Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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Poésie et archéologie dans 'Les Martyrs' de Chateaubriand
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2017
Volker Kapp
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand Volker Kapp Dans l’Examen des Martyrs, Chateaubriand riposte au reproche, d’après lequel Les Martyrs ne traiteraient que d’un voyage. Il se défend d’une part en rappelant que le thème du voyage est également dominant dans L’Odyssée, épopée rangeant pour la poétique néo-classique de l’époque parmi les modèles du genre, et répond d’autre part par un constat surprenant-sur les rapports entre fiction et réalité. Ses adversaires lui imputent d’avoir entrepris son voyage à Jérusalem dans l’espoir de pouvoir élaborer ensuite son épopée. Ce soupçon a le tort de supposer que son imagination ait besoin d’une impulsion biographique. Dans le contexte du romantisme naissant, cette hypothèse pourrait sembler vraisemblable, mais Chateaubriand la récuse par un renversement des causalités : Les Martyrs étaient achevés en grande partie, principalement le récit d’Eudore, lorsque je suis parti pour l’Orient […]. Ainsi ce n’est point Eudore qui voyage en Egypte, en Syrie, en Grèce, parce que j’ai voyagé dans ces contrées célèbres, mais c’est moi qui suis allé voir les bords que mon héros a parcourus 1 . Un personnage littéraire tel qu’Eudore, retenu par Chateaubriand pour être libéré du poids des faits connus, alors qu’un personnage comme l’empereur Constantin est le protagoniste, doit son existence au poète, qui a la possibilité d’imaginer des traits de caractère et des actions comme par exemple un voyage qu’il lui fait entreprendre. Les limites de l’imagination sont tout au plus imposées par la poétique que l’auteur est censé appliquer lors de l’élaboration de son épopée. D’après Chateaubriand, le côté anecdotique d’un voyage serait une base insuffisante de l’inventio des Martyrs et des péripéties de son protagoniste. Eudore suit une logique inhérente à l’action du poème, et la question de la priorité du voyage imaginé ou du voyage réel se réduit à 1 Œuvres romanesques et voyages II. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1969, p.- 85. Toutes nos citations des Martyrs proviennent de cette édition. Nous nous contentons donc d’indiquer la page entre parenthèses. 64 Volker Kapp une vaine dispute de principes difficiles à vérifier dès qu’on cherche à discriminer la réalité de l’imaginaire. Aussi la critique littéraire n’a-t-elle pas pu trouver des preuves inébranlables de la vérité biographique de l’énoncé cité dans l’Examen. Le poète est le seul témoin autorisé à informer sur la genèse de son ouvrage, et nous ne pouvons contester en aucun cas ses affirmations sauf en traduisant une contradiction dans les différents témoignages qu’il nous fournit. Chateaubriand s’est prononcé à plusieurs reprises sur le but de son voyage et sur les deux ouvrages qui en sont les fruits. Nous allons examiner ces remarques pour mettre en évidence les présupposées et les implications de la boutade de l’Examen (I). Les bases historiques des descriptions permettent de cerner la complémentarité des Martyrs et de l’Itinéraire (II). Le statut de ces descriptions se précise dès qu’on focalise l’attention sur ce que Chateaubriand qualifie d’« innovation » de son poème en prose (III), qu’il faut juger dans l’optique des innovations littéraires et méthodologiques de l’archéologie de l’époque. Notre conclusion devra discriminer la conscience claire qu’a Chateaubriand d’innover dans l’utilisation des données archéologiques et historiques pour l’imaginaire littéraire de son effort fourni pour prouver la concordance de son poème en prose avec la poétique néoclassique du genre épique. I La troisième édition des Martyrs (1810) n’est pas seulement précédée d’un Examen mais enrichie à la fin de chaque livre, de nombreuses Remarques, qui fournissent des justifications variées. La naissance de l’Examen et des Remarques des Martyrs ne doit pas seulement au tempérament de leur auteur, mais aussi aux attaques de ses adversaires. Avant Les Martyrs, le Génie du christianisme, violemment pris à partie, est l’objet de La défense du Génie du christianisme qui justifie son esthétique littéraire par une abondance d’arguments et de réflexions. Chateaubriand sait qu’il modifie par-là une des pratiques du monde littéraire, et sa réflexion sur les règles du travail poétique détaille une gamme très large de ressources de l’inventio du poème. Quant aux Martyrs, la critique de ses adversaires n’est pas pertinente parce qu’elle méconnaît tant la poétique de son épopée que celle de son récit de voyage. Elle est incorrecte en ce qui concerne le ressourcement de son imaginaire aussi bien que son attitude de voyageur, qui n’est pas à confondre avec celle d’un touriste ignorant, désireux de satisfaire sa curiosité et se contentant du regard superficiel sur les lieux visités. Son Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris aussi bien que ses Remarques ne cessent d’indiquer beaucoup de livres dont ses développements dans les deux ouvrages se nourrissent et qui déterminent son voyage sur les traces d’Eudore. À en Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 65 croire leur auteur, rien n’est dû à l’improvisation parce que l’exactitude de tout énoncé est couverte d’une étude préalable de la matière traitée. En effet, la richesse des informations concernant l’inventio de l’épopée et du récit de voyage est un des mérites incontestables de Chateaubriand. La Présentation de l’édition critique de l’Itinéraire insiste sur le côté opposé à la boutade de l’Examen des Martyrs, à savoir sur le fait qu’on attendait de Chateaubriand « qu’il enrichisse la littérature française grâce aux fruits de son voyage. C’était bien son intention puisqu’il déclarait entreprendre ce périple pour écrire Les Martyrs » 2 . Une telle attente se comprend aisément face à son exploration de l’Amérique par sa fiction littéraire. La