Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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L’ancien comme ambition de la modernité. Gaspard de la Nuit, antiquaire non par état mais par goût
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Luc Bonenfant
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L’ancien comme ambition de la modernité. Gaspard de la Nuit, antiquaire non par état mais par goût 1 Luc Bonenfant Constitué de deux poèmes dédicatoires, d’une « préface » et d’un long prologue intitulé « Gaspard de la Nuit », le paratexte de Gaspard de la Nuit ouvre un ensemble de conventions qui contribuent à la densité du recueil tout entier en appelant diverses stratégies de décodage 2 . Au sein de cet ensemble, le prologue joue un rôle singulier en ouvrant ce que Henri Scepi appelle un « champ de visibilité 3 » dont les effets peuvent notamment être compris depuis la perspective matérielle, en quelque sorte archéologique, de l’Histoire. Car l’engouement de Bertrand pour l’Histoire est bien connu 4 . Il serait sans doute inutile d’insister encore une fois sur cet intérêt, par ailleurs 1 « Je suis ici depuis très-peu de temps ; et quoique je ne sois pas antiquaire par état, je le suis par goût. J’aime voir ce qui est ancien ; il me semble qu’un respect naturel me le présente sous un point de vue qui m’inspire ce sentiment : ce sont mes ancêtres qui ont produit ces chefs-d’œuvre ; et quand je me suis dit cela, je fais des vœux pour que ces objets se conservent jusqu’à la fin des siècles ». - « Lettre de D. Pierres au rédacteur du Journal de la Côte d’Or, 24 septembre 1807 ». Citée dans P. Bérigal (pseudonyme de Gabriel Peignot), L’illustre Jaquemart de Dijon, Dijon, V. Lagier libraire, 1832, p.-62. 2 Sur le rôle joué par ce paratexte, voir notamment : Huet-Brichard, Marie-Catherine. « Le texte liminaire de Gaspard de la Nuit : une symphonie ironique », dans Nicolas Wanlin (dir.), Gaspard de la Nuit, Le grand œuvre d’un petit romantique, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2010, pp.- 17-31 ; Bonenfant, Luc. « Dépasser Hugo. La négation épigraphique de la lecture », dans Nicolas Wanlin (dir.), op.-cit., pp.-33-44 ; Scepi, Henri. « Les stratégies du Prologue dans Gaspard de la Nuit », dans Steve Murphy (dir.), Lectures de Gaspard de la nuit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, pp.-55-68. 3 Scepi, Henri. Ibid., p.-56. 4 Fernand Rude lui a même prêté l’intention d’écrire un roman historique dont le prologue serait justement la trace la plus évidente (Aloysius Bertrand, Paris, Seghers, 1971). Plus récemment, Jean-Luc Steinmetz soulignait que le prologue évoque la ville de Dijon dans les termes du modèle fourni par le roman historique ( Jean-Luc Steinmetz, « Bertrand et C ie : ‘Les Chroniques’ », dans Nicolas 110 Luc Bonenfant partagé par une époque toute occupée par les dévastations révolutionnaires, si ce n’était pour souligner que l’écriture de l’histoire prend aussi à l’époque les traits de l’archéologie. Parmi ces entreprises qui portent un souci qu’on qualifie alors d’« antiquaire », on compte celle de l’Académie des sciences, arts et belles lettres de Dijon, que Bertrand connaissait bien. Un département d’Antiquités est créé en 1819 5 et un premier ouvrage est publié dès 1823, où l’auteur précise d’entrée de jeu que le sol de cette ville [Dijon] fut très anciennement habité ; on y découvre, à chaque fois qu’il est fouillé à quelque profondeur, des fragmens de temples, d’autels de grands édifices, de colonnes, corniches, de tombeaux, de bas-reliefs antiques, dont la plupart sont conservés au Jardin des Plantes 6 . Est-ce de cette publication que vient à Bertrand l’idée de « déblayer 7 » Dijon dans son prologue ? Rien ne l’atteste même si ses écrits montrent néanmoins qu’il n’a pas été insensible à la dimension concrète de l’histoire, comme en témoignent son « attention hyperbolique aux détails de l’histoire matérielle, [et] d’autre part le fondement de son écriture sur l’idée de pittoresque 8 » ou encore, son inclination bien réelle pour les listes et les catalogues 9 . Des nombreuses listes établies par Bertrand, qui n’aboutiront à aucun projet précis, il faut sans doute surtout retenir le désir d’exhaustivité qui les traverse, analogue en cela aux ambitions de la démarche archéologique : « J’ai relevé tous les tableaux de chaque peintre, même ceux qui s’éloignent Wanlin (dir.), op.- cit., p.- 111). Nicolas Wanlin écrit quant à lui que ce prologue « manifeste un authentique souci d’écrire l’histoire », pour évoquer aussitôt « la mission monumentale, ou commémorative, que Bertrand assigne conjointement au poète et aux artistes ». - Wanlin, Nicolas. « L’‘École flamande’. Une poétique de l’histoire », dans André Guyaux (dir.), « Un livre d’art fantasque et vagabond ». Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, Paris, Garnier, 2010, p.-173. 5 http : / / www.academie-sabl-dijon.org/ linstitution/ histoire-de-lacademie/ . Site consulté le 2 février 2017. 6 Girault, Claude-Xavier. Archéologie de la Côte-d’Or rédigée par ordre de localités, cantons et arrondissements, Dijon, Imprimerie de Frantin/ Imprimerie du Roi, 1823, p.-8. 7 Bertrand, Aloysius. Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, éd. Jean-Luc Steinmetz, Paris, Livre de poche, 2002, p.-48. Toutes les citations tirées de Gaspard de la Nuit seront dorénavant suivies de GN et du numéro de page entre parenthèses dans le corps du texte. 8 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-177. 9 Helen Hart Poggenburg a fourni la liste entière de ces listes dans la section « Notes et brouillons » des Œuvres complètes de l’écrivain : Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, éd. Helen Hart Poggenburg, Paris, Honoré Champion, 2000, pp.