eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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L’archéologie et la genése de la littérature moderne. Prolégomènes

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2017
René Sternke
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L’archéologie et la genèse de la littérature moderne. Prolégomènes René Sternke Hommage à Kordelia Knoll Un nouvel espace d’empiricités : une nouvelle approche de l’objet matériel Pendant la dernière décade du XVIII e siècle, le vieux système universitaire des trois facultés - médecine, jurisprudence et philosophie - vécut une crise. Kant formula la protestation et la volonté d’insurrection de la faculté inférieure 1 . La philosophie s’était déclarée la science des sciences 2 . Au cours des décennies suivantes, nous assisterons à une transformation totale du système des sciences et à l’apparition de sciences nouvelles. D’après Foucault, « l’Analogie et la Succession » devenaient les « principes organisateurs » d’un nouvel « espace d’empiricités » 3 . La thèse qui sert d’idée de départ à la présente publication maintient que ce nouvel espace d’empiricités se caractérise également par une nouvelle approche de l’objet matériel, par une approche directe et visuelle qui ne passe pas par le détour des textes et qui le conceptualise comme un objet digne d’être étudié par la science ou plutôt par une nouvelle science qui se dédie exclusivement à son étude, l’archéologie. Cette approche se réalisa aussi en dehors de l’archéologie, la littérature la mit également en œuvre. Walter Benjamin atteste au XIX e -siècle une « représentation chosiste de la civilisation » qui « correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d’une série illimitée de faits figés sous forme de choses » 4 . 1 Kant, Immanuel. Der Streit der Facultäten in drey Abschnitten, Königsberg, Nicolovius, 1798. 2 Fichte, Johann Gottlieb. Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre als Handschrift für seine Zuhörer, Leipzig, Gabler, 1794. 3 Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p.-230. 4 Benjamin, Walter. « Paris, Capitale du XIX e siècle. Exposé », dans id. Das Passagen- Werk, éd. Rolf Tiedemann, t.-1, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1982, pp.-60-77, ici p.- 60. Corinne Saminadayar-Perrin observe un « hypnotisme de l’objet » autour de 1850 et chez les historiens et chez les romanciers. « Salammbô et la querelle du “roman archéologique“ : l’objet, le récit, l’histoire », Revue d’histoire littéraire de la France, 2011, n o -3, pp.-605-620, ici p.-612. 4 René Sternke La thèse centrale du présent volume maintient que l’archéologie contribua de manière décisive à la genèse de la littérature moderne. Elle le fit de différentes manières. D’un côté, l’archéologie fournit à la littérature aussi bien des méthodes et des pratiques que des objets de la représentation ; de l’autre, l’objet archéologique devint la préfiguration de l’œuvre d’art moderne. La littérature moderne fut le fruit de la liaison du traitement archéologique des objets matériels et de la conception de l’œuvre d’art comme œuvre autonome. Ces deux composants de la littérature moderne surgirent en Allemagne déjà vers la fin du XVIII e siècle, mais ils y restèrent séparés. Winckelmann et l’identité de l’œuvre d’art et de l’objet archéologique Si nous voulions considérer Winckelmann comme le fondateur de l’archéologie, nous devrions aussitôt admettre que Winckelmann, ancien étudiant de l’inventeur de la science esthétique qui se dédie à la connaissance par les sens (cognitio sensitiva) 5 , Baumgarten, avait fondé l’archéologie sous la forme de l’histoire de l’art. Une telle approche privilégia l’aspect esthétique et exclut un grand nombre d’objets matériels du passé du domaine de l’archéologie. Dans la perspective winckelmannienne, l’objet archéologique et l’œuvre d’art sont identiques. Pourtant, dans le sillon de l’antiquarianisme, l’archéologie s’intéressa aussi à des objets que l’on ne pouvait pas considérer comme des œuvres d’art. De tels objets déplaisaient et dérangeaient les adeptes du classicisme. Pensons à Goethe qui lava son âme avec du bon vin et avec la vue du ciel et de la mer des impressions bizarres et à moitié désagréables qu’y avaient laissées toutes ces petites choses bigarrées d’un goût puéril et d’une imagination effrénée qu’il avait dû voir à Pompéi en 1787 6 . Dans le présent cahier, Serge Linkès cite le jugement exprimé en 1834 par un connoisseur qui avait choisi le nom de la ville natale de Winckelmann pour pseudonyme, face à l’art étrusque : « Mais j’aime le beau et non le rare » (infra, p.-103). Le roman Le Dieu Pepetius de 1858, dont Cécilia Hurley nous offre l’analyse, contient la description d’une statuette étrusque d’un dieu on ne peut plus laid, dont un jeune amateur anglais tombe amoureux (infra, pp.-201-202). 5 Baumgarten, Alexander. Aesthetica, Traiecti cis Viadrvm, Kleyb, 1750, p.-7. 6 Gambino, Renata. « Italienerfahrung und Antikenrezeption bei Karl Philipp Moritz », dans Veit Rosenberger (dir.), « Die Ideale der Alten ». Antikenrezeption um 1800, Stuttgart, Steiner, 2008, pp.-29-37, ici p.-35. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 5 La nouvelle conception de l’œuvre d’art de l’idéalisme allemand En 1785, Karl Philipp Moritz définit l’œuvre d’art comme « l’achevé en soi » 7 . Dès 1797, les Épanchements d’un moine ami des arts de Friedrich Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck initièrent à la religion de l’art 8 . En 1800, Friedrich Schlegel publia dans sa revue Athenaeum le texte « Sur l’incompréhensibilité » 9 , dans lequel il défendit cette qualité littéraire, ainsi qu’un « Discours sur la mythologie » 10 , dans lequel il affirmait l’inséparabilité de la poésie et de la mythologie et réclamait la création d’une nouvelle mythologie par l’idéalisme, cette grande révolution qui irait embrasser toutes les sciences et tous les arts. Les romantiques allemands employèrent déjà le procédé poétique de la synesthésie. « Tous les sens ne sont à la fin qu’Un sens », déclare Novalis 11 , et Clemens Brentano chante : - « À travers la nuit qui m’étreint/ La lumière des sons me regarde. 12 » Rien de tout cela ne perça en France. L’Allemagne de Madame de Staël ne contient qu’un seul poème romantique, « Mélodies de la vie » d’August Wilhelm Schlegel, et y traduit « un phénix-fleurissant 13 » par « un phénix brillant » 14 . Pourtant, toutes ces novations allemandes ne s’écartaient pas encore du principe de l’imitation de la nature dans la mesure où elles permettaient encore une interprétation psychologique. La philosophie de Schelling ouvrit cependant, dès 1800, la possibilité d’aller plus loin. Il ne s’agirait pas d’imiter la nature créée (natura naturata), mais la nature qui crée (natura 7 Moritz, Karl Philipp.- « Versuch einer Vereinigung aller schönen Künste und Wissenschaften unter dem Begriff des in sich selbst Vollendeten », Berlinische Monatsschrift, V (janvier à juillet 1785), pp.-225-236. 8 [Wackenroder, Friedrich Heinrich et Tieck, Ludwig.] Herzensergießungen eines kunstliebenden Klosterbruders, Berlin, Unger, 1797. 9 [Schlegel, Friedrich.] « Ueber die Unverständlichkeit », Athenaeum. Eine Zeitschrift von August Wilhelm Schlegel und Friedrich Schlegel, III, 2 (1800), pp.-335-352. 10 [Id.] « Rede über die Mythologie », ibid., III, 1 (1800) pp.-94-105, ici pp.-96 et 97. 11 « Alle Sinne sind am Ende nur Ein Sinn. » Novalis. « Heinrich von Ofterdingen. Zweiter Theil. Die Erfüllung », dans Novalis Schriften, éd. Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck, t.- 2, Berlin, Buchhandlung der Realschule, 1802, pp.- 1-73, ici p.-39. 12 « Durch die Nacht, die mich umfangen,/ Blickt zu mir der Töne Licht. » Brentano, Clemens. Die Lustigen Musikanten. Singspiel, Frankfurt am Main, Bernhard Körner, 1803, p.-23. 13 Schlegel, August Wilhelm. « Lebensmelodieen », dans August Wilhelm Schlegels poetische Werke, Upsala, Em. Bruzelius, 1812, pp.-47-51, ici p.-50 : « Ein blühender Phönix ». 14 Staël-Holstein, M me la baronne de. De l’Allemagne, Londres, John Murray, 1813, pp.-351-353, ici p.-353. 6 René Sternke naturans), « toute production esthétique étant dans son principe une production absolument libre 15 » [« da alle ästhetische Hervorbringung ihrem Prinzip nach eine absolut freye ist 16 »] : On voit ainsi le cas qu’il faut faire de l’imitation de la nature présentée comme principe de l’art, puisque, loin que ce soit la nature, belle seulement d’une beauté purement accidentelle, qui donne des règles à l’art, c’est plutôt ce que produit l’art dans sa perfection, qui fournit le principe et la règle (norma) pour juger de la beauté de la nature. (Ibid.) La genèse de la littérature moderne se résume principalement comme transition d’une littérature qui vise à une représentation de la nature à une littérature qui se réalise en tant que production absolument libre. Pour Schelling l’art fut le seul moyen de donner une forme objective à la connaissance. Il formula l’exigence de la production d’une nouvelle mythologie par les poètes qui aura à exprimer le savoir de la philosophie et des autres sciences de manière objective : Mais si l’art seul peut parvenir à rendre objectif avec une valeur universelle, ce que le philosophe ne peut présenter que subjectivement, il faut en conclure encore que, née de la poésie et nourrie par elle dans l’enfance des sciences, la philosophie et toutes les sciences avec elle que la poésie détourne de la perfection, retourneront néanmoins après leur achèvement comme autant de courants isolés, dans l’océan général de la poésie d’où ils étaient partis. Par quel moyen s’accomplira ce retour de la science à la poésie ? Il n’est pas difficile de l’indiquer en termes généraux, puisqu’il a existé dans la mythologie avant que n’eût lieu cette scission inconciliable en apparence. Mais comment naîtra une mythologie nouvelle, qui puisse être l’invention non d’un poète isolé, mais d’une nouvelle race agissant comme un seul poète ? C’est un problème dont il ne faut attendre la solution que des destinées futures du monde et du cours de l’histoire. (Ibid., p.-368) Le rendez-vous sans suite de l’idéalisme et de l’archéologie Le 24- août 1798, les archéologues Wilhelm Gottlieb Becker et Karl August Böttiger ainsi que plusieurs membres du groupe romantique, parmi eux les frères Schlegel, Karoline Schlegel et Novalis, visitèrent ensemble la galerie des antiques de Dresde. Par la lueur de la torche, les statues furent vivifiées. L’apogée de la visite fut l’agenouillement devant la statue de Vénus dans la 15 Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph. Système de l’idéalisme transcendental, trad. Paul Grimblot, Paris, Librairie philosophique de Ladrance, 1842, p.-360. 16 Id. System des transccendentalen Idealismus, Tübingen, Cotta, 1800, p.-467. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 7 dernière salle, « le sacraire de cette collection » 17 . Après, on attendait une conférence d’August Wilhelm Schlegel sur la galerie des antiques, mais en vain 18 . Les traces de cette visite se trouvent surtout dans le Brouillon général de Novalis, qui conceptualise un système des sciences et dans lequel il y a plusieurs fragments qui projettent une archéologie. Malheureusement, Novalis mourut en 1801 et la première édition des fragments du Brouillon général, publiée en 1802 par les soins de Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck, ne contint pas les fragments mentionnés 19 . Nous citons l’un de ces fragments sur la deuxième de couverture du présent cahier. Novalis y parla du galvanisme des antiques et de leur matière, y prévit une revivification de l’Antiquité et une contemplation des antiques qui soit et savante (physique) et poétique. Nous allons retrouver ces idées dans la pensée de plusieurs écrivains français du XIX e siècle et particulièrement dans celle d’Aloysius Bertrand, analysée dans le présent cahier par Luc Bonenfant. L’archéologie sous la tutelle de la philologie - son lent détachement de l’histoire de l’art et son rattachement à l’histoire des religions L’archéologie ne se développa donc pas sous les auspices de l’idéalisme allemand, mais ce furent l’esthétique et la philologie qui fournirent à l’archéologie leurs méthodes. Lors de la visite mentionnée de la galerie des antiques de Dresde en 1798, Karl August Böttiger réussit ainsi à distinguer les ajouts baroques des parties originales des sculptures romaines, en combinant la méthode philologique de la critique qui analyse les relations entre les parties et l’ensemble, et la méthode esthétique qui différencie par les sens le caractère organique du Beau et le caractère disharmonieux du Laid. En Allemagne, ce furent des pédagogues qui disposaient d’une formation philologique qui se penchèrent sur les collections et les publications d’antiques déjà existantes pour les traiter scientifiquement, en appliquant les méthodes de la philologie, c’est-à-dire la critique et l’herméneutique, aux objets matériels. Dans la préface de son Musée archéologique de 1801, Böttiger rejette l’énumération des monuments selon leur type, et propose leur analyse selon les thèmes mythologiques qu’ils offrent 20 . Un tel passage de la 17 Böttiger, Karl August. Die Dresdner Antikengalerie mit Fackelbeleuchtung gesehen den 25. August 1798, s.l., s.d., p.-7. 18 Lettre de Böttiger à Karl Simon Morgenstern du 7 septembre 1798, Tartu Ülikooli Raamatukogu, F3 Mrg. CCCXLII, kd. 2, 1.11-32. 19 Novalis. « Fragmente vermischten Inhaltes », dans Novalis Schriften, op.- cit., t.- 2, pp.-247-552. 20 Böttiger, Karl August. Archäologisches Museum zur Erläuterung der Abbildungen aus dem classischen Alterthume für Studirende und Kunstfreunde. Erstes Heft : Ariadne, Weimar, Verlag des Industrie-Comptoirs, [1801], pp.-10-11. 8 René Sternke classification à l’exégèse menait doucement à un détachement de l’archéologie de l’histoire de l’art et à son rattachement à l’histoire des religions, puisque la fonction originaire des antiques grecs n’avait pas été esthétique, mais religieuse. Böttiger présenta en 1808 une mythologie de l’art, à laquelle la mythologie devait fournir la matière et l’art la forme 21 . Creuzer publia à partir de 1810 la Symbolique et mythologie des peuples anciens, surtout des Grecs 22 . Une telle perspective devait déplaire aux adeptes d’un classicisme winckelmannien tel que Goethe, puisque l’Antiquité perdait beaucoup de sa splendeur et de sa clarté apolliniennes. Dans sa dissertation La Vêpres d’Isis. D’après une peinture herculanéenne de 1808, Böttiger expliqua que l’esthétisation des représentations religieuses à l’époque de l’empereur Auguste avait fait partie d’une sécularisation de l’art 23 . Dans une telle perspective, la valeur esthétique ne constituait pas l’aspect le plus important d’un objet archéologique. Nous citons la traduction anonyme utilisée par Nerval dans son article « Le temple d’Isis. Souvenir de Pompéi », publié en 1845 et analysé dans le présent ouvrage par Sylvie Lécuyer (infra, pp.-133-139) : Jupiter et Junon, Apollon et Diane, et tous les autres habitants de l’Olympe pouvaient encore être invoqués, et n’avaient pas encore perdu leur crédit dans l’opinion publique. Leurs autels fumaient encore à certains jours solennels de l’année ; leurs images étaient encore portées en grande pompe par les chemins, et le temple et le théâtre se remplissaient, les jours de fêtes, de spectateurs nombreux. Mais ces spectateurs étaient devenus étrangers à toute espèce d’adoration. - L’art même, qui se jouait en d’idéales représentations des dieux, n’était plus qu’un appât raffiné pour les sens. Aussi, le petit nombre de fidèles qui existaient encore avaient-ils la conviction que la divinité habitait seulement dans les vieilles images de forme raide et sèche, - appartenant à la théogonie primitive 24 . 21 Id. Ideen zur Kunst-Mythologie. Erster Cursus. Stammbaum der Religionen des Alterthums. Einleitung zur vor-homerischen Mythologie der Griechen. Aus den für seine Zuhörer bestimmten Blättern herausgegeben, Dresden/ Leipzig, Arnoldische Buchhandlung, 1826, pp.-1-2. 22 Creuzer, Friedrich. Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen. In Vorträgen und Entwürfen, t.-1, Leipzig/ Darmstadt, Karl Wilhelm Leske, 1810. 23 Böttiger, Karl August. « Die Isis Vesper. Nach einem Herculanischen Gemälde », Minerva. Taschenbuch für das Jahr 1809, Leipzig, Friedrich Fleischer, [1808], pp.-93-131. 24 Nerval, Gerard de. « Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi », La Phalange. Revue de la science sociale, XXVI e année, t.-II, 1845, pp.-468-480, ici p.-469. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 9 L’extension du champ des objets de l’archéologie et le changement du visage de l’art classique Pendant les premières décennies du XIX e siècle, l’archéologie étendit son champ d’action. L’Égypte et l’Étrurie attiraient l’attention des spécialistes et du public et corrodèrent l’esthétique classiciste, bien qu’on eût une idée assez vague de l’art étrusque. Les vases étrusques trouvés par Mérimée à Aix (infra, p.-28) et le vase étrusque dans sa nouvelle éponyme furent probablement des vases grecs. Maurizio Harari constate encore par rapport à Ruskin et aux caquets des salons proustiens : « L’étrusquité […], c’est une catégorie mentale, non une représentation historique. » (infra, p.-309) Winckelmann avait développé son esthétique normative à partir des copies romaines des œuvres grecques à une époque où la Grèce, se trouvant sous la domination ottomane, était difficilement accessible. L’arrivée des marbres d’Elgin en Grande-Bretagne à partir de 1802, l’exposition de la Vénus de Milo au Louvre depuis 1821 et d’autres événements du même genre changèrent l’idée que l’on s’était faite de l’art grec de manière décisive. Les recherches de Quatremère de Quincy sur la matérialité et la polychromie des antiques qui furent continuées par des investigations entreprises par de jeunes architectes sur place montraient que l’image d’une Antiquité en marbre blanc était erronée 25 . Mais la base matérielle de l’archéologie crût également de manière quantitative. On procédait à la recherche intentionnée d’objets archéologiques. Elena Calandra caractérise la méthode des fouilles de l’époque à partir du roman La Chartreuse de Parme : « l’excavation par tranchée permettait […] d’identifier et de documenter les structures avec un degré de précision remarquable et de récupérer des matériaux sans respecter cependant l’unicité et la complexité du contexte » (infra, p.-86). L’état fragmentaire et décontextualisé des antiques « Les Antiques sont d’un autre monde » - ce mot de Novalis (supra, deuxième de couverture) se réfère à l’état fragmentaire et décontextualisé des antiques. Le défraîchissement, les concrétions qui les ont couvertes et leur nettoyage de manières mécanique et chimique les ont décolorés. Leur sens s’est obscurci par le manque d’une ou de plusieurs parties et par la perte de leur contexte. Ils ont perdu leur fonction originaire. Leurs propriétés, y compris leur matérialité, renvoient à elles-mêmes. Leur sens symbolique reste au moins partiellement énigmatique. Au moins partiellement incom- 25 Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostôme. Le Jupiter olympien, ou l’art de la sculpture antique considérée sous un nouveau point de vue, Paris, de Bure frères, 1815. 10 René Sternke préhensibles, ils invitent le spectateur à une relation esthétique. Sous bien des rapports les antiques anticipent les œuvres d’art modernes. Les archéologues créèrent une esthétique du fragment. Déjà au XVIII e - siècle, Giovanni Battista Casanova réussit par une blague à faire décapiter un Mercure de la collection de Dresde, parce que les ustensiles à ses côtés le désignaient d’athlète 26 . En 1814, Böttiger loua les plus beaux antiques à Tarskoïe Selo et à Pavlovsk qui n’avaient pas été complétés 27 . En 1825, Heinrich Meyer fit publier une lettre dans laquelle il déclarait que les torses produisaient toujours un plus grand effet que les statues entières 28 . Si la Vénus de Milo ne fut pas complétée, cela tenait aussi à l’incertitude sur la manière dont elle devrait l’être (infra, p.- 49). Mais un tel argument n’avait pas retenu les sculpteurs et les marchands au XVII e siècle. À partir de 1822, Böttiger, directeur de la galerie des antiques de Dresde, fit dé-restaurer une Minerve archaïsante. Il en fit faire une copie en plâtre et fit compléter cellelà par le sculpteur Christian Daniel Rauch. En 1825, les deux œuvres furent exposées l’une à côté de l’autre 29 . L’introduction de la méthode de l’autopsie dans la littérature Le 12 août 1793, le jeune poète Heinrich Stephan Kunze, né en 1772, envoya au célèbre écrivain Christoph Martin Wieland, né en 1733, un fragment de son épopée Henri le Lion, en le priant de le publier dans le Nouveau Mercure Allemand. Il lui fit savoir qu’il lui fallait entreprendre un voyage au bord de la mer pour terminer son épopée. Wieland ne publia pas le texte qui lui avait été envoyé ; il paraît qu’il n’a même pas répondu à la lettre reçue 30 . La même année, il accueillit chez lui le jeune Lütkemüller qui appartenait à la même génération que Kunze et allait devenir son secrétaire. Trouvant Lütkemüller un jour devant un tableau qui représentait une tempête maritime, Wieland 26 Böttiger, Karl August. Erinnerungen an Dresden. 1798. 1802., SLUB Dresden, h 37, II Vermischtes 4°, VIII. Capsel, n o 16. 27 Id. Ueber die Dresdener Antiken-Galerie. Eine Vorlesung, im Vorsaale derselben gehalten den 31. August 1814, s.l., [1814], p.-11. 28 Lettre à Böttiger, s.d., dans Karl August Böttiger (dir.), Amalthea oder Museum der Kunstmythologie und bildlichen Alterthumskunde, Leipzig, Georg Joachim Göschen, t.-3, 1825, pp.-XVII-XVIII, ici, p.-XVII. 29 Knoll, Kordelia. « Vorstellungen und Visionen von einem idealen Antikenmuseum. Böttigers Texte zur Dresdner Antikensammlung », dans René Sternke (dir.), Böttiger-Lektüren. Die Antike als Schlüssel zur Moderne. Mit Karl August Böttigers antiquarisch-erotischen Papieren im Anhang, Berlin, Akademie Verlag, 2012, pp.-159-208, ici pp.-203-206. 30 Wielands Briefwechsel, vol.-12, éd. Klaus Gerlach, Berlin, Akademie Verlag, 1993 et 1995, t.-12.1, pp.-29-30 et t.-12.2, pp.-24-25. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 11 lui expliqua que le peintre avait su fixer le mouvement d’une manière si heureuse, qu’il se présentait à l’imagination comme un vrai mouvement. Il n’avait jamais vu la mer, et ce ne fut pas nécessaire. Il suffit d’imaginer une assiette remplie d’eau, et en l’étendant de plus en plus tout autour, jusqu’à ce qu’on ne voie plus que le ciel et l’eau, on se trouve au milieu de l’océan. Puis vous faites monter une tempête, la mer se ride, produit des vagues de plus en plus hautes, il y a des éclairs, il tonne violemment, le bateau danse entre le ciel et l’enfer, les planches craquent… 31 Au début de son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand rend compte de la genèse de son épopée Les Martyrs : J’avois arreté le plan des Martyrs : la plupart des livres de cet ouvrage étoient ébauchés ; je ne crus pas devoir y mettre la dernière main sans avoir vu les pays où ma scène étoit placée 32 . Le poète avait intégré le principe de l’autopsie dans le processus de la création, parce qu’il ne trouvait pas les ressources en lui-même 33 . La critique lui reprochera d’avoir rédigé un voyage au lieu d’une épopée, en substituant l’autopsie et la description à l’invention et à l’imagination : Le critique s’écrie : « L’auteur est allé là, une description ; l’auteur est allé ici, son héros y passera. 34 » Dans le présent ouvrage, Volker Kapp analyse la relation entre Les Martyrs et L’Itinéraire et défend Chateaubriand contre les reproches qui lui ont été faits, précisément à cause de sa modernité qui consiste dans l’intégration d’une recherche archéologique dont les composants sont une érudition philologique qui comprend l’étude des realia, et une autopsie des vestiges matériels, dans le processus de la création poétique. Les Martyrs permettent au lecteur d’assister à une interaction entre un sujet observant et des objets matériels du passé. Décontextualisons l’une des descriptions, celle du Colisée, de la narration, en procédant, pour un moment, comme le critique, qui réduisit l’épopée au voyage : 31 Lütkemüller, Samuel Christoph Abraham. « Wieland », dans Berühmte Schriftsteller der Deutschen, t.- 1, Berlin, Vereins-Buchhandlung, 1854, pp.- 153-246, ici pp.-157-158. 32 Chateaubriand, François-René vicomte de. Itinéraire de Paris-à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne, t.-1 er , Paris, Le Normand, 1811, p.-1. 33 Ibid., pp.-1-2. 34 Id. Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne. Précédée d’un examen avec des remarques sur chaque livre, et des fragmens du voyage de l’auteur en Grèce et à Jérusalem, t.-1 er , Paris, Le Normand, 3 1810, p.-72. 12 René Sternke […] j’entre dans l’amphithéâtre ; je m’enfonce dans les galeries obscures et solitaires. Nul bruit ne s’y faisoit entendre, hors celui de quelques oiseaux effrayés qui frappoient les voûtes de leurs ailes. Après avoir parcouru les divers étages, je me repose un peu calmé, sur un siége, au premier rang. Je veux oublier, par la vue de cet édifice païen, […] 35 . La description archéologique autoptique (amphithéâtre, galerie, voûtes, étages, sièges, rangs, édifice païen) est vérifiable et les actions du sujet agité qui cherche à se calmer en interagissant avec le monument (entrer, s’enfoncer, parcourir, se reposer, vouloir oublier) sont répétables et psychologiquement probables. Si nous faisons abstraction du contexte et des intentions de l’auteur, nous obtenons un « réalisme » difficilement égalable. L’analyse de Volker Kapp qui situe Les Martyrs à l’intérieur de l’histoire du genre, y compris celle des règles de ce genre, nous permet de comprendre l’évolution qui se déroulera au cours du XIX e siècle et qui aboutira à une transformation fondamentale du système générique. La méthode de la description archéologique dans la littérature En 1796, Karl August Böttiger, qui avait publié l’année précédente en collaboration avec le peintre Johann Heinrich Meyer vivant dans le ménage de Goethe, son premier ouvrage archéologique, fit paraître, en plein Weimar goethéen, dans son Journal du Luxe et des Modes une série de six articles qui décrivaient le lever d’une dame romaine 36 . Il s’agissait d’un travail archéologique basé sur des objets anciens qui se trouvaient dans des musées et que Böttiger connaissait surtout par des gravures. Le personnage fictif de la Romaine Sabine avait la double fonction de démontrer l’emploi des objets et de rendre la lecture agréable à un public non-spécialiste, particulièrement à un public féminin. En 1797, Goethe allait lire à Böttiger, connaisseur de l’Antiquité, son épopée moderne Hermann et Dorothée, et personne n’aurait cru que le travail d’occasion de Böttiger allait contribuer de la même manière à la genèse de la littérature moderne que les œuvres du grand poète. Également en 1797, Böttiger entra en contact avec Aubin-Louis 35 Id. Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne, t.- 1 er , Paris, Le Normand, 1809, p.-135. 36 Böttiger, Karl August. « Morgenbesuche im Ankleidezimmer einer alten Römerin. Erster Besuch », Journal des Luxus und der Moden, juillet 1796, pp.-329-346 ; « Zweiter Besuch », août, pp.-385-400 ; « Dritter Besuch. Züchtigungen. Nagelputzerin », septembre, pp.-437-459 ; « Vierter Besuch. Blick in die Garderobe. Anlegung der Tunika », octobre, pp.- 537-552 ; « Fünfter Besuch. Schmuck. Perlengeschmeide. Ringe », novembre, pp.-537-552 ; « Morgenausgang einer alten Römerin. Strafbefehl. - Sänfte. - Abkühlungen. - », décembre, pp.-587-597. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 13 Millin, rédacteur du Magasin encyclopédique, journaliste et archéologue comme lui, et proposa à l’émigré Auguste Duvau de traduire ses articles sur la toilette romaine 37 . Millin, qui déclina ces offres, commença pourtant en 1801 à publier plusieurs articles de Böttiger sur des sujets semblables, traduits par le conseiller de la légation du Duc de Hesse-Darmstadt à Paris, Friedrich Johann Bast. Ces études archéologiques de Böttiger, comme celle Sur les souliers à échasses des anciennes Grecques 38 , nourrirent la mode de l’Empire. En 1801 Millin écrivit à Böttiger : vous verrez que M. Bast s’occupe à faire connoître à nos français vos excellentes dissertations et nous faisons nos efforts pour repandre votre reputation autant qu’elle le merite mais nous attendons impatiemment les autres dissertations sur les toiletes des athéniennes pour les joindre aux premieres 39 . Plus tard, il écrira par rapport aux études sur la matinée d’une dame romaine : Je pense comme vous que les matinées romaines pourront faire un petit volume séparé avec des figures réduites et si Bast y consent, ce qui je crois n’est pas difficile à présumer, je trouverai facilement un libraire pour cette publication 40 . Ces dissertations furent cependant publiées dans le Magasin encyclopédique dans les années 1803 et 1805. Honoré Joseph Marie Benezech, archéologue et maire de Vieux Condé, les fit relier en cuir, en y ajoutant celle Sur les souliers à échasses et celle qui s’intitule Carte, ou Menu d’un repas de l’ancienne Rome 41 . En Allemagne, la version originale avait été publiée en 1803 sous forme de livre. Ce fut un vrai succès auprès du grand public. En 1806 parut une édition augmentée en deux volumes. Une traduction française de l’ouvrage entier par Alexandre Clapier ne parut qu’en 1813 42 . Le poème Le 37 Lettre écrite entre le 12 février et le 6 mars 1797, dans Karl August Böttiger, Briefwechsel mit Auguste Duvau, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, Akademie Verlag, 2004, n o 10. 38 Böttiger, Karl August. Sur les souliers à échasses des anciennes Grecques. Dissertation traduite de l’allemand par F.J. Bast. Avec les notes du traducteur, Paris, Didot, 1801. 39 Lettre du 26 mai 1801, dans- Geneviève Espagne/ Bénédicte Savoy (dir.), Aubin- Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique - Les lettres à Karl August Böttiger, Hildesheim/ Zurich/ New York, Olms, 2005, p.-395. 40 Lettre du 16 novembre 1801, ibid., p.-399. 41 Bibliothèque de Valenciennes, cote : B z 15 25, 8. 42 Böttiger, Karl August. Matinée d’une dame romaine à sa toilette, à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Pour servir à l’histoire de la vie privée des Romains et à l’intelligence des auteurs anciens. Traduit de l’allemand, Paris, Maradan, 1813. 14 René Sternke Bain d’une Dame romaine. Fragment d’un poeme d’Alfred de Vigny, daté par le poète « Le 20 mai 1817 », y fait écho : …………………………………………….. Une Esclave d’Égypte, au teint luisant et noir, Lui présente, à genoux, l’acier pur du miroir ; Pour nouer ses cheveux, une Vierge de Grèce Dans le compas d’Isis unit leur double tresse ; Sa tunique est livrée aux Femmes de Milet, Et ses pieds sont lavés dans un vase de lait. Dans l’ovale d’un marbre aux veines purpurines L’eau rose la reçoit, puis les Filles latines, Sur ses bras indolens versant de doux parfums, Voilent d’un jour trop vif les rayons importuns, Et sous les plis épais de la pourpre onctueuse La lumière descend molle et voluptueuse : Quelques unes, brisant des couronnes de fleurs, D’une hâtive main dispersent leurs couleurs, Et, les jetant en pluie aux eaux de la fontaine, De débris embaumés couvrent leur souveraine, Qui, de ses doigts distraits touchant la lyre d’or, Pense au jeune Consul, et, rêveuse, s’endort 43 . Vigny recombine à loisir les éléments empruntés- à la Sabine de Böttiger. L’esclave dont la spécialité est de tenir le miroir n’est pas égyptienne dans la source, mais originaire d’Éphèse, et elle n’est pas née dans la servitude 44 . C’est la fleuriste qui est égyptienne, puisque l’Égypte est « la patrie des fleuristes » 45 . « Le miroir d’acier » correspond à un « miroir de métal » ou un « miroir d’argent » chez Böttiger 46 , mais ne représente pas d’anachronisme, puisque l’acier était déjà connu par les Anciens. L’esclave qui met l’épingle d’Isis dans les cheveux de Sabine n’est originairement pas une « Fille de Grèce », mais « une jolie négresse » 47 . Comme le rendez-vous adultère de la dame romaine avec le jeune consul, qui est préparé par cette toilette matinale décrite sur 406 pages, aura lieu dans le temple d’Isis, la confidente de la dame lui suggère de réunir ses cheveux par une épingle d’Isis, une épingle grecque : 43 Vigny, comte Alfred de. Poèmes. Seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Charles Gosselin, 1829, pp.-81-84. 44 Böttiger, Matinée, op.-cit., pp.-101 et 211-212. 45 Ibid., pp.-138 et 160. 46 Ibid., pp.-17 et 51. 47 Ibid., p.-83. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 15 L’adroite Cypassis prit aussitôt une autre épingle également belle ; c’était l’ouvrage d’un orfèvre grec, représentant la déesse de l’Abondance […]. Sa tête était surmontée de deux cornes, symbole de la déesse Isis ou de la Lune. Sabine avait coutume de porter cette épingle quand elle allait publiquement au temple d’Isis. Dans le moment présent, cet ornement avait pour la confidente une autre signification. « Veux-tu que je te mette dans tes cheveux l’épingle d’Isis ? » demanda Cypassis à sa maîtresse, en souriant ; celle-ci comprit la finesse de son esclave, et lui fit signe d’approbation 48 . Vigny ne se contente pas de reprendre des mots rares de son hypotexte, mais forge lui-même un néologisme, en appelant « compas » l’épingle, « dont la tête est formée par une petite figure d’Isis 49 » bicorne. En retravaillant le texte de Böttiger, Vigny réutilise les éléments de sa source en les modifiant. Le motif du lavage au lait apparaît deux fois chez Böttiger, lors du démaquillage après le sommeil et lors du lavage des mains après le petit déjeuner 50 . La Sabine de Böttiger ne prend pas de bain lors de sa toilette. À plusieurs reprises, le lecteur apprend qu’elle se rend régulièrement aux bains (publics). Vigny crée donc une scène nouvelle. Comme nous avons vu, Vigny remplace les matériaux que Böttiger mentionne par d’autres. Tandis que Böttiger s’efforce à reconstruire les matériaux, les formes et les couleurs de la manière la plus authentique possible, en évoquant dans les notes les objets respectifs dans les musées et en citant les passages pertinents des auteurs antiques, Vigny recrée cette matérialité librement. L’ovale du miroir retourne comme celui de la baignoire, le pourpre de la tunique et de la litière réapparaît comme celui des veines du marbre. Vigny reproduit toute l’atmosphère voluptueuse, molle, moelleuse et douceâtre dont la Sabine de Böttiger s’entoure. Mais il supprime les traits de la cruauté raffinée avec laquelle celle-ci maltraite ses esclaves. Il nous épargne la description de la laideur de babouin de la dame romaine qui sort chauve, édentée et malodorante de son lit. En présentant sa Sabine rêveuse, il transforme toute la situation en une douce rêverie à laquelle il nous invite à participer. Et telle paraît être la signification de ce morceau, une rêverie du poète. Le poème fut publié pour la première fois dans les Annales romantiques de 1827-1828. André Jarry suppose qu’il a été créé peu avant cette date, puisqu’il n’a pas été intégré dans les recueils antérieurs 51 . Si nous 48 Ibid., p.-85. 49 Ibid., p.-401. 50 Ibid., pp.-16 et 283-284. 51 Vigny, Alfred de. Poèmes antiques et modernes. Les Destinées, éd. Alfred Jarry, Paris, Gallimard, 1973. 16 René Sternke avons cité le poème d’après l’édition de 1829, c’est parce que Jarry supprime le sous-titre Fragment d’un poeme et la première ligne qui indique à quel endroit le texte est fragmenté. C’est un texte auquel manque le début, qui ne sait pas d’où il vient, mais qui sait où il va. Le recueil de 1829 se compose du « Livre antique » en trois parties et du « Livre moderne », comprenant huit poèmes. Le « Livre antique » contient les parties « Antiquité biblique » et « Antiquité homérique » et une troisième partie, consistant en deux mystères. L’« Antiquité biblique » et l’« Antiquité homérique » contiennent chaque fois quatre poèmes. Le Bain d’une Dame romaine. Fragment d’un poeme clôt le cycle homérique et forme le pendant de Le Bain. Fragment d’un poeme de Suzanne. Ce dernier fragment se présente également comme partie finale d’un poème. De toute l’histoire de la Suzanne au bain, racontée dans le livre Daniel, le fragment n’offre que la description du bain. Ce poème réalise la même esthétique que celui du Bain d’une Dame romaine. Il y a un étalement de matières précieuses. Le manuscrit fut daté en 1821 et publié pour la première fois en 1822. Contrairement à Jarry, nous croyons que Le Bain d’une Dame romaine a en effet été composé avant Le Bain. Fragment d’un poeme de Suzanne, comme l’auteur le déclare, parce que le premier Bain suit le livre de Böttiger et que le second est calqué sur le premier, en offrant une structure et des éléments similaires comme la description des servantes et l’étalage des matériaux précieux. Tandis que le lecteur peut compléter le fragment du poème sur Suzanne, parce qu’il connaît l’histoire, il ne peut pas compléter Le Bain d’une dame romaine. Dans les deux cas, Vigny réalise une esthétique du fragment, en reprenant une histoire fragmentaire ou en fragmentant une histoire complète. Si la Sabine de Böttiger est un début d’histoire - Sabine se préparant à un rendez-vous -, auquel Böttiger voulait donner une suite, qui est pourtant restée fragmentaire 52 , Vigny transforme ce début en fin. Comme on ne sait pas comment compléter ce fragment, cette œuvre devient, d’une certaine manière, incompréhensible et obscure. Cette incompréhensibilité et cette obscurité font partie de la poétique du fragment. Le procédé de Böttiger de présenter une reconstruction archéologique sous la forme d’une fiction fut déjà critiqué à l’époque où Böttiger entreprit cette œuvre, et Böttiger s’en excusa. Vigny présente son objet esthétique à la manière dont Böttiger présente son objet archéologique. Vigny emprunte son esthétique à l’archéologie. Il le fait à la même époque où l’on commence à ne plus compléter les fragments antiques et à dé-restaurer des œuvres complétées, c’est-à-dire à un moment où certains archéologues commencent à propager une esthétique du fragment. 52 Böttiger, Karl August. « Sabina an der Küste von Neapel », dans id. Kleine Schriften, éd. Julius Sillig, t.-3, Dresden/ Leipzig, Arnold, 1838, pp.-243-301. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 17 Le Bain d’une dame romaine anticipe, d’une certaine manière, les poèmes des Parnassiens, que Yann Mortelette, Henning Hufnagel et Klaus W. Hempfer analysent de manière exemplaire dans l’ouvrage présent. Le locuteur ne parle pas de lui-même, il ne se manifeste que par son langage. Il ne confronte pas son objet dans un état prédéterminé, comme le fait le personnage d’abord agité, puis se calmant, dans le passage des Martyrs que nous avons cité plus haut, mais en s’ouvrant complètement à la perception et en s’abandonnant entièrement à son objet. Son état émotionnel est déterminé par les qualités esthétiques de l’objet de la perception. Il semble ressentir l’ambiance sensuelle qui entoure la baigneuse, et la transmet au lecteur du poème par la mélodie de son discours et par les images qu’il lui offre, en incitant le lecteur à activer ses souvenirs d’expériences qu’il a eues avec tous ses sens. L’indolence, la passivité et la distraction de la baigneuse annoncent le concept de l’impassibilité. La description que Vigny réalise dans Le Bain d’une dame romaine est une description archéologique dans la mesure où elle n’a pas de fonction à l’intérieur d’un récit. L’esthétique du matériel et du fragmentaire est également empruntée à l’archéologie. La réutilisation et la réinterprétation des mythes représentés sur les objets archéologiques par la littérature L’exemple de la nouvelle Un vase étrusque de Prosper Mérimée montre de quelle manière l’intérêt pour les objets archéologiques comme porteurs de sujets mythologiques contribuait à la genèse de la signification symbolique de l’œuvre d’art moderne. Elena Calandra a rapproché la Vénus de l’Ille, dans le conte éponyme, de la Vénus d’Arles, exposée au Louvre 53 . Le vase étrusque dans la nouvelle du même nom, publiée en 1830, n’est pas caractérisé d’une manière assez détaillée pour que l’on puisse l’identifier à un objet concret qui lui aurait servi de modèle. D’après le peu que nous en apprenons, il pourrait bien s’agir d’un vase grec : C’était une pièce rare et inédite. On y voyait peint, avec trois couleurs, le combat d’un Lapithe contre un centaure 54 . La peinture de ce vase est une mise en abyme de la nouvelle. Auguste Saint- Clair a une liaison secrète avec la comtesse Mathilde de Coursy. Pendant « un déjeûner-dîner avec plusieurs jeunes gens de sa connaissance » (p.-87), 53 Calandra, Elena. « La Vénus d’Ille tra realtà e finzione », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Saint- Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, pp.-165-175. 54 Mérimée, Prosper. « Le vase étrusque », Revue de Paris, t.- 11, Paris, Bureau de la Revue de Paris, 1830, pp.-83-108, ici p.-107. 18 René Sternke son ami Alphonse de Thémines prétend que la comtesse « s’est donnée » au feu Massigny, qui avait été « [l]e plus bête des hommes et le plus sot » (p.-92). « La chose passait pour sûre », déclare Thémines (p.-93). Dans l’imagination de Saint-Clair « un certain vase étrusque » devient la pièce à conviction prouvant la faute de sa maîtresse : Comme il parlait, il se rappela avec horreur un certain vase étrusque qu’il avait vu cent fois sur la cheminée de la comtesse à Paris. Il savait que c’était un présent de Massigny à son retour d’Italie ; et, circonstance accablante ! - ce vase avait été apporté de Paris à la campagne ; - et tous les soirs, en ôtant son bouquet, Mathilde le posait dans le vase étrusque. La parole expira sur ses lèvres : il ne vit plus qu’une chose ; il ne pensa plus qu’à une chose : - le vase étrusque ! (p.-93) La passion - « quand une passion nous emporte » (p.-94) - pousse Saint-Clair à provoquer Thémines en duel. La veille du combat il apprend que ses soupçons ne sont pas justifiés. La comtesse détruit le vase. Voulant « essuyer le feu de Thémines avant de lui faire des excuses », Saint-Clair exige que son adversaire tire en premier et est tué (p.-104). Quelle est la relation de l’action au mythe ? Homère raconte ce dernier de manière suivante : Apprends la destinée du fameux centaure Eurytion, venu chez les lapithes ; le vin le rendit furieux dans le palais du grand Pirithoüs ; au milieu de sa démence, il ébranla le palais de ce chef, et y commit d’horribles ravages […] 55 . La lecture morale du mythe est claire : la fable condamne l’ébriété. Mais quels sont le statut ontologique et la signification des centaures, si l’on ne croit pas, comme l’empereur Claude, à l’existence de ces êtres mi-homme mi-cheval ? L’interprétation prédominante, à l’époque à laquelle Mérimée publiait la nouvelle, fut encore l’exégèse évhémériste. Elle fut adoptée par Böttiger, Millin, Otfried Müller, etc., plus ou moins telle que l’abbé Banier la donne : « Les Centaures, ces Monstres dont le corps étoit moitié Homme & moitié Cheval, étoient les premiers Cavaliers de la Thessalie » 56 . Mérimée cite le motif de l’ébriété lors du déjeuner-dîner mentionné. On venait de déboucher une autre bouteille de vin de Champagne ; je laisse au lecteur à en déterminer le numéro. Qu’il lui suffise de savoir qu’on en était venu à ce moment, qui arrive assez vite dans un déjeûner de garçons, où tout le monde veut parler à la fois, où les bonnes têtes commencent à concevoir des inquiétudes pour les mauvaises. (p.-87) 55 Homère. Odyssée, éd. Paul Jérémie Bitaubé, t.-3, Paris, Dentu, 3 1804, pp.-209-210. 56 Ovide. Les métamorphoses. Nouvelle édition, éd. Abbé Banier, t.-1 er , Paris, Nyon et al., 3 1738, p.-113. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 19 Il cite le motif de l’homme-cheval lors de la provocation au duel : Il ne se coucha pas, et se promena à cheval dans les bois pendant toute la matinée. Dans une allée du bois de Verrières, il vit un homme monté sur un beau cheval anglais, qui de très-loin l’appela par son nom et l’accosta sur-le-champ.-C’était […] Thémines. […] J’ai dit que l’allée était étroite. À toute peine les deux chevaux pouvaient y marcher de front ; aussi n’est-il pas extraordinaire que Thémines, bien que très-bon cavalier, effleurât le pied de Saint-Clair en passant à côté de lui. Celui-ci dont la colère était arrivée à son dernier période ne put se contraindre plus long-temps. Il se leva sur ses étriers et frappa fortement de sa badine le nez du cheval de Thémines. (pp.-101-102) Ni le fait d’avoir bu lors du déjeuner ni celui d’être à cheval ne distingue Saint-Clair de Thémines. Seul le fait qu’il commet par colère une agression injustifiée et qu’il est tué à cause de cela le met en parallèle avec le centaure. Pourtant, l’ivresse n’est pas la cause de l’agression. Chez Ovide, ce sont l’amour et le vin (ebrietas geminata libidine) qui font commettre au centaure la transgression de la loi : Un des fils de la nue, un Centaure sauvage, Eurite, ivre à-la-fois et d’amour et de vin, Enlève Hippodamie au milieu du festin. On voit en un instant les tables renversées. Ses frères ont suivi ses ardeurs insensées. Les femmes sont en proie à ces monstres sans loix 57 . Pour Properce c’est la passion (amor) - le narrateur de la nouvelle cite ce mot - qui pousse le centaure au combat : Ah ! d’un amant en proie à ses transports jaloux, Tu ne sais pas, ami, jusqu’où va le courroux : À mon propre assassin je pourrais faire grâce ; Mais qu’un autre, à mes yeux, étroitement l’embrasse, Qu’il possède le bien qui me fut destiné…. Voilà ce que l’amour n’a jamais pardonné. Jadis Agamemnon, par sa folle tendresse, Dans un deuil inouï plongea toute la Grèce : Ce sont là de tes coups, fatale passion ! Toi seule as renversé les remparts d’Ilion ; Par toi l’affreux Centaure, aveugle en sa poursuite, S’arma contre l’époux de la belle Lapithe 58 . 57 Id. Les métamorphoses, éd. Ange-François Fariau Desaintanges, t.-2 d , Paris, Crapelet, 1800, p.-262. 58 Properce. « Livre II. Élégie VII. À un ami », Seule traduction complète en vers français, éd. Chevalier Jean-Pierre de Saint-Amand, Paris, Louis Janet, 1819, pp.-151 et 153. 20 René Sternke Comme les centaures sont les fils de la Nue, l’esprit de Saint-Clair est également nuageux : « Le galop impétueux de son cheval l’empêchait de suivre nettement ses idées. » (p.- 96) Le galop impétueux de son cheval est l’équivalent et le symbole de son état d’âme. Dès le début, Saint-Clair est dessiné comme une nature double. Sous un extérieur froid, il cache une imagination inquiète : Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui attira les railleries de ses camarades. Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion comme y tiennent les enfans. Dès lors il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu’il se reprochait comme un vice. Il atteignit son but ; mais sa victoire lui coûta cher. Il put cacher aux autres les émotions de son ame trop tendre ; mais en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourmens d’autant plus affreux, qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne. (p.-84) Dans une version ultérieure, Mérimée remplacera « un vice » par « une faiblesse déshonorante » 59 . Mérimée utilise le symbole du centaure pour représenter la face cachée et refoulée de la psyché humaine, dont la suppression se venge par sa révolte. Comme Freud le fera plus tard (voir l’article d’Alain Schnapp, infra, pp.-61-62), Mérimée utilise les figures mythologiques pour représenter les conflits à l’intérieur du sujet. Cette re-fonctionnalisation des mythes antiques intervient à peu près au moment où l’interprétation évhémériste de ces mythes cède le pas à l’exégèse symbolique, telle que Guigniaut la propose dans le sillage de Creuzer : M. Schwenck penche, au contraire, avec M. Creuzer, avec M. Welcker, à voir dans les Centaures une création originairement, sinon exclusivement, symbolique et mythique. Leur naissance de la Nue, leur amour pour le vin, sont des traits primitifs et ineffaçables de leur caractère. Le cheval étant le symbole de l’eau, et l’eau étant enfantée par les nuages, rien n’est plus vraisemblable que de considérer les hommes-chevaux, fils de la Nue, comme des personnifications de l’élément aquatique […] 60 . 59 Mérimée, Prosper. « Le vase étrusque », dans id. Mosaïque, t.-11, Paris, H. Fournier Jeune, 1833, pp.-203-254, ici p.-205. 60 Guigniaut, Joseph-Daniel. « Addition aux notes et éclaircissements sur le livre septième », dans Frédéric Creuzer, Religions de l’Antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, t.- 3, 3 e partie, Paris, Didot, 1851, p.-1031. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 21 L’étude de Sylvie Lécuyer sur la genèse de la mythologie nervalienne décrit le passage de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique de manière précise (infra, pp.-127-146). Ces exemples ne sont pas isolés. La réutilisation et la réinterprétation des symboles sur les objets archéologiques par la littérature La poésie de Bouilhet est une poésie transitoire entre celle du romantisme et celle du Parnasse. Dans « La Plainte d’une Momie » 61 , il relie une attitude romantique, celle de la plainte,- à un objet archéologique, donc à un sujet parnassien. Le locuteur, qui parle dans les trois premières strophes qui précèdent les vingt strophes de la plainte, garde la distance de l’observateur parnassien ; mais le contraste entre son impassibilité et la sentimentalité romantique de la momie donne à ces trois strophes une couleur humoristique : Aux bruits lointains ouvrant l’oreille, Jalouse encore du ciel d’azur, La momie, en tremblant, s’éveille Au fond de l’hypogée obscur. Elle soulève sa poitrine Et sent couler de son œil mort Des larmes noires de résine Sur son visage fardé d’or ! Puis au cercueil de planche peinte Heurtant ses colliers de métal, Elle pousse une longue plainte, Et miaule comme un chacal. L’imagination fantastique d’une momie qui écoute, éprouve des sentiments, bouge, parle et gémit, transforme la description détaillée et archéologiquement correcte d’une momie (hypogée, résine, visage fardé d’or, cercueil de planche peinte, couleur de métal) qui traverse le poème entier, en une fantasmagorie onirique. Dans le deuxième vers de la première strophe de sa plainte, la momie annonce le thème de la poésie : « Oh ! dit-elle avec sa voix lente, Être Mort, et durer toujours ! Heureux la chair pantelante Sous l’ongle courbe des vautours ! 