eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Vestiges du passé et quête des origines: de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique dans l’oeuvre de Gérard de Nerval

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Sylvie Lécuyer
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Vestiges du passé et quête des origines : de l’exploration archéologique à l’élaboration mythique dans l’œuvre de Gérard de Nerval Sylvie Lécuyer Mortefontaine L’intérêt pour les vestiges archéologiques remonte chez Gérard de Nerval à la toute première enfance à Mortefontaine en Valois, berceau de sa famille maternelle, où il fut élevé jusqu’à l’âge de sept ans par son grand-oncle. Un de ses souvenirs les plus anciens est celui de la figure tutélaire d’Antoine Boucher « traçant 1 » dans le champ qu’il possédait au lieu-dit le-clos Nerval, à Mortefontaine, en quête de trouvailles archéologiques : Le champ voisin, entouré de halliers qu’on appelle les bosquets, était situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques. (Promenades et Souvenirs, chapitre IV) C’est Antoine Boucher encore qui apparaît dans la préface des Illuminés intitulée « La Bibliothèque de mon oncle », dans son occupation favorite de numismate, prenant plaisir « à nettoyer d’anciennes médailles ignorées ou frustes », et dans Aurélia : Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles, qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines et 1 La famille maternelle de Gérard était établie à Mortefontaine depuis la fin du XVI e siècle, dans la proximité immédiate des seigneurs de Mortefontaine auprès desquels ils ont occupé de génération en génération la fonction de garde-chasse, logés dans une maison qui jouxtait le parc du domaine, celle-là même où Gérard passa ses premières années. Antoine Boucher (1757-1820) fut le contemporain de plusieurs propriétaires du domaine, Louis Le Peletier sous l’ancien régime, Joseph Duruey pendant la Révolution, puis Joseph Bonaparte au moment où Gérard séjourne chez son grand-oncle. 128 Sylvie Lécuyer celtiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs 2 des images de dieux et d’empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite 3 sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure barbue d’un dieu Pan souriant à l’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saints informes du portail, que certains savants du pays prétendaient être l’Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. « Dieu, c’est le soleil, me dit-il. » C’était la pensée intime d’un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la révolution, et qui était d’une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela n’empêchait pas que les femmes et les enfants n’allassent à l’église, et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. (Aurélia, II, 4) 2 La curiosité archéologique d’Antoine Boucher avait en effet amplement de quoi se satisfaire dans les environs immédiats de son village. Jacques Cambry, qui fut préfet de l’Oise à partir de 1800, et fit un inventaire très précis des ressources de son département, mentionne plusieurs sites dans l’arrondissement de Senlis, canton de Plailly auquel appartient Mortefontaine : « Dans les fouilles qu’on a faites à Montmélian, on a trouvé des vases de cuivre, et d’autres ustensiles ; et dans le bois de Morlière [sic pour Morière], à peu de distance de Mortefontaine, des médailles de Constantin […] Près de la Chapelle-en-Cerval [sic pour La Chapelleen-Serval] sont les buttes Mahet, montagnes presques dépouillées, couvertes d’un sable blanc : on trouve à mi-côte de ces montagnes beaucoup de coquilles fossiles près de la vallée des tombeaux. Cette vallée renferme des tombes de pierre, où l’on trouve communément des vases, des médailles et des cendres. » (Cambry, Jacques. Description du département de l’Oise, Paris, P. Didot l’aîné, 1803, t.-II. pp.-34-38). Le site des bois de Morière est encore évoqué par un guide du voyageur en 1825 : « Le canton de Morière mérite toute l’attention des antiquaires. Les Romains y possédèrent un fort qui faisait, au couchant, face à la Chapelle-en-Serval. Des fouilles faites depuis vingt ans ont donné des ustensiles à l’usage du peuple roi. Feu M. Lange, qui demeurait à Plailly, y trouva des médailles de Faustine ; M. Cuvier, le naturaliste, en a treize dans sa collection. Non loin des ruines de ce fort, sur une colline appelée la butte Mahet, on a trouvé plusieurs tombes qui recelaient des armures romaines. » (Occident, M. L’Indicateur des vues de Mortefontaine, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1825, p.-63). 3 Il s’agit de la fontaine du village de Mortefontaine, à quelques mètres de la maison d’Antoine Boucher, dont plusieurs-voyageurs du temps décrivent le basrelief représentant Neptune et Amphitrite qui en est l’ornement. Cette fontaine existe toujours, mais le bas-relief, qui était encore visible au début du XX e siècle, a aujourd’hui disparu. Vestiges du passé et quête des origines 129 C’est avec Antoine Boucher enfin que Gérard enfant se rendait aux traditionnelles fêtes de l’arc à Ermenonville, distant de Mortefontaine d’environ quatres kilomètres par la forêt, et se familiarisa, sans grande rigueur scientifique, certes, mais combien de poésie, avec les vestiges druidiques dont le souvenir va peupler son imaginaire : Cependant, des mœurs se sont conservées dans cette province à part, qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale, dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C’est pour ce jour que sont fondés surtout de grands prix pour le tir à l’arc. - L’arc, aujourd’hui, est une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d’abord l’époque où ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques. Les pierres druidiques