eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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Le futur est-il derrière nous?

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2017
Alain Schnapp
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Le futur est-il derrière nous ? Alain Schnapp Nul n’est allé plus loin que le poète argentin José Luis Borges dans l’utilisation du passé comme une source d’inspiration littéraire. Borges n’a pas écrit de roman historique ou archéologique mais ses contes et ses récits comme ses poèmes sont tous marqués de l’empreinte des temps révolus, de la conscience de la brièveté de la vie humaine face à la succession des cultures et des œuvres. Borges, l’écrivain qui fut aussi le directeur de la Bibliothèque Nationale argentine, traverse la « bibliothèque de Babel » avec le sentiment de son infinité et la conviction du caractère dérisoire de chaque œuvre humaine aussi ambitieuse, aussi déterminée soit-elle. Face à la succession des cultures, des œuvres et des générations, toute ambition créative doit être ramenée à l’impermanence structurelle de la vie singulière de chaque être humain. Toutes les œuvres sont destinées à l’érosion, à l‘oubli et à la perte. La fascination des ruines telle qu’elle s’exprime depuis l’aube de l’humanité est profondément liée à ce sentiment du caractère transitoire de nos vies individuelles. Diderot l’a magnifiquement exprimé dans ses Salons : Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir 1 ! Le génie de Diderot est d’établir une relation entre la chute des civilisations et les bouleversements de l’histoire de la terre telle qu’un observateur attentif peut les observer. Diderot retrouve ainsi la vieille idée des stoïciens qui considèrent les ruines des civilisations et celles de la nature comme un phénomène identique. Face à l’immensité de ce qui est advenu, seule l’humilité permet à l’homme d’affronter les révolutions de la nature et 1 Diderot, Denis. Salons (1767), Paris, Hermann, 1995, t.-III, p.-338. 56 Alain Schnapp la succession des cultures. La réflexion de Diderot, comme la passion de Borges pour l’infinité des mondes et des œuvres, encadre en quelque sorte notre moderne rapport au passé. Nous savons que le passé est proprement inconnaissable et insaisissable, mais nous nous appliquons à le reconstruire et à l’évoquer, et cette évocation elle-même nous paraît aussi fuyante qu’instable. Dans Funes il Memorioso, Borges relate la vie sans espoir d’un de ses amis qui souffre, non d’une absence de mémoire, mais d’un trop-plein de mémoire. Ce jeune homme accablé par la masse de ses souvenirs gît sur un lit de paraplégique après un terrible accident-et déclare : « J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir tous les hommes depuis que le monde est monde » 2 . Face à l’image dévorante de l’oubli qui engloutit les êtres et les choses, surgit la figure proliférante de la mémoire dont l’extension sans borne recouvre les activités de l’esprit au point d’empêcher toute pensée : « Penser c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails presque immédiats » 3 . La parabole borgésienne est bornée par deux excès aussi risqués l’un que l’autre : sans mémoire pas de pensée, mais trop de mémoire nuit à la pensée. Cette réflexion nous pouvons la rapprocher de l’attitude des anciens Mésopotamiens face aux temps révolus. Pour les Mésopotamiens, le passé est devant nous et le futur est derrière nous, ce qui signifie qu’on ne peut examiner le futur qu’à travers le prisme de ce qui est advenu. Un roi n’est grand que s’il connaît les actions et les œuvres de ses prédécesseurs, un scribe ne peut exercer son office que s’il est capable de déchiffrer les inscriptions de ceux qui l’ont précédé. La représentation du temps est ainsi au cœur des comportements sociaux et des actions des rois et de leurs collaborateurs. Une fois qu’il a pris connaissance de ce qui a eu lieu avant lui, le roi peut se retourner pour contempler le futur et prendre les décisions qui s’imposent. On comprend ainsi pourquoi les Mésopotamiens et les Égyptiens ont les yeux tournés vers le passé : les souverains et leurs servants doivent se placer dans la continuité des règnes qui les ont précédés. Leurs scribes et leurs mémorialistes ont pour charge de préparer la perpétuation de leur souvenir, et pour ce faire, de laisser de multiples témoignages de leurs actions sur des tablettes de métal précieux et de terre, d’encastrer dans le sol des briques de fondation inscrites, de couvrir les murs des palais, des temples ou des sépultures, d’inscriptions qui relatent hauts faits et actions. Si puérile, si égotique, si dérisoire qu’elle soit, la passion du passé trouve son aliment dans cette compétition entre les morts et les vivants. Le souverain qui érige la plus monumentale pyramide, qui construit le plus 2 Borges, Jorge Luis. « Funes ou la mémoire », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1993, p.