sang ou de L’Illustre laveuse de vaisselle s’opposent les deux peu reluisants protagonistes du Mariage trompeur ou les deux anti-héros picaresques de Rinconete et Cortadillo : « assez décousus, loqueteux et mal en point », ils compensent, de manière parfaitement conforme à l’esthétique héroï-comique, la misère de leur apparence par un langage des plus courtois : « De quel pays est votre grâce, seigneur gentilhomme, et où vous mène votre bon vent ? » (158-159). Préjugés sociaux et préceptes littéraires se rejoignent donc pour cantonner les romans picaresques espagnols comme les histoires comiques françaises dans un cadre et un registre- bien précis : « la règle classique de la séparation des styles, qui devint influente au XVI e siècle, stipulait en pratique que tout ce qui appartient à la vie quotidienne (classes sociales et occupations, les événements communs de la vie dans des endroits réels, 5 Au sens où ce regard est étudié par Carl Havelange (q.v.) avant la mutation du monde sensible qu’opère la progressive constitution d’un savoir scientifique au cours du XVII e siècle. 88 Didier Souiller effectivement nommés et décrits) devait être écrit en style « bas », ce qui signifiait qu’en théorie on ne pouvait en parler à aucun autre niveau que comique » (Parker 25)*. De plus, à l’opposé de notre conception banale du réalisme en littérature, l’époque, suivant toujours Aristote, renvoie le souci de vérité et de réalité du côté de la chronique (ce que nous appelons plus volontiers l’Histoire), pour mieux affirmer que l’art opère une recomposition du réel : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire […] c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. » (51a36-b5). En définitive, qu’est-ce que représenter le monde (ou la société) dans ces conditions ? C’est imiter, non le réel, mais ce qui rend compte du fonctionnement du réel, conformément à l’idée que l’on se fait du monde, à savoir le mécanisme du théâtre, suivant la métaphore partout reprise à l’époque baroque (implicitement ou explicitement) du theatrum mundi. Comme il s’agit, dans les histoires comiques, de représenter la vie quotidienne, il s’en suivra que la vie sera assimilée à une comédie : « La vie est une comédie, le monde un théâtre, les hommes des acteurs, Dieu l’auteur ; à Lui, il revient de répartir les rôles et aux hommes de les bien représenter » (Quevedo395 ab)*. Le regard subit ainsi la médiatisation d’un artefact (Forestier 10) 6 . Si, selon la formule qui ornait l’entrée du Globe de Shakespeare, totus mundus agit histrionem, il convient que les personnages des récits comiques s’ordonnent selon la logique de rôles bien établis et convenus. Il ne s’agit pas d’observer pour mieux décrire, mais de s’inscrire dans une tradition ; dès lors, ce qui va provoquer le rire relève d’abord des procédés de la farce et, à l’échelle européenne, de la commedia dell’arte avec ses personnages attendus, toujours les mêmes jusqu’à la fin du XVIII e s. : caricature, grossissement, scatologie, coups de bâtons et chutes spectaculaires etc. vont nourrir les romans comiques. La métaphore du theatrum mundi s’impose à tel point que, lorsqu’un auteur comme O.S. de Clairville se laisse aller à décrire une scène satirique des pratiques sociales contemporaines (le jeu de paume), il ne parle pas de tableau, ce qui pourrait induire une visée réaliste avant la lettre, mais trouve sa référence au théâtre : « quasi tous se rencontraient dans le dessein de médire », si bien qu’ « on y voyait une comédie fort agréable » (200). On connaît la polysémie révélatrice du titre du roman de Scarron, Romant comique : d’abord, de nombreux passages veulent provoquer le rire ; 6 G. Forestier parle d’un « postulat [qui] aboutit à une littérature à la fois illusionniste et aréaliste (au sens où il s’agit d’un réalisme médiatisé à chaque niveau de la production du discours ». La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 89 puis, roman des « comiques », c’est-à-dire des acteurs, puisque le chapitre premier raconte ainsi l’événement déclencheur- du récit : « une trouppe de comédiens arrive dans