d’Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux, où les squelettes ont toujours le visage tourné vers l’Orient 4 , ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages, - devenus des lacs aujourd’hui. (Les Faux Saulniers, Le National, 12 e -livraison, 15 novembre 1850) À Mortefontaine, Antoine Boucher put également initier son petit-neveu aux vestiges médiévaux : le parc du domaine, qui appartenait alors à Joseph Bonaparte, garde dans la toponymie du hameau de Charlepont la trace du roi Charles VI qui venait y chasser 5 , et dans son sol celle du roi Louis VI dit le Gros qui avait fait construire un château au bord de l’étang de Vallière. Antoine Boucher fut témoin de l’exhumation des vestiges de cet ancien château lors de la construction par Joseph Bonaparte du pavillon de Vallière en 1803. D’autres fouilles ouvraient plus directement la porte aux légendes, celles de la colline Molton, devenue une île par la volonté du même Joseph Bonaparte. Là se trouvait une ruine dont les fouilles révélèrent, disait-on, l’envoûtement : Le château de Mort-Taon [sic pour Molton aujourd’hui] est connu dans le canton sous le titre de château de la reine Blanche, et sous celui de la Cave du Diable. Ce dernier lui venait de ce que le mauvais état de ses fondations protégeant mal les fouilles qu’on essaya d’y faire, les éboule- 4 Nerval fait ici allusion à deux sites archéologiques encore mentionnés dans des guides du voyageur en 1826 : un autel druidique en forêt d’Ermenonville (Thiébaud de Berneaud, Arsenne. Voyage à Ermenonville, Paris, chez l’auteur, 1826, p.- 166), et un ossuaire, dans la partie sud du parc d’Ermenonville (actuel parc Jean-Jacques Rousseau), qui remonte vraisemblablement à l’époque de la Ligue. 5 Ainsi, dès la petite enfance, Nerval fut dans la proximité légendaire du roi fou qui inspira la « Rêverie de Charles VI », poème publié en 1842, après sa propre crise nerveuse, dans la revue La Sylphide, et qui s’achève par ce vers prémonitoire : « Et viens à moi, mon fils … et n’attends pas la nuit ! » 130 Sylvie Lécuyer mens continuels, en détruisant les espérances, firent dire que le diable remplissait à fur et à mesure que l’on creusait 6 . Gérard avait 17 ans, et revenait désormais en famille à Mortefontaine pour les vacances, quand fut mis au jour en 1825, un site archéologique majeur en forêt d’Halatte, au nord de Mortefontaine 7 . Il s’agissait d’un temple gallo-romain, voué, comme le montrent les nombreux ex-voto qu’on y a retrouvés, à la guérison de maladies liées à l’enfantement. Signalé en 1825 par des forestiers à l’Inspection des Eaux et Forêts, le site ne fit l’objet d’une première communication au Comité archéologique de Senlis qu’en 1867, et de fouilles systématiques qu’en 1873-1874. C’est dire que pendant quarante ans, il conserva son aspect romantique et mystérieux de friche à ciel ouvert, où apparaissaient sous les pas des vestiges bien faits pour séduire l’adolescent rêveur et sans mère 8 qu’était Gérard : multiples représentations votives de bébés emmaillotés, et aussi une représentation brisée (elle est aujourd’hui remontée et figure au musée de Senlis) de femme enceinte que l’on assimila aussitôt à une figure d’Isis. Peut-être faut-il voir là l’origine secrète de la présence obsessionnelle dans l’œuvre de Nerval de la figure maternelle d’Isis qui deviendra dans Aurélia la grande mère. Ce premier éveil aux vestiges du passé, ancré dans la terre maternelle et guidé par la présence bienveillante et aimée du grand-oncle Antoine Boucher, marquera l’imaginaire enfantin de Gérard, nourrira sa quête 6 Occident, op.-cit., p.-66. 7 C’est probablement à cette date qu’il faut situer un épisode énigmatique du récit autobiographique de Sylvie. Le passage en forêt d’Halatte est mentionné au chapitre VII dans un contexte onirique tout particulier : « […] la route plonge dans un pli de terrain ; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. À gauche, il y a une route qui longe le bois d’Hallatte. C’est par là qu’un soir le frère de Sylvie m’a conduit dans sa carriole à une solennité du pays. C’était, je crois, le soir de la Saint-Barthélemy. À travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval volait comme au sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-L’Évêque, et quelques minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, à l’ancienne abbaye de Chaâlys. » (Nous conservons les particularités graphiques du texte original publié en août 1853 dans la Revue des Deux Mondes) 8 Nerval n’a jamais connu sa mère. On lui a dit, et il l’a répété comme une leçon bien apprise, que Marie Antoinette Marguerite Laurent, qui a épousé Étienne Labrunie, docteur en médecine en juillet 1807, a suivi son époux aux armées, et est morte en Silésie, à Glogau, en novembre 1810. Aucun document ne vient corroborer cette information, qui émane du seul Étienne Labrunie. Aucun souvenir matériel de sa mère n’a permis à Gérard de faire le deuil de cette figure maternelle moins morte que disparue, comme un secret de famille qui ne pouvait que susciter la névrose identitaire dont souffrira toujours Nerval. Vestiges du passé et quête des origines 131 personnelle des origines 9 et son univers mythique, mais aussi sa lecture de l’histoire. À travers le regard du vieil Antoine Boucher, que Nerval a songé un moment à faire figurer à côté de ces illuminés excentriques qui peuplèrent les dîners de Mortefontaine et d’Ermenonville 10 , Gérard enfant a appris à lire le réel comme un vestige toponymique ou archéologique du passé chargé de sens mystique, en affirmant de plus en plus nettement le syncrétisme entre antiquité païenne et chrétienne hérité d’Antoine Boucher. Ainsi, ramené à Paris par son père en 1815, Nerval verra dans le nom de Paris celui de Bari, la barque d’Isis 11 , dans celui de Montmartre, village qu’il affectionne particulièrement, « le vieux mont de Mars », en saint Denis « le second Bacchus (DionÊsiow), qui a eu trois corps, dont l’un a été enterré à Montmartre » (Promenades et Souvenirs, chapitre 1, « La Butte Montmartre »). Mais c’est surtout dans le monde souterrain des carrières de Montmartre que se captent ses origines mythiques. Au chapitre III des Nuits 9 Dès 1836, alors qu’il vient d’hériter de sa part du clos Nerval, il en prendra le nom, lié à celui de l’empereur Nerva, et en février 1841, en pleine crise nerveuse, c’est encore sur la terre de Nerval à Mortefontaine qu’il tentera de se reconstruire en en faisant son « fief » dépendant de la seigneurie de Mortefontaine (Voir Lécuyer, Sylvie. La Généalogie fantastique de Gérard de Nerval, Études nervaliennes n° XIV, Presses universitaires de Namur, 2011). 10 Les folios D 741, 115-118 et 121 conservés dans le fonds Spoelberch de Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut de France, offrent une série de notes destinées à compléter le portrait d’Antoine Boucher, et une liste de noms de personnages qui auraient pu compléter le volume des Illuminés. 11 « Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Égyptiens », Promenades et Souvenirs, chapitre VII, « Voyage au nord ». Nerval ne fait ici que reprendre l’étymologie due à Court de Gébelin et vulgarisée par l’illuminisme et la franc-maçonnerie française, notamment par Cagliostro, auquel Nerval consacre une étude dans l’Almanach cabalistique pour 1850, reprise dans le volume des Illuminés. À noter que le grand-oncle paternel de Nerval était franc-maçon, et maria son fils à la fille du docteur Vassal, lui aussi franc-maçon, d’abord à la loge de ‘la Constance couronnée’, à Manosque, puis à Paris à la loge des Sept- Écossais-Réunis et au Grand Orient, où il est particulièrement actif de 1821 à 1829, atteignant le 33 e et dernier degré en 1833. Le 14 novembre 1829, Gérard est invité à prononcer à la loge des Sept-Écossais-Réunis dont le docteur Vassal est vénérable, un discours en vers sur « Les Bienfaits de l’enseignement mutuel » (Sur le rôle qu’a joué le docteur Vassal auprès de Gérard, voir l’ouvrage très documenté d’ Édouard Peyrouzet, Gérard de Nerval inconnu, Corti, 1965, chapitre V). Dans un ouvrage intitulé : La Franche-Maçonnerie rendue à sa véritable origine, publié en 1814, Alexandre Lenoir fait le même rapprochement entre la tradition initiatique maçonnique et le culte à mystères égyptien. Notons enfin que, dans le schéma du projet de voyage archéologique qu’il souhaite faire à travers la France et qu’il va présenter en mars 1841 à Auguste Cavé, directeur des Beaux-Arts, Nerval indique son point de départ, Paris, désigné par « Bar rys ». 132 Sylvie Lécuyer d’octobre, intitulé : « La nuit à Montmartre », Nerval évoque ces moments passés avec les ouvriers des carrières, à observer les fossiles dont le calcaire du sous-sol parisien garde la trace en rêvant aux théories de Cuvier 12 : Ce n’est pas qu’il [un ami fictif, qui n’est autre qu’un double de Nerval lui-même] songe à coucher dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux carriers des renseignements sur les animaux antédiluviens, s’enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s’en trouve encore. Ces hommes abrupts, mais intelligents, écouteront pendant des heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l’histoire des monstres dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau des révolutions primitives du globe […] Malheureusement les grandes carrières sont fermées aujourd’hui 13 . Il y en avait une du côté du Château-Rouge, qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L’œil plongeait dans des profondeurs, - d’où l’on tremblait de voir sortir Esus, ou Thot, ou Cérunnos, les dieux redoutables de nos pères. Cette expérience sur le terrain des souterrains de Montmartre réapparaîtra dans Aurélia, métamorphosée en visions hallucinées, qui commencent, en état hypnagogique, par une première plongée dans le monde chtonien dont l’aspect n’est pas sans évoquer les « révolutions du globe » de Cuvier : […] la nuit s’épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent ; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. (Aurélia I, 4) Une autre hallucination, non plus chtonienne, mais cosmique, se référera plus nettement encore au système de Cuvier 14 : 12 Nerval n’est pas le seul écrivain à avoir été fasciné par les théories de Cuvier, à la fois dans les domaines paléontologique et anthropologique. Balzac prête également à son personnage de Louis Lambert, dont la nature cérébrale et mystique n’est pas sans évoquer celle de Gérard, un intérêt pour les théories de Cuvier. 13 On commença à fermer les carrières de Montmartre à partir de 1845. 14 Cuvier, Georges. Discours sur les révolutions de la surface du Globe, Paris, publication posthume, H. Cousin, E. d’Ocagne, 1840. À noter que cette date de publication précède de peu celle de la crise nerveuse qui détermina chez Nerval les visions de cette première partie d’Aurélia. Vestiges du passé et quête des origines 133 […] je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; - les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage […] Puis, les monstres changeaient de forme, et dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sous des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. Cependant, cette vision apocalyptique s’achève sur l’harmonie revenue sur l’intervention d’une divinité rayonnante : […] désormais domptés, tous les monstres que j’avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux. Qui donc avait fait ce miracle ? Une déesse rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars, l’évolution rapide des humains. Il s’établit alors une