-514. 3 Ibid., p.-517. Le futur est-il derrière nous ? 57 impressionnant des « palais sans rival », qui fait composer les textes les plus convaincants à la mémoire de ses actions, sait que d’autres contempleront ses œuvres ou les liront, et il prend en quelque sorte le futur à témoin. L’antiquarisme, la collection, l’exhumation, l’excavation et la restauration des œuvres du passé est donc une des dimensions de l’existence des sociétés qui fait que chacune, même celles qui ne maîtrisent pas l’écriture, doit inventer des stratégies de remémoration qui passent par la tradition orale et rituelle comme par la conservation d’objets et de monuments qui viennent d’une époque plus ou moins lointaine. Quand ces traces viennent à manquer, on peut les substituer par d’autres, imitations ou reproductions, dont le rôle n’est pas moindre que les reliques-‘authentiques’-dans la chaine de la transmission. Mais cette transmission doit être opérée par des moyens adéquats. Si elle s’affranchit de certaines règles, elle devient aussi dangereuse que la mémoire proliférante de Funes. Borges, encore lui, en a exploré les risques. Dans la « Muraille et les livres » il se penche sur le sort du premier empereur de la Chine unifiée : J’ai lu, ces derniers jours, que l’homme qui ordonna la construction aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui 4 . Pour mieux marquer son règne le souverain mégalomane fait détruire tout ce qui existait avant lui, rien ne subsiste qui pourrait distraire ses successeurs de son œuvre fondatrice. Mais la destruction, l’érosion totale ne saurait suffire ; en édifiant le plus longue des murailles, la plus folle des œuvres humaines depuis Babel, le premier empereur entend bien inscrire son règne comme un commencement absolu, comme une origine à laquelle aucun antiquaire ou historiographe du futur ne saurait négliger de se référer. Pour maîtriser le futur il faut s’emparer du passé. À défaut de le modeler à sa guise, le premier empereur entreprend de le détruire avec la même férocité qu’un vainqueur qui ravage les forteresses et les temples de son prédécesseur, en excavant jusqu’aux fondations elles-mêmes. Chi Hoang-ti incarne aux yeux de Borges la folie sans limite du plus absolu des pouvoirs. Il n’est pas intérêt de rappeler que quelques années avant Borges, Kafka, qui comme lui était fasciné par la Chine, avait tiré une leçon diamétralement opposée de l’aventure en donnant la parole à un contremaître chargé de l’édification d’une partie de la muraille : 4 Ibid., « Autres inquisitions », p.-673. 58 Alain Schnapp Sans la Direction, ni notre sagesse scolaire ni notre intelligence humaine n’auraient suffi pour accomplir l’humble fonction qui était la nôtre à l’intérieur du grand Tout. Dans la pièce où se tenait la Direction - aucun de ceux que j’ai interrogés ne sait, aucun n’a pu me dire où était cette pièce ni qui y siégeait - dans cette pièce tournait sans doute toutes les pensées et tous les désirs des hommes, et en sens opposé, tous les objectifs humains et leur accomplissement. […] La direction a sans doute […] existé de tout temps et, de même que la décision de construire une muraille. Innocents peuples du Nord qui croyaient en être la cause, vénérable et innocent empereur qui croyait en avoir donné l’ordre. Nous autres les constructeurs du mur nous savons qu’il n’en est rien et nous gardons le silence 5 . La muraille n’est pas la conséquence de la volonté démentielle d’un empereur mégalomane, mais un projet collectif imaginé par une direction politique anonyme qui vise à inscrire les efforts de la population de la Chine entière dans le cadre étroitement déterminé d’une entreprise sociale et nationale. La muraille n’entend pas être un commencement, un monument si grand que son ombre recouvre le futur, elle représente un perpétuel effort, toujours