la ville du Mans ». Mais roman comique, enfin, car les événements rapportés relèvent du registre bas de la comédie, au point que Scarron fait mine parfois de trouver son style trop élevé : « j’ai peur que la comparaison ne soit ici trop magnifique » (243). Cet ensemble d’outils intellectuels, au sens de Lucien Febvre, s’impose sans discontinuer dans la littérature fictionnelle française, à travers l’héritage picaresque et au fur et à mesure de la genèse des histoires comiques, car : « On peut alors considérer, se basant sur Adam et Démoris, que l’avatar français du picaresque au XVII e siècle, c’est l’histoire comique. » (Assaf, Introduction XIII). Un tel héritage culturel va peser lourd sur le regard que les écrivains français jettent sur le monde, puisqu’il les rend tributaires d’une idéologie idéaliste tout comme de traditions et de lieux communs littéraires. En effet, la question du prétendu réalisme devient la suivante : s’agit-il vraiment d’un nouveau champ d’observation ouvert à la littérature avec le roman picaresque et son adaptation française 7 dans les histoires comiques ? Peut-on même parler d’un nouveau regard descriptif sur le monde et la réalité ? En fait, il ne s’agit pas de découvrir ou de décrire un pan de la réalité sociale, mais, d’abord, de dresser le tableau du monde des gueux comme d’un repoussoir à l’idéologie aristocratique, telle qu’elle s’exprimait dans la tradition des romans de chevalerie. Loin de l’objectivité attendue, tout concourt à établir une démonstration conformiste. « Bon sang ne saurait mentir » : cet adage de la société d’Ancien Régime se vérifie constamment dans l’histoire comique ; qui est né infâme le restera, mais, à l’inverse, un noble caché ou qui ignore son identité porte d’emblée sur lui son origine. Le gueux, à la manière du Pablos de Quevedo (Le Buscon), est un imitateur des aristocrates authentiques ; il « représente » ceux qu’il envie : « j’avais toujours en l’âme que je devais être un jour quelque grand personnage » (Le Gascon 74), déclare le protagoniste éponyme, qui joue trop bien son rôle dans un salon galant de province (235 ss) et en livre du même coup une caricature. Tout le Francion peut être lu comme une réflexion sur la vraie noblesse ; le futur marquis de la Porte frappe son compagnon, dès l’épisode de l’auberge, par « sa bonne mine qu’il avait remarquée où il éclatait je ne sais quoi de noble » (I, 81). Cependant, si le but est d’acquérir une indépendance d’esprit permettant de « vivre comme des dieux » (254), conformément à l’idéal des « généreux », il s’agira aussi de rentrer au service 7 Il n’est pas question ici de rappeler ce que furent l’influence et la réception du roman picaresque en France ; on en aura une idée précise et documentée en consultant la somme de José Manuel Losada Goya (q.v.) 90 Didier Souiller d’un grand sans aliéner sa liberté : « Il m’offrait un appointement honnête que j’acceptai pourvu que j’eusse toujours ma franchise » (261). Pareillement, dès la première apparition de Destin, le lecteur se doute qu’il est bien né : « un jeune homme aussi pauvre d’habits que riche de mine » (65) ; le personnage, d’ailleurs, se comporte selon la logique noble qui veut que le paraître informe de l’être : « J’étais assez bien vêtu, comme il est nécessaire de l’être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un méchant habit » (p. 168) et il en va de même pour l’Etoile. Dans Le Roman comique, la répartition des personnages fonctionne selon la logique-héros et contre-héros : la perfection de Destin contre Ragotin, nabot ridicule. « On devine que Destin aurait été reconnu comme fils du comte des Glaris, victime d’une substitution perpétrée par Garigues, et que l’identité du père de L’Etoile, noble ambassadeur à la carrière mouvementée, aurait été révélée » 8 , si le roman de Scarron avait été achevé. A l’être noble (on est comme on naît) s’oppose le thème de la chute dans les excréments, représentation de l’abjection extrême et symbole du caractère « ignoble » (au sens étymologique) du protagoniste picaresque, qui vient s’ajouter au grossissement systématique