préface d’Atala parle de « l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, ou de peindre les mœurs des Sauvages, en les liant à quelque événement connu ». D’après Chateaubriand, ce projet nécessita de se rendre sur les lieux de l’action : « […] je m’aperçus bientôt que je manquais des vraies couleurs, et que si je voulais faire une image semblable il fallait, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulais peindre » 3 . Philippe Antoine tire de cet aveu la conclusion que, sur « cette question, Chateaubriand n’a guère varié, depuis la préface d’Atala » 4 . La référence à Homère et le désir de trouver les « vraies couleurs » en visitant les lieux et les peuples restent identiques, mais la poétique s’enrichit à bien des égards. Au début de l’Itinéraire, il déclare : « […] d’autres ont leurs ressources en eux-mêmes ; moi j’ai besoin de suppléer à ce qui me manque par toutes sortes de travaux » 5 . Notons bien que l’auteur parle de « toutes sortes de-travaux ». L’article « Quelques détails sur les mœurs des Grecs, des Arabes et des Turcs », publié dans le Mercure de France d’août 1807, confirme la préface d’Atala quand l’auteur déclare avoir voulu, « pour me servir du langage des anciens, me guérir de mon ignorance. Depuis quelques années, occupé d’un ouvrage qui doit servir comme preuve au Génie du Christianisme, j’ai cru devoir reconnoître-les lieux où je place mes personnages » 6 . « Reconnaître les lieux » où il place les personnages de son épopée, ne signifie pas simplement faire la connaissance des lieux de l’action, qui pourrait déjà exister dans les parties élaborées des Martyrs selon la boutade de l’Examen citée ou être simplement un fruit de ses lectures multiples dont témoignent les Remarques. 2 Chateaubriand, Œuvres complètes. Sous la direction de Béatrice Didier, VIII. IX. X. Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris. Édition critique de Philippe Antoine et Henri Rossi, Paris, Champion, 2011, p.-8. 3 Œuvres romanesques et voyages, vol.-1, p.-16. Ces voyages d’Homère font partie du mythe de ce poète. 4 « Fiction et récit de voyage. Les Remarques des Martyrs », Patrizio Tucci (dir.), Chateaubriand réviseur et annotateur de ses œuvres, Paris, Champion, 2010, p.-220. 5 Itinéraire, p.-207. 6 Ibid., p.-879. 66 Volker Kapp Toutefois, le savoir livresque lui semble insuffisant pour bien achever son projet. Le but primordial de son entreprise n’est pas d’élaborer un récit de voyage. Dans la- préface de la première édition de l’Itinéraire, il nie avoir « fait un voyage pour l’écrire ». Tout au contraire, il a rempli « son dessein » dans Les Martyrs ; il nuance le propos en disant qu’il allait « chercher des images ; voilà tout » 7 . Dans le prolongement de cette remarque, la lecture de l’Itinéraire nous invite à réfléchir sur ce que Chateaubriand se propose en cherchant des images. D’après l’article, « guérir son ignorance » signifie « reconnaître les lieux » où il place ses personnages, et la préface de l’Itinéraire explique que cette reconnaissance égale une recherche d’images, ce qui ne signifie pas qu’il espère trouver simplement des ornements littéraires. À la fin de « la description de l’Égypte idolâtre », une Remarque affirme qu’il n’y a « pas une phrase, pas un mot qui ne soit appuyé sur une puissante autorité ». Le déplacement d’accent est évident quand il ajoute- que, dans « la description de l’Égypte chrétienne », il aurait pu « s’en rapporter à [ses] propres yeux, et [que son] témoignage suffisait, comme celui de tout autre voyageur ». Cependant, il lui importe que ses « récits [soient] confirmés par les relations les plus authentiques » (614). Peut-on avancer l’hypothèse que cette Remarque sert à documenter l’authenticité des images ? Philippe Antoine semble le penser quand il souligne : « L’Itinéraire est le complément d’une œuvre de fiction ; les deux ensembles se répondent et forment un tout, même s’ils relèvent de régimes génériques on ne peut plus dissemblables » 8 . Dans le prolongement de l’hypothèse formulée tout à l’heure, cette affirmation invite à développer les présupposées et les suites de cette complémentarité. II La mise en valeur de ce qu’on attendait à l’époque de l’auteur, qui, contre toute attente du monde littéraire, publia deux ouvrages, une épopée en prose et un récit de voyage, risquerait de nous égarer dans les contradictions des différents témoignages et des hypothèses que les spécialistes en déduisent, si la présentation de l’Itinéraire ne rappelait l’importance de « l’Histoire » 9 dans la poétique du genre littéraire du voyage et dans l’optique de notre voyageur. Selon nous, cet appel à « l’Histoire » tient compte du fait que l’humanisme se modifie alors profondément et que cette évolution du domaine des humanités nécessite une transformation du genre de l’épopée, dont, s’inspirant d’Aristote, la poétique insistait sur les liens de l’épopée 7 Ibid., p.-137. 8 « Fiction et récit de voyage », p.-218. 9 Itinéraire, p.-20. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 67 avec l’Histoire. Mieux que tout autre, Chateaubriand a compris que le poète ne peut plus s’en tenir aux concepts anciens de l’historiographie, mais qu’il doit faire valoir les nouvelles possibilités d’explorer l’univers historique. Le monde imaginaire de la fiction s’enrichit de cette manière aussi bien que notre connaissance des civilisations anciennes. L’Orient profite à cette époque de l’intérêt des gens de lettres désireux, de se familiariser avec les côtés peu connus de la préhistoire de l’Europe et, dans ce contexte, les fouilles archéologiques gagnent de l’importance. On peut illustrer ce phénomène par deux personnalités qui n’appartiennent pas à la vie littéraire. D’abord, Jean-François Champollion (1790-1832) qui n’avait pas encore décrypté les hiéroglyphes de l’ancienne Égypte au moment où notre voyageur part pour cette région, mais dont la passion pour la civilisation égyptienne confirme cette prédilection, et on sait le profit qu’en tirera le musée du Louvre. Puis, vers la fin du