-767-828. L’ancien comme ambition de la modernité 111 le plus de leur genre ordinaire et ceux sans indication particulière 10 » écrit Bertrand. Comme le remarque Jean-Luc Steinmetz, « l’Histoire, telle est bien la préoccupation, à la fois archéologique et introspective de Bertrand 11 ». Si Steinmetz interprète cette préoccupation comme un signe par lequel Bertrand réussit à éviter de parler de lui-même, nous faisons ici l’hypothèse qu’elle permet aussi à l’écrivain d’élaborer dans son prologue une poétique de l’artefact qui justifie, en la légitimant, l’invention du genre du poème en prose, lequel se donne à lire, chez Bertrand, dans ce tout constitué par l’objet Livre. À la stratégie de la matérialité développée dans- le prologue semble en effet répondre le fait que son recueil de poème en prose est « le premier à avoir porté à son terme un fantasmatique projet (pré-mallarméen) de Livre entendu comme la somme unique d’une expérience multiple 12 ». L’axiome archéologique : galvaniser une ville Le prologue utilise à première vue le topos de la rêverie pour déployer son « récit de vocation 13 » et l’inscrire dans la mouvance romantique : tout juste après avoir déclaré son amour pour Dijon, un narrateur y développe des considérations sur la poésie et la jeunesse jusqu’à ce que « la toux d’un promeneur dissip[e] l’essaim de [s]es rêves » (GN, p.- 43). Ce poncif de la rêverie solitaire se trouve toutefois rapidement subverti par des images qui découvrent une posture implicite d’antiquaire. En effet, le narrateur du prologue se présente presque immédiatement dans des termes qui permettent de le comparer à une statue : Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d’œuvre du figuriste Sévallée et du peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage ; de près, on voyait que c’était un plâtre. (GN, p.-43) Ce passage est remarquable par le rapport d’analogie qu’il fonde, l’utilisation du verbe « comparer » ouvrant une correspondance d’identité que conforte par ailleurs l’immobilité du narrateur : de la même manière qu’on pourrait confondre la statue avec un « personnage », il devient possible de penser que le narrateur n’est qu’une statue dans le jardin. 10 Bertrand, Aloysius. « Paysagistes. Œuvres de quelques paysagistes du 16 e siècle, relevés sur les catalogues de divers cabinets ». - Ibid., p.-787. Bertrand souligne. 11 Steinmetz, Jean-Luc. Art. cit., p.-111. 12 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. La modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris/ Bruxelles, Impressions nouvelles, 2006, pp.-182 sq. 13 Scepi, Henri. Art. cit., p.-56. 112 Luc Bonenfant Dès le paragraphe suivant, le narrateur déploie plus avant cette perspective par un examen physique du promeneur qui se présente à lui. Dans un geste qui s’apparente à celui de l’archéologue, ce sont les détails physiques et matériels de l’apparence du promeneur qui retiennent son attention : C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué dans le même jardin sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une barbe nazaréenne. (GN, p.-43) La description physique de l’homme, romantique en son essence, ressemble à celle qu’on ferait d’un monument, confortant du même coup la comparaison précédente où le narrateur soulignait avoir déjà remarqué l’homme. Le promeneur n’en est donc pas à sa première visite dans ce jardin-et l’indétermination auparavant ouverte par la comparaison du narrateur à la statue du bastion semble ainsi s’étendre à lui : ne pourrait-on pas se méprendre une fois de plus et prendre ce « pauvre diable » de promeneur pour une autre statue du jardin de l’Arquebuse ? Tout l’incipit du prologue semble ainsi dessiné de manière à ce que les ressorts de la rêverie y servent l’inscription d’une vision antiquaire. Certes, l’époque a eu une « conscience aiguë du clivage entre la rêverie romantique sur les ruines et le regard scientifique de l’archéologue 14 », cela sans doute parce que la rêverie est une activité profondément solitaire qui ne souffre pas d’être interrompue alors que le regard archéologique s’inscrit dans l’ouverture procurée par la découverte. Or chez Bertrand, ni le narrateur ni le promeneur ne sont repliés sur eux-mêmes. Tous deux s’engagent dans un dialogue qui offrira l’occasion au narrateur de découvrir une Dijon insoupçonnée. Car le promeneur s’exposera finalement comme un interlocuteur privilégié, archéologue par excellence de cette ville chérie par le narrateur : Et moi, j’errais parmi ces ruines comme l’antiquaire qui cherche des médailles romaines dans les sillons d’un castrum, après une grosse pluie d’orage. Dijon expiré, conserve quelque chose de ce qu’il fut, semblable à ces riches Gaulois qu’on ensevelissait d’une pièce d’or dans la bouche, et une autre dans la main droite. (GN, p.-53) 14 Saminadayar-Perrin, Corinne. « Pages de pierre. Les apories du roman archéologique », dans Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIX e siècle : de la science à l’imaginaire, Lyon, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p.-129. L’ancien comme ambition de la modernité 113 L’évocation de l’orage passé permet de présenter un antiquaire dont la sensibilité apparaît semblable à celle de l’artiste romantique, tout se passant donc comme si le second ne devait pas redouter la possibilité d’adopter un regard archéologique sur le monde. Et la topique de la promenade renforce l’idée de cette accointance. On le sait, « la promenade n’est pas le simple mouvement du corps, […] elle est aussi activité de l’esprit 15 ». Alain Montandon a d’ailleurs bien montré que, sous les aspects de sa naturalité (parce qu’elle se passe au jardin), la promenade moderne reste une activité sociale (en ce qu’elle permet notamment les rencontres et les échanges). C’est ainsi que chez Bertrand, l’errance romantique ne mène pas tant à la spéculation individuelle qu’à la possibilité explicite de la découverte d’un passé insoupçonné dont le partage s’effectuera par la voie du dialogue provoqué par la rencontre impromptue des deux acteurs en présence. Tel l’archéologue avec les monuments, le promeneur du prologue de Gaspard de la Nuit se fait antiquaire pour mieux déterrer une Dijon enfouie, cette sépulture qu’il s’agit de faire revivre : « j’avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s’était levé » (GN, p.