de la crasse, des habits rapiécés et des poux à propos de la prison du Gascon (Livre IV) ou de la vie chez le pédant Hortensius du Francion (Livres III et IV). L’initiation par les excréments est une sorte d’onction rituelle à l’envers : « chassant l’excrément de mon corps, je le jetai sur le visage d’un prisonnier qui dormait là » (Gascon, IV, 219) ; l’horreur crasseuse et puante de la prison n’obéit pas à une intention descriptive, mais au dessein d’instituer un pendant burlesque à la descente aux Enfers du héros épique. C’est lorsque Francion, en compagnie de Clérante, se déguise en gueux de cuisine qu’il met dans le potage « une certaine composition laxative » (p. 285) avec les conséquences que l’on imagine sur la noce. Mais les victimes ne sont que bourgeois et paysans, ainsi contraints d’offrir aux deux mauvais plaisants (nobles) le spectacle de « la plus plaisante chose du monde » (p. 291). Dans le Roman comique au chap. VI, « l’aventure du pot de chambre » ou la chute dans « l’égout du tripot » (p. 316) concerne Ragotin, tandis que l’Orphelin reçoit « non seulement un bonnet de merde, mais l’habillement complet » (p. 77). Le monde infâme des gueux se donne à lire comme une anti-société, voire une société inversée, qui reproduirait comme dans un miroir les institutions contemporaines, mais au bénéfice du milieu des hors de la loi, suivant en cela une démarche inaugurée par Cervantès dans la nouvelle Rinconete et Cortadillo-avec la cour de Monipodio, « parrain » des truands de 8 Y. Giraud, Préface de l’édition GF, p. 26 ; fin bien romanesque, mais qui rappelle aussi les reconnaissances qui achèvent certaines pièces de Molière comme L’Avare ou L’École des Femmes. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 91 Séville. Dans La vie généreuse des Mercelots (1596), le protagoniste suit un parcours, sorte de cursus honorum inversé ; reçu « blesche », puis intronisé lors de l’épisode des Etats-Généraux près de Fontenay-le-Comte (59), on y voit « le grand Coesfre », lequel punit un crime de lèse-majesté avant la réception des nouveaux, parodie de cérémonie d’entrée dans la chevalerie, avec rappel solennel de la morale à rebours qui s’impose à tous : « les maximes que nostre Général nous faisait entretenir » (71). Finalement, la hiérarchie des classes parcourues est conforme à l’idéologie officielle qu’elle confirme : il y a les « vrais » nobles, les bourgeois lâches et faciles à duper et le monde paysan aux dépens duquel on vit. Ce regard, fidèle à l’idéal aristocratique, ignore splendidement le fonctionnement de l’économie marchande et la vraie nature de ceux qui s’y consacrent, pour mieux les confondre dans un mépris sans nuance. Si le Gascon passe du bon temps avec la femme d’un avocat, c’est afin de montrer la lâcheté sans nuance du mari (133) ; les plus mauvais traitements, l’Orphelin les reçoit chez deux marchands ruinés (chap. V). Dans les histoires comiques, le poids de l’idéologie dominante est tel que les clichés tiennent lieu d’observation sociale, tandis que reviennent médecins ignares, prêtres indignes, sergents corrompus, duègnes sensuelles, gens de lettres vaniteux, femmes séductrices et trompeuses etc. Il serait fastidieux de dresser la liste du retour des mêmes caractéristiques définitoires de chaque type social dans les différentes histoires comiques ; qu’il suffise de montrer combien Le Gascon extravagant propose déjà une suite de clichés : - Les femmes, toujours dangereuses et trompeuses : « un homme est sage qui peut éviter les charmes et les appâts des femmes… entre toutes les créatures vivantes, la femme en est la plus mauvaise » (134) ; son art est tromperie et maîtrise des apparences : -« je confesse qu’elles étaient extrêmement industrieuses et qu’elles avaient des artifices particuliers pour couvrir les défauts de leurs visages » (305) - Le monde du théâtre mêle la satire des actrices, « elles se servent d’artifices pour attirer dans leurs filets ceux qui n’ont pas l’esprit de se démêler de leur ruse » (299), à celle des auteurs : « les poètes ont bien autant de vanité que de vers en l’esprit » (298) ; - Les gens de justice, les sergents comme les « procureurs, qui entendent parfaitement bien les termes de la volerie » (p. 275), sont d’aussi grands voleurs que ceux qu’ils emprisonnent ; - Indignité et misère des membres du clergé, tel ce pauvre curé qui s’enivre avec le Gascon (275) ; - Les médecins, toujours ignorants et dangereux par là-même (V, 260) ; - Les « pédants » et autres cuistres se révèlent incapables de galanterie et avares au dernier point ; venus du Buscon (le licencié Cabra de Quevedo, chap. III), ils affament leurs élèves ; on les retrouve inchangés dans L’Orphelin infortuné (chap. III) et Le Francion (Livres III et IV). 92 Didier Souiller Ce n’est certes pas un hasard si la liste pourrait convenir, sans le moindre changement, au parcours social de Gil Blas, au début du XVIII e siècle, tant l’histoire comique et le roman picaresque à la française, en fait de description « réaliste », demeurent tributaires des topoi hérités de la littérature espagnole du Siècle d’Or. Ces clichés n’interviennent pas seuls pour déterminer les limites du regard des auteurs d’histoires comiques sur la société contemporaine : en fait, puisque « le monde est un théâtre », les histoires comiques abondent en procédés venus de la farce et du burlesque, lesquels reposent sur la caricature et le grossissement des traits, loin de tout « réalisme », suivant le modèle déjà proposé du nez de l’aveugle et de la saucisse avalée dans le Lazarillo (Traité I). Désormais, une vieille sera toujours une horrible vieille, plus ou moins maquerelle, mais toujours portée sur le sexe, comme l’Agathe du Francion, à la suite de cet autre modèle que fut la Célestine de Rojas (1499). Ce n’est pas le réel, mais le théâtre qui est l’objet d’une imitation dans la littérature « comique » et il se pourrait que le rire de la farce fût la meilleure réponse à apporter à un monde dont le sens échappe : « quand je songe aux advantures qui me sont arrivées ce jour cy, je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde qu’à peine me puis je tenir d’en rire » (Francion 79). « Vous seriez bien attrapé, s’il n’y avait rien de vrai en ce livre et que ce fût seulement d’un esprit enjoué. » (Préfontaine 142) : l’auteur revendique une liberté de création afin de susciter le rire ; unique finalité, non dans le but de rendre compte du réel avec ce regard « naïf » 9 , revendiqué ostensiblement, mais pour, finalement, n’introduire des personnages appartenant aux basses classes que pour mieux s’en moquer. Scarron, que l’on sait par ailleurs soucieux de formuler quelques réflexions sur son écriture à la manière du Diderot de Jacques le Fataliste, ne s’est pas privé (II, 16) d’ironiser contre toute exigence réaliste par trop scrupuleuse et finalement stérile : « l’affaire est assurément difficile à deviner,… je ne l’ai su depuis peu de temps que par hasard et lorsque je l’espérais le moins […] Quelqu’un m’accusera peut-être d’avoir conté ici une particularité fort inutile » (308-309). Il y a abondance des procédés farcesques dans Le Roman comique, qui reviennent d’ailleurs régulièrement au long du livre comme pour en mieux souligner l’artificialité ou le côté mécanique, comme pour ces chutes en série : « le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi, renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu’où finissaient les sièges » (315). Les aventures de Ragotin forment une suite ininterrompue de « disgrâces » : mis dans un coffre par une servante, 9 « j’ai représenté aussi naïvement qu’il se pouvait faire », dit Sorel dans son Avertissement, après avoir avoué s’être « amusé » à « écrire une histoire qui tinst davantage du folastre que du sérieux », p. 46 et 45. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 93 fessé par l’Olive, il termine en mettant le pied dans un pot de chambre (II, 7). « Avec Scarron, le lien entre farce et roman, entre comédie et roman, commence d’exister » (Picciola 182). Le tout s’achevant fréquemment dans une bagarre générale (I, 3 ; I, 12) et l’indignité burlesque des armes continuant d’opérer le retournement de l’épopée : « on commençait à se saisir des broches et des meubles qui se peuvent jeter à la tête » (244). Trivialité et caricature que l’on peut rapprocher en peinture des scènes de genre ou « bambochades » 10 qui concentrent les traits sordides pour faire rire et nourrir le mépris, alors que, de nos jours, nous voulons, là encore, y voir un souci de réalisme. De manière générale, l’écriture des histoires ne se prive pas de recourir aux procédés du théâtre ; le hasard, qui rend compte des « coups de théâtre » fait bien les choses : dans l’auberge du Francion, le protagoniste partage sa chambre avec ce Raymond qui lui avait dérobé son argent ; Destin, partant pour l’Italie, retrouve, « par une heureuse rencontre », Mlle de l’Etoile à Nevers (p. 169) et l’Orphelin hérite opportunément de son frère (chap. XIX) pour interrompre la suite de ses infortunes. L’abondance des quiproquos est digne d’une comédie espagnole du Siècle d’Or, dont on sait l’influence sur la littérature dramatique française à l’époque de Richelieu : si Sorel y a recours dès le livre I (Laurette s’accommode d’un voleur qu’elle prend pour Francion, tandis que ce dernier est précipité au bas du château par « Catherine », un autre voleur travesti - 61), Scarron ne s’en prive pas- non plus : le jaloux La Rapinière, croyant poursuivre sa femme dans la nuit, se saisit d’une chèvre- (I, 4) ; un chien, pris pour un fantôme, suscite une belle panique (II, 3) ; un flambeau qui s’éteint entraîne une belle confusion dans la nouvelle des « Deux frères rivaux » (II, 19). Le quiproquo nocturne ou bedtrick est un procédé qui repose sur la confusion des partenaires sexuels dans l’obscurité ; il vient de la nouvelle italienne, mais est également utilisé au théâtre par Shakespeare (All’s well that ends well). On voit le Gascon en profiter joyeusement : « il reconnut bien que ce n’était pas Dorphise, mais espérant recevoir d’elle le contentement d’une bonne fortune, il la pressa fort » (250). Bien plus, puisque ce monde est un théâtre, régi par les lois de la scène comique, il importe de savoir jouer - son rôle ou un rôle d’emprunt, pour mieux duper les autres. Le Gascon sera donc un parfait acteur comme tous les picaros européens qui excellent à paraître ce qu’ils ne sont pas. La Préface par un des amis de l’autheur qui précède Le Gascon extravagant, Histoire comique, précise que le personnage s’est « déguisé » pour « parler librement », car « tout est permis aux fous ». Cependant, le livre s’achève, comme pour 10 Voir l’œuvre de Pieter van Laer ou Andries Both, La Chasse aux poux à la lumière d’une chandelle, Magyar Szépmüvészeti Múzeum, Budapest. 94 Didier Souiller Hamlet, pour reconnaître « qu’il n’était extravagant qu’alors qu’il voulait lui-même se faire croire tel » (307) et le parcours du Gascon est constitué d’une succession de rôles : « je contrefaisais le petit messager » (74) ; « il m’est arrivé d’autrefois, et principalement quand j’entrais dans une bonne ville, de contrefaire l’astrologue et le mathématicien » (81) ; « j’avais la parole assez libre et n’arrangeais pas mal mon discours, ce qui faisait incontinent douter le libraire que j’étais homme de lettres » (95). A la suite de cette facilité, le Gascon en vient à s’interroger : « je fus longtemps à balancer à part moi quelle vacation je prendrais pour y subsister hors de la nécessité » (112). Le noble Francion, après s’être enfui dans la boutique d’un pâtissier, change d’apparence : « j’avais pris tout l’équipage d’un Oublieux, et m’en allay criant par les rues » (312). D’ailleurs, ses déguisements pour complaire à son maître Clérante (« mon principal soin était de le faire vivre joyeusement », 283) le conduisent à cet aveu qui le ramène, un temps, au niveau d’un parfait picaro ou d’un acteur de la commedia dell’arte : « je faisais des grimasses, des gestes et des postures, dont tous les bouffons de l’Europe seroient bien ayses d’avoir de la tablature pour en gaigner leur vie » (290). Dans ces conditions, le parcours du protagoniste se doit de culminer avec la rencontre et l’intégration dans une troupe de comédiens ; l’itinéraire symbolique aboutit