Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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"Mais j’aime le beau et non le rare", ou pourquoi Stendhal ne fut pas archéologue à Corneto
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Serges Linkès
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Mais j’aime le beau et non le rare », ou pourquoi Stendhal ne fut pas archéologue à Corneto Serge Linkès Les découvertes - ou redécouvertes - étrusques du début du XIX e siècle ne furent pas pour les Français qu’une affaire de spécialistes de l’antiquité - bientôt appelés archéologues mais rappelons que le terme ne fut officialisé qu’à partir de 1835 lors de son apparition dans le Dictionnaire de l’Académie. Donnant de l’Italie l’image d’une terre culturelle mais aussi aventureuse, elles firent de ce pays le passage obligé des intellectuels, des savants et des curieux français de ce début de siècle 1 . L’écho de ces découvertes dans l’art ne se fit pas attendre, y compris dans la littérature 2 : Chateaubriand, Gautier, Mérimée et Flaubert pour ne citer qu’eux, incorporèrent le « thème » étrusque à leur œuvre que ce soit sous la forme d’une remotivation du classicisme ou d’une nourriture romantique. Mais, Stendhal, le plus impliqué d’entre eux sur le terrain, fut-il pour autant le plus inspiré par ce qui allait devenir la « mode » étrusque ? Pour être honnête, malgré son pseudonyme certainement inspiré par la ville allemande de Stendal où naquit Johann Joachim Winckelmann qui fut l’un des inspirateurs de l’archéologie germanique, Henri Beyle semble, dans ce domaine, bien plus Français qu’Allemand. René Sternke, qui est spécialiste des échanges scientifiques entre les savants européens de cette époque, souligne cette différence sensible entre les pratiques archéologiques germaniques et françaises de ce début de siècle ; les premières étant d’ores et 1 Sur ce point voir l’ouvrage Voyageurs, amateurs et savants à l’origine de l’archéologie moderne, textes édités par Manuel Royo, Martine Denoyelle, Emmanuelle Hindy- Champion, … [et al.], éditions De Boccard, 2011. 2 Sur les répercussions de l’archéologie dans les arts en général et plus particulièrement la littérature, voir Martine Lavaud (dir.), La plume et la pierre : L’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Lucie Editions, collection « Essai littérature », 2008 ; Valérie-Angélique Deshoulières et Pascal Vacher (dir.), La mémoire en ruine, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000 ; Eric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001 ; Sophie Basch (dir.), La Métamorphose des ruines. L’influence des découvertes archéologiques sur les arts et les lettres (1870-1914), École d’Athènes, 2004. 94 Serge Linkès déjà ancrées dans les institutions universitaires et la tradition philologique alors que les secondes reposaient encore sur un modèle plus « amateur » fourni par les antiquaires 3 . Il semble que malgré le caractère extraordinaire et encore mystérieux de ces explorations et l’impression que purent laisser ces nécropoles étrusques sur Stendhal, elles lui donnèrent principalement l’occasion de se distraire du profond ennui dans lequel il avait sombré depuis sa prise de fonction au Consulat des États Romains de Civitavecchia. En effet, au-delà de l’intérêt intellectuel porté par l’auteur à la civilisation étrusque en tant que modèle du libéralisme antique notamment, « l’aventure » archéologique de Stendhal semble avoir été avant toute chose une distraction, à défaut d’être « gourmand ou chasseur » et malgré l’intérêt qu’il portera aux fouilles - et notamment à celles qui furent menées près de Civitavecchia auxquelles il participa plus ou moins activement - il ne deviendra pas, malgré ce qu’il écrivait un peu plus tôt à son cousin 4 , « antiquaire 5 » dans l’acception scientifique que le terme pouvait recouvrir à cette époque le rendant à peu près équivalent à celui d’archéologue amateur. Force est de constater que Stendhal a fort peu mis en relation ses premières recherches théoriques avec sa pratique sur le terrain, en tout cas cette dernière ne sembla pas suffisamment motivante pour relancer chez lui les lectures nécessaires à une véritable maîtrise des lieux explorés. Il apparaît que Stendhal pris rapidement conscience que « pour être admis dans le corps d’ailleurs si respectable des archéologues, il faut savoir par cœur Diodore de Sicile, Pline et une douzaine d’autres historiens… » 6 . Toutefois, on trouve quelques travaux fort renseignés qui fournissent le détail des différentes expéditions et s’interrogent sur les intérêts archéologiques de Stendhal. On ne s’attardera ici que sur deux articles que nous avons consultés avec beaucoup d’intérêt, et sur lesquels nous nous appuierons parce qu’ils donnent le point de vue de l’archéologie moderne sur les relations de Stendhal avec cette science naissante du XIX e siècle. 3 Sternke, René. « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », dans Geneviève Espagne et Bénédicte Savoy (dir.), Aubin-Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique - Les Lettres à Karl August Böttiger, „europaea memoria“ série I, vol.- 41, Hildesheim, Zürich, New York, Georg Olms Verlag, 2005, pp.-79-93. 4 « Je deviens antiquaire en diable. », écrivit Stendhal à Romain Colomb le 25-février 1833 (Stendhal, Correspondance VIII (1832-1834), Le Divan, Paris, 1934, p.-58). 5 « Que ne suis-je gourmand ou chasseur ! Que ne suis-je antiquaire ! » se lamente Stendhal dans une lettre portant principalement sur les tombes étrusques récemment découvertes et adressée à Sophie Duvaucel le 28 mai 1834. Stendhal, Correspondance IX (1834-1836), Le Divan, Paris, 1934, p.7. 