recommencé, qui vise à emprisonner les Chinois dans les murs, invisibles ceux-là, d’une identité dont on ne peut s’échapper. La muraille bien réelle n’est pas dressée contre de potentiels envahisseurs mais contre tout ce qui pourrait porter la société chinoise à la contestation et à la critique. Le projet du premier empereur tel que l’interprète Borges est une opération mémoriale qui vise à prendre le contrôle du futur par un commencement auquel nul ne saurait se soustraire. La muraille trouée et pourtant sans cesse recommencée de Kafka est un immémorial. Elle échappe au temps puisqu’elle se confond avec lui, elle est une construction infinie au service d’un pouvoir qui se veut lui-même infini. Égyptiens, Mésopotamiens et Chinois voyaient donc dans la connaissance du passé une activité nécessaire et qui relevait des plus hautes autorités. Les scribes s’employaient par mille récits à maintenir les traditions, soient qu’ils compilent, traduisent et recopient des traditions anciennes, soient qu’ils rédigent des chroniques ou des contes de ce qui s’était passé dans les temps les plus anciens. D’une certaine façon, pour les antiquaires de l’Orient, la fiction est la continuation de la connaissance historique par d’autres moyens que ceux de la philologie, de l’étude des écritures anciennes ou l’excavation de monuments. Le conte de Satni-Khaemois, qui date de l’époque saïte, est attribué à un prêtre fils de Pharaon du XIII e siècle avant J. C. dont nous connaissons l’intérêt pour les antiquités, la recherche 5 Kafka, Franz. « Lors de la construction de la muraille de Chine », Œuvres Complètes, t.-II, Paris, Gallimard, 1980, pp.-479-481. Le futur est-il derrière nous ? 59 d’inscriptions anciennes et la restauration des monuments : cet expert des périodes passées est présenté comme un magicien capable de faire revivre les temps les plus reculés. Les magiciens, les devins, les scribes, incarnent un pont entre le passé et le présent. Ce genre de récit n’est pas seulement lié à l’Orient ancien ; dans la tradition gréco-romaine de nombreux textes prétendument découverts dans des bibliothèques anciennes ou au cours d’excavation sont censés relater des événements très anciens qui renvoient aux périodes les plus mal connues. Ces récits prospèrent à côté d’autres qui se présentent comme des chroniques ou des histoires. Même si l’histoire revendique un statut rationnel et déroule une trame dont les preuves peuvent être vérifiées en étudiant les documents, en collectant des témoignages, en observant les monuments, bien d’autres textes témoignent d’un intérêt pour le passé. Il s’agit de récits divers qui, sans souscrire aux règles de la méthode historique, font parfois de larges emprunts à ses traditions et à ses techniques. Les Grecs eux-mêmes ne voyaient pas de contradiction entre ce qu’il appelaient le muthos et ce qu’ils dénommaient l’historia (étymologiquement l’« enquête ») ; le premier comme la seconde relevaient d’un genre de discours d’un ordre différent qui visait d’autres résultats et d’autres effets. La tradition médiévale occidentale distinguait aussi les chroniques historiques comme celles de Grégoire de Tours et les poèmes, ou ce qu’on appellera plus tard les « chansons de gestes ». Même si celles-ci ne prétendent pas à reconstituer l’histoire elles constituent un témoignage historique sur les valeurs et les traditions de la société médiévale, elles se déroulent dans un monde qui est encore largement influencé par les mœurs et les techniques antiques. Et d’une certaine façon le premier texte antiquaire de la Renaissance L’hypnerotomachia de Polyphile qui raconte le combat de l’amour et du sommeil sur un fond d’architectures antiques, est une savante combinaison de tradition antique et d’intrigue amoureuse. L’hypnerotomachia est un conte antiquaire dont les luxueuses gravures ont captivé des générations de lecteurs et d’érudits. Elle préfigure bien des œuvres de l’Âge de Raison et des Lumières, qui mêleront l’Antiquité et l’imagination. La plus célèbre d’entre elles, au moins en langue française, est le Voyage d’Anacharsis du fameux antiquaire français de la seconde moitié du XVIII e siècle, l’abbé Barthélemy. Publié en 1788, ce « voyage » d’un jeune Scythe descendant du philosophe Anacharsis place l’action au milieu du IV e siècle avant J.C. et fait découvrir au lecteur toutes les gloires de la Grèce ancienne. Cet