siècle, Heinrich Schliemann (1822-1890), homme d’affaire, qui réalisera des travaux inspirés dès sa jeunesse par ses lectures d’Homère. Son désir de découvrir les vestiges de la Troie d’Homère peut éclairer certains côtés de la mentalité de Chateaubriand, par exemple qu’il tient à « examiner le tombeau auquel on a donné le nom de tombeau d’Agamemnon » 10 . Chateaubriand se passionne pour les monuments archéologiques. Dans l’article sur les mœurs des Grecs, il rapporte qu’une fièvre violente « ne put tenir contre les souvenirs de Troie » quand le vaisseau passa devant le château des Dardanelles. Il se traîna sur le pont et distinguait « deux tumulus, les tombeaux d’Achille et de Patrocle » 11 . À la différence de beaucoup de voyageurs qui se hasarderont à effectuer eux-mêmes des fouilles sans se contenter de visiter ce que les spécialistes ont découvert, Chateaubriand n’a pas la prétention d’être archéologue. Il s’en tient à la vision qu’on a alors de cette discipline, qui focalise l’attention sur les objets décrits et discutés dans une optique livresque. Ce concept lui permet d’épouser facilement l’optique de cette discipline et de rester fidèle à ses dons littéraires en suivant les traces des civilisations anciennes de la Grèce et de l’Orient, dont la plus prestigieuse est à ses yeux celle de la Terre-Sainte. Conformément à la conviction des Pères de l’Église et à l’humanisme chrétien, il ne sépare jamais la civilisation de la Terre-Sainte de l’Antiquité païenne. Les trois civilisations nommées dans la boutade sont au centre de l’Itinéraire. Nous verrons que, dans Les Martyrs, il s’ingénie y inclure les origines de la France. 10 Ibid., p.- 291. L’éditeur de l’Itinéraire commente : « Tombe à coupole, sorte de tumulus appelé tholos, découverte avec d’autres, par Schliemann » (p.-291), mais beaucoup plus tard ! 11 Ibid., p.-882. Cet épisode se retrouve dans l’Itinéraire (Ibid., p.-409). 68 Volker Kapp Comparant l’Itinéraire au Voyage en Égypte et en Syrie (1787) de Volney, la présentation de l’édition critique de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris souligne que « le genre viatique […]-peut être considéré comme une des branches de l’Histoire » 12 . Pour Chateaubriand, le présent que le voyageur a devant les yeux, nécessite de confronter ce qu’on voit, avec ce que la lecture d’ouvrages consacrés à ces lieux fait découvrir, afin que la visite fasse revivre le passé. Il met en évidence l’insolite d’un tel intérêt, que nous qualifions d’archéologique, en le confrontant à une mentalité différente. Se rendant à Sparte, il tient à y « reconnaître la cité de Lycurgue » 13 , à la surprise de son guide indigène qui n’en a aucune idée 14 . Arrivé sur place, les vestiges du passé devenu invisible lui font venir les larmes aux yeux, « en fixant [ses] regards sur cette misérable cabane qui s’élevoit dans l’enceinte abandonnée d’une des villes les plus célèbres de l’univers, et qui servoit seule à faire reconnaître l’emplacement de Sparte » 15 . À la fin de la partie sur la Grèce, il revient à l’argument : On voit que je ne me livrois point, sur le cap Sunium à des idées romanesques ; idées que la beauté de la scène auroit pu cependant faire naître. Près de quitter la Grèce, je me retraçois naturellement l’histoire de ce pays ; je cherchois à découvrir dans l’ancienne prospérité de Sparte et d’Athènes la cause de leur malheur actuel, et dans leur sort présent, les germes de leur future destinée 16 . Cette conclusion de la partie sur la Grèce importe beaucoup pour évaluer la poétique des Martyrs. Le voyageur et le poète se distancient « des idées romanesques » en faveur de l’exploration de « l’histoire de ce pays ». Au lieu de vagabonder dans un univers purement fantaisiste, la fiction littéraire sert autant à connaître la réalité, bien que différemment, que les humanités. Tant le voyage réel que le voyage imaginaire contribuent à « découvrir » les leçons qu’on peut et qu’on doit tirer de l’Histoire et des témoignages qui s’y rattachent. Le genre viatique autorise le poète à se hasarder sur des terrains à explorer tout en profitant des ressources littéraires pour rendre ces richesses présentes. Arrivé à Jérusalem, il évoque « la surprise […] à la première vue » de cette ville : 12 Ibid., p.-20. 13 Ibid., p.-266. 14 Chateaubriand invente un dialogue avec son « cicerone » grec ignorant (Ibid., pp.-267-268). 15 Ibid., p.-268. 16 Ibid., pp.-367-368. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 69 Je puis assurer que quiconque a eu comme moi la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre-Sainte, les compilations rabbiniques, et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restais les yeux fixés sur Jérusalem […] les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre 17 . La stupéfaction ne provient pas simplement de l’impression visuelle. Le voyageur fixe ses yeux « sur les souvenirs de l’histoire » qu’il avait auparavant scrutés dans les sources livresques dépouillées avec patience. Ni Abraham ni le Fils de l’Homme, ni Godefroy de Bouillon ni le Temple ne peuvent être vus par celui qui arrive alors à Jérusalem, mais leur présence le bouleverse bien qu’il ne puisse pas la percevoir de ses propres yeux. Les deux composantes se nécessitent mutuellement. Le regard du touriste est anodin tant qu’il est dépourvu de toute familiarité avec le patrimoine culturel. Les « souvenirs de l’histoire » étudiée dans une bibliothèque abondante restent purement livresques s’ils ne sont complétés par une visite des lieux qui doit les ressusciter. Cet énoncé paradoxal, qui se trouve dans le récit de voyage, dépasse le côté documentaire du genre viatique et débouche sur le terrain littéraire. Conscient de la dimension culturelle du lieu visité, Chateaubriand utilise les spécificités du discours littéraire pour décrypter les témoignages des civilisations disparues afin de les faire revivre grâce aux moyens de la connaissance du monde littéraire, et son épopée en prose les explore afin de saisir leur vraie signification. Avant de