-49). La galvanisation opérée est d’ordre archéologique en ce qu’elle dépend essentiellement des objets observés, cela qu’il s’agisse du « portail de l’église et la tourelle du clocher [qui] sont debout » (GN, p.- 52), de Jacquemart, dont « l’exactitude, la pesanteur et le flegme […] seraient le certificat de son origine flamande » (GN, p.-53),-ou de la vierge noire « haute d’une coudée, à la tremblante couronne de fil d’or, à la robe d’empois et de perle » (GN, p.- 56). Tout en donnant lieu à des descriptions évocatrices qui rappelle les traités d’archéologie de l’époque, les détails architecturaux évoqués, les monuments décrits et les objets dépeints par le promeneur fournissent donc- l’occasion de ranimer Dijon, qui « se lève, […] marche, […] court ! » (GN, p.-49). Si Dijon peut se mouvoir, c’est que l’exactitude historique cède rapidement le pas, dans le prologue, à des évocations qui permettent de « peindre l’histoire de manière à la rendre vivante, à exprimer sa ‘vérité’ 16 ». La visée du promeneur reste ainsi essentiellement subjective : il prétendra par exemple avoir « déblayé le Dijon des 14 e et 15 e siècles, autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de quatre poternes ou portelles […] » (GN, p.-48). Résulte du geste de déblaiement un monument aussi inédit 15 Montandon, Alain. « Le paysage du promeneur », Revue germanique internationale, n o 7, 1997, p.-194. 16 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.- 176. Wanlin ajoute : « Le paradigme du ‘tableau’ et même plus précisément de la ‘peinture’ devient une métaphore omniprésente chez les historiens de la période romantique ». - Ibid. 114 Luc Bonenfant qu’ambigu. Car le promeneur, en en dénombrant les tours et- les portes 17 , attribue une qualité architecturale à un mot qui renvoie pourtant à des êtres en mouvement 18 . Illogique, l’image utilisée reprend toutefois le rapport analogique institué en incipit du prologue : la danse et ses danseurs ne seraient ici que les artefacts d’un temps (médiéval) qu’il s’agit de représenter par le biais d’images appartenant à l’imaginaire baroque des châteaux et des donjons. La suite de la description joue d’ailleurs sur cette ambiguïté qui consiste à conférer valeur d’artefact aux êtres humains. Entouré d’un branle qui comporterait donc tours et portes, Dijon n’est pas en reste avec ses maisons de torchis, à pignons pointus comme le bonnet d’un fou, à façades barrées de croix de Saint-André ; avec ses hôtels embastillés, à étroites barbacanes, à doubles guichets, à préaux pavés de hallebardes, - avec ses églises, sa sainte-chapelle, ses abbayes, ses monastères, qui faisaient des processions de clochers, de flèche, d’aiguilles, déployant pour bannières leurs vitraux d’or et d’azur […] (GN, p.-49). C’est une comparaison renvoyant à la figure du fou de roi qui permet de visualiser les pignons des maisons et le nom d’un saint est invoqué pour désigner « des X en fer placés sur les façades des maisons pour consolider le bâtiment 19 ». Le procédé de personnification rend possible l’humanisation des monuments, quant à eux capables en retour de faire des processions ou de déployer des bannières. Ici, donc, les objets renvoient implicitement à des figures humaines qu’ils contiendraient en latence, rendant du même coup possible la perception de figures humaines (celles du branle) comme artefacts du temps passé qu’il s’agit de galvaniser. Bertrand multiplie partout dans son texte les effets permettant d’animer les objets autrement inertes. Une pierre peut faire surgir la matière ancienne justement parce qu’elle en est la relique : « Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront sous l’herbe des pierres qui ont été des clefs de voûtes, des tabernacles d’autels, des chevets de tombeaux, des dalles d’oratoires » (GN, p.-52). Le passé galvanisé a ici valeur métaphorique. En effet, la fidélité ne constitue pas le mot d’ordre du promeneur de Bertrand, dont les descriptions, tout en apparaissant vraisemblables, jouent depuis un principe de sélection qui encourage une vision précise, mais finalement fictive, du Dijon d’antan. Les effets de réel produits par la découverte archéologique ne 17 La poterne est une « porte dérobée dans la muraille d’enceinte d’un château, de fortification ». - Rey, Alain (dir.). Le Grand Robert de la langue française, version électronique, deuxième édition, Paris, Éditions Le Robert/ Bureau van Dijk Electronic Publishing, 2009. 18 Un branle désigne une « danse à figures où un ou deux danseurs conduisaient les autres ». - Ibid. 19 Steinmetz, Jean-Luc. « Notes », dans Aloysius Bertrand, op.-cit., p.-286. L’ancien comme ambition de la modernité 115 sont en cela pas différents de ceux des poèmes, à propos desquels Nathalie Vincent-Munnia a montré la « valeur déconstructrice […], voire reconstructrice d’autre chose 20 ». Il ne s’agit d’ailleurs pas tant pour le promeneur de dessiner fidèlement la carte de Dijon que de la reconstruire à partir des vestiges découverts, lesquels iront jusqu’à se substituer à la carte toponymique : Une brume grisâtre lui dérobe au loin l’abbaye de Citeaux […] - plus rapprochés et plus distincts, - le château de Talant […], - les manoirs du sire de Ventoux […], - le monastère de Ventoux […], - le monastère de Saint-Maur […], - la léproserie de Saint-Apollinaire […], - la chapelle de Saint-Jacques de Trimolois […], - et sous les murs de Dijon, au-delà des meix de l’abbaye de Saint-Bénigne, le cloître de la Chartreuse […] » (GN, p.