6 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », Mélanges d’Art, éditions du Divan, pp.-201-221. « Mais j’aime le beau et non le rare » 95 D’abord Alain Hus qui, dans la lignée des travaux incontournables de Jacques Heurgon 7 , expose dans un article intitulé « Stendhal et les Étrusques 8 » les relations intellectuelles et matérielles de l’auteur avec cette civilisation disparue. Dans un premier temps l’auteur examine de façon précise l’enquête, somme toute assez superficielle, menée par Stendhal à propos des Étrusques dès 1817 puis, dans un second temps, il fait le récit de la découverte matérielle de cette civilisation à partir de 1831 en s’appuyant sur quelques textes où l’auteur relate l’exploration de tombes en hypogée ou avec tumulus qu’il découvre en compagnie d’antiquaires plus ou moins éclairés. Alain Hus remarque avec beaucoup de justesse que les sources livresques avancées pas Stendhal sont difficiles à vérifier mais qu’en revanche il s’appuie sur un certain nombre de rencontres qui furent essentielles dans l’exposition qu’il fit de ces explorations. Il s’agit notamment de Donato Bucci, antiquaire et ancien marchand de draps - on pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’intérêt qu’a Stendhal de souligner systématiquement l’ancien métier de Bucci dans ce contexte - qui s’installa à Civitavecchia pour faire le commerce d’antiquités étrusques et qui fut l’un des seuls amis de Stendhal dans ce lieu austère : du Chevalier Manzi magistrat de cette ville, qui orchestrait des fouilles à Tarquinia et à Rome et menait des recherches érudites sur les Étrusques n’hésitant d’ailleurs pas à publier des dissertations sur l’origine des tombeaux récemment découverts en tant que membre de l’Institut de Correspondance Archéologique. Mais pour Stendhal, la principale source scientifique de cette époque est incarnée par le Père Maurice 9 dont le savoir et l’intelligence l’avaient considérablement impressionné. Ce personnage, auquel Stendhal emprunte comme nous le verrons plus tard une large part de ses théories sur les Étrusques, leurs tombeaux et leurs vases, n’était pas simplement archéologue mais aussi un féru d’astronomie ; il faut donc ajouter à ses découvertes de tombeaux celles des astres, une autre de ses grandes passions qu’il partagea tout au long de 7 Heurgon, Jacques. « La découverte des Étrusques au début du XIX e siècle », lecture faite dans la séance publique annuelle du 30 novembre 1973, et paru dans les publications de l’Institut de France, Paris, Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, 1973. 8 Hus, Alain. « Stendhal et les Etrusques », dans L’Italie préromaine et la Rome républicaine. I. Mélanges offerts à Jacques Heurgon, Rome, École Française de Rome, 1976. pp.-437- 469. (Publications de l’École Française de Rome, 27). 9 Pincherle, Bruno. « Le R.P. Maurice ou la lunette de l’abbé Blanès », Première journée du Stendhal Club, Lausanne, 1965, Collection stendhalienne, n°- 7, pp.- 99-146. Le Père Maurice aurait notamment contribué à façonner le personnage de l’Abbé Blanès de La Chartreuse de Parme, partageant avec le grand-père Gagnon - autre source possible de ce personnage - la passion de l’astronomie. On imagine aisément que cette passion rendit encore plus sympathique la rencontre avec le Père Maurice. 96 Serge Linkès son existence avec son employeur le Prince de Canino, qui n’est autre que Lucien Bonaparte, le frère de l’empereur Napoléon I er . Ensuite, les travaux de Sara Nardi viennent compléter l’étude déjà fort complète d’Alain Hus en s’attardant notamment sur les relations de Bucci et de Stendhal. Dans un article intitulé « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Etrurie au cours du XIX e siècle » 10 , l’auteure propose un exposé exhaustif non seulement sur les fouilles menées par ces deux personnages mais aussi sur les prolongations commerciales qu’entraîna cette collaboration, et notamment sur les activités publicitaires de Stendhal en faveur de Bucci, lors de son congé parisien de 1836 à 1839. Elle mène ainsi une enquête sur les possibles bénéfices commerciaux que Stendhal aurait pu tirer de la société d’exploitation archéologique à laquelle il dit avoir adhéré, ou d’une relation commerciale avec Bucci. Elle approfondit donc ici les pistes initiées par les stendhaliens qui, après s’être demandés si Henri Beyle n’avait pas manqué une carrière d’épicier à Marseille, se sont interrogés sur ces activités un peu troubles, évoquant même un possible « trafic » de vases étrusques 11 reposant sur une entente de Bucci, Stendhal et Manzi, ce dernier ayant pu user de ses positions officielles, non seulement en tant que magistrat mais aussi en tant que membre de la Commission des Beaux-arts elle-même chargée de réguler le commerce des antiquités 12 … Il faut rappeler ici que les sites et les butins archéologiques de Rome et sa région furent protégés dès 1802 par l’État Pontifical qui chargea les bureaux du Camarlengato de la surveillance de ces activités, surveillance qui fut d’ailleurs renforcée en 1820 par une « obligation pour les fouilleurs de d’envoyer au Camerlengato chaque semaine la liste des matériaux découverts » signale Sara Nardi 13 . 10 Nardi, Sara. « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Étrurie au cours du XIX e siècle », dans Stendhal, la Bourgogne, les musées, le patrimoine, textes recueillis par Francis Claudon, Moncalieri (Italie) : C.I.R.V.I., 1997, pp.-185-229. 