distinction de races qui, partant de l’ordre des oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles. Pompéi L’expérience napolitaine va nous montrer comment s’imbriquent désormais de façon indissoluble la matière archéologique, le parcours psychique personnel, et leur mise en récit. En juillet 1834, Nerval hérite d’une somme assez considérable de son grand-père maternel, ainsi que de la parcelle du clos Nerval. Il décide aussitôt de partir en Italie. Le 23 septembre, il est à Aix-en-Provence, d’où il envoie des nouvelles à son père, en précisant, sans doute pour le rassurer : « Je me porte admirablement […] Je ne vais pas tarder à aller à Agen 15 . » Le lendemain, toujours d’Aix, le ton est tout autre dans la lettre adressée à son ami le sculpteur Jean Duseigneur, à qui il a apparemment confié la garde des rentes sur l’État qui faisaient partie de son héritage : il est à court d’argent, et il faut de toute urgence vendre les huit « coupons » d’emprunts Cortès et lui faire parvenir la somme poste restante à Naples. En fait, Gérard va passer tout le mois d’octobre en Italie (Livourne, Gênes, Pise, Florence, Rome, Civita-Vecchia, puis Naples) sans les subsides attendus, vivant, dit-il avec philosophie, de « macaroni et de fruit. » Un peu pêle-mêle, alors qu’il est de retour à Marseille le 4 novembre, il évoque 15 Agen est le berceau de la famille paternelle de Gérard. 134 Sylvie Lécuyer dans une longue lettre à ses amis Duseigneur, Gautier et Nanteuil plusieurs événements qui ont marqué la partie napolitaine de son voyage : la tempête qu’il a essuyée durant la traversée entre Civita-Vecchia et Naples, la Judith du Caravage 16 qu’il a vue au Musée de Naples, et les cendres chaudes du Vésuve qui ont été fatales à ses bottes 17 , mais rien sur la visite de Pompéi. Curieusement aucun de ces épisodes napolitains, vécus durant l’automne 1834, ne donnent lieu sur le moment à une mise en récit. Ce n’est qu’en 1845, dans Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi, publié dans le journal fouriériste La Phalange 18 , que Nerval produira un premier récit de son expérience napolitaine de 1834 19 , en y associant la deuxième visite qu’il fit du site de Pompéi, lors de son retour d’Orient en décembre 1843. D’emblée, le récit se présente comme le témoignage de l’expérience personnelle de 1834, époque où le chemin de fer de Portici n’existait pas encore, et où le visiteur pouvait rêver en toute liberté, de nuit, sur le site de Pompéi et susciter l’illusion palingénésique : Avant l’établissement du chemin de fer de Naples à Résina, une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, - et Pompéi, situé à deux milles plus loin ; souvent même on restait sur les lieux jusqu’au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie ; la lune paisible convenait mieux peut-être que l’éclat du soleil à ces ruines, qui n’excitent tout d’abord ni l’admiration ni la surprise, et où l’antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste. Les détails qui suivent méritent qu’on s’y attarde : Nerval donne l’exemple d’une ce ces « illusions » palingénésiques dans la reconstitution des costumes et des rites antiques qui fut organisée, à une date qui n’est pas précisée autrement que par l’expression : « il y a quelques années », sur le site même de Pompéi. Dans un paragraphe qui fut supprimé dans Isis en 1854 Nerval ajoute : 16 Le tableau de Judith et Holopherne d’Artémisia Gentileschi était alors attribué au Caravage. 17 Une éruption explosive du Vésuve, donc accompagnée d’une pluie de cendres, avait eu lieu le 28 août 1834. 18 Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi, La Phalange, novembre-décembre 1845, pp.-468-480. Le texte de cet article, modifié, paraîtra à nouveau en juin-juillet 1847 dans L’Artiste-Revue de Paris, sous le titre : L’Iséum. Souvenir de Pompéi, avant de trouver place en 1854, dans Les Filles du feu, sous le titre d’Isis. 19 En effet, lors de ce premier voyage, le chemin de fer n’existait pas. La ligne de chemin de fer fut inaugurée en octobre 1839. Vestiges du passé et quête des origines 135 Il ne fut pas difficile de retrouver les costumes nécessaires au culte de la bonne et mystérieuse déesse, grâce aux deux tableaux antiques du musée de Naples 20 , qui représentent le service sacré du matin et le service du soir ; mais la recherche et l’explication des scènes principales qu’il fallut rendre donna lieu à un travail fort curieux dont un savant allemand fut chargé. - Le marquis Gargallo, directeur de la bibliothèque, a bien voulu me permettre d’extraire les détails suivants du volumineux manuscrit qui racontait l’établissement et les cérémonies du culte d’Isis à Pompéi 21 . Ainsi se termine en 1845 le chapitre I du Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi. Le chapitre II (supprimé dans sa totalité en 1854) étant la traduction de l’étude de Karl August Böttiger sur les fresques d’Herculanum, il est permis de se demander si ce n’est pas le manuscrit de Die Isis Vesper, qui sera publié en 1809 dans la revue Minerva, que le marquis Gargallo 22 a prêté à Nerval soit lors de son passage à Naples, soit plutôt à Paris. La reconstitution évoquée par Nerval serait alors à situer pendant la période où Joachim et Caroline Murat, qui s’intéressaient particulièrement aux fouilles de Pompéi et Herculanum, régnaient sur le royaume de Naples. À partir du chapitre VII (III en 1854), Nerval revient à sa propre expérience, non plus du site de Pompéi tel qu’il l’a vu en 1834, mais tel qu’il l’a revisité à son retour d’Orient, en décembre 1843 : Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites d’avance l’impression première des lieux célèbres. J’avais visité l’Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. - Au retour de l’Égypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d’étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s’était formées à l’aspect de tant de ruines inexpliquées ou muettes. - Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d’Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides 23 , l’impression presque religieuse que me causa la vue du temple d’Isis de Pompéi. J’avais 20 Il s’agit des deux fresques d’Herculanum représentant le culte isiaque du musée archéologique de Naples. 