terminer cette partie de notre analyse, il faut noter que Chateaubriand avertit qu’il utilise des « innovations » poétiques qui incluent des aspects historiques sans toucher au domaine archéologique. À propos du Livre huitième, il souligne par exemple qu’il offre « une innovation dans l’art qui n’a été remarquée de personne » (577). Il croit être le premier « qui ait osé mettre le pauvre aux enfers » (579), et il avoue qu’avant « la révolution, je n’aurais pas eu cette idée » (579). Il invente un « démon de la fausse sagesse » (240) qu’aucun poète n’avait dépeint avant lui, et il justifie cette idée par le fait que ce démon est « mieux connu de notre temps que par le passé » (582). Cette Remarque adhère à « l’historisation et la politisation du poème épique » 18 à la suite de La Henriade de Voltaire, « œuvre novatrice, posant la question fondamentale de la portée de la fiction poétique lorsqu’elle s’empare de l’Histoire » 19 . Malgré les divergences entre les deux auteurs dans 17 Ibid., p.-446. 18 Roulin, Jean-Marie. L’épopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation, 2005, p.-84. 19 Ibid., p.-87. 70 Volker Kapp le domaine religieux, Chateaubriand ne cesse d’invoquer Voltaire parmi les modèles de son poème épique en prose. III Pour revenir à l’intégration des vestiges archéologiques dans son Itinéraire et ses Remarques, il faut cerner l’enjeu de ce procédé. Il est significatif que Chateaubriand prétende expliquer l’énoncé poétique du Livre quinzième des Martyrs par une lecture d’un épisode de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris : Je remplacerai les notes de ce livre par un long morceau de mon Itinéraire : il servira de commentaire au voyage d’Eudore. (636) En commentant le voyage imaginaire d’Eudore par le récit du voyage réel du poète, ce témoignage ne nous révèle pas seulement la poétique du genre viatique mais également celle du poème épique. Prenons des exemples pour illustrer cette donnée. Des deux chemins de Sparte à Argos, Chateaubriand prend celui qui « traverse les montagnes » et qui « étoit, dans l’antiquité, ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce » 20 . Dans Les Martyrs, Eudore erre-également « sur des sommets arides » (338). Le narrateur commente : « Tous ces lieux encore remplis des noms d’Hercule, de Pélops, de Clytemnestre, d’Iphigénie, n’offraient que des débris silencieux » (338). Les noms connus de la littérature grecque ancienne sont les « débris silencieux » dans le monde imaginaire des Martyrs, qui est toutefois marqué par ces souvenirs livresques. Le poète aurait pu prêter une voix à ces « débris silencieux » grâce au procédé rhétorique de l’hypotypose, mais il se résigne à évoquer le silence éloquent des vestiges de l’Antiquité, s’il ne construit pas des scénarios ou des épisodes avec ces « débris ». Dans l’article « Voyage pittoresque et historique de l’Espagne ; par M. de Laborde », publié dans le Mercure de France du 4 juillet 1807, Chateaubriand dit des « Voyages » qu’ils « tiennent à la fois de la poésie et de l’histoire », et il ajoute que « les ruines et les tombeaux révèlent souvent des vérités qu’on n’apprend point ailleurs » 21 . Dans le voyage de la fiction littéraire, Eudore « foulait le patrimoine du Roi des rois » et « voit ensuite […] la tombe ignorée d’Agamemnon » (338), tandis que l’imagination du voyageur Chateaubriand, « frappé par la vérité » est « attristée » en visitant « les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ». Il 20 Itinéraire, p.-901. 21 Ibid., p.-864. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 71 aime « voir jusqu’à la moindre pierre qu’avoit pu remuer la main du roi des rois » 22 . On reconnaît les similitudes des deux textes et surtout l’identité de tournures comme « roi des rois » désignant Agamemnon. Les vestiges invisibles du passé glorieux sont ressuscités par l’imaginaire de la conscience culturelle, qui les transforme en lieux de mémoire. Les deux textes se ressourcent donc de données archéologiques sans qu’on puisse se décider à en conclure que le voyage importe plus pour la fiction des Martyrs que l’étude précédente des informations sur la Grèce ancienne pour l’Itinéraire. C’est sur ce plan que Chateaubriand exprime l’énoncé paradoxal affirmant qu’il avait entrepris son voyage dans les régions célèbres d’Egypte, de Syrie et de Grèce sur les traces de son héros. Face à cette explication du voyage, le critique littéraire est invité à identifier les principes poétiques qui justifient la transposition d’un tel voyage- réel dans un voyage imaginaire de son protagoniste. On pourrait s’en tenir aux caractéristiques du protagoniste de l’épopée. Évoquant une étude de Marc Fumaroli 23 , Jean-Marie Roulin rappelle que « Chateaubriand déplace la perspective du grand genre : au personnage historique - Henri IV ou Christophe Colomb - il substitue un héros fictif, installant Constantin à l’arrière-plan » 24 . Ce déplacement lui permet d’inclure dans son poème en prose une longue péripétie thématisant les origines de la France, que Roulin analyse sur le plan de l’histoire des idées. Dans cette optique, « le parcours d’Eudore, tour à tour esclave et chef militaire, apparaît comme une exploration des voies modernes de la liberté » 25 . Cependant, cette lecture, qui rend manifeste un des grands mérites littéraires des Martyrs, ne répond pas à la question soulevée par la boutade citée de Chateaubriand. Mais Roulin envisage ensuite ce point névralgique en analysant la description de la France ancienne. Il caractérise bien le « montage narratif » de l’auteur adoptant « le regard d’un étranger qui assiste au conflit entre les Gaulois, assimilés à Rome, et les Francs » 26 . Son interprétation est confirmée par la dernière Remarque au livre dixième qui, envisageant la lecture des livres consacrés à la préhistoire de la France, explicite ce programme poétique : Ici se terminent les chants pour la patrie. J’ai peint notre double origine ; j’ai cherché nos coutumes et nos mœurs dans leur berceau, et j’ai montré la religion naissante chez les fils aînés de l’Église. En réunissant ces six 22 Ibid., p.