11 Grechi, Giovanni Francesco. « Stendhal a-t-il été marchand d’antiquités (D’après des documents inédits) », Stendhal Club n° 60, Éditions du Grand Chêne, 1973, pp.- 316-323 et Du Parc, Yves. « Publicité pour Donato Bucci ou Stendhal a-t-il collaboré au Moniteur ? », Stendhal Club n° 6, Éditions du Grand Chêne, 1960, pp.-189-192. 12 Sur ce point voir Lubtchansky, Natacha. « Voyageurs français à Corneto (1825- 1850) », dans Du voyage savant aux territoires de l’archéologie. Voyageurs, amateurs et savants à l’origine de l’archéologie moderne, Paris, éditions De Boccard, 2011, p.-194. 13 Nardi, « Le consul Beyle et l’antiquaire Bucci. Stendhal et les recherches archéologiques menées en Etrurie au cours du XIX e siècle », pp.-197-198. « Mais j’aime le beau et non le rare » 97 Après ce résumé certes rapide 14 mais au combien nécessaire de cette période quelque peu négligée de la vie de cet auteur, nous nous attarderons ici sur quelques problèmes très stendhaliens et notamment sur les positions très tranchées qu’adopta Stendhal face à l’archéologie en tant que science car celles-ci semblent avoir motivé une série de reproches envers les savants allemands et français. Notons d’ailleurs à ce propos que Stendhal lui-même observe également des divergences de fond entre les Allemands et les Français que ce soit du point de vue des croyances ou des pratiques. Rappelons aussi ici qu’à cette époque les relations entre les savants des deux nations ont parfois été difficiles, chaque camp ayant tendance à vouloir monopoliser les nécropoles étrusques pour son propre compte. On pourrait évoquer à ce propos la querelle qui opposa Désiré Raoul-Rochette, « le représentant le plus autorisé de l’archéologie classique 15 » française, à Otto Magnus von Stackelberg, l’un des cofondateurs de l’Instituto di Corrispondenza Archeologica et des « Hyperboréens » de Rome 16 , au sujet des hypogées étrusques de Corneto découverts en 1827 par ce dernier. Les Hyperboréens, voulant se réserver la primeur de l’édition des peintures ornant les murs, obtinrent une interdiction de visite des tombeaux les plus intéressants. Dans une lettre envoyée à Karl August Böttiger, Raoul-Rochette, persuadé que cette interdiction avait été demandée pour l’empêcher de faire les dessins de ces peintures, se plaint à son collègue allemand des mœurs peu délicates des Hyperboréens à son égard : J’aurois pu, par le Simple récit des faits dont j’ai à me plaindre, couvrir à jamais ces messieurs de honte et de ridicule ; leurs prétentions exclusives à la découverte et à la publication d’un monument, qui appartient réellement à tout le monde, dans le droit du pays et dans l’intérêt de la science 17 . Pour en revenir à Stendhal, ses positions peuvent effectivement sembler aujourd’hui très arrêtées voire discutables, elles sont évidemment datées et d’une époque où, il faut s’en rappeler, l’archéologie en tant que science en était elle-même à ses balbutiements. Elles permettent toutefois de com- 14 Nous nous permettons donc, devant la qualité des travaux cités, de renvoyer le lecteur vers les textes cités pour tout complément d’informations sur les éléments évoqués précédemment. 15 Perrot, George. « Notice sur la vie et les travaux de Désiré Raoul-Rochette », dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, Alphonse Picard et fils, 1906, p.-640. 16 Deux institutions qui furent à l’origine du futur Institut archéologique allemand. 17 Lettre de Désiré Raoul-Rochette à Böttiger du 21 décembre 1827, dans Böttiger, Karl August. Briefwechsel mit Désiré Raoul-Rochette, éd. Klaus Gerlach et René Sternke, Berlin, de Gruyter, 2017, n o 15, l. 46-49. 98 Serge Linkès prendre l’attitude ambiguë que Stendhal entretient avec ces découvertes - attitude qui oscille entre considérations esthétiques, historiques, scientifiques et marchandes - et la non-exploitation qu’il en fait alors qu’il se trouvait lui-même aux premières loges d’une aventure archéologique totalement inédite. Certes, comme nous pourrons le voir plus tard, l’archéologie ne fut pas sans influence sur son écriture. Du point de vue romanesque, on voit notamment l’archéologie apparaître timidement dans La Chartreuse de Parme 18 , mais tout cela paraîtra vraiment minime par rapport à l’exploitation qu’en feront ses contemporains et si nous prenons en considération le lien privilégié qu’il eut avec les antiquités étrusques. L’autre texte dans lequel on verra apparaître l’archéologie s’intitule les Mémoires d’un touriste, mais nous sommes en présence d’une forme très éloignée des préoccupations étrusques puisqu’il s’agit, comme nous le verrons plus tard, des déambulations d’un touriste « marchand de fer » à travers la France de 1830. Aussi, si l’on prend en considération l’ensemble des références rapportées par la critique se rapportant aux propos de Stendhal concernant les Étrusques, il semble nécessaire de les remettre en perspective et de s’interroger sur la véritable nature des écrits stendhaliens qui sont en lien avec les fouilles auxquelles il a participé. Non seulement ces occurrences sont assez rares sur la masse des documents stendhaliens mais elles ont aussi un caractère particulier notamment parce que la plupart du temps elles n’appartiennent pas au domaine public. Nous ne parlons pas ici des évocations qu’il a pu faire de la civilisation étrusque en tant que telle - notamment dans les textes parlant de l’Italie ou des articles publiés dans différents journaux et dont Alain Hus dresse une liste très détaillée dans l’article précédemment cité - mais bien de celles en rapport direct avec les activités archéologiques de Stendhal : on ne trouve en fait que quelques traces dans des textes « exhumés » dont le principal, « Les Tombeaux de Corneto » 19 , a été publié « post-mortem » en 1853 par son bien-aimé cousin sans qu’on ait même l’assurance de la date de rédaction ou que l’ensemble soit de sa main - puisqu’en effet Romain Colomb précisa qu’il dut lui-même terminer ce texte impubliable dans l’état - ni même une idée précise du véritable projet poursuivi par Stendhal lors de l’écriture de ce morceau. Nous pouvons toutefois faire le point sur les conjectures concernant « Les Tombeaux de Corneto » et les textes qui y sont rattachés : 18 À ce propos, voir l’article d’Elena Calandra dans le volume présent. 