21 La Phalange, p.-469. 22 En 1834, le marquis Gargallo peut être Tommaso Gargallo (25 septembre 1760-15 février 1843). Érudit, féru d’antiquité, Tommaso Gargallo était connu en France, notamment de Paul de Musset, qui le mentionne dans ses Nouvelles italiennes et Siciliennes, et de Chateaubriand. 23 Au chapitre intitulé : « Les Pyramides » du Voyage en Orient, Nerval dit avoir rencontré en visitant les pyramides de Gizeh, un voyageur prussien qui venait en Égypte rejoindre l’expédition de Lepsius. Dans l’exploration souterraine de la pyramide de Chéops, les deux visiteurs croient revivre les rites initiatiques que devait subir le récipiendaire avant de parvenir au sanctuaire d’Isis : « C’était la fin des quatre épreuves élémentaires. L’initié arrivait alors dans le temple, tournait autour de la statue d’Isis, et se voyait reçu et félicité par les prêtres. » 136 Sylvie Lécuyer laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède, et, me dérobant à l’attention des gardiens, je m’étais jeté au hasard dans les rues de la ville antique, évitant çà et là quelque invalide qui me demandait de loin où j’allais, et m’inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N’était-ce pas assez que les drogmans et les Arabes m’eussent gâté les pyramides, sans subir encore la tyrannie des ciceroni napolitains ? J’étais entré par la rue des tombeaux ; il était clair qu’en suivant cette voie pavée de lave, où se dessine encore l’ornière profonde des roues antiques, j’arriverais au temple de la déesse égyptienne, situé à l’extrémité de la ville, auprès du théâtre tragique. Cependant, des temples consacrés aux dieux grecs et romains frappaient mes yeux par leur masse imposante et leurs nombreuses colonnes, et l’Iseum semblait perdu dans les maisons particulières. Enfin, pénétrant çà et là dans les bâtiments, j’entrai dans une enceinte par une porte basse, et là, il n’y avait plus à douter, le souvenir des deux tableaux antiques que j’avais vus au Musée des études, et qui représentent les cérémonies décrites plus haut du culte d’Isis s’accordait avec l’architecture du monument que j’avais devant les yeux. - C’était bien là l’étroite cour autrefois fermée d’une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à gauche, dont le dernier est d’une conservation parfaite, et au fond l’antique cella s’élevant sur sept marches autrefois revêtues de marbre de Paros. Il est intéressant de constater ici que le rapport entre l’observation archéologique du site et son interprétation mythique sont inversées. La réalité du temple ruiné d’Isis n’a d’autre fonction que de vérifier sur le terrain ce que lui ont révélé les tableaux antiques du Musée de Naples et la lecture d’Apulée. L’élaboration artistique a précédé l’observation scientifique et la nourrit. Quant aux motifs de l’expérience napolitaine de 1834 mentionnés dans la lettre à Duseigneur, que nous avons vue plus haut, ils vont cheminer dans l’œuvre et reparaître plus ou moins fantasmatiquement, associés à l’image de l’actrice aimée alors, encore secrètement, dont Nerval ne parle évidemment pas à ses amis 24 , mais qui occupe son esprit durant ce voyage 25 . Ainsi, en 1839, dans l’intermède intitulé Les Deux Rendez-vous, le motif de la Judith du Caravage reparaît, associé à la cantatrice dont on dit qu’elle lui ressemble 26 . Ce motif de la ressemblance se retrouve dans Un Roman à faire 24 Il faut pourtant noter dans la lettre du 4 novembre à ses amis cette petite phrase : « J’ai fait tous ces jours-ci le roman intime que nous savons », qui pourrait renvoyer au projet de roman épistolaire intitulé Un Roman à faire,- publié en décembre 1842. 25 Gérard de Nerval a fait la connaissance de l’actrice Jenny Colon sans doute en 1833, et a éprouvé pour elle une passion toute cérébrale et longtemps muette. 26 L’action se passe à Naples, sur le quai de Santa Lucia. Dans une scène qui fait déjà penser au chapitre I de Sylvie, Marcelli et Fabio évoquent la cantatrice dont Vestiges du passé et quête des origines 137 où, dans une lettre adressée à la femme qu’il aime, le narrateur évoque une aventure vécue à Naples : Où donc cette image [celle de la Mort] s’est-elle déjà offerte à moi ? Ah ! je vous l’ai dit, c’était à Naples, il y a trois ans. J’avais fait rencontre à la Villa-Reale d’une jeune femme qui vous ressemblait 27 . Dissociée de la Judith du Caravage, la femme aimée ressemble maintenant à l’étrange figure d’une jeune napolitaine aux allures de magicienne de Thessalie « à qui l’on donnait son âme pour un rêve. » Cette lettre d’Un Roman à faire relatant la rencontre napolitaine, sera de nouveau insérée dans le récit intitulé Octavie, directement inspiré par le voyage de 1834 28 , mais associée cette fois aux épisodes de la traversée mouvementée et de la cendre chaude du Vésuve- évoqués dans la lettre du ils se disputent les faveurs : « Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à la Judith de Caravaggio, qui est dans le Musée royal ? » interroge Marcelli. La pièce, publiée dans La Presse les 15, 16 et 17 août 1839, sera reprise sous le titre de Corilla dans le deuxième des Petits Châteaux de Bohême, et enfin, sous ce même titre, dans Les Filles du feu. 27 En décembre 1842, Gérard publie anonymement dans La Sylphide un court roman épistolaire intitulé Un Roman à faire. Un prologue et un épilogue sont