inévitablement au théâtre : le Gascon entre d’abord au service d’un charlatan (« monter sur le théâtre et débiter la marchandise que nous étions en résolution de produire », 293), puis, étape suivante : « je fus immatriculé dans la troupe des comédiens » (300). Francion est victime d’une mascarade où il doit « jouer une tragédie où il représenterait le personnage de quelqu’un que l’on avait mis à mort, le temps passé » (début du livre VII, 325) et il est inutile d’insister sur le métier de Destin et de L’Etoile. La conclusion du narrateur du Gascon rejoint celle de Chapelain 11 : « quant à moi je demeure confus et pense que c’est un Protée qui peut prendre toute sorte de formes » (106). La pseudo-autobiographie qui prévaut dans les histoires comiques (La Vie généreuse des Mercelots, L’Orphelin infortuné), parfois sans l’unité narrative du Lazarillo, mais grâce à de nombreux passages où le personnage principal fait le récit de sa vie (Le Francion, Le Roman comique), ne doit pas conduire à penser que le « réalisme » se réfugierait dans la présentation fidèle d’un caractère. Force est de constater, d’ailleurs, que ce que nous nommons (avant la lettre) psychologie, n’est pas la motivation première de l’auteur d’histoires comiques : il faudra attendre le XVIII e -siècle, la généralisation de l’empirisme et l’émergence de la notion d’adoles- 11 « Le gueux n’est plus un gueux. C’est un Protée à cent visages et cent formes diverses », Avertissement au lecteur de la traduction du Guzman de Alfarache. La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 95 cence 12 , pour que l’apprentissage (et donc l’évolution) de l’individu ait un sens. Au risque de rappeler de simples évidences historiques, le personnage des histoires comiques s’inscrit dans un temps qui précède, à la fois, l’intégration anthropologique du cogito cartésien, la description narrativisée de l’éthopée, telle qu’élevée à la dignité d’un genre littéraire par La Bruyère, le renouveau de l’empirisme à partir de Locke et, bien entendu, le personnage sociologique légué par Balzac. Or, tous ces apports culturels interfèrent (dans des proportions variables et plus ou moins prégnantes) dans notre lecture du personnage des histoires comiques. Au contraire, afin de cerner le jeu de l’acteur et sa signification, il faudrait se contenter, pour l’actio, de ces codes décrits par Florence Dupont (q.v.) ; ils passent dans le jeu de la commedia dell’arte et éclairent, par exemple, la première apparition problématique du Gascon aux yeux du narrateur : « je voyais des effets prodigieux et dont je n’en savais point de cause, cela tourmentait extrêmement mon esprit » (I, 60). Culturellement, le protagoniste des histoires comiques participe de la conception incertaine du moi qui prévaut à l’époque baroque et que l’on pourrait résumer par quelques formules célèbres de Montaigne- pour qui l’homme est « partout vent » : « Et nous et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse » (II, 12, 601), si bien que, perdu dans le monde, il se révèle « le badin de la farce » (III, 9, 1001). En parfait écho, Francion observe : « ce que l’on prend ordinairement pour la plus grande sagesse du monde n’est rien que sottise, erreur et manque de jugement. Même nous autres… nous verrons que nous sommes des fous » (332). Il serait donc vain de chercher une causalité rationnelle ou une unité dans le comportement du protagoniste : tout au plus, il suivra la logique multiple du désir (sexuel), de l’envie de parvenir et, fort prosaïquement, le besoin d’échapper à la faim. Ce que résume Francion : « j’ai plus de désirs qu’il n’y a de grains de sable en la mer » (335). C’est pourquoi il est bien difficile de faire la synthèse du Gascon, lequel tient sa place dans un salon galant de province, s’acoquine avec un prêtre ivrogne ou se prend pour le roi Arthur ; il se proclame tour à tour indifférent à l’honneur, « sans m’attacher à cette apparence d’honneur qui pipe quasi tout le monde » (72), puis assoiffé d’honneur : « je suis naturel Gascon, plus jaloux d’acquérir de l’honneur que tous les biens du monde » (98). Le narrateur avoue sa perplexité : « cet homme parle tantôt dans une extravagance et incontinent après il a les 12 On pense évidemment au Chérubin de Beaumarchais et de Da Ponte/ Mozart, mais il ne faut oublier ni le couple qui achève la malédiction du Sopha de Crébillon ni les réflexions de Rousseau dans l’Émile et Les Confessions. 