19 Ce texte assez inclassable fut d’abord publié seul par Romain Colomb dans la Revue des Deux Mondes en 1853, puis au sein des Chroniques italiennes (autre invention d’éditeurs puisque Stendhal n’écrivit jamais de recueil portant ce titre) en 1855, puis dans Mélange de littérature… « Mais j’aime le beau et non le rare » 99 Il est possible, comme l’évoque Giovanni Francesco Grechi, que « Les Tombeaux de Corneto » soit la mise en « beau style » stendhalien 20 d’un texte d’environ six pages adressé en 1837 par Bucci à Stendhal afin de relancer la publicité à laquelle semblait s’être adonné Stendhal pour le compte de son ami italien lors de son retour en France en 1836. Dans ce contexte, c’est dans cette « campagne publicitaire » qu’il faut également chercher l’origine d’un entrefilet portant sur le même sujet paru dans Le Moniteur du 8-décembre 1836 qui, quoique publié anonymement, est vraisemblablement de la main de Stendhal sans qu’on en soit totalement assuré 21 . Toutefois, comme semble le confirmer une lettre 22 adressée par l’auteur au directeur de ce journal à la fin du mois de novembre de la même année, Stendhal paraît avoir réellement cherché à aider Bucci à développer son commerce d’antiquités et notamment celui des vases étrusques 23 . Enfin, même si le texte des « Tombeaux de Corneto » ne fut pas publié comme tel par Stendhal - et ne fut finalement connu du public qu’une fois « terminé » par son cousin pour la Revue des Deux Mondes en 1853 - il a certainement servi de brouillon préparatoire à un court chapitre d’un ouvrage d’Abraham Constantin paru en 1840 24 . Les autres apparitions de l’archéologie, ou plus largement des activités stendhaliennes en lien avec les antiquités étrusques, trouvent leur place dans la correspondance privée d’Henri Beyle - notamment avec Sophie Duvaucel la fille du savant Cuvier ou avec son cousin et quelques amis 20 Grechi, Giovanni Francesco. « Stendhal a-t-il été marchand d’antiquités », p.- 321. - Il faut noter cependant qu’un grand nombre d’idées proposées par les « Tombeaux de Corneto » semblent véritablement stendhaliennes - elles se trouvent notamment déjà évoquées par l’auteur dans la part étrusque de sa correspondance avec Sophie Duvaucel - il est fort probable que le travail de Bucci n’a servi que de canevas à l’écriture de ce texte. 21 À ce propos, voir Du Parc, Yves. « Publicité pour Donato Bucci ou Stendhal a-t-il collaboré au Moniteur ? ». 22 Lettre 1575, Au directeur du Moniteur universel, fin novembre 1836, Correspondance tome III, La Pléiade, Gallimard, 1968, pp.-224-225. - Le texte de la lettre et celui du petit article semblent identiques si ce n’est les premiers mots du second : « on écrit de Rome ». 23 C’est certainement aussi dans ce même esprit qu’il écrivit un courrier au directeur du Mémorial bordelais, voir Lettre 1615, 19 mars 1838, Au directeur du Mémorial bordelais, Correspondance tome III, p.- 258. - Il faut ajouter à cela le témoignage laissé par les lettres de Bucci adressées à Stendhal où l’antiquaire remercie son ami pour les efforts qu’il fait pour faire connaître son commerce en France. 24 Voir Abraham Constantin/ Stendhal. Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, éd. Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, coll. « D’art en questions », 2013, 472 p. 100 Serge Linkès dont Bucci évidemment - et dans sa correspondance professionnelle sous la forme de rapports administratifs en tant que Consul de France à Civitavecchia 25 . Le récit archéologique revêt ici plusieurs formes : certes il met en avant le caractère anecdotique des fouilles étrusques, mais l’auteur n’hésite pas à mêler à ces anecdotes des propos historiques, scientifiques voire des considérations philosophiques. Ce récit met aussi en scène une certaine expérience de terrain de la part de l’auteur, expérience qui se veut aventureuse et non exempte de dangers ou de risques physiques : les terrains sont souvent boueux et glissants, il faut parfois s’y glisser en rampant, les tombeaux sont fragiles et le « touriste », habitué aux plaisirs faciles, venu les visiter sera très surpris voire déçus des conditions d’exploration… On y retrouve aussi une grande part didactique puisque Stendhal n’hésite pas à se faire initiateur et pédagogue, s’appuyant si besoin sur des schémas et des démonstrations comme dans la lettre adressée à Sophie Duvaucel 26 … n’hésitant pas non plus à décrire les méthodes de fouilles et les objets trouvés, à estimer leur âge ou à se faire théoricien des vases étrusques noirs. On trouve aussi de nombreuses références à la valeur financière de ces trouvailles, elles ne font que souligner la difficulté à choisir la véritable échelle des valeurs : entre valeur marchande, curiosité, rareté et valeur scientifique… Stendhal semble incapable de véritablement statuer sur ce point crucial. Si ces précisions sur