-903. 23 « Ut pictura poesis : Les Martyrs, chef-d’œuvre de la peinture d’histoire ? », Société Chateaubriand : bulletin 38 (1995), pp.-35-46. 24 Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand, p.-202. 25 Ibid., p.-202. 26 Ibid., p.-203. 72 Volker Kapp livres et les notes de ces livres, on a sous les yeux un corps complet de documents authentiques touchant l’histoire des Francs et des Gaulois. (604) Ici, le poète renvoie à deux branches de l’archéologie, telle qu’il la conçoit, celle de l’identité nationale et celle de sa poétique du christianisme esquissée dans le Génie du christianisme. Il associe donc l’étude des origines d’une civilisation à la tradition du genre épique et renoue ainsi avec les débats littéraires sous l’Ancien Régime qu’il faut se tenir présents à l’esprit pour saisir la portée de son innovation dans le genre épique. Son poème en prose se détache des épopées françaises du XVII e siècle. Si ses prédécesseurs insistaient sur l’historicité de l’action du poème, la préface d’Antoine Godeau à son Saint Paul (1654) se contente de vanter la « matière » sainte qui le dispense de se « servir de la fable » 27 , c’est-à-dire de la mythologie païenne. Le rapport entre la mythologie païenne et le christianisme sera l’objet de la Querelle du merveilleux chrétien, que l’auteur du Génie du christianisme met sur un autre plan en développant une poétique du christianisme. Dans la préface d’Alaric, ou Rome Vaincue (1654), Georges de Scudéry insiste sur un autre élément en soulignant avoir « choisi Alaric pour [son] héros ; lui, dont les grandes actions sont particulièrement décrites dans Procope […], dans Orose […] et dans Ritius » 28 . Chateaubriand se conforme à la règle du genre, dérivée d’Aristote, quand il déclare que la peinture poétique des origines de la France se nourrit « de documents authentiques », qui assument une fonction analogue aux sources livresques évoquées par le voyageur arrivé à Jérusalem. Mais il transpose dans l’action d’un voyage fictif les informations tirées des historiens sur les époques anciennes de la France. Conformément au programme du Génie du christianisme, son esthétique littéraire se hasarde sur des terrains contestés ou ignorés. Elle cherche à explorer ou à ressusciter des espaces du domaine culturel tombés dans l’oubli ou redécouverts grâce aux travaux des historiens, dont profitent Les Martyrs. Passons en revue quelques exemples de ces innovations. La poétique de l’exorde des Martyrs évoque l’épopée du Tasse comme hypotexte. Conformément aux principes propagés par le Génie du christianisme, Chateaubriand commence l’exposition de son poème en prose par l’invocation de la « Muse céleste » (105), dont le modèle est fourni par la Gerusalemme liberata du Tasse (501), épopée vilipendée dans le monde littéraire français du XVII e siècle. Quand l’exorde passe à l’annonce du thème, le poème évoque la « persécution nouvelle » (106) et la Remarque avertit qu’un ouvrage historique d’Eusèbe de Césarée sert d’hypotexte parce que ce Père 27 Les poétiques de l‘épopée en France au XVII e siècle. Textes choisis, présentés et annotés par Giorgetto Giorgi, Paris, Champion, 2016, p.-19. 28 Ibid., p.-144. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 73 de l’Église « a donné la même raison de la persécution sous Dioclétien » (501). D’après l’auteur, « cette exposition fort courte et fort simple, contient absolument tout le sujet » (501) de son poème en prose qui suit le modèle des prédécesseurs en les adaptant aux nécessités de son projet poétique. Cet énoncé est donc une invitation pour le lecteur à évaluer la structure du texte et à juger la réussite poétique de l’alinéa qu’il est en train de lire. Les poètes chrétiens sont les héritiers des épopées païennes, et les nombreuses citations grecques et latines n’ont pas pour seul but de documenter la familiarité de Chateaubriand avec les langues anciennes mais, par ailleurs, de prouver sa conformité avec les modèles reconnus du genre. Cette stratégie de défense de la régularité du poème pourrait sembler banale parce qu’elle dérive d’un principe incontesté parmi les poètes cherchant à justifier leurs épopées. Les législateurs français du poème épique au XVII e - siècle ne cessent pas de se référer également à ces modèles. D’après la Dissertatio peripatetica de epico carmine (1652) de Pierre Mambrun, « le sujet du poème épique doit être bref » 29 , et ce jésuite illustre cette règle par l’Odyssée d’Homère : […] le poète promet d’écrire une histoire brève et simple, celle d’Ulysse qui, après avoir tué les prétendants, reprend possession de sa femme Pénélope. Il séduit donc par la brièveté l’âme de l’auditeur, qu’il charme ensuite avec différents épisodes et embellissements, de sorte qu’il le retient tout en allant à la hâte, et finit par le conduire agréablement […] vers le but prévu et établi […] 30 . La prétendue brièveté de l’Odyssée est censée confirmer une des règles de la Poétique d’Aristote auxquelles ce jésuite souscrit toujours. Son épopée Constantinus, sive idolatria debellata (1658), qui « chante les exploits de ce protecteur zélé de la religion chrétienne » 31 , respecte les vues d’Aristote, et Mambrun critique les « erreurs du Tasse » parce que « la reconquête de Jérusalem », l’action de son poème, « s’éloigne » du modèle grec en privant Godefroy, au profit de Renaud, de « la gloire suprême qui est due au seul héros » 32 . Chateaubriand qualifie « d’erreur » la conviction « que le héros d’une épopée doit être nécessairement roi ou fils de roi » (82). D’après lui, l’action de L’Odyssée est « domestique » parce que « c’est un mari qui retrouve sa femme dans une petite île obscure » (82). Celle d’Eudore « tient à une action publique, mais elle est privée ; elle produit ensuite le règne de Constantin et le triomphe de la Religion » (82). Sans rappeler un théoricien 29 Ibid., p.-124. 30 Ibid., p.-124 (traduction de G. Giorgi). 31 Ibid., p.-109. 32 Ibid., pp.-114-115. 