96 Didier Souiller meilleurs discours du monde : d’où peut procéder ce changement ? Quant à moi, je demeure confus » (106). Suivant le poids de l’idéologie, puisque « mauvais sang ne saurait mentir », la naissance infâme-crée un destin : le Gascon hérite de la lâcheté de son père, illustrée par l’histoire du duel (67), et inversement, les qualités des pères passent dans le couple Destin-Mlle de l’Etoile.- Les étapes picaresques des différents emplois ou aventures se trouvent souvent scandés par une brusque formule proche de la métamorphose : « [ J]e me résolus de quitter entièrement leur fréquentation » (Préfontaine 126), tout comme la naissance de l’amour, qui obéit à la logique dramatique du love at first sight, à la manière de Roméo et Juliette. Francion avoue : « Mon âme s’enflammait au premier objet qui m’apparaissait » ; belle inconstance, qui le rattache au donjuanisme du héros de Tirso (Le Burlador, 1619, q.v.) : « je ne pouvais pas discerner laquelle m’agreoit le plus ; je les poursuivois toutes ensemble » (249). L’histoire s’achève quand Francion s’éprend (toujours aussi brutalement) du portrait de Nays (343), ce qui le décide à partir pour l’Italie. La désinvolture dans la motivation des personnages fait surgir une nouvelle question- relativement à la conception des « caractères » dans les histoires comiques : puisque la découverte de la société implique le recours au mimétisme-de l’acteur, à force de s’adapter, le protagoniste ne serait-il qu’un homme sans caractère ? La stratégie du caméléon laisse subsister en creux l’énigme de la nature exacte de la personnalité du personnage, lequel se métamorphose plus qu’il n’évolue, à la manière de Francion, qui passe d’une intrigue adultère avec la femme du portier du château (I) à la souveraine supériorité de celui qui châtie une épouse querelleuse et adultère, avant de poursuivre son voyage vers l’Italie (VII). Le protagoniste de L’Orphelin infortuné, devenu maître d’hôtel, en vient significativement à s’interroger : « je vous laisse à juger quelle souplesse il faut avoir pour vivre avec tous ces gens, bien heureux qui s’en peut tirer sans y perdre l’esprit » (141). Souplesse, voilà un mot juste qui traduit bien l’équivoque de la situation de celui qui se plie (trop ? ) aux circonstances et s’adapte à son public. Que faut-il penser de Francion qui, malgré ses prétentions à la noblesse, trouve un temps auprès du roi un emploi bien proche de celui de bouffon, grâce à ses réparties : « le Roy m’affectionna plus que jamais » (VI, 317) ? Le futur « généreux » connaît, au sortir de ses « aventures scholastiques » (185), pour un temps, la tentation de la vie picaresque auprès de « certains fripons d’escholiers de la ville » (228) ; il en gardera une tendance au mimétisme de complaisance : « Me délibérant de suivre en apparence le trac des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquérir la bienveillance d’un chacun » (254). A multiplier les masques de complaisance, c’est l’unicité du moi qui devient problématique. De là, l’évacuation de la notion de responsabilité, que le héros des histoires comiques partage avec le picaro espagnol ; l’achar- La Modernité des histoires comiques et le prétendu réalisme 97 nement de la Providence sert d’excuse pour l’Orphelin : « Mais la Fortune, déesse absolue de l’heur et du malheur, en disposa autrement […] malgré la contrariété des temps et de ma mauvaise fortune » (74-75). On croirait entendre Lazarillo se lamenter. Sur de multiples plans, la notion de réalisme est ainsi largement anachronique, car elle provient d’une époque qui a un projet scientifique (rendre compte expérimentalement du réel) et elle ne saurait s’appliquer à cette période de la modernité encore géocentrée et aristotélicienne que fut la première