la nature finalement assez peu littéraire de ces documents nous semblaient importantes pour relativiser les relations de Stendhal avec cette période archéologique qui eut tant de retentissement sur le siècle, elles n’empêchent pas de préciser ce que ces quelques documents permettent de comprendre sur les positions stendhaliennes envers l’archéologie, ou plutôt la difficulté qu’il eut à prendre de véritables positions. En effet l’archéologie semble poser un véritable problème intellectuel à Stendhal parce qu’il mêle la science, l’art, le beau, l’histoire… Dans le petit opuscule intitulé les « Tombeaux de Corneto », l’auteur précise tout d’abord sa pensée sur les capacités de l’esprit français à apprécier les productions artistiques, ainsi il est persuadé que « les antiquités ne seront jamais à la mode en France, par la raison que certains charlatans trop connus s’en sont emparés comme de leur domaine. En France, pays du charlatanisme et de la camaraderie, personne ne veut être dupe des charlatans trop connus. 27 » Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, l’antiquité n’est pas ici seulement considérée dans sa valeur marchande. Si Stendhal précise que l’Allemagne et l’Angleterre ont dépensé 25 Il faut ajouter à cette liste un brouillon intitulé Walks in Rome. 26 Voir supra. 27 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », p.-206. « Mais j’aime le beau et non le rare » 101 plusieurs centaines de milliers de francs pour faire l’acquisition des vases de Corneto, alors que la France, dans sa frilosité naturelle, n’a participé que très modestement « tant le goût des arts est encore incertain chez nous lorsqu’il n’est pas fortifié par la mode 28 » c’est, semble-t-il, pour mieux frapper son pays d’une arme à triple tranchant. En effet, par le terme de « charlatans », il faut bien sûr comprendre ici que l’auteur désigne les membres des plus fameux instituts français qui freinent l’élan du public français par leur suffisance et leur haute considération d’eux-mêmes 29 , public qui de toute façon ne vaut pas mieux que les savants dont il se méfie, puisqu’il n’est sensible qu’à une seule chose : la mode. Mais cette double condamnation ne lui suffit pas puisqu’il ajoute : « Il y a une raison plus invincible pour que les antiquités ne soient jamais véritablement à la mode à Paris : il faut une certaine attention pour les comprendre. Cette attention profonde qui nous manque fait le grand mérite des Anglais et l’unique mérite des Allemands » 30 . Avant de nous étendre sur la condamnation de l’esprit germanique, puisque nous pourrons constater que l’ironie stendhalienne n’a point de frontière, nous pouvons constater que nous retrouvons ici l’un des reproches fait justement par les intellectuels allemands à leur collègues français, critiques qui dépassent d’ailleurs largement le cadre de l’archéologie. Comme le souligne René Sternke, Goethe avait remarqué que « la langue française avait à un tel point intériorisé la démarche analytique qu’[…] elle ne paraissait plus apte à exprimer une idée au-delà de l’apparence » 31 , Stendhal va finalement plus loin en supposant que la langue n’est pas la seule responsable et qu’il s’agit bien plus d’un défaut de l’esprit, une tare nationale en quelque sorte, qui empêche le Français de dépasser le simple stade des apparences. Quant aux Allemands, ils sont certes capables d’une « attention profonde » mais ils ont comme défaut de n’avoir que cette unique qualité, et même si Stendhal ne discute pas « qu’ils ont un goût véritable pour les antiquités » il ne se dispense pas de critiquer ouvertement leur démarche scientifique : Je connais six ou huit volumes in-8° allemands, dont chacun prétend résoudre définitivement la question qui nous occupe. Plusieurs de ces ouvrages sont écrits avec beaucoup de science ; tous se moquent fort de la logique et admettent comme preuve irréfragable de belles phrases pompeuses, ou bien, comme Niebuhr, prouvent une certaine chose, 28 Ibid. 29 Voir infra avec la présentation de Millin par Stendhal. 30 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », pp.-206-207. 31 Sternke, « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », op.- cit., pp.-90-91. 102 Serge Linkès ajoutent une supposition à la chose prouvée, et, deux pages après, parlent de la supposition comme d’un fait incontestable ; c’est ainsi que l’on est un grand homme au-delà du Rhin. Tout ce que Ton peut accorder à ces messieurs, qui se moquent de notre légèreté, c’est qu’ils savent par cœur quinze historiens ou poètes anciens. Ce n’est pas peu ; une tête qui contient cela peut-elle contenir autre chose 32 ? Au contraire de la langue française asséchée par l’analyse, l’exégèse germanique semble, pour Stendhal, se substituer à la science elle-même et produire de la vérité en se dispensant de tout fondement logique. Certes Stendhal va vite en besogne, le jugement est à l’emporte-pièce et rien ici ne vient étayer ses propos, mais il souligne toutefois les défauts d’une science naissante qui, elle n’est pas la seule dans ce cas et l’histoire des sciences est là pour le prouver, oublia parfois de prendre le recul nécessaire par rapport à son propre discours. Ce que reproche finalement Stendhal aux archéologues allemands c’est d’avoir préféré l’exégèse à la logique, de se dispenser d’un système reposant sur des preuves indiscutables ou néanmoins de supposer que le simple fait de pouvoir proposer un système ne suffit pas à le substituer à la vérité scientifique. Stendhal suppose donc que pour devenir archéologue « Il faut avoir abjuré tout respect pour