74 Volker Kapp tel que Mambrun, il évoque l’action de L’Odyssée afin de justifier la spécificité de sa poétique du genre épique. Dans la Préface de Moyse sauvé, Saint-Amant illustre le mélange d’éléments païens et chrétiens par une image saisissante : Une grande et vénérable chaise à l’antique a quelquefois très bonne grâce et tient fort bien son rang dans une chambre parée des meubles les plus à la mode et les plus superbes, […] je ne crois pas que les Homères et les Virgiles ne les trouvassent pauvres et défectueuses à comparaison de la richesse et de l’abondance de leurs pensées. […] comme certaines étoffes, pour avoir été tissues par des mains païennes, ne laissent pas d’être employées à l’embellissement des autels chrétiens, ainsi se peut-on servir de tout ce que l’Antiquité a laissé de rare et de beau pour le convertir en un usage saint et légitime […] 33 . Saint-Amant met ainsi « en valeur la Bible comme une source littéraire ‘moderne’ sinon supérieure du moins équivalente à Ovide » 34 . Le personnage de Démodocus est inventé suivant une logique différente. Dans la troisième Remarque au livre premier, Chateaubriand déclare avoir « adopté la tradition qui convenait le mieux à [son] sujet » (501). Un tel choix pourrait sembler tellement évident que la Remarque risque d’être banale. Mais elle fournit des informations qui mettent l’imaginaire poétique en rapport avec les sources de l’inventio. Démodocus est « le dernier descendant d’une de ces familles Homérides » (106). L’éclaircissement suivant lequel « les Homérides étaient des Rhapsodes qui récitaient en public des morceaux de L’Iliade et de L’Odyssée » (501), correspond à ce qu’un bon commentaire littéraire enseigne au lecteur. Ne prétendant pas faire concurrence aux critiques, ses informations concernent la structure poétique du texte : Le nom de Démodocus est emprunté de L’Odyssée. Démodocus était un poète aveugle qui chantait aux festins d’Alcinoüs : on croit qu’Homère s’est peint sous la figure de ce favori des Muses. Par la fiction de cette famille d’Homère, j’ai pu faire remonter les mœurs jusqu’aux siècles héroïques sans trop choquer la vraisemblance. Il est assez simple qu’un vieux prêtre d’Homère […] ait gardé, pour ainsi dire, les mœurs de sa famille. (501) Le nom du personnage, son origine littéraire, ses affinités avec Homère garantissent « la vraisemblance » en expliquant la logique inhérente aux « mœurs » de son personnage et de son caractère. Ces données, qu’on pour- 33 Ibid., p.-135. 34 Scholl, Dorothee. Moyse sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint- Amant, Paris/ Seattle/ Tübingen, Biblio 17, 1995, p.-138. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 75 rait rattacher à l’intertextualité, relèvent dans l’optique de Chateaubriand de l’archéologie, qui rallie « la fiction » à l’Histoire. À ses yeux, elles se situent sur un plan analogue à l’évocation de monuments historiques. Le Livre neuvième évoque « une de ces roches isolées que les Gaulois appellent Dolmin » (253), et la Remarque combine une source livresque avec un souvenir personnel : « J’ai vu quelques-unes de ces pierres auprès d’Autun, deux autres en Bretagne, dans l’évêché de Dol, et plusieurs autres en Angleterre » (594). Les deux sources se complètent mutuellement pour transposer une donnée archéologique de la France ancienne qu’on peut toujours visiter, dans l’énoncé littéraire, qui intègre ainsi ce « document authentique ». Auparavant, Les Martyrs avaient évoqué « les- plus beaux monuments de l’architecture grecque et romaine » (249) au milieu des bois sauvages. Une Remarque précise : « Le pont du Gard, l’amphithéâtre de Nîmes, la Maison-Carrée et le Capitole de Toulouse » (589). Les célèbres vestiges de la domination romaine forment donc l’arrière-plan du monde imaginaire du Livre neuvième. À ce point de notre analyse, nous pouvons situer- l’innovation de Chateaubriand dans la tradition littéraire et archéologique. En dépeignant au début du Livre dix-septième la navigation de Cymodocée, le poète mentionne le beau temple de Sunium, dont « les colonnes de marbre blanc semblaient se balancer dans les flots avec la lumière dorée des étoiles » (374). Une Remarque évoque la visite de Chateaubriand au cap Sunium : Je me fis mettre à terre, et je passais la nuit assis au pied des colonnes du temple. Le spectacle était tel que je le peins ici. Le plus beau ciel, la plus belle mer, un air embaumé, les îles de l’Archipel sous les yeux, des ruines enchantées autour de moi, le souvenir de Platon, etc. Ce sont là de ces choses que le voyageur ne trouve que dans la Grèce. (642) Le voyage imaginaire de Cymodocée et le voyage réel de Chateaubriand mettent sous les yeux du lecteur une donnée que les connaisseurs ne cessent de souligner. L’Itinéraire vante à ce propos le fait que les « Grecs n’excelloient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices, que dans l’architecture de ces édifices mêmes » 35 . Par cet éloge, son auteur se conforme également à un modèle littéraire qu’il évoque lors de la visite d’Éleusis. À cette occasion, il renvoie au Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788) de Jean-Jacques Barthélemy 36 , qui lui est familier depuis l’Essai sur les révolutions. Il l’a bien étudié puisqu’il y corrige une erreur d’impression concernant une comparaison 35 Itinéraire, p.-358. 36 Ibid., p.-307. 