censés expliquer l’origine des lettres entrées en possession de l’auteur : « Peut-être est-ce un soin pieux d’arracher à l’oubli l’un de ces noms [le chevalier Dubourjet] dont il prend possession si vite, et cependant nous avons hésité à publier des choses intimes, dont une parente éloignée nous a transmis la possession, sans savoir si le public y prendrait autant d’intérêt que nous-même. » Les indications biographiques données par Nerval ont permis d’identifier le chevalier Dubourjet à Justin Duburgua, compatriote agenais d’Étienne Labrunie, que Nerval situe sur une branche de sa propre famille paternelle dans sa Généalogie en 1841. Il est très vraisemblable que Gérard, de passage à Agen en novembre 1834, ait rencontré les membres de la famille Duburgua, et, pourquoi pas, reçu le « paquet de lettres » dont il lui vient à l’idée de faire un roman. Cependant, malgré les rapprochements possibles avec l’histoire et la personnalité de Justin Duburgua, il faut admettre que les six lettres qui constituent le petit roman épistolaire ne sont pas de Duburgua, mais bien de Gérard, qui utilise pour son roman des lettres inspirées par son amour pour Jenny Colon, que l’on a appelées « Lettres à Jenny Colon », « Lettres à Aurélia » ou « Lettres d’amour ». 28 Le récit d’Octavie commence ainsi : « Ce fut vers l’année 1832 [sic pour 1834] qu’un vif désir me prit de voir l’Italie. Tous les soirs, au théâtre j’aspirais d’avance l’âpre senteur des marronniers alpins ; la cascade de Terni, la source écumante du Téverone jaillissaient pour moi seul entre les portans éraillés des coulisses d’un petit théâtre … Une voix délicieuse comme celle des sirènes, bruissait à mes oreilles comme si les roseaux de Trasimène eussent tout à coup pris une voix … Il fallait partir. » La nouvelle fut publiée pour la première fois le 17 décembre 1853 par Alexandre Dumas dans Le Mousquetaire, mais rien ne permet de dire à quelle date elle fut composée. 138 Sylvie Lécuyer 4-novembre 1834 : -« Je me hâtai de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m’embarquer. Pendant trois jours la mer furieuse retarda l’arrivée du bateau à vapeur », puis plus loin, juste après avoir cité la fameuse lettre relatant la rencontre avec l’étrange jeune femme d’Un Roman à faire, il ajoute : Je n’ai pas tout dit sur cette nuit étrange, un phénomène assez rare s’était accompli. Avant l’aube, toutes les ouvertures de la maison où je me trouvais s’étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée m’empêchait de respirer ; je compris que cela venait du Vésuve, - et laissant ma facile conquête endormie sur sa terrasse, je m’engageai dans les ruelles qui conduisent au château Saint-Elme ; - à mesure que je gravissais la montagne, l’air pur du matin venait gonfler mes poumons ; je me reposai délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplai sans terreur le Vésuve couvert encore d’une coupole de fumée. Cet épisode du nuage de cendre dû à une éruption du Vésuve, associé encore à une femme aimée ressentie cette fois fantasmatiquement comme présente et magiquement agissante aux côtés du narrateur, inspirera aussi le tercet du sonnet halluciné de 1841 intitulé « À J-Y Colonna » 29 : Sais-tu pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert ? C’est qu’un jour nous l’avions touché d’un pied agile, Et de sa poudre au loin l’horizon s’est couvert ! Le nom de la destinataire du sonnet, Jenny Colon, est à peine crypté. Indiquer les noms propres par leurs première et dernière lettres est une habitude chez Nerval, surtout dans la période troublée de 1841 (L-Y pour Lingay, M-C pour Mallac par exemple), et le nom de Colonna permet de jouer sur celui de Colon, associé à celui de Francesco Colonna, auteur du Songe de Poliphile, sur lequel le « narrateur » dit dans Sylvie qu’il avait fait un drame en songeant à la femme aimée : […] j’avais entrepris de fixer dans une action poétique les amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que ses parens firent religieuse, et qu’il aima jusqu’à la mort. Quelque chose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupations constantes. (chapitre XIII, intitulé « Aurélie » 30 ) 29 Le tercet sera repris avec quelques variantes dans le deuxième sonnet des Chimères, intitulé « Myrtho », dans un contexte évoquant encore Naples. On ignore à quelle date il fut composé. 30 À noter qu’en février 1853, alors qu’il peine sur la rédaction de Sylvie, deux lettres adressées à Hippolyte Lucas montrent que Nerval travaille aussi à un scénario inspiré par Le Songe de Polyphile-dont le héros serait son auteur Francesco Colonna. Vestiges du passé et quête des origines 139 Le récit de la nuit fantasmatique se poursuit le lendemain par celui de la visite du site de Pompéi en compagnie d’une jeune anglaise à qui Nerval peut faire part de ses connaissances archéologiques : Après avoir rafraîchi ma bouche avec une de ces énormes grappes de raisin que vendent les femmes du marché, je me dirigeai vers Portici et j’allai visiter les ruines d’Herculanum. Les rues étaient toutes saupoudrées d’une cendre métallique. Arrivé près des ruines, je descendis dans la ville souterraine et je me promenai longtemps d’édifice en édifice demandant à ces monumens le secret de leur passé. Le temple de Vénus, celui de Mercure, parlaient en vain à mon imagination. Il fallait que cela fût peuplé de figures vivantes. - Je remontai vers la ville et m’arrêtai pensif sous une treille en attendant mon inconnue. Elle ne tarda pas à paraître, guidant la marche pénible de son père, elle me serra la main avec force en me disant : - « C’est bien. » Nous choisîmes un voiturin et nous allâmes visiter Pompéï. Avec quel bonheur je la guidai dans les rues silencieuses de l’antique colonie romaine. J’en avais d’avance étudié les plus secrets