-51). Les vestiges sont ici la condition première de l’établissement de la carte topographique, points de repère essentiels pour galvaniser Dijon. De l’archéologue, le promeneur ne reprend finalement que la posture, c’est-à-dire une attitude qui ne se traduit pas tant par la fiabilité de la parole que par ce que Nathalie Heinich appelle la « valeur de présence », c’est-à-dire le sentiment d’une « proximité avec une personne, […ou] d’une rencontre, d’un contact avec les êtres liés à cet objet 21 ». Tel est bien l’effet de ces descriptions à teneur archéologique, formes d’hypotypose d’un Dijon révolu et tout juste réapparu par la magie de ses artefacts. Rapidement, la « valeur d’authenticité 22 » de ces images, pourtant fondamentale à l’attitude archéologique, se subordonne à l’effet de présence procuré par les images saisissantes des « faubourgs populeux dont l’un, celui de Saint-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil-ni plus ni moins qu’une grasse truie en gésine ses douze mamelles » (GN, p.- 49). Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand écrivent que le moyen-âge thématisé dans les poèmes en prose de Gaspard de la Nuit « ne ressemble plus aux décors médiévaux qu’affectionnent les romantiques façon Hugo ; [qu’]il désigne plutôt une parole présente, instantanée et allusive 23 ». Voilà bien ce que met en place le prologue : un Dijon médiéval dont la force vive repose sur la présence de ses artefacts, un Dijon dont les vestiges agissent à titre de témoins d’un passé toujours actuel. Contrairement au véritable archéologue, le promeneur ne vise pas tant à 20 Vincent-Munnia, Nathalie. « Gaspard de la Nuit : galvaniser le réel, envisager l’art comme fantaisie(s) », dans Nicolas Wanlin (dir.), Op.-cit., p.-168. 21 Heinich, Nathalie. « Les émotions patrimoniales : de l’affect à l’axiologie », Social Anthropology/ Anthropologie Sociale, vol.-20, n o 1, 2012, p.-26. 22 Que Heinich définit comme « la continuité du lien entre l’état actuel et l’origine de l’objet ». - Ibid., p.-26. 23 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. Op.-cit., p.-185. 116 Luc Bonenfant rendre compte du passé qu’à en montrer l’actualité vivante, c’est-à-dire la pertinence pour les Hommes et les artistes du XIX e siècle. L’intertexte antiquaire Le prologue de Gaspard de la Nuit contient par ailleurs d’assez nombreuses notes infrapaginales qui procurent une dimension méthodique, voire positive, au discours du promeneur en laissant entendre qu’une recherche documentaire aurait été effectuée : « Telles auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes armoiries de la commune de Dijon ; mais l’abbé Boullemier (Mém. de l’acad. de Dijon, 1771) a prétendu qu’elles n’étaient que de gueules plein […] » (GN, p.-50). Dans d’autres notes, les précisions relatives aux dates ou aux matériaux tendent à confirmer le sérieux de la glose : « C’est Philippe-le-Hardi qui fonda la Chartreuse en 1383. Tout n’y était que lambris de bois d’Irlande, que chasubles et tapis de drap d’or […] » (GN, p.-51). Soupesées à l’aune de la posture adoptée par le promeneur, ces notes posent très précisément la question de la documentation dans le prologue. S’il est d’ailleurs impossible de confirmer que Bertrand avait lu l’Archéologie de la Côte-d’Or, où Girault évoque le sol anciennement habité de Dijon 24 , on ne peut pas plus assurer qu’il connaissait L’illustre Jaquemart de Dijon de P. Bérigal (un pseudonyme de Gabriel Peignot) même si le caractère fantaisiste de l’ouvrage permet de le soupçonner. L’ouvrage historique porte un titre aussi long qu’extravagant : L’illustre Jaquemart de Dijon. Détails historiques, instructifs et amusans sur ce haut personnage, domicilié en plein air dans cette charmante ville, depuis 1382, publiés, avec sa permission, en 1832 ; le tout composé de pièces et de morceaux, tant en français vieux et moderne, qu’en patois bourguignon ; entrelardé de notes curieuses, et orné de la représentation du Héros et de sa famille, défigurés d’après nature, et colloqués dans leur haut donjon à claire-voie. Dès les premières pages de l’ouvrage, l’auteur concède que son travail d’érudition « fera place à la plaisanterie 25 ». Jacquemart y prend même proprement vie, allant jusqu’à répondre à l’un de ses détracteurs dans le Journal de la Côte-d’Or ! En cela au moins, le caractère carnavalesque du personnage dessiné par Peignot, et annoncé dans le titre de son ouvrage, semble bien renvoyer au Jacquemart de Bertrand. L’auteur de L’illustre Jaquemart était « une figure incontournable de la vie intellectuelle bourguignonne 26 » de l’époque. Nathalie Ravonneaux présume d’ailleurs que Bertrand se serait inspiré de son Essai chronologique 24 Girault, Claude-Xavier. Op.-cit., p.-8. 25 P. Bérigal (pseudonyme de Gabriel Peignot). Op.-cit., p.-2. 26 Ravonneaux, Nathalie. « Note sur quelques emprunts de Bertrand à Gabriel Peignot », La Giroflée, n o 6, 2013, p.