61 Bouilhet, Louis. « La Plainte d’une Momie », dans id. Poésies. Festons et astragales,-Paris, Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat & C ie , 1859, pp.-77-83. 22 René Sternke Le thème romantique de l’Ondine qui sacrifie son immortalité pour acquérir une âme (qui dure toujours), y trouve son inversion. La momie est même jalouse de la chair torturée et souffrante, parce que celle-là est vivante. Mais la momie qui se plaint d’être morte et de ne pouvoir vivre ni souffrir, se trouve perpétuellement dans une contradiction performative, puisque l’acte de se plaindre la montre souffrante et vivante. Pourtant la réflexion que cet être ridicule présente, est sérieuse : la technique de la momification qui sert à protéger le corps de la pourriture s’avère comme une mesure qui empêche le corps de rentrer dans le cycle de la vie et de la mort, de sorte que la matière morte est isolée et n’a pas la possibilité de regagner la vie, en se mêlant à la nature et en prenant des formes nouvelles. Les strophes 6 à 8-illustrent cette idée : « Heureux trois fois ceux qu’on enterre Tout nus, dans les sables mouvants, Et dont le corps tombe en poussière Qui tourbillonne aux quatre vents ! « Ils vivront ! ils verront encore, À la nature se mêlant, Les frissons roses de l’aurore Sur le lit bleu du ciel brûlant ! « Et, sous des formes inconnues, Oublieux du néant glacé, Ils secoûront au vent des nues Les cendres noires du passé ! La réflexion de la momie est une poésie d’idées sérieuses, mais présentée d’une manière dérisoire, puisqu’elle est exprimée par une momie. L’ambiance de dérision qui est créée de cette manière, est censée, à notre avis, contribuer à la ridiculisation de l’acte de la momification, acte que le poème ne cherche pas à rendre plausible par une herméneutique historique. La momie mentionne les « symboles religieux » qui recouvrent sa poitrine, elle regarde « Le sphinx de pierre, aux froides griffes, Accroupi dans mon antre obscur, Avec l’oiseau des hiéroglyphes Qui ne s’envole pas du mur ! Cependant elle ne cherche pas à déchiffrer les symboles, les êtres mythologiques et les hiéroglyphes, mais les interprète comme des symboles de l’obscurité et de l’immobilité. À première vue, ce traitement de la mythologie antique rappelle plutôt l’approche du siècle des Lumières que celle de l’archéologie du siècle suivant. Pourtant, on peut y voir également L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 23 un recyclage des symboles, y compris la momie, en vue d’une nouvelle mythologie de la vie et du progrès. Le poème ne conclut pas par la vision de la destruction de la momie et de sa libération, mais par celle de sa mise au musée qui perpétue son enfermement dans la mort. Nous citons les trois dernières strophes, puisque la première d’entre elles ouvre peut-être une piste à une lecture du poème comme œuvre politique. Quoi qu’il en soit, les procédés archéologiques de la mise au musée et de la conservation y sont perçus comme des procédés ridicules, absurdes, passéistes et vaniteux : « Ah ! sois maudite, race impie, Qui de l’être arrêtant l’essor Gardes ta laideur assoupie Dans la vanité de la mort ! « Un jour, les peuples de la terre Brisant ton sépulcre fermé, Te retrouveront tout entière, Comme un grain qui n’a pas germé ! « Et, sous quelque voûte enfumée, Ils accrocheront, sans remords, Ta vieille carcasse embaumée, Auprès des crocodiles morts ! … » Le mélange des registres qui les transforme en parodies d’eux-mêmes et qui déstabilise le lecteur, de sorte qu’il ne sait pas trop quoi penser de ce poème, est certainement le trait le plus moderne de cette œuvre. « La plainte d’une Momie » fut dédiée au sculpteur Auguste Préault qui avait créé plusieurs monuments funèbres, dont le plus célèbre est celui pour Jacob Roblès sur le cimetière du père Lachaise, intitulé Le Silence. Les exemples de Mérimée, de Nerval et de Bouilhet montrent de quelle manière la liaison entre l’archéologie et l’histoire de la mythologie modifie la façon dont la nature de l’objet archéologique influe sur celle de l’œuvre d’art. Ce n’est plus la beauté de la forme de l’objet archéologique qui intéresse avant tout, mais la richesse de sa signification symbolique. La subordination de l’œuvre d’art à l’objet archéologique Le Roman Notre-Dame de Paris 1482 de Victor Hugo est une véritable entreprise archéologique. Les antiquités nationales avaient formé un objet de curiosité depuis le début de l’époque moderne, mais elles étaient restées longtemps dans l’ombre des antiquités grecques et romaines qui constituaient des modèles à imiter et à adapter. Ce fut la Révolution française qui éveilla la préoccu- 24 René Sternke pation et l’intérêt pour ces monuments menacés par la destruction. Déjà en 1790, Aubin-Louis Millin commença une édition qui visa à inventorier l’ensemble des antiquités nationales à protéger 62 . De 1790 à 1798 parurent chez Drouin à Paris cinq gros volumes d’Antiquités nationales, ou Recueil de monumens pour servir à l’histoire générale et particulière de l’Empire françois, tels que tombeaux, inscriptions, statues, vitraux, fresques, etc., tirés des abbayes, monastères, châteaux et autres lieux devenus domaines nationaux. La tournure « pour servir à l’histoire » dans le titre de l’ouvrage signale qu’il ne s’agissait pas seulement d’un répertoire pragmatique, mais également d’une entreprise scientifique. Comme l’archéologie en tant que science autonome n’était pas encore constituée, elle fut ici rattachée à l’histoire, comme elle le fut ailleurs à la philologie. Mais Millin ne fut pas le seul à s’engager en faveur de la conservation des antiquités nationales. En 1795, Alexandre Lenoir fonda le Musée des monuments français. De 1800 à 1806, il fit imprimer par différents imprimeurs parisiens six volumes de son Musée des monumens français : ou Description historique et chronologique des statues en marbre et en bronze, bas-reliefs et tombeaux des hommes et des femmes célèbres, pour servir à l’histoire de France et à celle de l’art. Victor Hugo publia en 1825 un article sous le titre « Guerre au démolisseurs » qu’il réédita en 1834 63 dans Littérature & philosophie mêlées, accompagné d’un autre article plus long portant ce même titre, qui avait paru en 1832 dans différentes revues 64 . Le second des articles renvoie au roman Notre-Dame de Paris 1482 comme faisant partie de la guerre aux démolisseurs. La « Note Ajoutée à l’édition définitive (1832) » de cette œuvre expose une esthétique du fragment. Le roman aurait originairement été publié sans trois chapitres qui s’étaient perdus. Hugo assure que les trois chapitres dont l’édition de 1832 est augmentée, ne furent pas ajoutés « après coup » : […] l’auteur ne comprendrait pas qu’on ajoutât après coup des développements nouveaux à un ouvrage de ce genre. […] Votre livre est-il manqué ? tant pis. N’ajoutez pas de chapitre à un livre manqué. Il est incomplet ? Il fallait le compléter en l’engendrant. Votre arbre est noué ? Vous ne le redresserez pas. […] Votre drame est né boiteux ? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois 65 . 62 Pour cette entreprise voir Hurley, Cecilia. Monuments for the people : Aubin-Louis Millin’s Antiquités Nationales, Turnhout, Brepols, 2013. 63 Hugo, Victor. Œuvres complètes. 1819-1834. Littérature & philosophie mêlées, t.- 2, Paris, Eugène Renduel, 1834, pp.-145-153. 64 Ibid., pp.-155-187. - Revue des Deux Mondes, t.-5, 1832, pp.-607-622. - Bibliothèque de l’homme du monde et de l’homme politique, 1 e année, t.-1, 1832, pp.-234-241. 65 Id. Notre-Dame de Paris 1482, éd. Gabrielle Chamarat, Paris, pocket, 1998, pp.-23-24. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 25 L’argumentation à laquelle Hugo recourt est la même que, par exemple, l’archéologue Böttiger emploie pour protester contre les ajouts qui étaient attachés aux antiques de Dresde pour les compléter. Le fragment est incomplet, mais conserve encore la structure organique et l’harmonie de l’œuvre. L’ajout postérieur, qui semble compléter le fragment, détruit, en éliminant cette structure organique, l’harmonie de l’œuvre ; il la mutile 66 . La théorie d’Hugo est plus radicale que sa pratique, puisque les parties perdues ne sont pas indispensables à la compréhension de la trame du roman. Pourtant, elles sont nécessaires à la compréhension de la philosophie et de l’esthétique de l’auteur. Ces deux aspects sont liés, le système de l’historien et le but de l’artiste formant une unité : Mais il est peut-être d’autres lecteurs qui n’ont pas trouvé inutile d’étudier la pensée d’esthétique et de philosophie cachée dans ce livre, qui ont bien voulu, en lisant Notre-Dame de Paris, se plaire à démêler sous le roman autre chose que le roman, et à suivre, qu’on nous passe ces expressions un peu ambitieuses, le système de l’historien et le but de l’artiste à travers la création telle quelle du poète. (Ibid., p.-24) Si Hugo se comprend comme historien et non comme archéologue ou antiquaire, comme on disait à l’époque, c’est parce que son argumentation se situe dans le sillage de celles de Millin et de Lenoir qui défendent les monuments comme pièces d’épreuve à conserver pour servir à l’histoire. Cependant la conservation des vestiges du passé est une des tâches de l’archéologie. L’œuvre permet deux lectures : l’une, superficielle et exotérique, qui n’offre que le roman, l’autre, profonde et ésotérique, qui dévoile la pensée cachée et le but de l’auteur. La « Note Ajoutée à l’édition définitive (1832) » n’hésite pas à expliciter le message caché : […] conservons les monuments anciens. Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale. C’est là, l’auteur le déclare, un des buts principaux de ce livre ; c’est là un des buts principaux de sa vie. (Ibid., p.-25.) En parlant d’amour pour les antiquités nationales, Hugo attribue aux objets archéologiques les propriétés d’un sujet. Ils ne sont pas considérés comme un moyen de susciter de l’amour pour la nation ; mais ils sont eux-mêmes dignes d’amour, constituent une valeur absolue et portent leur but en euxmêmes. Ils sont conçus de la manière dont les penseurs allemands de la fin du siècle précédent avaient conçu l’œuvre d’art autonome. Cependant, Hugo ne conçoit pas l’œuvre d’art de cette façon. Le roman n’est qu’un moyen qui sert à atteindre un but qui se trouve en dehors de lui. 66 Böttiger, Die Dresdner Antikengalerie mit Fackelbeleuchtung gesehen, op.-cit. 26 René Sternke Dans la mesure où le chapitre médiologique « Ceci tuera cela », un des trois chapitres « retrouvés », conceptualise l’architecture comme forme d’expression, il présente également un concept d’une archéologie qui est essentiellement sémiologique. Les monuments sont conçus comme les composants d’une langue : L’architecture commença comme toute écriture. Elle fut d’abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c’était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe, et sur chaque hiéroglyphe reposait un groupe d’idées comme le chapiteau sur la colonne. […] Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus étrusque, le galgal hébreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois même, quand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on écrivit une phrase. L’immense entassement de Karnac est déjà une formule toute entière. Enfin on fit des livres. (Ibid., pp.-223-224) L’archéologie hugolienne opère avec les deux principes organisateurs de la nouvelle épistémè que Foucault indique, l’analogie et la succession. Mais elle utilise également celui que nous considérons comme aussi important : l’approche directe de l’objet matériel. Il n’est pas nécessaire de recourir aux textes que telle ou telle civilisation nous a laissés pour comprendre cette civilisation et ses monuments, mais les monuments sont directement lisibles. Rappelons-nous : en 1826, le philologue Gottfried Hermann, qui combattait l’idée d’une archéologie conçue en tant que ‘philologie des choses’ (Sachphilologie), avait déclaré que les ouvrages de l’esprit seuls justifieraient que l’on s’occupe d’une civilisation et qu’il serait ridicule de s’intéresser au peuple des Bachkires qui ne disposait pas de culture littéraire 67 . Nous avons dit que l’objet archéologique, tel que Hugo le conçoit, a les caractéristiques d’une préfiguration de l’œuvre d’art moderne autotélique, tandis que le roman n’est que de la littérature engagée. Structurellement, le monument et le livre se ressemblent, puisqu’ils sont tous les deux « une écriture », mais l’objet archéologique a perdu sa fonction de message actuel, car il ne signifie plus que lui-même et ne sert plus qu’à réaliser l’injonction : « Il faut relire le passé-sur ces pages de marbre.-Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture » 68 . Si Anne Ubersfeld et Guy Rosa pensent que « le symbole surtout de Notre-Dame évidée par l’histoire et devenant ici un livre » est une des 67 Hermann, Gottfried Johann Jakob. Ueber Herrn Professor Böckhs Behandlung der Griechischen Inschriften, Leipzig, Gerhard Fleischer, 1826, p.-9. 68 Hugo, Notre-Dame de Paris, op.-cit., p.-235. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 27 « manières de dire que l’histoire recompose ce qu’elle semble détruire » 69 , ils inversent le sens du livre qui ne veut pas prendre part à la démolition des monuments historiques, en la justifiant et en offrant un ersatz pour ce qui disparaît, mais déclarer la guerre aux démolisseurs ! La conservation des objets anciens est l’une des préoccupations de l’archéologie. En effet, on pourrait être tenté de reprocher à Hugo de remplacer l’archéologie par une archéo-fiction qui couvre et fait disparaître ce qui nous est matériellement transmis. Mais le roman n’offre pas seulement une reconstruction du monument, dont la valeur pourrait être contestée, mais constate l’état des choses, tel qu’il s’offre à l’autopsie : Si nous avions le loisir d’examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l’antique église, […] Et d’abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où successivement et à la fois les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; […] Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu’elle nous apparaît encore à présent, […] Trois choses importantes manquent aujourd’hui à cette façade : d’abord le degré de onze marches qui l’exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu’à Philippe-Auguste, tenant en main « la pomme impériale ». (Ibid., pp.-143-145) En documentant l’état du monument autour de 1830, le roman possède une valeur archéologique. - En attribuant une valeur autotélique à l’objet archéologique (la cathédrale) et en refusant une telle valeur à l’œuvre d’art (le roman), Hugo subordonne l’œuvre d’art à l’objet archéologique. 69 Ubersfeld, Anne et Rosa, Guy. « Hugo », dans Jean-Pierre de Beaumarchais, Dictionnaire des littératures de langue française, t.-2., Paris, Bordas, 1987, p.-1127. 28 René Sternke La familiarité des écrivains avec l’archéologie La contribution de Volker Kapp nous fait reconnaître aussi bien la maîtrise de l’autopsie de Chateaubriand que les larges connaissances archéologiques, philologiques et historiques que cet écrivain possédait ; celle d’Elena Calandra nous montre la familiarité de Stendhal avec la pratique des fouilles. Son ami Prosper Mérimée disposait des mêmes compétences. Il écrivit sur la ville d’Aix : C’est là qu’on voit encore quelques restes d’une enceinte qui a pu avoir une demi-lieue de tour. Les débris de murs qui s’élèvent de quelques pieds au-dessus du sol, se composent de pierres très grosses à peine taillées, superposées les unes aux autres, par assises irrégulières, sans ciment qui les lie. Derrière, est une espèce d’agger épais, formé de pierres de moindre dimension et de terre. […] À l’intérieur des murs, on observe une grande quantité de pierres semblables au parement que je viens de décrire, amoncelées par les habitans du voisinage lorsque ce terrain a été défriché. Parmi ces pierres et à la surface du sol, on trouve aussi une immense quantité de débris de poteries, quelques-uns assez grands pour qu’on puisse juger de la forme des vases dont ils proviennent. […] Nous trouvâmes un morceau d’un vase plat portant quelques restes de peintures et une petite rosace moulée à l’intérieur. Nous ramassâmes encore un autre fragment d’un vase de terre noire. La pâte de l’un et de l’autre était très fine. M. Artaud, à qui je les envoyai, a reconnu dans le premier tous les caractères de la poterie étrusque 70 . Prosper Mérimée devint inspecteur général des monuments historiques en 1834. Alexandre Dumas fut conservateur du Musée archéologique de Naples en 1860. Sylvie Lécuyer nous apprend que Nerval brigua également un tel poste (infra, pp.