la logique [puisque] cet art importun est l’ennemi acharné de tous les systèmes » 33 . L’auteur poursuit sa critique de l’archéologie en s’interrogeant sur les systèmes proposés par les savants allemands pour statuer sur les vases et les tombeaux étrusques en précisant : Je connais onze systèmes sur l’origine des vases peints et des tombeaux étrusques cachés sous terre. Le plus absurde est, ce me semble, celui qui suppose que tout cela a été fait sous Constantin et ses successeurs. Le système que j’adopterais volontiers et que je proposerais au lecteur, tout en convenant qu’il est malheureusement dénué de preuves suffisantes, est celui qui m’a été enseigné par le vénérable père Maurice, lequel, pendant dix ans, a dirigé de nombreuses et importantes fouilles 34 . Nous voici donc revenu au Père Maurice 35 , qui malgré son défaut originel d’être membre du clergé - on connaît les positions de Stendhal par rapport à la religion et le traumatisme qu’il subit dans sa jeunesse par un autre abbé nommé Raillanne qui fut son précepteur - reste pour Stendhal la seule personnalité scientifique valable à ses yeux, la seule capable en tout cas de faire fonctionner son système dans le respect d’un minimum de logique, 32 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », pp.-219-220. 33 Ibid., p.-218. 34 Ibid. 35 Voir sur ce point l’article très détaillé de Pincherle, « Le R.P. Maurice ou La Lunette de l’abbé Blanès », op.-cit. « Mais j’aime le beau et non le rare » 103 ou du moins, comme le fait Stendhal lui-même, en ayant une conscience aigüe de la fragilité de ses opinions sur les récentes découvertes concernant les Étrusques. Mais le problème ne peut se réduire ici à la dénonciation d’une certaine forme de « malhonnêteté » intellectuelle qui consisterait, selon Stendhal, à transformer des théories infondées en vérités scientifiques, tendance à laquelle il n’échapperait lui-même que parce qu’« il [lui] reste encore un peu de logique » et qu’il « ne regarde pas pour vrai ce qui convient à [son] système » 36 . En effet, au-delà de ces reproches semble poindre ici la preuve de l’inadéquation de l’esprit stendhalien avec l’archéologie tant il est incapable de le contraindre à une discipline qu’incarne parfaitement l’esprit des savants allemands capable de contenir « quinze historiens ou poètes anciens ». À ce défaut vient s’ajouter le fait que Stendhal, plutôt que de décrire des vases, des tombes et des fresques, préfère décrire « des mœurs, des habitudes morales, l’art d’aller à la chasse au bonheur en Italie » 37 . C’est donc plus vers l’esprit de la civilisation étrusque, son aptitude au libéralisme et à la sagesse des âmes de ce peuple disparu que son intérêt le porte. De même, c’est dans cette optique qu’il faut comprendre le début de sa lettre adressée en 1834 à Sophie Duvaucel concernant les fouilles de Corneto où Stendhal affirme : « Mais j’aime le beau et non le rare ». Cette déclaration suffit à expliquer, dans son raisonnement, la supériorité de la contemplation artistique et des sensations qui en découle sur la passion de la curiosité scientifique ou commerciale exercée par la rareté des antiquités étrusques. La démarche de l’archéologue ou de l’antiquaire devenant ainsi pour lui l’illustration de cette maxime par laquelle La Bruyère entame sa réflexion sur la mode : « La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, que les autres n’ont point ; ce n’est pas un amusement mais une passion. 38 » Si pourtant, comme l’affirme Adam Smith, « la rareté ajoute à la beauté 39 » elle n’est finalement qu’accidentelle et ne suffit pas à justifier l’élan naturel vers l’objet qui est caractéristique de la beauté. Car pour Stendhal, la définition de la beauté est finalement assez simple, d’une part la beauté s’explique par l’utilitarisme : 36 Lettre à Romain Colomb, 25 février 1833, Correspondance VIII (1832-1834), Paris, Le Divan, 1934, p.-58. 37 Lettre à De la Pelouze, 20 mars 1827, Correspondance VI (1821-1830), Paris, Le Divan, 1934, p.-198. 38 La Bruyère, Les Caractères, Coll. Classiques Garnier, Paris, Garnier Frères, 1962, p.-393. 39 Adam Smith ajoute à la suite, pour justifier du prix élevé des métaux précieux, qu’il faut : « trois qualités, beauté, rareté et utilité […] pour trouver la cause originelle du haut prix de ces métaux », voir le 1 er volume des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. 104 Serge Linkès est beau ce qui est utile à une époque et une société données ; le jugement esthétique quant à lui se partage entre ces deux affirmations : d’une part « le beau idéal dans tous les genres n’a qu’une mesure raisonnable ; c’est le degré de notre émotion 40 » et d’autre part la beauté est avant tout « la promesse du bonheur » 41 . Comme l’explique Boris Reizov 42 , cette trop fameuse citation doit son origine à la lecture du De Homine de Thomas Hobbes dans lequel l’auteur anglais définissait la beauté en « expliqu[ant] les notions du bien et du mal, ou de l’utile et du nuisible. […] [L’]objet est un bonheur quand on le désire, un plaisir quand on le possède. Le même objet que l’on appelle bonheur quand on le désire, s’appelle beauté quand on le contemple. Ainsi, la beauté est la qualité de l’objet qui fait attendre de cet objet un bonheur. Et les objets qui nous rappellent les objets qui nous ont procuré un bonheur nous plaisent parce que nous attendons d’eux le bonheur. Ainsi, la beauté n’est que promesse du bonheur. 