-29. L’ancien comme ambition de la modernité 117 sur les mœurs, coutumes et usages anciens les plus remarquables dans la Bourgogne 27 pour composer deux articles publiés dans Le Provincial 28 : La première préface de Gaspard de la Nuit, écrit-elle, semble garder également la trace de la lecture de l’Essai de Peignot. L’énumération « les Riches de Châlons, les Nobles de Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neufchâtel, les Bons barons de Beaufremont » pourrait très bien en effet en être directement issue même si elle était très répandue 29 . Rien n’est pourtant certain, et Bertrand pourrait avoir pris son information ailleurs car, comme le remarque bien Hugues Marchal en faisant référence à la même énumération, Bertrand agence de minces fragments d’un savoir qui fait à son époque l’objet de vastes synthèses romanesques ou factuelles, et certains passages collent dans son texte de véritables antiennes […] que l’on retrouve dans nombre de textes antérieurs 30 , notamment ceux de Courtépée, Pierre Grappin, Jean-Baptiste de Courcelles, Étienne de Jouy et Abel Hugo, tous cités à cet effet par Marchal et que Bertrand pouvait connaître. Tout ceci montre bien que les jeux d’emprunts auxquels se livre Bertrand doivent toujours être considérés avec précaution. La critique bertrandienne a d’ailleurs déjà souligné le caractère mystificateur de l’écriture du Dijonnais. Jacques Bony rappelle par exemple que « bon nombre des épigraphes de Gaspard sont introuvables chez l’auteur auquel elles sont attribuées, ou prétendument issues d’ouvrages dont l’existence est au moins douteuse 31 » et nous avons montré ailleurs que le prologue n’échappe pas non plus à cette propension de l’écrivain quand certaines citations se trouvent déformées, voire reformulées dans un jeu intertextuel « où Bertrand ne cesse de se jouer 27 Gabriel Peignot, Essai chronologique sur les mœurs, coutumes et usages anciens les plus remarquables dans la Bourgogne, Dijon, Impr. de Noellat, 1827. 28 B., J.-L. « Des procès intentés aux animaux, en Bourgogne », Le provincial, n o 43, 3-septembre 1828, pp.-196 sq. ; L. « De la justice et des peines infligées autrefois en Bourgogne », Le provincial, n o 53, 26 septembre 1828, pp.-236 sq. Les emprunts auxquels Bertrand se prête dans ces deux articles relèvent selon Nathalie Ravonneaux d’un « travail d’argumentation ironique » (art. cit., p.-32.) qui aura permis à Bertrand de se positionner sur le plan politique, lui que tout semble opposer aux idées de l’érudit Peignot. 29 Ravonneaux, Nathalie. Art. cit., p.-30. 30 Marchal, Hugues. « Métalepses, ou comment voir le diable », dans André Guyaux (dir.), Op.-cit., p.-98. 31 Bony, Jacques. « Présentation », dans Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, éd. Jacques Bony, Paris, GF Flammarion, 2005, p.-45. 118 Luc Bonenfant de l’autorité émanant des textes qu’il cite 32 ». Disons-le : Bertrand manipule sans vergogne la bibliothèque qu’il convoque, peu importe que cette convocation soit implicite ou explicite. Si l’écrivain fut un lecteur infatigable, la suspicion critique reste de mise chaque fois qu’il s’agit d’aborder les sources auxquelles il aurait pu s’alimenter. Avait-il seulement lu le Voyage pittoresque en Bourgogne 33 auquel le même Peignot a collaboré ? Rien ne permet non plus de le confirmer, même si certains détails laissent penser à un imaginaire partagé par l’écrivain et les auteurs du Voyage. Les vers placés en épigraphe du prologue, et plus précisément la note qui les accompagne 34 , rappellent par exemple une planche de la « Vue générale de Dijon 35 » du Voyage. Le chapitre qui suit ladite planche évoque quant à lui une ville « guerrière et chevaleresque durant l’épopée des temps féodaux, [dont]-[l]es milices, les ducs de Bourgogne en tête, portèrent glorieusement [l]es bannières dans toutes les guerres de l’époque 36 ». S’il l’a lue, Bertrand aura été sensible à une telle évocation d’un Dijon guerrier porté par ses ducs. C’est en effet « le Dijon de Philippe-le-Hardi, de Jeansans-Peur, de Philippe-le-bon et de Charles-le-Téméraire » (GN, p.-48) que le promeneur du prologue exhume pour aussi mieux préciser que ce Dijon des temps anciens a endossé le haubert, - coiffé le morion, - brandi la pertuisane, - dégaîné l’épée, - amorcé l’arquebuse, - braqué le canon sur ses remparts, - couru les champs, tambour battant et enseignes déchirées, - et, comme le ménestrel, gris de la barbe, qui emboucha la trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires de guerre à vous raconter […] (GN, p.-48). En évoquant de la sorte le passé guerrier de la ville, le promeneur en accentue donc la gloire, tout comme semblent le faire les auteurs du Voyage quand ils écrivent : Quand le cours des siècles et des événemens eut déplacé le pouvoir en le centralisant, il arriva que Dijon, au lieu d’enfermer dans la même tombe son illustration commencée et la race éteinte des nobles guerriers qui 32 Bonenfant, Luc. Art. cit., pp.-33-44. 33 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Voyage pittoresque en Bourgogne, ou description historique et vues des monumens antiques, modernes et du moyen âge, dessinés d’après nature par différens artistes, Dijon, imprimerie de madame veuve Brugnot, 1833. 34 « Le donjon du palais des ducs, et la flèche de la cathédrale, que les voyageurs aperçoivent de plusieurs lieues dans la plaine » (GN, p.-41). 35 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Op.-cit., 14 e feuille (insérée entre les pages 52 et 53). 36 Ibid., p.-53. L’ancien comme ambition de la modernité 119 l’avaient fondée, trouva parmi ces fils une génération prête à continuer sa gloire, en ajoutant aux lauriers de sa couronne les palmes de la science 37 . Les points de vue restent assez semblables même si, bien sûr, le promeneur de Bertrand substitue les palmes de l’art à celles de la science. L’évocation de la cathédrale de Cologne, dans le prologue, fonctionne sur les mêmes ressorts alors que Bertrand semble en négliger l’aspect scientifique de la construction. Sulpice Boisserée a donné aussi tôt que 1821 des Vues, plans, coupes et détails 38 de ce monument auquel il s’est ensuite consacré pendant de longues années. La « nouvelle édition refaite et augmentée » de son Histoire et description de la Cathédrale de Cologne 39 , initialement publiée la même année que ses Vues, est quant à elle pratiquement contemporaine de la publication de Gaspard de la Nuit. Ce ne sont pourtant pas les détails minutieux de l’érudition fournie par Boisserée qui retiennent Bertrand, mais plutôt le substrat populaire entourant la construction de la cathédrale, évoqué dans cette courte phrase : « - N’est-ce pas le diable qui a bâti la cathédrale de Cologne ? » (GN, p.