-142-143). Comme la France était riche en antiquités nationales et en vestiges des époques grecques et romaines, l’archéologie y pouvait devenir une pratique très répandue. La contribution de Luc Bonenfant nous fait découvrir les activités des académies provinciales vouées aux trésors de leur région, dont Aloysius Bertrand fut le témoin (infra, pp.- 109-121). Sylvie Lécuyer rappelle les fouilles à Mortefontaine qui initièrent le jeune Nerval dès sa prime enfance à l’archéologie (infra, pp.- 127-133). Théophile Gautier se fit aider lors de l’élaboration du Roman de la Momie par son ami l’archéologue et romancier Ernest Feydeau. Ce dernier résuma : 70 Mérimée, Prosper. Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris, Fournier, 1835, pp.-236-238. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 29 Il était si bien parvenu à connaître la vieille Égypte, que les rôles se trouvaient parfais renversés entre nous. Mon élève était peu à peu devenu mon maître. Il m’expliquait ce qui était resté obscur pour moi dans le monde des Pharaons 71 . Sophie Basch caractérise la transformation littéraire du savoir archéologique par Gautier, sa ‘reconfiguration’ de l’Orient, comme elle s’exprime, comme « un Orient à domicile » 72 . Ce fait ne doit cependant pas nous tromper sur les compétences archéologiques de Gautier. Des témoignages que les chefs-d’œuvre de la peinture grecque avaient été transportées à Rome et à Byzance Karl August Böttiger déduisit en 1811 qu’il ne s’agissait pas de peintures murales, mais de peintures sur mur 73 . Désiré Raoul-Rochette reprit cette thèse. En 1833, il écrivit à Böttiger : vous recevrez bientôt aussi, vous et lui [i.e. Creuzer], une petite dissertation, que j’ai rédigée pour le Journal des savants, et que je ferai tirer à part ; il s’agit de la peinture Sur mur, chez les anciens. Je tache d’y combattre l’opinion qui tend à s’accréditer chez nos Artistes et même nos antiquaires, que la peinture historique des Grecs fut appliquée à la décoration des murailles 74 . Au moyen de ce débat scientifique public Raoul-Rochette visait à exclure les artistes du discours archéologique. De l’autre côté, les philologues, qui contestaient à l’archéologie le droit d’exister comme science autonome, réclamaient ce sujet à eux, parce qu’il n’y avait pas de trace matérielle des chefs-d’œuvre en question dont l’existence était uniquement attestée par des textes. Raoul-Rochette se vit bientôt attaqué de son côté par les philologues Gottfried Hermann et Antoine-Jean Letronne, collègue de Raoul- Rochette à l’Institut de France. Raoul-Rochette essayait même de trouver des preuves matérielles. Il fit faire une analyse chimique des portraits d’une famille gréco-égyptienne de Thèbes, exécutés à l’encaustique sur des planches de cèdre ou de sycomore 75 et essayait de recevoir des témoignages d’autoptes sur les murs du Théséion. Böttiger lui écrivit le 19 novembre 1834 à cet égard : 71 Feydeau, Ernest. Théophile Gautier. Souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874, pp.-93-94. 72 Gautier, Théophile. L’Orient, op.-cit., « Préface », pp.-7-35, citations pp.-18 et 9. 73 Böttiger, Karl August. Ideen zur Archäologie der Malerei. Erster Theil. Nach Maasgabe der Wintervorlesungen im Jahre 1811, Dresden, Walthersche Hofbuchhandlung, 1811. 74 Lettre du 7 juillet 1833, dans Karl August Böttiger, Briefwechsel mit Désiré Raoul- Rochette, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, de Gruyter, 2017, n o 60, l.-86-91. 75 Lettre à Böttiger du 4 décembre 1834, ibid., n o 72, l. 75-86. 30 René Sternke M Semper ne croit pas que cet enfoncement dans les murailles de Theseon, dont M. Thiersch Vous a parlé, puisse confirmer Votre opinion sur l’encadrement des tableaux peints sur bois 76 . Raoul-Rochette défendit son opinion dans Peintures antiques inédites et Letronne la sienne dans Lettres d’un antiquaire 77 . Bien que le point de vue de Böttiger et de Raoul-Rochette dût s’avérer le bon, le XIX e siècle donnait raison à Letronne. - Citons un extrait de la description de la Pinacothèque à Athènes par Gautier : On a beaucoup disserté sur ce point, à savoir si les peintures dont parle Pausanias étaient des peintures murales ou des peintures exécutées sur des panneaux fixés aux parois de la Pinacothèque. L’examen même peu attentif des lieux montre que jamais ces murailles n’ont été préparées pour recevoir l’enduit que nécessite toute peinture à la fresque ou à l’encaustique ; elles sont trop lisses pour qu’aucune impression ait pu tenir. Toute muraille revêtue jadis de peintures de ce genre a dû être piquée à la pointe et non aplanie à la gradine. Quant à la supposition de sujets exécutés sur des boiseries fixées avec des tenons de fer ou de bronze, elle tombe d’elle-même, car il n’y a pas un seul clou dans les murs de la Pinacothèque. Les tableaux vus par Pausanias étaient peints sur bois de cèdre ou de laryx femelle, suivant l’usage des artistes de l’antiquité, et complètement indépendants de l’édifice où ils étaient rassemblés comme les chefs-d’œuvre d’une galerie 78 . Gautier fut donc au courant de la discussion archéologique, de sorte qu’il put entreprendre une autopsie, en partant des différentes hypothèses énoncées par les spécialistes. En recourant à son savoir de peintre et de critique d’art, il sut analyser ce qui se présentait à ses yeux. Il fut en mesure de prononcer un jugement autonome qui ne correspondait pas à l’opinion dominante. Le savoir appliqué, qu’il avait pu puiser dans les Peintures antiques inédites, est d’origines archéologique et philologique. Les tableaux sur bois de cèdre sont observables au Louvre, ceux sur bois de mélèze témoignés par Théophraste 76 Ibid., n o 81, l. 79-81. 77 Raoul-Rochette, Désiré. Peintures antiques inédites précédées de recherches sur l’emploi de la peinture dans la décoration des édifices sacrés et publics, chez les Grecs et chez les Romains ; faisant suite aux Monuments inédits, Paris, Imprimerie Royale, 1836 ; Letronne, Antoine-Jean. Lettres d’un antiquaire sur l’emploi de la peinture historique murale dans la décoration des temples et des autres édifices publics et particulier chez les Grecs et les Romains ; ouvrage pouvant servir de suite et de supplément à ceux qui traitent de l’histoire de l’art dans l’antiquité, Paris, Heideloff et Campé, libraires, 1836. 78 Gautier, Théophile. « Excursion en Grèce », dans id. L’Orient, op.-cit, pp.-103-155, ici pp.-125-126. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 31 et Pline 79 . La contribution de Pascale Hummel-Israel témoigne également de la haute qualification de Gautier. L’expérimentation littéraire avec l’objet archéologique Les articles de Luc Bonenfant, Sylvie Lécuyer et Pascale Hummel-Israel montrent que les vestiges archéologiques menaient les écrivains à entreprendre des expériences littéraires en partant aussi bien de l’aspect extérieur que du continu symbolique de ces objets. Ces études rendent visibles de quelle manière Bertrand, Nerval et Gautier dépassèrent l’esthétique archéologique de Victor Hugo. Les imaginations de Bertrand s’élaborent à partir de la matérialité et de l’état fragmentaire des objets archéologiques. Ces expériences de revivification et de galvanisation des antiques réalisent le projet de Novalis (supra, deuxième de couverture) d’une manière nouvelle. La littérature propage de nouvelles pratiques et de nouvelles attitudes vis-à-vis des objets matériels. Le promeneur, rêveur solitaire du romantisme, cède la place à un flâneur observateur qui, tel un archéologue, part à la recherche d’un objet visuel qui lui fournira la base de son travail (infra, pp.-111-113). Ce sont particulièrement les textes de Nerval qui font voir comment les pratiques religieuses des Anciens sont reconstruites et répétées à partir d’objets archéologiques. Dans sa conférence de 1810, Böttiger avait expliqué que la plupart les coutumes de mariage n’étaient que la répétition mimique du premier t°low, du sacrement de mariage entre Zeus et Héra en Crète 80 . Dans l’Iséum de Pompéi, Nerval et la jeune femme qui l’accompagne miment les cérémonies d’Isis, en jouant Isis et Osiris, d’après la reconstruction du culte que Böttiger avait fournie à partir d’une peinture herculanéenne. Dans les Écrits de Böttiger, qui contiennent aussi La Vêspres d’Isis, on retrouve presque tous les symboles antiques réemployés dans Les Chiméres, y compris le mythe d’Antéros, vengeur de l’amant malheureux et suicidaire, qui anticipe le suicide du poète 81 . 79 Raoul-Rochette, op.-cit., pp.-243-244 et p.-27. 80 Böttiger, Karl August. Ideen zur Kunst-Mythologie. Zweiter, dritter und vierter Cursus. Jupiter, Juno und Neptunus, Amor und Psyche, éd. Julius Sillig, Dresden/ Leipzig, Arnoldische Buchhandlung, 1836, pp.-252-253. 81 Sternke, René. « Böttiger, der archäologische Diskurs und die moderne Dichtung », dans Rosenberger (dir.), « Die Ideale der Alten », op.-cit, pp.-93-112, ici pp.-108-109. 32 René Sternke La césure au début de la seconde moitié du XIX e siècle Benjamin cite Le Saint-Simonisme dans la Poésie française 1825-1868 de Carel Lodewijk de Liefde de 1927 : Baudelaire … écrit encore en 1852 dans la préface aux Chansons de Dupont : « L’art est désormais inséparable de la morale et de l’utilité » et y parle de la « puérile utopie de l’art pour l’art »… Cependant il change bientôt après 1852 82 . Au début de la seconde moitié du XIX e siècle, il y aura donc un glissement de la subordination de l’œuvre d’art à l’objet archéologique vers une coordination de l’œuvre d’art et de l’objet archéologique dont chacun de son côté trouverait désormais son but en lui-même. L’exploitation esthétique de l’objet archéologique Maxime Du Camp n’était pas un archéologue, mais un écrivain-voyageur. Il approche partiellement les mêmes objets qu’un archéologue, mais il le fait avec une superficialité extrême. Il constate l’existence d’inscriptions, mais il ne les transcrit ni les traduit ni les commente. Il ne se pose pas la question, si elles sont connues ou publiées. Il traite les sculptures de la même manière. Le passage suivant le caractérise bien : Je dis à Flaubert : « Veux-tu nous faire une collection de dieux égyptiens ? Restons ici et fouillons ; ceci n’est pas un mouvement de terrain, c’est un tumulus qui recouvre un palais ou un temple ; nous y retrouverons peut-être la lampe d’Aladin ou le bâton des patriarches. » Flaubert me répondit : « Tu as un fonds de facéties inépuisable. » Un an ne s’était pas écoulé que Mariette arrivait près de cette colline, l’éventrait et y découvrait le Sérapéum 83 . Voici tout un paradigme : la lampe d’Aladin - le bâton des patriarches - le Sérapéum. Du Camp n’est pas à la recherche du savoir, mais à la recherche de la sensation, de l’impression, de l’atmosphère, du jamais vu, de l’émerveillement. Et il sait très bien rendre tout cela. Nous croyons qu’il est proche des peintres impressionnistes. Du Camp parle tout le temps de lui-même, et lorsqu’il approche un objet archéologique, il décrit l’impression qu’il fait sur lui et s’en détourne avant de risquer d’ennuyer le public non-spécialiste avec des détails trop 82 Benjamin, Passagen-Werk, op.-cit., t.-1, p.-302. 83 Du Camp, Maxime. « Souvenirs littéraires. XIII. Au Caire », Revue des Deux Mondes, 3 e période, t.-48 (1881), pp.-564-599, ici p.-580. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 33 techniques. Pourtant, il sait savourer la musique des termes exotiques, et il sait même transformer un texte archéologique en texte poétique : Près de la demeure du cheikh se dressent les ruines élégantes du temple d’Hermontis. Cinq colonnes reliées par une architrave, un pied droit de porte, un fragment de muraille appuyé contre un pilier et un sanctuaire obscur, actuellement converti en étable, voilà tout ce qui reste. C’était un mammisi construit sous le règne de Cléopâtre, fille de Ptolémée Aulète, en commémoration de la naissance de Ptolémée Césarion, fils de Jules-César. Des sculptures emblématiques décorent le sanctuaire et représentent la déesse Ritho, femme du dieu Mandou, mettant au monde le dieu Harphré. La gisante, dit Champollion le jeune, est soutenue et servie par diverses déesses du premier ordre. L’accoucheuse divine tire l’enfant du sein de la mère ; la nourrice divine tend les bras pour le recevoir, assistée d’une berceuse 84 . Les observations qui précèdent la citation proviennent de la même source 85 , et offrent un savoir de seconde main. Du Camp apparaît à nos yeux comme un goûteur du grand public, comme quelqu’un qui fraie le chemin pour les touristes. Des remarques comme « Ce passage est le seul qui offre quelques difficultés 86 », montrent qu’il pense à la commodité de ceux qui le suivront. Et il sait consoler ceux qui ne peuvent pas le suivre, comme le poème « À Maxime Du Camp » de Louis Bouilhet, dont nous citons le début, l’exprime : Lorsque tu sortiras des ondes libyennes, Le front tout jaune encore des baisers du soleil, Et roulant dans ton cœur mille choses lointaines À raconter, le soir, près du foyer vermeil ! Poëte aux pieds légers, aux courses vagabondes, Nous qui restons ici, nous te demanderons La tente, et le désert tordant ses vagues blondes, Et les grands aigles roux qui volent par les monts 87 ! Les jugements esthétiques de Du Camp reprennent les catégories d’une esthétique normative. Pourtant, il aime décrire des choses qu’il appelle laides pour créer quelque chose de beau à partir de cette prétendue laideur. La beauté reste absente dans ce qui est représenté, mais elle est quelque part 84 Id. « Le Nil. Lettres sur l’Égypte et la Nubie. Quatrième Lettre », Revue de Paris, vol.-2, 1 er octobre 1853, pp.-593-636, ici p.-606. 85 Champollion, Jean-François. Lettres écrites d’Égypte et de Nubie, en 1828 et 1829, Paris, Firmin Didot frères, 1833, pp.-104-105. 86 Du Camp, « Le Nil », op.-cit., Première Lettre, pp.-5-54, ici p.-46. 87 Bouilhet, Louis. « À Maxime du Camp », dans id. Poésies, op.- cit., pp.- 85-87, ici p.-85. 34 René Sternke sensible dans la musique de la représentation qui exprime une soif de la beauté absente ou une nostalgie de la beauté disparue : Dans les sculptures de mauvais style qui apparaissent encore mutilées sur une de ses faces, on aurait grand’peine, sans une inscription explicative, à reconnaître l’empereur Théodose accompagné de ses deux fils Honorius et Arcadius. Plus loin s’élève une ruine chancelante, laide, sans caractère, qui a figure d’un pilier carré haut de quatre-vingts pieds : construite, je crois, par Constantin Porphyrogénète, c’était jadis une belle colonne revêtue sur ses quatre côtés de plaques en bronze doré. Les Turcs ont enlevé le cuivre, et il ne reste plus qu’un triste assemblage de moellons mal cimentés, désunis, cuits au soleil et remués par le vent 88 . Parfois, la représentation du laid sert à construire un arrière-plan devant lequel le beau peut apparaître et duquel il peut, par contraste, se détacher. Mais la beauté reste à être devinée ; les formes des objets de la représentation, des formes florales, sont énumérées, mais leur beauté doit reposer sur la manière dont elles sont représentées : Mais ces sculptures sont lourdes, d’une décadence outrée, papillotantes à l’œil et d’un effet désagréable. Les chapiteaux sont différents ; les uns ont la forme du palmier, les autres celle du lotus ; un d’eux représente un enlacement de ceps de vigne encore garnis de leurs racines 89 . La recherche de l’effet met l’esthétique normative entre parenthèses. L’esthétique de l’absence de la beauté est une esthétique moderne. L’application des méthodes archéologiques à des objets non-archéologiques La relation entre les recherches archéologiques et les autres travaux littéraires d’Ernest Feydeau n’a pas encore été étudiée. Jules Janin les rapproche, dans la préface du roman Fanny, grand succès à scandale : L’auteur est un archéologue qui s’est déjà fait connaître de l’Europe savante, par un gros livre intitulé : Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens, en trois gros tomes dans le format in-4 o , rien que cela ! Même on dit que son livre n’a pas la tristesse de son titre, et qu’il ressemble à ces momies des ancêtres que l’Égyptien promenait 88 Du Camp, Maxime. Souvenirs et paysages d’Orient. Smyrne - Éphèse - Magnésie - Constantinople - Scio, Paris, Arthus Bertrand, 1848, pp.