passages. Quand nous arrivâmes au petit temple d’Isis, j’eus le bonheur de lui expliquer fidèlement les détails du culte et des cérémonies que j’avais lues [sic] dans Apulée. Elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse, et je me vis chargé du rôle d’Osiris dont j’expliquai les divins mystères. Plus question ici de plaquer sur le site une source érudite, celle de Böttiger, ni même une référence littéraire, donc fictionnelle, celle de L’Âne d’or d’Apulée, mais de mettre en scène, de représenter, au sens étymologique du terme, les mystères d’Isis, dont Nerval et la jeune fille incarnent les personnages. Cythère Après la violente crise nerveuse qui l’a terrassé en février-mars 1841 et la longue convalescence qui s’ensuivit, Nerval va chercher à retrouver sa créativité littéraire en entreprenant un voyage en Orient, qui le conduira, durant toute l’année 1843, en Égypte, au Liban et en Turquie. Il part de Paris fin décembre 1842, s’embarque à Marseille pour Alexandrie le 1 er janvier 1843, fait escale à Malte le 8, puis dans l’île grecque de Syra le 11. Entre ces deux escales se situe celle de quelques heures qu’il fit, accidentellement, dans l’île de Cythère 31 . Sur cette escale, Nerval publia trois articles dans 31 On a douté de l’authenticité de cette escale à Cythère, sous le prétexte que Nerval n’en parle pas dans les lettres qu’il adresse à son père, de Malte le 8 janvier, et le 16, d’Alexandrie. Pourtant, l’escale obligée à Cythère est justifiée par Nerval luimême par la nécessité d’y déposer (Cérigo est alors anglaise) le corps d’un Anglais décédé à bord. 140 Sylvie Lécuyer L’Artiste 32 , qui constitueront les chapitres XII à XVIII de l’Introduction au Voyage en Orient. D’abord déçu par l’aspect morne de l’île qui n’offre à la vue que son gibet à trois branches, ses arides rochers et un improbable chasseur anglais, Nerval laisse sa pensée dériver vers l’antique culte des deux Vénus, la sévère Vénus-Uranie et la populaire Vénus « des poètes », rêverie qui fait remonter en lui le souvenir littéraire de l’Hypnérotomachia- de Francesco Colonna, dans laquelle le couple mystique de Polyphile et Polia viennent recevoir à Cythère l’initiation au culte de la déesse. L’abord du récit de l’escale à Cythère semble donc tout érudit et livresque, et Nerval s’en excuse lui-même au début du second article : Quelques savants ont pu sourire en me voyant citer Polyphile comme une autorité dans le détail que j’ai donné de la Messe de Vénus ; Polyphile, c’est-à-dire Francesco Colonna, était plus poète que savant sans doute, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j’ai mieux aimé le citer. Ce n’est que dans le troisième article, que près d’un an sépare des deux premiers, que Nerval revient « sur le terrain », en faisant le récit de son excursion archéologique aux ruines du temple de Vénus sur la colline d’Aplunori de Cythère. Visiblement, Nerval a voulu profiter de l’opportunité qui lui était offerte par cette escale improvisée, pour vérifier les données de la lecture qu’il a faite de l’ouvrage d’Antoine Sérieys : Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798), t. 1, publié à Paris en 1799 33 . Dans cet ouvrage, Sérieys fait la relation du voyage de deux commissaires de la République française à Cérigo, au terme de la Campagne d’Italie de Bonaparte, qui libéra l’île de la tutelle vénitienne. Les chapitres XII à XIV sont consacrés à l’exploration du site d’Aplunori par Nicolo Stephanopoli. Remettant quarante ans plus tard ses pas dans ceux du personnage de Sérieys, Nerval entreprend le même cheminement, mais en prenant en compte la présence britannique qui depuis le Congrès de Vienne en 1815 a autorité sur l’île et pille sans vergogne ses antiquités : […] il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l’antique Cythère, je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d’Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abrévia- 32 Respectivement le 30 juin 1844 et le 11 août 1844 sous le même titre : - « Voyage à Cythère », et le 1 er juin 1845, sous le titre : « Souvenirs de l’Archipel. Cérigo. Archéologie, ruines de Cythère, Les trois Vénus ». 33 Cette lecture de Nerval a été identifiée par Gilbert Rouger dans son édition du Voyage en Orient, Paris, Imprimerie nationale, 1950. Vestiges du passé et quête des origines 141 tions, ces mots qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la république française 34 : NaÚw ÑAfrod¤thw, Yeåw Kur¤aw Kuyhre¤vn, ka‹ pantÚw KÒsmou . « Temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythériens et du monde entier. » Après avoir traversé un petit bois qu’il pense être le vestige végétal du bois sacré consacré à la divinité, Nerval cherche vainement la trace de la pierre tumulaire observée par Nicolo Stephanopoli. Ici encore, les Anglais en ont dépouillé le site : […] en outre un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d’Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s’avançant au delà de l’autel près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d’une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d’une main sur son bouclier, semblait de l’autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue 35 ; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, descendaient en boucles sur le col. La description, fort précise, provient de la gravure figurant à la page 139 du premier volume de Sérieys, montrant le tombeau en volume, puis le basrelief, et enfin une partie de l’inscription en caractères grecs, que ne donne pas Nerval. Comme Stephanopoli, Nerval ne peut ensuite que deviner les traces de l’antique temple de Vénus ouranienne (« céleste », dit Nerval). Là s’arrête l’excursion sur les pas du héros de Sérieys. Mais Nerval va pourtant poursuivre sa prospection, chtonienne cette fois 36 : En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l’on monte par un sentier taillé dans la pierre. 