-54). La légende veut en effet que le diable soit le véritable créateur de l’édifice. Elle commence avec un architecte qui fut un jour chargé de produire le plan d’une cathédrale plus grandiose que toutes celles d’Allemagne et de France. Incapable de dessiner autre chose que des reproductions de monuments existants, cet architecte refuse dans un premier temps de vendre son âme au diable pour obtenir un plan original. Ce plan le hante à tel point qu’il finit par consentir à la demande du diable. Une ruse lui sera finalement suggérée qui lui permettra de dérober le plan sans se damner. Mais le diable ne l’entend pas ainsi et après avoir décrété que la cathédrale ne sera jamais achevée, il condamne l’homme à un oubli perpétuel. Girardin, qui a rendu compte de cette légende dans ses Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne, la conclut sur ces mots : Depuis ce temps, c’est en vain que l’on a essayé à diverses reprises d’achever la cathédrale de Cologne, et c’est en vain aussi que les savans d’Allemagne ont fait des recherches pour découvrir le nom de l’architecte. La cathédrale reste imparfaite et le nom reste inconnu 40 . 37 Ibid. 38 Boisserée, Sulpice. Vues, plans, coupes et détails de la cathédrale de Cologne : avec des restaurations d’après le dessin original accompagnés de recherches sur l’architecture des anciennes cathédrales, et de tableaux comparatifs des principaux monumens, Stuttgart/ Paris, 1821. 39 Boisserée, Sulpice. Histoire et description de la Cathédrale de Cologne, Munich/ Londres, 1843. 40 Saint-Marc Girardin, Notices politiques et littéraires sur l’Allemagne, Paris, Prévost- Crocius éditeur, 1835, p.-197. 120 Luc Bonenfant Or dans son ouvrage historique, Boisserée tente bien de retracer la liste des architectes et des artisans qui ont contribué à l’érection de la Cathédrale tout en étant finalement obligé d’avouer que la documentation existante rend forcément incomplète, voire même spéculative, cette liste 41 . C’est finalement à un maître Gérard qu’il attribue l’idée de cette construction sans toutefois pouvoir donner plus de détails : « Les historiens gardent le silence sur ce maître Gérard, comme sur presque tous les architectes de la cathédrale ; mais je le considère comme le premier d’entre eux, et en conséquence l’auteur de cet admirable plan 42 ». Force est de constater que l’histoire de la cathédrale de Cologne est faite de l’ignorance des noms d’artisans qui auraient contribué à son érection, et c’est sur les mots suivants que Boisserée termine la première édition de son Histoire : Comme après une journée orageuse les derniers rayons du soleil répandent sur la terre l’éclat des plus belles couleurs, ainsi après des siècles d’orages politiques, qui n’ont pas permis l’accomplissement d’un grand dessein, l’immense basilique de Cologne fait encore briller à nos yeux la ravissante magie de ses peintures sur verre et de ses tableaux diaphanes. Les travaux ont cessé, et, depuis trois cents ans, ce monument imparfait atteste à la fois la puissance du génie qui l’a conçu, et celle des discordes civiles qui en ont entravé l’exécution 43 . Ces phrases, qui datent de 1821,- montrent que l’archéologue écrit comme le ferait un poète, c’est-à-dire en dressant un décor, en forgeant une diégèse qui lui permet de pallier les détails incertains de la connaissance érudite. Le poids du temps et des siècles offre une réponse face à l’ampleur du Génie incertain ayant produit ce monument. Bertrand avait-il lu ces lignes de Boisserée ? Peu importe, dans la mesure où compte ici l’idée d’une fabrique qui ne permet pas complètement de faire taire la légende populaire qui retient principalement le promeneur du prologue de Gaspard de la Nuit. C’est ainsi que le prologue s’inscrit dans un entrelacs de références et de sources qui, sans jamais être assurées, témoignent de l’intérêt qu’aurait porté son auteur à la dimension archéologique de la connaissance. Mais 41 « À maître Conrad semble avoir succédé maître Jean de Franckenberg ; on trouve en effet son nom, avec celui de ses deux prédécesseurs, dans une liste des membres de la confrérie de Saint-Pierre, au XV e siècle. Quant aux autres artistes qui ont coopéré à la construction de la cathédrale, je n’ai pu me procurer sur eux aucuns renseignements, à l’exception toutefois d’un maître conducteur nommé Henri […] ». - Boisserée, Sulpice. Histoire et description de la Cathédrale de Cologne, op.-cit., p.-25. 42 Ibid., p.-10. 43 Ibid., p.-25. L’ancien comme ambition de la modernité 121 ce que Nathalie Heinich appelle la valeur de présence- y prend toujours le pas sur la valeur d’authenticité requise par le véritable récit archéologique. C’est en effet l’actualité de l’image présentée qui contribuera à la valeur de beauté,- c’est-à-dire à la « qualité esthétique 44 », de l’objet évoqué par le promeneur. Le Livre comme forme archéologique En 1832, Bertrand publie dans Le Patriote de la Côte-d’Or le compte rendu d’un ouvrage sériel dont le prix de « la livraison est de 5 francs » (GN, p.- 278). Helen Hart Poggenburg et Jean-Luc Steinmetz pensent que cet ouvrage est le Voyage pittoresque en Bourgogne 45 alors que Nicolas Wanlin est d’avis qu’il s’agit plutôt d’une « entreprise analogue et quasiment contemporaine 46 ». Mais rien n’étant acquis quand on sait le goût de Bertrand pour la mystification 47 , c’est sans doute surtout pour son aspect programmatique que ce compte rendu doit nous intéresser. L’article de Bertrand s’ouvre sur les mots suivants : « Ce n’était pas un manuscrit d’un papier encadré de moisissure […] mais un cahier de charmantes lithographies » (GN, p.