-267-268. 89 Id. « Le Nil », op. cit., Seconde Lettre, pp.-204-235, ici p.-223. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 35 autour de la table de ses festins, plutôt pour instruire la vie que pour rappeler la mort 90 . La représentation des mœurs dans les deux ouvrages pourrait être un des éléments qui permirent de les rapprocher. Lors de la représentation des usages funèbres chez les anciens aussi bien que lors de celle de l’adultère chez les modernes, Feydeau supprime tout jugement moralisateur sur les mœurs représentées et procède à leur esthétisation. Apollinaire confirme le jugement de Janin, en citant Barbey d’Aurevilly : « C’est, disait Barbey d’Aurevilly à propos de Feydeau, un archéologue qui se permet d’avoir du style, ce qui est assez audacieux pour un archéologue 91 ». Feydeau classifia plusieurs de ses livres, que l’on pourrait attribuer à des genres différents, tels que Fanny, Alger, L’art de plaire ou La comtesse de Chalis ou Les mœurs du Jour - 1867 -, par leur sous-titre, d’‘Études’ 92 . Ce qui leur est commun est l’attitude de l’auteur vis-à-vis des choses représentées. En discutant, si l’on devrait qualifier Fanny de ‘réalisme’, Janin relève deux autres critères y reliés qui rapprochent les études énumérées d’une étude archéologique : la description et la vérité qu’elle promet de garantir : Que ce livre, en effet, soit de l’école réaliste, il nous serait impossible de le dire avant que l’on ait inventé un mot plus français que ce réalisme. Ah ! les barbares qui font ces barbaries et qui les expliquent avec des paroles dignes des plus hideux faubourgs ! Réalisme ! à savoir les filles crottées, les bains dans la boue, et les enterrements vineux. À ce compte, il n’y a pas dans tout le charmant petit livre que je vous offre un seul coin de réalisme. Mon livre est net, élégant, bien vêtu. La dame est parée à ravir ; elle porte à merveille son manteau couleur de muraille ; elle a de belles jupes, de beaux mouchoirs et des gants frais ! Réalisme ! As-tu jamais porté une fleur à ta main ? Réalisme. Au milieu de ce bel appartement, où tout est clair et sombre à la fois, dont l’horloge impatiente a sonné les belles heures du Versailles de Louis XIV, dont le fauteuil couvre encore la molle empreinte des bergères de Trianon ; où tout rit ; où tout resplendit dans le hanap d’argent, dans le verre à facettes, dans le miroir biseauté à 90 Janin,- Jules. « À Madame Armande Bernard au Tréport », dans Ernest Feydeau, Fanny, Paris, Amyot, 1858, pp.-i-xvi, ici p.-v. 91 Feydeau, Ernest. Souvenirs d’une cocodette, écrits par elle-même. Introduction, essai bibliographique par Guillaume Apollinaire, Paris, Bibliothèque des curieux, s.d., « Introduction », pp.-1-3, ici p.-3. 92 Id. Alger. Étude, Paris, Michel Lévy Frères, 1862 ; id. La comtesse de Chalis ou les mœurs du jour - 1867 -. Étude, Paris, Michel Lévy Frères, 1868 ; id. L’art de plaire. Études d’hygiène de goût et de toilettes, dédiées aux jolies femmes de tous les pays du monde, Paris, Michel Lévy Frères, 1872. 36 René Sternke Venise, encadré à Florence ; où tout sonne, où tout chante en des tons si câlins ; où l’ivoire et l’ambre, la laine et la soie et la vitre au carreau, et le tableau sur la tenture ont des chatoiements ineffables, ne redoutez pas le réalisme ; faites plus : attendez-vous à beaucoup de vérité 93 ! La paraphrase de Janin fait entrevoir que l’esthétisation par Feydeau passe par la distinction de l’objet et du mot rares, exquis et travaillés, par la décontextualisation et recontextualisation d’objets venant d’ailleurs, souvent de loin et d’une autre époque, dont la matérialité est précisée et mise en relief et qui s’accumulent dans une sorte de musée privé. Dans ses Souvenirs intimes de Théophile Gautier, Feydeau souligne que Flaubert, Gautier et Feydeau n’étaient « jamais divisés en rien dans les questions d’art 94 ». Nous est-il permis de qualifier leur esthétique commune de ‘moderne’ ? L’intégration des Souvenirs d’une cocodette dans Le Coffret du bibliophile par Apollinaire semble nous y autoriser. Quoi qu’il en soit, ce ne sera qu’une dénomination a posteriori, puisque ces trois esthètes, euxmêmes, se voyaient loin « des laideurs modernes 95 ». Fétichisme La contribution de Thierry Poyet montre l’ubiquité du nouveau rapport des individus vis-à-vis des objets matériels dans le monde flaubertien. L’auteur et ses personnages sont pareillement attirés et hantés par les objets. L’écriture se transforme également en objet. L’autopsie la plus objective côtoie la mystification des objets : « Il est un véritable fétichisme flaubertien qui trouve à s’exprimer en d’autres circonstances aussi, parfois plus érotiques » (infra, p.-172). Dans son analyse du roman Le Dieu Pepetius, Cecilia Hurley confirme que la perspective adoptée par Thierry Poyet n’est pas anachronique. Elle rappelle les origines du concept de fétichisme dans les travaux ethnologiques et archéologiques de Charles de Brosses et constate : « Lacroix, ici, présente le cas d’un des premiers textes où se marque un déplacement de signification en direction du fétichisme esthétique » (infra, p.-198). Dans ses conférences sur la mythologie de l’art de 1808, Böttiger décrit comment l’homme naturel essaie de se procurer un moyen apotropaïque qui le protègerait contre des puissances nocives. N’importe quel objet qui excite son imagination au point de l’imaginer habité par un esprit, peut lui servir d’amulette ou de talisman. D’après Böttiger, qui suit d’ailleurs de 93 Janin, op.-cit., pp.-viii-ix. 94 Feydeau, Théophile Gautier, op.-cit., p.-95. 95 Ibid., p.-96. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 37 Brosses, de tels objets sont à l’origine du fétichisme qui est, de son côté, à l’origine de l’art grec 96 . Des extraits manuscrits de plusieurs pages 97 prouvent que Karl Marx dut son concept du fétichisme de la marchandise à la Mythologie de l’art de Böttiger : Là [dans la région nuageuse du monde religieux] les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production 98 . Le concept du fétichisme est un concept archéologique qui, au cours du XIX e siècle, étendit son champ d’application. Dans la mesure où les œuvres d’art sont considérées comme « des choses douées d’une vertu divine », elles correspondent à la définition des fétiches de de Brosses 99 . Les différents types du roman archéologique au milieu du XIX e siècle La notion de roman archéologique surgit d’abord comme une insulte pour caractériser un travail archéologique dans lequel l’imaginé l’emporte sur le positif et le vérifiable. Dans son Archéologie Égyptienne, Ivan Alexandrovitch Goulianof désigne la théorie des signes phonétiques enseignée par Champollion de « roman archéologique » 100 . Un tel emploi du terme se trouve encore dans l’essai sur « Le Roman archéologique en France 101 » publié en 1862 par l’archéologue Christian Eduard Ludwig Wilhelm Fröhner alias 96 Böttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie. Erster Cursus, op.-cit., p.-6. 97 Marx, Karl. « Exzerpte aus Charles De Brosses : Ueber den Dienst der Fetischengötter, und aus Karl August Böttiger : Ideen zur Kunst-Mythologie », dans id., Friedrich Engels, Exzerpte und Notizen bis 1842, Berlin, Dietz Verlag, 1976, pp.-320-334 et 837-838. 98 Id. Le Capital. trad. M. Joseph Roy, entièrement révisée par l’auteur, Paris, Maurice Lachatre & C ie , [1872], t.-1, p.-29. 99 Brosses, Charles de. Du culte des dieux fétiches, ou Parallèle de l’ancienne Religion de l’Egypte avec la Religion actuelle de Nigritie, s.l., 1760, p.-11. 100 Goulianof, Ivan Alexandrovitch. Archéologie Egyptienne ou recherches sur l’expression des signes hiéroglyphiques, et sur les éléments de la langue sacrée des Egyptiens, t.-2, Leipzig, Barth, 1839, p.-62. 101 Frœhner, Guillaume. « Le Roman archéologique en France », Revue contemporaine,-1862, 11 ème année, t.-30 (LXV de la collection), pp.-853-870 (15 décembre 1862). 38 René Sternke Guillaume Frœhner, qui y place un catalogue rédigé par un collègue 102 sur-le même plan que Le Roman de la Momie de Gautier et Salammbô de Flaubert. Il y range aussi des ouvrages tels que le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire publié par Barthélemy à partir de 1788 (infra, pp.- 59-60, 75-79 et 188-189), la Sabine de Böttiger (supra, p.-10-14), Le Palais de Scaurus 103 de Mazois, paru en 1819, et le Gallus 104 , publié en 1838 par Becker. Ces livres servirent à transmettre un savoir archéologique qui consistait en des recherches nouvelles. La forme de la fiction fut choisie pour sucrer la pilule afin d’atteindre un public plus large. Bien qu’un Böttiger profitât de cette forme pour y insérer de la satire sociale, il s’agissait en premier lieu de livres scientifiques et didactiques. Il est nécessaire de connaître cette référence comparative pour comprendre la critique dont la cible fut Salammbô, une œuvre qui, d’après les notions de l’époque, ne fut ni figue ni raisin. En analysant Le Dieu Pepetius de Lacroix, Cecilia Hurley nous présente un autre type de roman archéologique, le roman méta-archéologique qui lui permet d’évaluer le statut de l’archéologie au début de la seconde moitié du XIX e siècle. Le rejet de l’archéo-fiction par l’archéologie au milieu du XIX e siècle En 1810, Chateaubriand se défendit : « Le même critique a dit encore que les Martyrs étoient un voyage, et toujours un voyage. 105 » En 1862, dans sa critique de Salammbô, Théophile Gautier déclarera : « ce n’est pas un roman, c’est un poème épique ! 106 » Au cours d’un demi-siècle, la situation avait changé entièrement. Flaubert avait essayé de composer un roman, en s’appuyant sur les méthodes de l’archéologie. Il avait entrepris de vastes études philologiques et s’était rendu sur les lieux pour réaliser une autopsie des vestiges matériels. Cecilia Hurley nous rappelle la critique de ce roman archéologique par l’archéologue Frœhner (infra, pp.- 188-189 et 206). Ce 102 Dujardins, Antoine Émile Ernest. Notice sur le Musée Napoléon III, et promenade dans les galeries, Paris, Michel Lévys frères, 2 1862. 103 [Mazois, Charles François.] Le Palais de Scaurus, ou description d’une maison romaine. Fragment d’un voyage fait à Rome, vers la fin de la république, par Mérovir, prince des Suèves, Paris, Firmin Didot, 1819. 104 Becker, Wilhelm Adolph. Gallus oder Römische Scenen aus der Zeit Augusts. Zur Erläuterung der wesentlichsten Gegenstände aus dem Leben der Römer, t.- 1, Leipzig, Fleischer, 1838. 105 Chateaubriand, Les Martyrs. Précédée d’un examen, op.-cit., p.-72. 106 Gautier, Théophile. « Salammbô », dans id. L’Orient, op.- cit., pp.- 438-462, ici p.-462. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 39 dernier ne critique d’ailleurs pas l’application du principe de l’autopsie par Flaubert. Au contraire, il loue le romancier d’avoir, dans Madame Bovary, complètement saisi et admirablement rendu « ces mille petites choses familières de la vie qui nous environnent » : « la fleur qui s’accroche à la robe de la fiancée, la goutte d’eau qui tombe sur son ombrelle, la première gelée mangée par une convalescente » 107 . Frœhner reproche au romancier d’avoir traité un objet archéologique et d’avoir ainsi accaparé un sujet qui appartenait à la science : Pour le lecteur d’à présent, la distance entre le roman du jour et l’émigration des Israélites est trop grande pour qu’il puisse la franchir volontiers sans péril, et la nature des peuples modernes, plus volcanique que celle des prêtres eunuques de Salammbô, a quelque peine à emboîter le pas solennel des théories. Rappeler une vie imparfaite et disparue, une société éteinte, est l’affaire de la science, et l’on ne franchit pas impunément le seuil sacré du sanctuaire. L’antiquité est une enceinte close pour celui qui n’y cherche qu’un amusement frivole ; la science ne fait pas de concessions, elle secoue tout ce qui lui est étranger. Plaignez-vous de la roideur de sa forme, de la sécheresse et de la pédanterie de ses recherches, vous n’aurez jamais que le petit succès du moment. Le romancier a son terrain à lui ; il brille où le savant s’éclipse ; son apanage est le jeu mobile de la vie contemporaine. L’histoire des temps reculés est pour lui comme une muraille où la science ne lui permet pas de charbonner ses figures 108 . Tandis que le critique de Chateaubriand reproche à son auteur d’avoir rendu son expérience visuelle personnelle au lieu d’avoir fait travailler son imagination au service de l’invention, celui de Flaubert fait des remontrances au sien d’avoir inventé et imaginé des choses au lieu de décrire ce qu’il avait sous le nez. Frœhner blâme Flaubert de n’avoir « eu recours aux trésors de son imagination que par indigence de connaissances acquises » 109 ; pour lui, l’invention est en contradiction avec la vérité : « Selon M. Flaubert, une statuette bleue à trois têtes serait l’image de la vérité ! Cette vérité-là est une jolie invention de l’auteur. 110 » Véronique Krings a, il y a quelques années, tenté de défendre Flaubert contre les attaques de Frœhner et relu « Salammbô à l’épreuve de l’antiquité ». Au reproche de Frœhner que Flaubert avait dû forcer « son imagination pour remplir les vides de la tradition », elle réplique : -« Ce que ne dit pas Froehner, c’est que, de son temps, les savants procèdent selon un mode opératoire 107 Frœhner, « Le Roman archéologique en France », op.-cit., p.-855. 108 Ibid., p.-870. 109 Ibid., p.-858. 110 Ibid., p.-860. 40 René Sternke étonnamment proche de celui du romancier. 111 » Mais cela n’infirme d’aucune manière l’exigence de Frœhner d’appliquer des modes opératoires plus scientifiques. D’ailleurs, Frœhner accuse dans le même article son collègue, l’archéologue Ernest Desjardin, de faire du roman archéologique dans sa Notice sur le Musée Napoléon III. Si Krings proclame « En historienne de Carthage » que Flaubert « a transcendé les sources pour toucher à l’âme de Carthage » et que « le génie de Flaubert a pressenti et rendu la complexité de Carthage » 112 , ces remarques d’une telle autorité ne doivent pas nous faire oublier que les archéologues de l’époque de Flaubert faisaient des efforts pour imposer des méthodes scientifiques qu’ils croyaient supérieures à celles des historiens et plus performantes que la transcendance des sources et le pressentiment. Donnons la parole au Monsieur Pigeonneau d’Anatole France, caricature de l’archéologue, dont la comparaison entre archéologie et histoire ne met ni l’une ni l’autre des deux disciplines à l’abri de l’ironie de l’auteur : Car l’histoire n’est qu’un art, ou tout au plus une fausse science. Qui ne sait aujourd’hui que les historiens ont précédé les archéologues, comme les astrologues ont précédé les astronomes, comme les alchimistes ont précédé les chimistes, comme les singes ont précédé les hommes 113 ? Martine Lavaud déduit « le statut scientifique » de Salammbô du « simple fait que l’archéologue Froehner choisisse de ferrailler avec Flaubert », « puisque après tout on ne discuterait pas ainsi d’une pure fantasmagorie » 114 . Avec un tel argument, on pourrait attribuer un statut scientifique à tout énoncé qui ait jamais été nié ou rejeté par un représentant de la science. Il faut bien avouer que tout essai de reconstruction scientifique contient un élément hypothétique et fictif. Mais dans le cadre de notre problématique, cet élément, c’est-à-dire l’archéo-fiction, n’est pas l’aspect le plus intéressant, puisque ce n’est pas l’élément fictif qui distingue les archéo-fictions essentiellement des autres fictions. Pascale Hummel-Israel remarque que l’archéo-fiction Arria Marcella n’est qu’un double du conte fantastique La Cafetière (infra, p.-163). Alain Schnapp, qui constate que la recherche du futur dans le passé, s’était réalisée depuis des milliers d’années, met l’accent sur les années 111 Krings,-Véronique. « Salammbô à l’épreuve de l’antiquité », dans Martine Lavaud (dir.), La Plume et la pierre. L’Écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie Éditions, 2007, pp.-151-184, ici p.-162. 112 Ibid., pp.-172-173. 113 France, Anatole. « M. Pigeonneau », dans id. Balthasar, Paris, Calman-Lévy, éditeurs, [1898], pp.-41-70, ici p.-45. 114 Lavaud, Martine. « Introduction », dans ead. (dir.), La Plume et la pierre, op.- cit, pp.-11-28, ici p.-18. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 41 pendant lesquelles la recherche archéologique se conformait aux « exigences d’une approche globale » pour s’affirmer comme- « la ‘science du passé’ qui étudie les vestiges sous tous leurs aspects » (infra, p.