ouvrage fut un incroyable succès d’édition pendant plusieurs décennies, il eut des traductions en allemand, en italien, en anglais et en russe, et pas moins de 42 éditions en langue française. Le coup de génie de l’abbé Barthélemy fut d’utiliser son immense savoir pour créer une sorte de roman initiatique doublement distancié. Il plaçait son lecteur dans le contexte historique de 60 Alain Schnapp la Grèce du IV e siècle tout en utilisant un observateur lui-même extérieur. Le jeune Anacharsis, si pétri de culture grecque, n’est pas Grec lui-même, il parle et observe avec- la distance d’un jeune « barbare », philosophe de surcroît et héritier d’un autre philosophe dont les Grecs considérait qu’il avait été l’un des étrangers qui avait le mieux pénétré le caractère de la civilisation hellénique. Depuis Diogène Laërce qui avait dressé le portrait d’Anacharsis, le « regard éloigné » est un des moyens canoniques de porter un regard critique sur sa propre culture, ainsi les fameuses lettres de L’espion du grand seigneur, célèbre recueil de lettres d’un faux ambassadeur ottoman en Occident publié à la fin du XVII e siècle, ou les encore plus fameuses Lettres persanes publiées en 1721 par Montesquieu, et qui comptent sans doute parmi l’une des plus féroces attaques contre l’Ancien Régime. Pour être efficace dans la critique des temps présents, il faut donc un observatoire, une distance qui est liée à l’espace et à la position culturelle et sociale du narrateur. Mais le temps lui-même peut offrir un excellent point de vue pour décrire la société. En 1771 le publiciste Louis Sébastien Mercier publiait L’an 2240, rêve s’il en fut jamais, un roman d’anticipation qui racontait l’aventure d’un homme qui s’étant endormi sous le règne de Louis XIV se réveille en 2240 pour contempler avec tristesse l’état de ruine morale et matérielle de la France du XVIII e siècle. Un vieillard décrépit le reçoit dans les ruines de Versailles : ce n’est autre que le Roi-Soleil qui se repent de tous ses excès. On le voit, depuis qu’il y a des clercs capables de porter un regard sur le passé, il existe une littérature antiquaire, une série de récits qui établissent un lien entre autrefois et maintenant, en jouant des différences et des écarts pour produire des effets inquiétants, ironiques ou comiques. Le passé est nécessaire car qui ne connaît pas le début ne peut entendre la fin. Saint Augustin affirmait dans la cité de Dieu : « in omni enim motu actionis suae qui non respicit initium non prospicit finem »- (dans toute activité de l’homme, qui n’en regarde pas le début ne peut en apercevoir la fin) 6 . Depuis les lumières il s’est passé beaucoup de choses dans l’histoire de la discipline archéologique. Non seulement avec Boucher de Perthes l’Antiquité s’est enrichie de plusieurs centaines de milliers d’années en faisant place à la préhistoire, mais la recherche antiquaire est devenue au même titre que la géologie une science positive. Ouverte par l’expédition d’Égypte en 1799, continuée par l’expédition de Morée en 1828 et par la fondation de l’Ecole Française d’Archéologie d’Athènes en 1846, la soif de découvertes archéologiques de l’Occident débouche sur une compétition internationale qui associe tous les musées et les institutions scientifiques 6 Saint Augustin. De Civitate Dei 7, 7. Le futur est-il derrière nous ? 61 d’Europe, et bientôt des Amériques, dans l’exploration et le fouille des sites anciens les plus prestigieux. On notera que c’est en 1828, l’année même de l’expédition de Morée, qu’était fondé par une libre association de savants et d’aristocrates éclairés l’Instituto di Corrispondenza archeologica qui entendait doter l’archéologie classique d’une institution chargée, selon les mots de son fondateur Eduard Gerhard, d’émanciper l’archéologie de la triple tutelle du philologue, de l’artiste et du collectionneur. L’Instituto, d’abord institution internationale largement subventionnée par le Royaume de Prusse, deviendra en 1871 l’Institut Archéologique Allemand, le modèle d’une nouvelle science positiviste qui associe la curiosité antiquaire aux exigences d’une approche globale la recherche archéologique. Avant l’archéologie, les antiquaires savaient souvent classer des objets, parfois déterminer leurs fonctions et plus rarement, observer les strates dans lesquelles ils étaient découverts. Mais faute de combiner systématiquement