- 276). Tel un monument, la matérialité de l’objet semble ici préalable à son appréciation. Le livre apparaît comme un artefact qu’il s’agit d’abord de présenter dans sa dimension plastique avant d’en apprécier la valeur. Bertrand fournit d’ailleurs ensuite les informations bibliographiques relatives à l’ouvrage : « C’était un cahier de charmantes lithographies, dont la couverture portait pour titre : Voyage en Bourgogne. - Dix livraisons ; 1 re livraison. - Jobard, éditeur, à Dijon » (GN, p.- 276). Ce n’est que bien plus loin qu’il disserte sur les qualités des lithographies, en signalant « la prédilection de M. Martin pour le moyen âge [… alors que] M. Mallard, lui, est éminemment paysagiste » (GN, pp.-277-278). L’aspect matériel du livre prime le contenu. La perspective de Bertrand, dans ce compte rendu, semble analogue à celle, descriptive, de l’archéologue. L’écrivain n’y pourfend pourtant pas moins « Messieurs les antiquaires [qui] sont de drôles de corps, une estampe n’a[yant] pour eux de prix qu’autant qu’ils la possèdent seuls ou presque seuls. Égoisme ! » (GN, p.-276). Ce reproche, à première vue paradoxal, expose un sentiment précis quant à la science archéologique, dont l’inventaire resterait la préoccupation 44 Heinich, Nathalie. Art. cit., p.-26. 45 Maillard de Chambure, Charles-Hyppolyte, Boudot, Joseph et Peignot, Gabriel. Op.-cit. 46 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-180. 47 Sur cette question, voir : Bony, Jacques. Art. cit., p.-45. 122 Luc Bonenfant première 48 : « M. Martin a, il nous semble, trop minutieusement étudié l’église de Saint-Philibert : l’art ne consiste pas à énumérer les tuiles et les pavés » (GN, p.- 277. Bertrand souligne). Le regard que l’artiste partage avec l’archéologue ne doit pas tromper quant aux spécificités de leurs pratiques.-L’antiquaire fait des listes ; l’artiste, lui, fait des livres. Dans le poème dédicatoire à Charles Nodier qui clôt Gaspard de la Nuit, Bertrand écrit d’ailleurs ceci : « Mon livre, le voilà tel que je l’ai fait et tel qu’on doit le lire- […] » (GN, p.- 201). Dès lors qu’il évoque sa fabrication, le premier verbe de ce syntagme renvoie à la matérialité du livre, objet par lequel le geste de l’offrande peut se réaliser. Si l’activité de lecture qui s’ensuit doit certes permettre de déchiffrer ce don, il n’en reste pas moins que le livre offert se donne d’abord sous l’aspect de sa tangibilité. Bertrand a souvent insisté dans sa correspondance sur cet aspect du livre. Dans ses « Instructions à M. le metteur en pages », il émet des commentaires relatifs à la disposition typographique de ses textes en vue d’« étendre et [de] faire foisonner la matière » (GN, p.-203). Ses notes concernant le « Dessin d’un encadrement pour le texte » précisent qu’il souhaite un encadrement « le plus large et le plus historié qu’il se pourra » (GN, p.- 204 49 ). C’est sans compter l’attention extraordinaire qu’il a porté à la calligraphie de son manuscrit, comme s’il s’agissait pour lui « d’imiter les enluminures du Moyen Âge 50 ». Toujours, donc, c’est l’aspect typographique de la composition qui le retient. Cette manière de penser le livre se trouve même explicitement thématisée dans le prologue où « […] le livre est un objet que l’on donne et qui circule, de Gaspard à Élisabeth, de Gaspard au narrateur, du narrateur au public 51 ». Tel Bertrand offrant, dans son poème dédicatoire, son livre à Nodier et à la postérité, le promeneur, dont nous apprendrons finalement qu’il s’appelle Gaspard de la Nuit et qu’il est le diable, fait don de son manuscrit à son interlocuteur, le narrateur du prologue, lequel est en effet écrit pour aboutir « à un seul effet tangible, le don du manuscrit 52 ». 48 L’archéologie se constitue à l’époque comme une science de l’artefact. Philippe Bruneau évoque d’ailleurs une « définition initiale de l’archéologie comme discipline comptable de tout l’équipement technique ». - « L’épigraphie moderne et contemporaine », Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale, n o 6, 1988, p.-14. 49 Historié signifie « orné » ou « enjolivé ». - Rey, Alain (dir.). Op.-cit. 50 Sibilio, Elisabetta. « Le livre du diable. Les ‘procédés nouveaux’ dans Gaspard de la Nuit », Questions de style, n o 4, https : / / www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ print32f4.html ? dossier=dossier8&file=04Sibilio.xml. Site consulté le 8 février 2017. 51 Huet-Brichard, Marie-Catherine. Art. cit., p.-20. 52 Ibid. L’ancien comme ambition de la modernité 123 Le dialogue central du prologue concerne bien sûr la recherche de la possibilité de l’art. À la réponse constamment répétée « Et l’art ? », le diable répond toutefois toujours obliquement, notamment par la référence aux vestiges matériels du passé, qui agissent comme promesse de cette possibilité grâce à la galvanisation du cadavre qu’est « le Dijon des 14 e et 15 e siècles » (GN, p.-48). À l’enjeu spéculatif de la question, le diable oppose la perspective positive de l’artefact identifiable, perspective qui trouve par ailleurs son aboutissement dans ce fameux don final du manuscrit, désormais seule trace visible de la promesse d’un art à venir. Chez Bertrand, les artefacts archéologiques contribuent à la matérialisation d’un objet que peuvent s’échanger les uns et les autres. De la sorte, et tenant compte de ce que « étant produit technique, l’écrit est objet archéologique 53 », le manuscrit offert par Gaspard de la Nuit ne peut-il pas finalement s’appréhender lui aussi comme un artefact ? Au motif romantique du « livre de la Nature, livre écrit par le Créateur, que seuls les poètes ont le privilège de déchiffrer 54 », Bertrand répondrait par un livre de la Culture, écrit par la face antithétique du Créateur, que le poète a charge de transmettre en