- 61). Pour s’imposer comme science, elle dut s’émanciper de « la triple tutelle du philologue, de l’artiste et du collectionneur » (infra, p.- 61). L’exclusion du romancier du discours archéologique, déjà remarquée par Stendhal, se plaignant « du charlatanisme et de la camaraderie » des savants (infra, p.-100), fit partie de cette émancipation. Ce fut l’abandon du projet de Novalis exigeant que les antiques fussent explorés et de manière savante et de manière poétique. Pourtant au début des années 1990, les écrivains Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jamal Abu Hamdan, Anne Wade Minkowski, Jabra Ibrahim Jabra, Tahar Ben Jelloun, Nabil Naoum, Abdelwahab Meddeb, Adonis, Claude Ollier, Abdessalam Al-Ujayli, Michel Butor et Gamal Ghitany furent invités à Pétra pour créer autour de ce lieu un imaginaire dont le manque s’était fait sentir 115 . La description comme noyau de l’autoréférentialité de l’œuvre Si l’archéologue Frœhner défend au romancier de toucher à l’objet archéologique, il lui permet d’utiliser les méthodes archéologiques de l’autopsie et de la description. Dans la célèbre dissertation Raconter ou décrire ? de 1936, qui se comprenait comme une contribution au débat sur le naturalisme et le formalisme et dont la devise marxienne et marxiste « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même » ne plaisantait pas à une époque où le stalinisme battait son plein, Georg Lukács condamna la description qui s’émancipe du thème principal 116 . Dans une telle perspective, Flaubert passait pour un romancier réaliste de second ordre qui n’arrivait pas à rendre la dynamique des forces motrices sociales aussi bien que Balzac et Stendhal 117 . En effet, à mesure que la description s’émancipe du thème du roman, elle renvoie à elle-même, peut atteindre une qualité esthétique autonome ou même devenir obscure. Dans L’Attila du Roman, où Michel Brix substitue l’examen moral de l’auteur partout à l’évaluation esthétique de l’œuvre, Flaubert est 115 Cardinal, Philippe (dir.). Petra. Le dit des pierres, Amman, Almada, 1997. 116 Lukács, Georg. « Erzählen oder Beschreiben ? », dans id. Kunst und objektive Wahrheit. Essays zur Literaturtheorie und -geschichte, éd. Werner Mittenzwei, Leipzig, Reclam, 1977, pp.-113-165. 117 Fischer, Jan O. et al. « Romantik und Kritischer Realismus », dans Rita Schober (dir.), Französische Literatur im Überblick. Nach der von einem tschechischen Autorenkollektiv unter Leitung von Jan O. Fischer herausgegebenen Francuská literatura (2. Auflage Prag 1964), Leipzig, Reclam, 1970, pp.-179-272, ici pp.-265- 266. 42 René Sternke de nouveau débiné. Une telle démarche ne lui est pas adéquate. Pourtant si Thierry Poyet considère l’entreprise de l’écrivain-chercheur Flaubert comme un échec, nous devons le suivre, puisqu’il juge Flaubert, qui avait maladroitement défendu son archéologie dans une anti-critique 118 , d’après ses propres critères et exigences. Leconte de Lisle - le poète comme chercheur et comme martyr Leconte de Lisle semble reprendre presque littéralement le programme schellingien (supra, p.- 6) dans un passage souvent cité de la préface aux Poèmes antiques qui, dans le présent recueil, se voit interprété différemment par Henning Hufnagel et Klaus W. Hempfer (infra, pp.-234, 245 et 290-291) : L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée : c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres 119 . Voici la question que pose en entrée la traduction de la Symbolique de Creuzer : Est-il vrai que les premiers peuples de l’ancien monde, éclairés tout d’un coup des plus vives lumières de l’intelligence, non-seulement se soient élevés comme d’eux-mêmes aux notions les plus abstraites, mais n’aient connu d’autre moyen d’exprimer ou de communiquer leurs idées qu’un langage simple et nu, dépouillé de figures et d’images, si bien que l’expression la plus directe était toujours la mieux assortie à la clarté lumineuse de leur entendement 120 ? Par ces mots, Creuzer et Guigniaut caractérisent l’exposition lumineuse des idées par des notions abstraites de la science moderne que les peuples de l’ancien monde ne pouvaient pas encore atteindre. Pendant « la période 118 « M. Gustave Flaubert et M. Frœhner à propos de Salammbô », Revue contemporaine,- 1863, 12 ème année, t.- 31 (LXVI me de la collection), pp.- 413-424, ici pp.-413-419 : lettre de Flaubert à Frœhner du 21 janvier 1863. 119 Leconte de Lisle. « [Préface des Poëmes Antiques] », dans id. Œuvres complètes,- éd. Edgard Pich, t.-V, Paris, Honoré Champion,-2015, pp.-13-18, ici p.-16. 120 Creuzer, Friedrich. Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques ; ouvrage traduit de l’allemand du D r Frédéric Creuzer, refondu en partie, complété et développé par J.D. Guigniaut, t.- 1 er , 1 ère- partie, Paris, Treuttel et Würtz, 1825, p.-1. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 43 du sacerdoce » 121 , les prêtres devaient traduire le savoir abstrait en images : « C’était donc une révélation et nullement une exposition développée, que cette antique méthode. 122 » Pourtant, Leconte de Lisle ne veut pas, comme Schelling le demande, traduire le savoir moderne en images à l’instar des prêtres anciens ; il entreprend un travail herméneutique, « la reconstitution des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées » 123 . Sa critique des interprétations des mythes par les mythologues contemporains 124 confirme qu’il s’agit d’un projet herméneutique. Pour Leconte de Lisle, le poète est un chercheur. En même temps, Leconte de Lisle identifie le poète au martyr : « si la Poésie est souvent une expiation, le supplice est toujours sacré » 125 . La mise en scène de l’écrivain comme chercheur et comme martyr rapproche Leconte de Lisle de l’écrivain-chercheur Flaubert qui se sacrifie également dans le cadre d’un culte. Sérénité de l’âme - liberté de l’âme - impassibilité Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme comme la Mer en sa sérénité, Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable, Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté. La sixième strophe du poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle, interprété par Henning Hufnagel (infra, pp.-248-252), cite le plus célèbre passage des Réflexions sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture de Winckelmann : Parmi les traits de perfection les plus frappans qui distinguent les productions des artistes Grecs, il y en a un qui mérite une attention particulière, parce qu’on le remarque dans toutes les meilleures statues, & qu’il seroit difficile de le rencontrer ailleurs : je veux parler de cette noble simplicité, de cette grandeur tranquille, qu’on admire dans les attitudes & dans l’expression. Comme le fond de l’océan reste calme & immobile pendant que la tempête trouble sa surface, de même l’expression qui règne dans une belle figure Grecque, peint une ame toujours grande & 121 Ibid., p.-4. 122 Ibid., p.-6. 123 Leconte de Lisle, op.-cit,-p.-15. 124 « l’ignorance des traditions mythiques et l’oubli des caractères spéciaux propres aux époques successives », « Les théogonies grecques et latines […] confondues », « Des idées et des sentiments étrangers au génie homérique, empruntés aux poètes postérieurs », ibid. 125 Ibid., p.-18. 44 René Sternke tranquille au milieu des secousses les plus violentes & des passions les plus terribles 126 . Le parallèle entre le calme de la mer et la sérénité de l’âme se retrouve dans un autre écrit moins connu du même auteur, dans lequel il précise que cette sérénité était la marque de la supériorité et de la dignité de l’homme : Dans les figures antiques, la joie n’éclate jamais ; elle n’énonce que le contentement & la sérénité de l’ame. Sur le visage d’une Bacchante, on ne voit briller, pour ainsi dire, que l’aurore de la volupté. Dans la douleur & l’abattement, l’ame est l’image de la mer, dont la profondeur est tranquille quand la surface commence à s’agiter. Au milieu des plus grands maux, Niobé paroît toujours cette héroïne qui ne vouloit point céder à Latone ; car l’ame peut être réduite, par l’excès de la douleur, à un état d’insensibilité & d’apathie, qui ne lui permet plus d’appercevoir la grandeur de son infortune. Les artistes ainsi que les poëtes de l’antiquité, ont représenté leurs personnages hors de l’action, quand l’action n’étoit propre qu’à faire naître la terreur, la désolation & le désespoir ; & cela, pour conserver la dignité de l’homme qu’ils vouloient montrer supérieur aux situations les plus accablantes & les plus douloureuses 127 . Dans ces deux passages, les critères esthétiques et éthiques sont étroitement liés. Cette sérénité de l’âme que Winckelmann observe en contemplant les personnages représentés par les statues les plus parfaites de l’Antiquité grecque, les représentants de la littérature classique allemande la réclament par rapport au récepteur des œuvres d’art. Dans ses Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme de 1795, Schiller déclare que « c’est méconnaître la nature d’un esprit que d’attribuer aux passions sensibles la puissance d’opprimer positivement la liberté de l’âme » 128 . L’artiste doit agir en sorte : Dans une œuvre d’art vraiment belle, le fond ne doit rien faire, la forme tout ; car, par la forme, on agit sur l’homme tout entier ; par le fond, au contraire, rien que sur des forces isolées. Ainsi donc quelque vaste et quelque sublime qu’il soit, le fond exerce toujours sur l’esprit une action restrictive, et ce n’est que de la forme qu’on peut attendre la vraie liberté esthétique. Par conséquent, le véritable secret du maître consiste à anéan- 126 Winckelmann, Johann Joachim. « Réflexions sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture », dans id. Recueil de différentes pièces sur les arts, Paris, Barrois l’aîné, 1786, pp.-1-62, ici pp.-29-30. Sur l’importance de Winckelmann et de l’idéalisme allemand pour le Parnasse cf. Mortelette, Yann. Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p.-76. 127 Id. « De la Grace dans les Ouvrages de l’Art », ibid., pp.-283-295, ici p.-289. 128 Schiller, Friedrich. « Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme », dans Esthétique de Schiller, trad. Adolphe Régnier, Paris, Hachette, 1862, pp.- 183-306, ici p.-259. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 45 tir la matière par la forme, et plus la matière est par elle-même imposante, ambitieuse, attrayante, plus elle se fait valoir et tient à produire l’effet qui lui est propre, ou encore, plus celui qui la considère est tenté d’entrer directement en rapport avec elle : plus grand aussi est le triomphe de l’art qui la dompte et maintient sa domination sur ceux qui jouissent de son œuvre. Il faut que l’âme du spectateur et de l’auditeur reste parfaitement libre et intacte ; il faut qu’elle sorte pure et entière du cercle magique de l’artiste, comme des mains du créateur 129 . Il faudrait essayer de reconstruire la réception et l’adaptation des idées du classicisme allemand de manière plus exacte. La traduction par Régnier de l’ouvrage de Schiller que nous venons de citer date de 1862, et le premier Parnasse contemporain parut quatre années plus tard. Mais on trouvera des idées très proches dans des œuvres de Schelling, de Goethe et de Victor Cousin qui avaient paru auparavant. De telles idées étaient dans l’air du temps. La différence entre l’esthétique de l’idéalisme allemand et celle du Parnasse consiste dans la plus grande valeur attribuée au côté matériel de la forme de l’œuvre d’art. Afin de déterminer les stratégies des Parnassiens pour « anéantir la matière par la forme », nous nous appuyons sur le modèle de la poésie parnassienne que Klaus W. Hempfer expose dans le présent cahier. Passage d’une esthétique d’imitation à une esthétique de production libre - coordination de l’objet archéologique et de l’œuvre d’art Dans son interprétation du Poème de la femme de Gautier, Klaus W. Hempfer montre que l’objet de la mimésis, ce que Schiller appelle la matière (dans ce cas : une visite au théâtre, le déshabillement de la femme, l’acte d’amour et la remembrance de tout cela), disparaît quasiment, parce que la mimésis se manifeste sous forme de mimésis de la mimésis. Dans un article de 1993, Klaus W. Hempfer avait « déjà essayé d’établir le lien systématique entre, d’une part, le passage de la prédominance de la fonction émotive du langage à une prédominance de sa fonction référentielle et, d’autre part, la forme spécifique de cette dernière en tant que mimésis au second degré » (infra, p.-279). Il y avait énuméré cinq caractéristiques d’un texte parnassien de type idéal : 1. la dé-subjectivation, 2. la prédominance de la fonction référentielle du langage sous forme de description ou de narration, 3. la construction de l’objet représenté sous forme de rare objet exquis, 4. le mètre comme icône du rare objet exquis, 5. la complication de la réception et la perturbation 129 Ibid., p.- 272. Schiller continue : « Le sujet le plus frivole doit être traité de telle sorte, que nous demeurions disposés à passer de là immédiatement au sérieux le plus sévère. » Nous pensons que « À Vénus de Milo » de Banville réalise également le concept de la liberté de l’âme : - « J’adore […] d’une tranquille joie », etc. (infra, pp.-252-257). 46 René Sternke de la mimésis. Il avait évidemment gagné ces critères par une analyse de la communication à l’intérieur du poème : 1. l’attitude du locuteur vis-à-vis de lui-même, 2. son attitude vis-à-vis de son sujet, 3. la nature de ce sujet, 4. le rapport entre le langage et ce sujet, 5. le rapport de ce sujet au monde extratextuel. Ces éléments sont dans une corrélation fonctionnelle. Appliquons ce modèle au poème À un triomphateur de Heredia, que Yann Mortelette interprète différemment (infra, pp.-217-218). Le locuteur parle à un triomphateur et l’incite à construire un arc de triomphe pour éterniser sa gloire, non sans ironie, parce qu’il prédit la destruction du monument. Le locuteur ne parle pas de lui-même. Bien que la fonction appellative du langage ne soit pas absente, la description de l’arc à construire et la narration de son déclin font prévaloir la fonction référentielle. L’arc de triomphe richement orné constitue un rare objet exquis. Par sa construction régulière et harmonieuse, le sonnet ressemble à l’arc de triomphe. Mais c’est la mimésis sous forme de mimésis au second degré qui sape tout. La description de l’arc de triomphe invite le lecteur à feuilleter le catalogue de son musée imaginaire pour visualiser cet arc de triomphe, en se souvenant de tels arcs, de la colonne Trajane qui montre « Des files de guerriers barbares, de vieux chefs/ Sous le joug », etc. Mais tout ce que le poème montre de manière assez concrète, n’existe que dans un discours, n’est qu’à construire ou n’a qu’à se passer dans un futur incertain, sans posséder aucune substance. « Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre » dit le locuteur à l’« Imperator illustre » qui doit nécessairement être ou l’un ou l’autre. N’est-il donc pas connu ? Nous n’apprenons rien sur lui. Il n’a pas plus de substance que son arc. Tout se dissout. Il ne reste que la voix du locuteur. Le parallèle entre l’arc à imaginer et le poème, souligné par le mot « trophée » (infra, p.-218), indique que ce poème, vide d’objets en dehors de lui-même, est autoréférentiel et autotélique. Le locuteur, c’est le poète qui parle à lui-même, triomphateur souriant de la vanité de son entreprise. Tout ce qui reste est la beauté du sonnet qui triomphe dans la matérialité des sonorités et des images avant de se volatiliser. Ce sonnet est un jeu schillérien et une production libre schellingienne. Mais d’autres interprétations, comme celle de Yann Mortelette qui ouvre la voie à des lectures moraliste, philosophique, historique et archéologique, ne sont pas à exclure, ce qui accroît encore l’obscurité de ce chef-d’œuvre. Quelle est la place de l’objet archéologique à l’intérieur du modèle hempférien ? À l’instar de l’œuvre d’art, il entre dans le paradigme des rares objets exquis que l’on rencontre d’un côté comme objets de référence du poème et de l’autre comme ses équivalents. Henning Hufnagel ne reconnaît pas la corrélation fonctionnelle entre les éléments du modèle hempférien auquel il reproche « la concentration sur la mimesis » (infra, pp.-240-241). Il isole les éléments de ce modèle pour L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 47 les réorganiser différemment, en y ajoutant des critères qui ne sont pas applicables à un texte isolé. Au lieu de la corrélation fonctionnelle entre la prédominance du langage et la mimésis au second degré, il aperçoit une tension/ un clivage entre « la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis » (infra, p.