43 » Finalement la rareté n’affecte que la valeur marchande ou scientifique de l’objet, sans venir influencer la valeur émotionnelle dégagée par l’objet lui-même. Encore ne faut-il pas évidemment confondre « rareté » et « absence »… Pour terminer notre exploration nous aborderons ici l’influence qu’a pu avoir l’archéologie dans l’univers de la création stendhalienne 44 même si, comme nous l’avons déjà évoqué 45 , celle-ci peut sembler dérisoire face à l’implication de l’auteur dans les fouilles menées au début du XIX e siècle en Italie. 40 Note de Stendhal dans La Vie de Rossini II, Paris, Le Divan, 1929, p.-189. 41 Rappelons ici par simple plaisir la citation exacte : « La beauté n’est jamais, ce me semble, qu’une promesse de bonheur », celle-ci apparaîtra dans la troisième édition de Rome, Naples, Florence en 1826. 42 Reizov, Boris. « La définition stendhalienne de la beauté : ‘la promesse de bonheur’ », Stendhal Club n° 60, Editions du Grand Chêne, pp.-324-328. 43 Boris Reizov a adapté ici la traduction du texte latin de Thomas Hobbes dont voici la dernière phrase : « Est ergo pulchritudo futuri boni indicium ». 44 Il faudra donc chercher la modernité dans la création stendhalienne dans d’autres sources et d’autres influences, nous nous permettons d’ajouter ici deux articles récents qui viennent modestement compléter des ouvrages incontournables comme La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain de Jean Prévost : Linkès, Serge. « Stendhal et l’énergie créatrice » dans Stendhal et l’énergie, HB Revue internationale d’études stendhaliennes sous la direction de Michel Crouzet, Eurédit, 2014, et Linkès, Serge. « Errance de la création : le cas Stendhal », C.A.F.E. (Cahiers des Amériques - Figure de l’Entre) n° 4, Errance(s), Volume 1 - Explorations, Editions La Promenade, 2014. 45 Dans l’univers romanesque on peut noter deux allusions à l’archéologie : Corneto est évoqué dans l’anecdote Maria Fortuna, et dans La Chartreuse de Parme, Fabrice s’occupe de fouilles juste avant le duel avec Giletti. Voici qui fait très peu pour parler d’une influence thématique. « Mais j’aime le beau et non le rare » 105 Nous pouvons commencer ici en évoquant le traditionnel parallèle qui est fait entre fouille archéologique et fouille autobiographique ; mais fouille-t-on vraiment la mémoire et la personnalité comme on fouille des tumuli étrusques ? Dans tous les cas, Stendhal comme bon nombre de ses contemporains a suivi l’exemple de Jean-Jacques Rousseau qui avait clôturé le siècle des Lumières avec ses fameuses Confessions. Serge Sérodes, dont l’ouvrage Les Manuscrits autobiographiques de Stendhal est une référence, évoque le parallèle qu’il est possible d’opérer entre l’archéologie et la démarche autobiographique stendhalienne en débutant sa réflexion sur le croquis archéologique : Quoique aucun croquis, glissé dans les Souvenirs d’Egotisme ou la Vie de Henry Brulard, ne soit directement tributaire du modèle archéologique, la connaissance qu’avait Henry Beyle sur les découvertes du moment n’a pu que moduler, sinon conforter, la discipline qu’il s’impose dans le dessin. Les détails présentant un intérêt archéologique (la rue, la demeure, le tombeau) s’accusent avec plus de force que dans un relevé cadastral. De surcroît, le dessinateur ne cherche pas du tout à représenter le Grenoble de 1835 ou la cité qu’il a redécouverte lors de ses plus récents séjours : la ville natale, ayant, dans l’intervalle, été l’objet de réfections, il s’efforce de restituer l’aspect primitif, solidaire de la perception enfantine. Enfin, pour camper le modèle des lieux, il a recours, comme les archéologues, à des propositions différentes, soit qu’il procède par ébauches successives, soit que la légende multiplie les précautions. Selon la grille freudienne, on a pu à bon droit soutenir que la méditation sur le Janicule mimait la descente en soi. Il faut souligner aussi que la rêverie d’Albano, site limitrophe de Corneto, intercepte le geste de l’archéologue. Serge Sérodes termine cette réflexion en concluant que « cette conjoncture [a permis] à la quête sur soi d’être fécondée par l’apport de l’archéologie. 46 » Nous nous permettons d’enrichir cette analyse très pertinente en soulignant que la présence de croquis dans certains brouillons romanesques, et notamment celui de Lamiel qui fut en grande partie écrit à Civitavecchia près de site du Corneto à partir de 1839, semble suivre un fonctionnement similaire en s’appuyant sur la méthode et la rigueur du croquis archéologique. Cette « discipline » évoquée par Serge Sérodes fut certainement héritée par l’observation que Stendhal a pu faire sur le terrain en voyant 46 Sérodes, Serge. Les Manuscrits autobiographiques de Stendhal, Genève, Droz, 1993, pp.- 144-145. - Sur les croquis on pourra consulter plus précisément : Sérodes, Serge. « Les dessins d’écrivains. Prélude à une approche sémiotique », Genesis, n°- 10, 1996 et Lumbroso, Olivie. « Les dessins dans la Vie de Henry Brulard : approche de la topologie stendhalienne », Romantisme, Paris, Armand Colin, 2007, pp.-119-136. 