ces trois types d’approche typologie, technologie et stratigraphie ils ne pouvaient percer, suivant l’expression de l’archéologue britannique Glyn Daniel, « le brouillard et le déluge ». Conçue comme une discipline unifiée de la préhistoire de l’homme aux temps moderne, l’archéologie s’affirme comme la « science du passé » qui étudie les vestiges sous tous leurs aspects. L’antiquaire ramassait des objets et dessinait les monuments, il allait parfois comme Lord Elgin jusqu’à les dépouiller. L’archéologue s’identifie dans le courant du XIX e siècle comme l’homme de la pioche et de la truelle qui n’hésite pas à se lancer dans de périlleuses excavations. Il devient aux côtés de l’explorateur et du savant un des personnages de l’épopée moderne, au point que Freud lui-même, la définit comme un paradigme scientifique qui préfigure la psychanalyse : Admettez qu’un chercheur en voyage arrive dans une région peu connue dans laquelle un champ de ruines avec des restes de murs, des fragments de colonnes, des tablettes aux signes graphiques estompés et illisibles, éveilleraient son intérêt. Il peut se contenter de regarder ce qui est étalé en plein jour, puis de questionner les habitants, peut-être à demi barbares, demeurant dans les environs, sur ce que la tradition leur a fait savoir de l’histoire et de la signification de ces restes monumentaux, de consigner leurs informations et de continuer son voyage. Mais il peut aussi procéder autrement : il peut avoir apporté avec lui pioches, pelles et bêches, il peut déterminer les habitants à travailler avec ces outils, s’attaquer avec eux au champ de ruines, déblayer les gravois et à partir des restes visibles mettre à découvert l’enseveli. Si le succès récompense son travail, ses trouvailles se commentent d’elles-mêmes ; les restes de murs appartiennent à l’enceinte d’un palais ou d’une trésorerie, à partir des ruines de colonnes un temple se complète, les inscriptions trouvées en grand nombre, bilingues dans les cas heureux, dévoilent un alphabet et une langue, et le déchiffrement et la traduction de ceux-ci donnent 62 Alain Schnapp des renseignements insoupçonnés sur les événements des premiers âges, à la mémoire desquels ces monuments ont été édifiés. Saxa loquuntur 7 ! La science antiquaire, de la Renaissance aux Lumières, s’était enrichie mais elle ne s’était pas radicalement transformée ; l’archéologie a bouleversé les règles et les enjeux d’une quête trop dépendante du goût artistique et des collections princières et privées 8 . Avec l’archéologie, les Etats et leurs institutions entrent massivement dans une compétition féroce pour s’approprier le passé. Déjà dans la Chine du XVI e siècle ou dans la France du XVII e - siècle comme dans la Rome du siècle d’Auguste l’antiquaire était l’objet de dérision mais l’avènement du nouveau paradigme scientifique crée autant d’admiration que d’ironie. Les petits travers, les erreurs et les prétentions de l’archéologue, qu’il soit l’orgueilleux membre d’une société savante de province ou le solennel académicien de Paris ou de Berlin, provoquent le comique que les romans archéologiques d’un Alphonse Allais, d’un Anatole France, d’une George Sand ou d’un Arnold Van Gennep et bien d’autres ont saisi avec une ironie mordante 9 . Paul Petau, « Conseiller du roi en ses conseils », affirmait gravement sur le frontispice de son catalogue d’antiquités publié à Paris en 1612 : « nihil nisi prisca peto » (je ne veux rien qui ne soit antique). Les hommes et femmes de diverses plumes qui on ont rêvé le passé lui ont souvent donné les couleurs du présent : drôle, imprévu et parfois même inquiétant. C’est ce qui explique le succès d’un genre, le roman archéologique. 7 Freud, Sigmund. « Sur l’étiologie de l’hystérie », Œuvres Complètes I, II, Paris, PUF, 1989, p.-150. 8 Voir Voisenat, Claudie (dir.). Imaginaires archéologiques. Nouvelle édition [en ligne], Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, <http : / / books. openedition.org/ editionsmsh/ 3406>. ISBN : 9782735118946. DOI : 10.4000/ books.editionsmsh.3406. 9 Saminadayar-Perrin, Corinne. « Pages de pierre. Les apories du roman archéologique », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle, de la science à l’imaginaire, Saint-Étienne, édition des cahiers intempestifs, 2001, pp.- 123-146 et le volume à paraître de Claire le Guillou et Gérard Coulon. La pioche et la plume.