le publiant, assurant de ce fait sa pérennité. Ainsi l’œuvre se confondrait-elle avec l’objet qui lui sert de support ; associée à la giroflée, la chétive fleur des ruines, elle a une valeur modeste mais, à l’opposé du chant du ménestrel, elle perdurera à sa façon : ‘Et l’églantine du ménestrel sera fanée que fleurira toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des monastères’. (GN, p. 202) 55 . Des artefacts du passé bourguignon naît donc un autre artefact, désormais trace par excellence des progrès de l’art, « cette pierre philosophale du dixneuvième siècle ! » (GN, p. 45). Henri Scepi explique de la manière suivante le caractère spéculatif de la réflexion menée par Bertrand à cet égard : Le non-être contient de l’être, et vice-versa. Antique contradiction parménidienne. Si telle est la leçon antinomique, et presque fantastique, du prologue, telle est également la logique d’ensemble de ce texte d’ouverture, puisque d’interruption en atermoiement le récit de l’artiste prouve que l’art, objet d’une poursuite assidue autant que vaine, n’existe 53 Bruneau, Philippe. Art. cit., p.-14. 54 Riffaterre, Michael. « Chateaubriand et le monument imaginaire », La production du texte, Seuil, 1979, p.- 130. Cité dans Corinne Saminadayar-Perrin, op.- cit., p.-127. 55 Thorel, Sylvie. « Bertrand et Mallarmé ‘en fleuron et cul-de-lampe invisibles’ », Études françaises, vol.-52, n o 3, 2016, p.-96. 124 Luc Bonenfant pas et que cette non-existence ou ce « Néant » est sinon l’art lui-même du moins sa condition de possibilité 56 . Cette condition esthétique de l’art romantique que représente la construction par la ruine, Bertrand ne la pense toutefois pas seulement en termes thématiques ou ontologiques. Il déplace la réflexion sur le terrain pragmatique de la production de l’œuvre dès lors qu’il thématise l’idée du don du manuscrit. Dans un mouvement semblable à celui de l’écriture archéologique, qui vise à re-présenter ce qui ne peut plus être appréhendé globalement, l’écriture bertrandienne confère une nouvelle forme de complétude aux artefacts poétiques par le biais d’un Livre dont la construction repose sur l’existence de ces ruines. La galvanisation de l’artefact et du monument historique annonce l’œuvre d’art moderne.-En cela, la perspective archéologique adoptée par l’écrivain confirme le caractère essentiellement romantique de son art. Chez lui, la valeur de présence- associée au patrimoine débouche sur une valeur de beauté. Si cette dernière « n’a pas officiellement cours chez les spécialistes de l’Inventaire, en raison de la mission exclusivement scientifique qui leur est impartie 57 », elle apparaît centrale à l’entreprise de Bertrand, où les effets de présence des monuments assurent l’édification de ce nouvel objet artistique qu’est le Livre. Le regard antiquaire posé sur le monde est bien ici un regard d’artiste. * Quelques jours avant sa mort, Bertrand écrivait à David d’Angers que « le manuscrit [de Gaspard de la Nuit] a besoin d’être réduit au tiers et la première préface doit être au moins entièrement supprimée 58 ». L’écrivain cherchait-il à gommer la dimension antiquaire de sa réflexion au profit des idées contenues dans l’autre préface du paratexte de son recueil ? Sans doute faut-il lire avec prudence le souhait qu’il exprime 59 , en considérant avant 56 Scepi, Henri. Art. cit., p.-63. 57 Heinich, Nathalie. Art. cit., p.-28. 58 Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, op.-cit., p.-912. 59 Bertrand semble en effet avoir investi sa correspondance privée de la même charge ironique qui traverse ses fictions et ses poèmes. Plus loin dans sa lettre, il ajoute : « Sais-je ce que je vous écris ? Je bats la campagne et ma cervelle s’enveloppe de vapeurs. Ma tête commence à s’affaiblir ». - Bertrand, Aloysius. Œuvres complètes, op.- cit., p.- 921. L’écrivain se joue des autres pour mieux les mystifier, laissant ainsi toujours planer un doute quant à ses intentions réelles. Dans les notes de son édition critique, Helen Hart Poggenburg écrit : « Cette ultime lettre de Bertrand a souvent été citée comme expression des vœux du poète. Toutefois, on doit se méfier des intentions exprimées ici, car Bertrand admet que les remèdes qu’il prend lui offusquent le cerveau ». - Ibid., p.-943. L’ancien comme ambition de la modernité 125 tout que, à l’instar des poèmes qui composent Gaspard de la Nuit, le prologue fait « passer au second plan les vertus didactiques du discours historique 60 » sur lequel il repose pourtant. On ne peut pas nier que « cet encadrement fictionnel du recueil est d’importance, il […] sert de prétexte à une sorte de théorie esthétique qui combine la nécessité de l’art absolu et les lois mystérieuses de l’alchimie 61 », qu’il place finalement sous l’égide du signe matériel de l’artefact. De l’alchimie, Aloysius Bertrand retiendrait donc peut-être surtout la dimension matérialiste, c’est-à-dire le processus de transmutation qui en constitue le cœur. La résurrection des monuments et des personnages bourguignons y sert un but précis en permettant à l’auteur d’ambitionner la possibilité d’un art moderne dont la condition première serait la matérialité. En ce sens, le recueil offert par Gaspard de la Nuit n’a-t-il pas la même valeur que le Voyage en Bourgogne dont rend compte Bertrand dans son article du Patriote de la Côte-d’Or, et duquel il écrit qu’il n’a « aux yeux de ces messieurs [les antiquaires] que le mérite d’attester des progrès de l’art en province au XX e siècle » (GN, p.-277) ? Car enfin, le texte de l’antiquaire et celui de Bertrand partagent bien cet objectif commun de l’innovation, même si leurs visées (historique pour le premier ; esthétique pour le second) diffèrent. 60 Wanlin, Nicolas. Art. cit., p.-174. 61 Bertrand, Jean-Pierre et Durand, Pascal. Op.-cit., p.-182.