106 Serge Linkès travailler archéologues et antiquaires et dont il se vantera auprès de Sophie Duvaucel en lui expliquant les principes de la vue en coupe, comme « un coup de sabre » dans une pomme, qui seul permet de comprendre l’organisation souterraine des tombeaux étrusques. La seconde évocation que nous pouvons faire de l’influence archéologique sur la création stendhalienne intervient semble-il dans une création difficilement classable puisqu’il s’agit des Mémoires d’un touriste, texte qui emprunte au récit de voyage, au guide touristique, à l’anecdote et au récit fictionnel… Mais c’est aussi un ouvrage largement « inspiré 47 » non seulement par les écrits contemporains de Mérimée - qui ne pouvait ignorer les emprunts non dissimulés de son ami - mais surtout par les descriptions archéologiques de Millin qui fut l’auteur d’un Voyage dans le Midi et l’un des premiers archéologues français, même si ses méthodes et ses propositions nourrissaient à l’époque quelques débats au sein de la discipline 48 . Stendhal présente lui-même le personnage de Millin comme le « digne modèle des gens d’académie, servile non moins que vaniteux et dont le nom, sur le titre de son voyage, est suivi de quatorze lignes en petits caractères donnant les noms de toutes les académies dont il est membre » 49 . Il est sans doute à classer dans les « charlatans » évoqués par Stendhal dans les « Tombeaux de Corneto ». Malgré cela, plusieurs critiques on put établir des parallèles troublant entre le texte de Millin et celui de Stendhal qui semble avoir emprunté sans vergogne les descriptions archéologiques de cet archéologue lorsqu’il ne s’était pas lui-même rendu sur les lieux décrits par Philippe L., le protagoniste « marchand de fer » que Stendhal met en scène dans ces Mémoires. L’exemple le plus flagrant est celui relevé par Paul Hazard concernant la description d’Avignon que nous reprenons ici : Millin avait écrit : Les murs sont bâtis de pierres carrées et unies parfaitement jointes ; les créneaux qui les couronnent sont d’une grande régularité ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil, et le tout est flanqué de tours carrées, placées à des distances égales, et dont la disposition symétrique est du plus bel effet. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes et si bien polies une teinte brunâtre qui augmente encore l’effet de l’ensemble 50 . 47 Sur cette affaire voir : Gohin, Ferdinand. « Stendhal, plagiaire de Mérimée », La Minerve française, 1 er janvier 1920 et Barber, Maurice. « Encore un plagiat de Stendhal, les Mémoires d’un Touriste » Mercure de France, 1 er février 1920. 48 Sur ce point, voir l’article de René Sternke. 49 Stendhal. « Voyage dans le Midi de la France, 14 mars 1838 », Mémoires d’un touriste, Paris, Maspero, 1981, vol.-3, pp.-15-16. 50 Cité par Hazard, Paul. « Les plagiats de Stendhal d’après de récentes publications », Revue des Deux Mondes, 5 (1921), p.-348. « Mais j’aime le beau et non le rare » 107 Et Stendhal : Ces jolis murs sont bâtis de petites pierres carrées admirablement jointes ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil ; les créneaux sont d’une régularité parfaite. Toute cette construction annonce la richesse et la sécurité ; l’homme qui bâtit est si peu dominé par le sentiment de l’utile et de la peur qu’il se permet les ornements. Ces murs sont flanqués de tours carrées, placées à distances égales et du plus bel effet. On se promène sur leur épaisseur ; jolie vue. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes, d’un si beau poli, une teinte uniforme de feuille sèche qui en augmente encore la beauté 51 . Non sans humour, Paul Hazard commentait ainsi : « Millin ne lui doit-il pas mille grâces ? Stendhal n’a-t-il pas coupé sa description par une pensée profonde… 52 » Tout cela tombe plutôt bien puisque c’était le principal reproche formulé par les collègues allemands de Millin dont « les cours […] ne [faisaient] qu’effleurer la surface des objets qui demeur[aient] incompris » 53 , mais la situation est d’autant plus ironique que c’est par Stendhal, pur produit du sensualisme auquel les philologues attribuaient justement la dégradation de l’esprit français de l’époque, que semble être corrigé ce relatif manque de profondeur. L’histoire de Stendhal et de l’archéologie semble bien être celle d’une rencontre manquée et d’une incompréhension liée au fonctionnement intellectuel de cet auteur incapable d’intégrer les processus nécessaires à une science naissante dont les contours, les outils théoriques et les pratiques n’étaient évidemment pas encore assurés. Pour celui qui « ne croi[t] que ce qui est prouvé », ces hésitations et ces tâtonnements inévitables ont pu sembler insupportables et ne pouvaient que déclencher son esprit critique. Les Happy few n’en seront pas étonnés, Stendhal est un esprit ravageur auquel peu de choses résistent, pas même ses propres productions - rappelons que malgré la quantité importante des œuvres publiées au nom de Stendhal très peu l’ont été de son vivant parce qu’elles ne lui semblaient pas mériter le passage dans le domaine public. Ce que nous retiendrons de sa prose archéologique, c’est l’attention qu’il porte au caractère éphémère de ce qui a pourtant survécu près de 3000 ans enfermé sous terre : dès l’ouverture les vases sont disséminés sur le continent européen ou américain - Stendhal n’y est d’ailleurs pas étranger comme nous l’avons signalé - mais c’est aussi la beauté des fresques qui disparaît au simple contact de l’air : 51 Ibid. p.-349. 52 Ibid. 53 Sternke, « L’archéologue Millin - modèle de l’archéologue Böttiger », op.-cit., p.-91. 108 Serge Linkès « Le contact de l’air altère pratiquement les couleurs brillantes dont leurs parois intérieures sont revêtues 54 » constate-t-il plusieurs fois, au point que « depuis trois ans les couleurs de ces fresques ont bien changé. Un chien lupo placé au pied d’une des tables, dans un des tableaux représentant une cérémonie funèbre, et dont on admirait, la vérité et l’esprit, a disparu entièrement. 55 » Voici une dernière réflexion qui nous fait encore une fois éprouver la vanité de la vie et du temps. 54 Stendhal, « Les Tombeaux de Corneto », p.-207. 55 Ibid., p.-208.