76 Volker Kapp d’Aristote 37 . L’auteur des Martyrs trouve chez Barthélemy une justification de l’intégration du genre viatique dans le genre romanesque : J’ai composé un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’historien 38 . Ce programme ne pouvait être indifférent à Chateaubriand parce que cette idée du voyage lui permet de focaliser toute l’attention sur l’action en enrichissant sa fiction de « détails interdits à l’historien ». Peut-être le Voyage du jeune Anacharsis l’encouragea-t-il aussi à inclure l’Égypte dans son exploration de la Grèce et de la Terre-Sainte, parce que l’Orient est le berceau de la civilisation grecque. L’éloge de Cécrops, fondateur mythique d’Athènes, rend présente une conviction humaniste, chère aux admirateurs d’Homère : Si Cécrops avoit été l’auteur de ces mémorables institutions […] il auroit été le premier des législateurs et le plus grand des mortels ; mais elles étoient l’ouvrage de toute une nation attentive à les perfectionner pendant une longue suite de siècles. Il les avoit apportées d’Égypte 39 . À la différence de Barthélemy cependant, Chateaubriand ne le mentionne qu’en tant que fondateur mythique d’Athènes. Lorsque lui-même énumère « les sages qui ont visité l’Egypte » il s’en tient à Diodore de Sicile qui allègue « Homère, Lycurgue, Solon, Platon, Pythagore, Eudoxe, Démocrite, Œnopidès » (612). Comme dans le Génie du christianisme, il y joint « les grands personnages de l’Écriture » (612). Il corrige les affinités de Barthélemy avec le paganisme en sous-entendant un ouvrage publié plus tôt, qui documente une révolution de l’archéologie au XVIII e siècle : L’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719, 10 vol.-et 1724 5 vol. de supplément) de Bernard de Montfaucon. L’Itinéraire ne le mentionne pas, mais, lors de la visite du château de Jérusalem, les notes manuscrites publiées sous le titre de Journal de Jérusalem lui empruntent les informations sur « une chambre remplie 37 Chateaubriand. Essai sur les révolutions. Génie du christianisme. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1978, p.-197. Dans le Génie du christianisme, il vante le siècle de Léon X en rappelant que Barthélemy « l’avait d’abord préféré à celui de Périclès, pour sujet de son grand ouvrage : c’était dans l’Italie chrétienne qu’il prétendait conduire un moderne Anacharsis » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.- 1049). L’Avertissement de la cinquième édition (1809) explique le mérite du Génie du christianisme en disant que « depuis le Voyage du jeune Anacharsis aucun livre sérieux n’a eu un succès aussi général et aussi soutenu » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.-1291). 38 Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire. Troisième édition, Paris, De Bure l’ainé, 1790, vol.-1, p.-VII. 39 Ibid., p.-9. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 77 de vieux casques de fer » 40 . Ce bénédictin se détourne des humanités, qui, selon le modèle oratoire de la critique, remplissent leurs publications volumineuses de discussions infinies et controversées sur les litterae ou sur les étymologies des mots grecs ou latins, et il focalise l’attention sur les objets matériels et les données concrètes. La préface du premier volume de L’Antiquité expliquée et représentée en figures esquisse le programme- de ce bénédictin : […] je reduis dans un corps d’ouvrage toute l’antiquité ; par ce terme d’antiquité j’entens seulement ce qui peut tomber sous les yeux, & ce qui se peut representer dans des images ; cela ne laisse pas d’être d’une trèsvaste étenduë. Si ce qui regarde les loix, le gouvernement & la police des villes & des republiques, y entre quelquefois, ce n’est que par occasion. J’en dis de même de la chronologie & de la geographie 41 . Cette focalisation de l’attention sur les vestiges concrets des civilisations anciennes renverse les principes de l’étude de l’Antiquité à partir des litterae en faveur du savoir archéologique. Comme Chateaubriand explore l’origine des civilisations en suivant le modèle du genre viatique de Barthélemy, ainsi, selon le programme de Montfaucon, il intègre dans son voyage ou réel ou imaginaire l’attention à ce qui « peut tomber sous les yeux ». Il combine donc une innovation des humanités avec une innovation du genre viatique, mais il justifie ses procédés en commentant souvent la fiction des Martyrs avec une abondance de Remarques renvoyant aux modèles littéraires et à l’Histoire. À propos des chants pour la patrie, il déclare : « Dans ce combat des Francs, où l’on n’a vu qu’une description brillante, on saura maintenant qu’il n’y a pas un seul mot qu’on ne puisse retenir comme un fait historique » (566). Il insiste donc sur l’authenticité du nœud de l’action inventée et sur l’historicité du monde fictif. N’est-ce pas une manière de rendre caduque l’importance accordée aux données archéologiques ? Nous ne le pensons pas, et, afin de confirmer ce résultat de notre analyse, nous concluons en rappelant l’impact de la poétique néo-classique du genre épique sur son Examen et ses Remarques des Martyrs. Une analyse des quelques exemples permettra d’y voir plus clair. 40 Itinéraire, p.-981. Le Génie du christianisme range Montfaucon parmi les plus versés « dans les antiquités chrétiennes » (Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, p.- 954). Une Remarque le cite pour affirmer « qu’il y eut plusieurs Pharamond » (558). 41 Bernard de Montfaucon, L’Antiquité expliquée et représentée en figures. Tome premier. Les Dieux des Grecs et des Romains. Les Dieux du premier, second & troisiéme rang, selon l’ordre du tems, seconde édition revue et corrigée, Paris, Florentin Delaulne et autres, 1722, p.-VI. 78 Volker Kapp Dans Les Martyrs, le personnage de Zacharie s’offrant comme esclave « en échange » (219) d’un père de famille chrétien reproduit une information fournie dans un chapitre du Génie du christianisme 42 . Les Remarques au livre septième évoquent « plusieurs exemples de chrétiens qui se font faits esclaves pour délivrer d’autres chrétiens », par exemple « saint Vincent de Paul » (568). Auparavant le poète place « avec Fleury, Tillemont et Crevier, le martyre de saint Denis, premier évêque de Paris, sous Maximien, l’an 286 de notre ère » (568). Les trois historiens sont censés garantir la fiabilité de la fiction littéraire, qui se conforme à la poétique du christianisme du Génie du christianisme. Zacharie, personnage fictif incarnant une donnée historique authentique, lui permet d’inventer une péripétie du voyage d’Eudore, qui relie les Antiquités païenne et chrétienne aux origines de la France. Selon le programme de la poétique du christianisme, Chateaubriand profite