-235). - Mais y a-t-il tension, si l’abondance de choses représentées masque le vide de la représentation ? Voici la question. La mimésis dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Henning Hufnagel remarque : « justement chez Leconte de Lisle, la problématisation de la mimesis paraît beaucoup moins importante » (infra, p.-240). Dans son analyse du poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle, il observe pourtant : « le poème crée […] une ambiguïté entre le vivant et l’inerte, entre une œuvre d’art et le corps d’une femme-déesse, entre la mimesis de l’art et la mimesis d’un corps » (infra, p.-250). En fait, la statue de la Vénus de Milo en elle-même présente déjà une mimésis à plusieurs degrés : un artéfact qui représente une femme qui représente une déesse. Portant le même nom que la statue, le poème y ajoute encore un degré. Plusieurs poèmes parnassiens consacrés à la Vénus de Milo créent cette ambiguïté. Ils confondent les différents degrés de la mimésis, en les mettant sur le même niveau. Ils se réfèrent à la Vénus en même temps comme à une statue, à une femme, à une déesse et même comme à une représentation. On pourrait y voir un procédé pour faire anéantir la matière (la réalité à l’état brut) par la forme (la mimésis). - Cependant, on pourrait se demander si le poème Essais de peinture de Coran, qui ironise ce procédé - Hufnagel parle d’auto-ironisation (infra, p.- 269) -, est encore un poème parnassien, si l’on part de ce critère pour définir le paradigme. À plus forte raison, on pourrait poser cette question par rapport au sonnet La Vénus de Milo de Sully Prudhomme qui retourne à la mimésis de la belle nature : -« ce modèle, ô Grèce, est la fleur de ta race » (infra, p.-272). Une telle opinion est le contraire de la doctrine de l’idéalisme formulée par Victor Cousin, concevant l’idéal comme production libre : Le procédé véritable de l’art grec a été la représentation d’une beauté idéale que la nature ne possédait guère plus en Grèce que parmi nous, qu’elle ne pouvait donc offrir à l’artiste. Cet idéal lui vint d’ailleurs, et avant tout de son génie 130 . La discussion que la controverse entre Klaus W. Hempfer et Henning Hufnagel ne manquera pas de provoquer, n’est qu’en train de commencer. Ce que nous devons retenir dans le cadre de notre propre projet, c’est que, 130 Cousin, Victor. Du Vrai, du Beau et du Bien, Paris, Didier, 1853, p.- 191. Cf. Winckelmann, « Reflexions », op. cit., pp. 13-14. 48 René Sternke dans le cas où la mimésis est mise entre parenthèses par une mimésis au second degré qui tend à éclipser la réalité, l’objet archéologique peut servir et d’objet de référence et de modèle de l’œuvre d’art, dans la mesure où il réalise déjà, de son côté, une mimésis au second degré. C’est, par exemple, le cas dans le poème À un triomphateur où l’arc est le média d’une mimésis qui est en vérité mimésis au second degré et construction : « le bruit de ta vertu ». La matérialité dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Nous avons posé à Ludovic Laugier, conservateur des sculptures grecques au Louvre, quelques questions concernant la Vénus de Milo, visant, en guise d’autopsie, à la connaissance de la matérialité et des conditions d’exposition historiques de cette sculpture, pour pouvoir évaluer dans quelle mesure les Parnassiens tinrent compte de cette matérialité et de ce contexte. Quelle est la couleur de la statue ? Aujourd’hui blanche comme le marbre de Paros l’est toujours, légèrement blondie par la patine des siècles. Durant l’Antiquité, polychrome, comme la plupart des statues de l’époque hellénistique : polychromie dont nous n’avons plus la trace aujourd’hui. Probablement pour la chevelure, le visage et l’himation. Ajouter à cela un bracelet de bras et des boucles d’oreille. Comment interagit le marbre avec la lumière ? Est-il très reflétant ? Le marbre est une roche métamorphique cristalline : la lumière y brille assez bien. Comment était présentée la statue au XIX e siècle ? Au XIX e siècle, la statue était installée dans une salle du rez-de-chaussée de l’aile Sully, où nous l’avons d’ailleurs délibérément réinstallée en 2010. Elle était placée sur un socle haut qui pouvait être actionné pour tourner sur lui-même si nécessaire. Il y avait une haute barrière de mise à distance en laiton. Comment était illuminée la statue au XIX e siècle ? Lumière naturelle la plupart du siècle. Quelles sont les autres statues de Vénus qui étaient déjà exposées au Louvre au XIX e siècle ? La liste est fort longue : citons la Vénus d’Arles et la Vénus Capitoline de la collection Borghèse. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 49 Pourrait-on attribuer les différentes représentations de Vénus mentionnées dans le poème Vénus de Milo de Leconte de Lisle aux différentes représentations de Vénus exposées au Louvre ? Peut-être bien. Comment cette statue grecque se distingue-t-elle stylistiquement de ces autres représentations de Vénus, qui sont, si je ne me trompe pas, des œuvres romaines ? C’est une statue sculptée en Grèce même, dans les Cyclades : elle s’inspire du type de la Vénus de Capoue (Naples, MAN, copie romaine d’un original grec disparu du IV e siècle av. J.-C.). La caractérisation stylistique de cette statue dans le poème À Vénus de Milo de Théodore de Banville de 1842 (flanc nerveux, front correct, rudes cheveux, grands yeux, etc.) est-elle réussie ? Non, statue classique, au visage apaisé. Les côtés du bloc inférieur sont assez raides, là Banville n’a pas tort. Quatremère de Quincy écrit que la statue avait été restaurée à l’Antiquité ? Est-ce correct ? C’est une vraie question, peut-être pour le bras droit, coupé net. De quelle manière la statue a-t-elle été restaurée au cours des deux siècles passés ? Très peu, car on hésitait sur l’aspect à donner aux bras. On dit souvent que c’est l’un des premiers exemples de marbre antique laissé délibérément sans restauration. C’est négliger à tort l’importance de ces hésitations. On a ajouté un pied gauche en plâtre dans les années 1821-1830. Le bout du nez et une partie de la lèvre inférieure sont restaurés en plâtre depuis 1821. Quand les ajouts de la première moitié du XIX e siècle ont-ils été retirés ? Le pied gauche, à la fin du XIX e siècle. La statue faisait-elle partie d’un groupe ? Probablement pas. Hypothèse de Félix Ravaisson-Mollien, abandonnée depuis. Dans les poèmes exemplaires présentés par Henning Hufnagel, nous trouvons des traces d’autopsie et d’érudition archéologiques. La dé-contextualisation de l’objet de son cadre muséal faisait partie du jeu. Sa couleur - « Son 50 René Sternke ton ressemble à celui de l’ivoire 131 » dit Quatremère de Quincy - est réduite à une blancheur absolue qui n’interagit pas avec la lumière. Cette imprécision par rapport à la matérialité peut être causée par le jeu de la transformation du marbre en chair et vice-versa. Aucun œil critique ne remarque les ajouts - « tes pieds », « vos pieds », « tes lèvres » -, tandis que l’état fragmentaire de la statue est toujours pris en compte. L’hypothèse que la statue faisait partie d’un groupe, abandonnée aujourd’hui, mais fort discutée au XIX e siècle, apparaît au moins dans l’interprétation de Henning Hufnagel du poème de Banville (infra, p.- 256) : en effet, Quatremère de Quincy pensait que la statue faisait partie d’un groupe Vénus et Mars 132 . Leconte de Lisle compare la statue aux autres représentations de la déesse ; comme Quatremère de Quincy, il la trouve supérieure et adopte l’interprétation de la statue par le célèbre archéologue comme Vénus victorieuse 133 . Les descriptions, parfois détaillées, restent discutables. Il serait difficile à dire si une certaine homogénéisation de la représentation était due à un retour à Winckelmann. Rappelons le refus de suivre l’archéologie formulé par Victor Cousin : Je m’incline devant l’autorité de l’antiquité ; mais, peut-être faute d’habitude et par un reste de préjugé, j’ai quelque peine à me représenter avec plaisir des statues composées de plusieurs métaux, surtout des statues peintes. Sans prétendre que la sculpture n’ait pas jusqu’à un certain point son coloris, celui d’une matière parfaitement pure, celui surtout que la main du temps lui imprime, malgré toutes les séductions d’un grand talent contemporain, je goûte peu, je l’avoue, cet artifice qui s’efforce de donner au marbre la morbidezza de la peinture. La sculpture est une Muse austère ? elle a ses grâces à elle, mais qui ne sont celles d’aucun autre art. La vie de la couleur lui doit demeurer étrangère : il ne resterait plus qu’à vouloir lui communiquer le mouvement de la poésie et le vague de la musique ! Et celle-ci que gagnera-t-elle à viser au pittoresque, quand son domaine propre est le pathétique 134 ? Pour caractériser l’incompétence du philologue Jean Antoine Letronne dans le domaine de l’archéologie, Raoul-Rochette écrivit déjà en 1834 à Böttiger : « Il ne sait rien, absolument rien, de l’histoire de l’art ; il en est à Winckel- 131 Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostôme. Sur la statue antique de Vénus découverte dans l’Ile de Milo en 1820 ; transportée à Paris, Par M. le Marquis De Rivière, ambassadeur de France à la cour ottomane. Notice lue à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, Paris, Debure frères, 1821, p.-12. 132 Ibid., pp.-17-24. 133 Ibid., pp.-20, 22 et 32. 134 Cousin, Du Vrai, du Beau et du Bien, op.-cit., pp.-208-209. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 51 mann » 135 . On pourrait interpréter un tel retour à Winckelmann comme un symptôme du divorce de l’archéologie et de la littérature qui avait déjà commencé à s’annoncer. La poésie archéologique des Parnassiens La contribution de Yann Mortelette montre que l’on peut aussi prendre un autre chemin que celui d’une analyse structurelle des textes pour déterminer la nature du Parnasse, celui d’une herméneutique qui part des opinions, des convictions, des espérances, des attentes, des illusions, des aspirations et de la mentalité d’un groupe, telles qu’elle les décèle dans les textes. Dans cette perspective, l’attitude des Parnassiens vis-à-vis de l’objet archéologique ressort avec la même netteté. Un large corpus de poésies de nature archéologique peut être déterré. On voit que le divorce de la littérature et de l’archéologie n’était pas encore consommé. La référence du texte à l’objet archéologique pourrait être prise en considération comme une caractéristique de la poésie parnassienne. Paris, capitale du XIX e siècle La philologie protestante avait fourni les premières méthodes scientifiques à l’archéologie. Plusieurs contributions, particuliérement celles de Serge Linkès et de Cecilia Hurley, témoignent et de la supériorité des archéologues allemands et de la moquerie dont les pédants allemands devinrent l’objet. L’esthétique et la littérature allemandes furent en mesure de donner des impulsions à la littérature française durant tout le XIX e siècle. Mais la synthèse entre l’esthétique idéaliste et l’archéologie ne put avoir lieu qu’à Paris, dans un creuset qui permettait de rapprocher ce qui était éloigné dans son pays d’origine. L’afflux d’antiques, leur accessibilité dans les musées, les conférences publiques, les salons, les expositions d’art, le journalisme, les progrès de l’imprimerie et de la lithographie, la transformation rapide de la ville, tout cela contribua au rapprochement de l’archéologie et de la littérature et à la genèse de la littérature moderne. La genèse de l’archéologie moderne fut un évènement européen. Le Dieu Pepetius donne, sous forme caricaturale, la répartition des rôles-(infra, p.- 195) : les collectionneurs excentriques anglais, les amateurs superficiels français, les érudits pédants allemands, les marchands malhonnêtes italiens. Dans des recueils précédents, on a voulu capter la dimension euro- 135 Lettre du 10 septembre 1834, Böttiger, Briefwechsel mit Raoul-Rochette, op.- cit., n o -70, l. 109-110. 52 René Sternke péenne de l’entrée de l’objet archéologique dans la littérature. On s’y est toutefois restreint aux pays des musées et des collectionneurs, de sorte que ni la particularité française ni la complexité du système ne sont devenues visibles. La compétition entre les ‘grandes’ nations, dans laquelle la Grande Nation grâce à la combinaison de missions militaires et archéologiques excellait, restait en marge et de la littérature et de la recherche littéraire. Pour élargir le champ de vision, nous avons intégré dans notre cahier la contribution d’un spécialiste de la littérature polonaise. L’article de Maciej Junkiert montre les difficultés d’une nation sans État, qui ne pouvait ni répertorier ni magasiner ses antiquités nationales et ne trouvait ni de devanciers ni de modèles parmi les grandes nations de l’Antiquité. L’intégration de cet article dans le présent volume est d’autant plus justifiée que les poètes polonais les plus importants de l’époque en question vivaient dans l’exil parisien. On pourrait parler d’une littérature française en langue polonaise, s’il ne s’agissait pas là des classiques de la littérature polonaise. Ces poètes polonais se trouvèrent dans un échange avec leurs collègues français et travaillèrent dans les mêmes conditions. Les objets archéologiques leur offrirent la possibilité de localiser la situation actuelle de leur propre nation dans le cadre de l’histoire universelle. À partir d’une assiette exposée dans un musée, Cyprian Norwid évoque ces peuples tristes et anciens qui n’ont pas laissé de merveilles, mais uniquement quelques pots de terre, ces peuples pour lesquels on n’exprime aucun regret, quand ils s’effacent dans l’immensité des siècles, comme une domestique après avoir servi une assiette à une honorable dame. Bien que Norwid publiât en 1851 à Paris chez Martinet son Promithidion et en 1863 à Leipzig chez Brockhaus ses Poezye, la vraie découverte de ce poète n’eut lieu qu’au XX e siècle. Hans Robert Jauß reconnut dans Norwid un poète de l’envergure de son contemporain Baudelaire, qui avait cependant frayé un chemin esthétique vers la modernité différent de la voie de la dé-subjectivation et de la dés-objectivation suivie par Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé 136 . Conclusion des prolégomènes : la contribution de l’archéologie à la genèse de littérature moderne Le nouvel espace d’empiricités qui s’ouvre à partir des années 1790 se caractérise par une approche directe et visuelle de l’objet matériel du passé qui entraîne la genèse de l’archéologie. Cette nouvelle approche de l’objet matériel du passé comprend l’application des méthodes de l’archéologie 136 Jauß, Hans Robert. « Vorwort zur ersten deutschen Ausgabe von Norwids Vademecum », dans Cyprian Norwid, Vade-mecum. Gedichtzyklus (1866). Polnisch/ Deutsch, éd. Rolf Fieguth, München, Wilhelm Fink, 1981, pp.-13-21. L’archéologie et la genèse de la littérature moderne 53 telles que l’autopsie, la description, l’herméneutique, etc. dans le domaine de la littérature. L’archéologie s’émancipe de l’histoire de l’art, adopte les méthodes de la philologie et entre dans une liaison avec l’histoire des religions, ce qui amène à une dévalorisation de l’aspect esthétique de l’objet archéologique et à une valorisation des aspects religieux et symbolique de cet objet. Dans la mesure où le classicisme avait identifié l’objet archéologique et l’œuvre d’art, les propriétés de l’œuvre d’art sont contaminées par les nouvelles propriétés de l’objet archéologique, restant le modèle de l’œuvre d’art. Vers la fin de la première moitié du XIX e siècle, on verra surgir une esthétique du fragment, une esthétique de la matérialité, une esthétique de l’artificiel, une esthétique de l’artéfact, une esthétique de la signification symbolique et d’une nouvelle mythologie, ainsi qu’une esthétique de l’obscurité. L’archéologie enrichit la littérature d’objets et de mots. Pendant la première moitié du XIX e siècle, l’objet archéologique réalise à cause de sa dé-contextualisation et de sa fragmentation la structure autoréférentielle et autotélique que l’œuvre d’art ne réalise pas encore à ce moment historique. Suite à la propagation de la doctrine idéaliste de l’art pour l’art, l’objet archéologique devient au cours de la seconde moitié du siècle et objet de référence et équivalent structurel de l’œuvre d’art. À l’instar de l’objet archéologique, l’œuvre d’art devient objet d’un culte. L’objet archéologique se révèle préfiguration de l’œuvre d’art moderne. Dans une dernière phase, que ce cahier ne traite plus, l’œuvre d’art s’émancipera de l’objet archéologique et deviendra production parfaitement libre, mais gardera néanmoins les caractéristiques de l’objet archéologique.