moitié du XVII e siècle. Quoi qu’on dise, la persistance (souterraine, au mieux) de l’idée de progrès dans l’histoire de la littérature contraint artificiellement les romans comiques à rentrer dans le moule du rôle de première étape d’une hypothétique évolution linéaire vers le réalisme conçu comme un aboutissement - avant de célébrer sa remise en cause, du « nouveau roman » à la post-modernité. L’exactitude historique oblige à reconnaître seulement un souci réaliste, non dans les romans comiques, mais dans des sortes de documents que le canon universitaire semble exclure de la « vraie » littérature. On mentionnera ainsi, dès le XVI e siècle, mais sans volonté d’exhaustivité, le Liber Vagatorum (Luther, vers 1528),- qui énumère 28 classes de mendiants (tandis que Il Vagabondo ovvero sferza de’Bianti e Vagabondi de Rafaele Frianoro,Venise, 1627, en compte 34) ou, dans le domaine élisabéthain, The Fraternity of Vagabonds (1561) de John Awdeley, A Caveat or Warning for Common Cursitors (1566) de Thomas Harman 13 , le Coneycatching de Greene (1592), avant Thomas Dekker (1570-1632) dans ses pamphlets (The Seven Deadly Sins of London, The Bellman of London, par exemple), plus que dans ses pièces à tendance moralisatrice comme The Shoemaker’s Holiday. C’est alors, et dans cette perspective, qu’il faudrait à nouveau mentionner une histoire comique française, puisque La Vie généreuse des Mercelots s’achève sur une « table » des plus « signalés mots de Blesche » (107 à 117) ; néanmoins, l’adresse « aux lecteurs » qui suit la « table » semble insister plus sur le projet moral que descriptif : « ce n’estoit mon intention de faire cognoistre la langue, ains leur façon de faire… toutesfois je n’ay laissé, ne désirant gratifier ceste vermine » (119). Il est donc vrai qu’il demeure difficile- d’apprécier sans anachronisme culturel le projet d’écriture que révèlent les histoires comiques, si l’on veut bien renoncer (enfin) à parler de réalisme, pour ne plus se contenter de formules ambiguës telles que réalisme burlesque ou grotesque ; assurément, les lecteurs de ce type de récit n’étaient ni des gueux ni des gens de peu, de même qu’au Moyen Age les lecteurs de fabliaux étaient les mêmes que les lecteurs de romans courtois (Zink 7). Histoires comiques de même que romans picaresques, nous proposent une énigme identique à celle formée 13 Voir le recueil de documents contemporains : The Elizabethan Underworld, etc. 98 Didier Souiller par les peintres contemporains de « bambochades », si appréciés de l’aristocratie romaine et décriés par les « grands » peintres (Briganti, q.v., Haskell 252-253) : en effet, on voit mal ces nobles amateurs raffinés se préoccuper d’admirer le « réalisme » de la représentation de paysans et de miséreux qu’ils méprisaient dans la réalité ; peut-être percevaient-ils confusément que la peinture ne pouvait se cantonner dans les grands genres de l’Histoire et des sujets religieux. Pareillement, le lecteur français du XVII e s. manifestait obscurément sa lassitude à l’égard de l’épopée et des romans précieux ; peutêtre ressentait-il plus d’intérêt pour le devenir du sujet « problématique » dans son combat quotidien que pour « ces héros imaginaires de l’Antiquité qui sont quelquefois incommodes à force d’être trop honnêtes gens » (Scarron 185). Ouvrages cités ou consultés Adam, Antoine. Histoire de la littérature française au XVII e siècle. T. I. Paris : del Duca, 1962. Aristote. La Poétique, trad. R. Dupont Roc et J. Lallot. Paris : Éditions du Seuil, 1980. Augustin d’Hippone. La Cité de Dieu, Tr. L. Moreau, Livre XIX, § XX. T. 3. Paris : Éditions du Seuil, 1994. Balzac, Honoré de. Avant-propos de La Comédie humaine, « L’Intégrale », T. I. Paris : Éditions du Seuil, 1965, p. 51. Briganti, Giuliano. The Bamboccianti : the Painters of Everyday Life in Seventeenth- Century Rome. Rome : Ugo Bozzi, 1983. Cervantes Saavedra, Miguel de. Nouvelles exemplaires. Tr. J. 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Sous la direction de Jean Mesnard. Paris : P.U.F., 1990. N.B. : le signe * renvoie à une traduction par l’auteur de l’article.