de l’optique d’un étranger, qui est « témoin-d’un des plus grands miracles de la charité évangélique […] c’est un prêtre chrétien de cette même Gaule » qui rappelle Eudore « à la vraie religion » (604-605). Il a besoin du personnage de Zacharie pour rendre vraisemblable le retour d’Eudore dans sa patrie et la glorification de la religion chrétienne par son martyre. Il se réjouit d’avoir réussi ainsi à ce que « du moins sous un rapport, le héros des Martyrs, quoique étranger, se trouve rattaché à notre sol » (605). En se basant sur l’Histoire, Chateaubriand décrit les coutumes et les mœurs « des Francs et des Gaulois » dont la France qualifiée de « partie » tire son origine. Afin de cerner la spécificité de cette utilisation de l’Histoire, on peut évoquer L’Astrée, où, au livre 11 de la deuxième partie, Honoré d’Urfé attribue les fruits de ses lectures au druide Adamas, dont les discours sur l’histoire byzantine convertissent « la matière historique en mémoire collective » 43 . Au lieu de recourir à la forme du discours, Chateaubriand transpose ses sources livresques en action ou en cadre de cette action. Ce procédé détermine son Itinéraire aussi bien que Les Martyrs, même si l’auteur attribue cette innovation plutôt au premier qu’au deuxième ouvrage. Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, il souligne le mérite de cette innovation littéraire en reproduisant la lettre dans laquelle le cardinal de Beausset le félicite de la publication de l’Itinéraire. Ce grand spécialiste de Bossuet et de Fénelon identifie une spécificité de ce récit de voyage : Je connais maintenant les monuments d’Athènes comme on aime les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais 42 Quatrième partie, livre sixième, chap.-II. 43 Denis, Delphine. « Introduction » à L’Astrée. Deuxième partie. Édition critique par Jean-Marc Chatelain, Delphine Denis, Camille Esmein-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé, Paris, Champion, 2016, p.-18. Poésie et archéologie dans Les Martyrs de Chateaubriand 79 admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte, des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l’âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments 44 . Conforme aux principes d’archéologie de Montfaucon, la réflexion de Beausset part des « belles gravures » pour arriver à « l’âme et le génie » concevant les « grands monuments ». Cet éloge présuppose que les vestiges de l’Antiquité sont connus grâce aux ouvrages consacrés au monde antique, qui intègrent la description des objets archéologiques dans leurs discours historiques. Les planches ornant Le voyage du jeune Anacharsis de Barthélemy et les images de L’Antiquité expliquée et représentée en figures de Montfaucon, qui familiarisent les lecteurs avec les vestiges archéologiques, prolongent le discours historique. C’est pourquoi le cardinal situe les descriptions de l’Itinéraire au même plan que les ouvrages de Montfaucon et de Barthélemy, sans les mentionner. Il atteste à Chateaubriand d’avoir réussi à ressusciter l’esprit des « grands monuments » grâce à son innovation qui consiste dans la pratique de leur description. Les Mémoires d’Outre-Tombe confirment son jugement sans mettre en relief que ce type de description caractérise ses Martyrs. Ce silence s’explique facilement dès qu’on tient compte du fait que Chateaubriand ne cesse de souligner la conformité de son poème en prose avec la poétique néo-classique de l’épopée. Selon les principes du néoclassicisme, les Remarques établissent souvent un lien entre un élément de la fiction et une information provenant d’une source littéraire. Au livre quatrième, Pausanias lui sert de garant dans la comparaison étrange de la Grèce avec une « statue de Thémistocle, dont les Athéniens de nos jours ont coupé la tête pour la remplacer par la tête d’un esclave » (156). La Remarque renvoie à l’auteur de l’Itinéraire de la Grèce d’après lequel, en son temps, on avait mutilé quelques statues des grands hommes d’Athènes […] pour mettre sur leurs bustes la tête d’un affranchi, d’un athlète » (539). Par-là, Les Martyrs restent fidèles au monde antique. Leur conformité avec les grandes épopées est mise en relief quand la dernière Remarque au livre sixième avertit les lecteurs « qui parcourent en quelques heures un ouvrage en apparence de pure imagination » de l’effort qu’il a coûté à l’auteur de le faire « en conscience »-(566). Il prétend suivre l’exemple de Virgile qui « employa un grand nombre d’années à rassembler les matériaux de L’Énéide » (566). Virgile a ici une fonction analogue à Homère dans la préface d’Atala citée plus haut. Chateaubriand minimise la divergence des doctrines parce que la conformité avec les modèles antiques est plus importante pour lui. Il souligne qu’il « faut beaucoup imiter les anciens et 44 Mémoires d’Outre-Tombe. Nouvelle édition critique, établie, présentée et annotée par Jean-Claude Berchet, vol.-II, Paris, Bordas, 1992, p.-263. 80 Volker Kapp fort peu les modernes ; on peut suivre les premiers en aveugle, mais on ne doit marcher sur les pas des seconds qu’avec précaution » (583). L’évocation des sources historiques se légitime dès qu’elle s’en tient aux modèles les plus prestigieux du genre épique. L’exemple de Virgile l’autorise à s’excuser : « Je me serais bien gardé de montrer le fond de mon travail, si je n’y avais été forcé par la dérision de la critique » (566). Au lieu de s’en tenir à la « description brillante », Chateaubriand invite le lecteur à se rendre compte « qu’il n’y a pas un seul mot qu’on ne puisse retenir comme un fait historique » (566) et que les « descriptions n’interrompent jamais la narration » (647). On comprend sa volonté de prouver la régularité néo-classique des Martyrs, mais cette stratégie ne nous empêche pas de souligner son caractère innovant lorsqu’il exploite les fruits de ses lectures d’historiens et l’étude des objets archéologiques, dont témoignent tant les Remarques que l’Itinéraire, pour les métamorphoser en descriptions poétiques dans Les Martyrs.