34 Il s’agit là, même si le nom de Sérieys n’est pas cité, d’une allusion claire aux deux commissaires de la République du Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli. - L’inscription y est citée avec quelques variantes, t.-1, p.-136. - Nous avons corrigés les accents et les esprits que le prote de L’Artiste n’a pas rendus correctement. 35 On aura noté que la scène représentée sur le bas-relief est analogue à la scène d’initiation de Polyphile et Polia évoquée plus haut. 36 Ici encore, Nerval suit dans son excursion les informations qu’il a recueillies dans la lecture de l’ouvrage de A.L. Castellan, qui fit partie en tant que dessinateur d’une expédition envoyée à Constantinople sous l’Empire. La Lettre III (pp.-21-30) de ses Lettres sur la Morée et les îles de Cérigo, Hydra et Zante, publiées en 1808, évoque les « catacombes creusées dans le roc ; chambres sépulchrales, sarcophages ; temples souterrains », mais sans commentaires concerant le culte de Vénus-Uranie. Cette lecture, comme celle de Sérieys, a été identifiée par G.-Rouger, op.-cit. 142 Sylvie Lécuyer Là se découvre un enchevêtrement de sépulcres contenant des sarcophages, plus ou moins fouillés : Des curieux ont déblayé l’entrée d’une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense serait la place d’un temple consacré aux divinités souterraines. Pour Nerval, ce serait peut-être le lieu où l’on vénérait l’autre Vénus, l’austère et inquiétante Vénus-Uranie : Est-ce là la Vénus souterraine, la Vénus du sommeil et de la mort ? celle qu’on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphone, et qui, encore sous le surnom d’Aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis ? L’antique Cythère, abordée dans la lumineuse évocation de Watteau, devient « l’île triste et noire » qu’évoque Baudelaire, dans « Un voyage à Cythère », directement inspiré par le récit nervalien. Vénus ouranienne, Vénus chtonienne et Vierge chrétienne, elle-même avatar de la grande mère Isis, Nerval construit sur les ruines visitées de Cythère son propre « féminin céleste » 37 : Certes, il n’était pas difficile de trouver dans ses trois cents surnoms et attributs la preuve qu’elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j’ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s’adressait principalement à la Vénus austère, idéale et mystique, que les néo-platoniciens d’Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Nerval n’a jamais été indifférent à l’aspect scientifique de la quête des vestiges du passé. La lettre qu’il adresse le 31 mars 1841 à Auguste Cavé, directeur de la section des Beaux-Arts au ministère de l’Intérieur, pour solliciter une « mission artistique et archéologique » à travers la France, demandant l’inscription même à pouvoir en cela être accompagné de collaborateurs dessinateurs, montre qu’il se serait volontiers vu lui-même en prospecteur à la manière de Mérimée 38 . Il ne se fait pas faute non plus, d’ironiser sur les prétendus savants de l’Institut, bernés par la supercherie de Chrétin qui défraya la chronique en 1832 avec un faux bas-relief de 37 « féminin céleste » est une expression que Nerval emprunte à Goethe. 38 En 1839, dans Léo Burckart, Nerval fait de son personnage du chevalier Paulus un passionné de recherches archéologiques, familier des sites de Pompéi et Herculanum. Vestiges du passé et quête des origines 143 l’empereur Tétricus 39 . Mais si l’observation sur le terrain est d’abord objet de curiosité, elle s’accompagne aussitôt chez Nerval d’une extrapolation à travers des schémas de lectures mystiques (Apulée, Colonna), ou de déchiffrement personnel suscité par l’état hypnagogique ou hallucinatoire. Symboliquement, la plongée dans le songe est comparée à un enfoncement dans le sol, comme dans une fouille archéologique, où l’on retrouve avec bonheur ses propres origines. Ainsi, plonger dans le passé, par le biais de ses vestiges, processus a priori scientifique, devient ainsi tentative de thérapie personnelle : « Nous vivons dans notre race et notre race vit en nous » (Aurélia, I, 5) en permettant la régression aux origines de la psychose. Mais loin d’aboutir aux étranges glossolalies d’Antonin Artaud, la régression chez Nerval construit le langage poétique le plus cristallin dans l’agencement des fragments du réel visité tel que l’ont saisi les affects, témoin le pur et mystérieux sonnet intitulé « Myrtho » : MYRTHO. Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, À ton front inondé des clartés d’Orient, Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse. C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse, Et dans l’éclair furtif de ton œil souriant, Quand aux pieds d’Iacchus on me voyait priant, Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce. Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert… C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile, Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert. Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile, Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! 39 Article intitulé : « Histoire véridique du canard », publié en octobre 1844 dans Le Diable à Paris. 144 Sylvie Lécuyer Annexe : Illustrations Fig. 1 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, enfant emmailloté, n° Inv. A.00.5.1, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis Vestiges du passé et quête des origines 145 Fig. 2 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, buste de bébé emmailloté, n° Inv. A.98.7.9, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis 146 Sylvie Lécuyer Fig. 3 Ex-voto du temple de la forêt d’Halatte, divinité enceinte sans tête, n° Inv. A.99.3.14, ©Musées de Senlis, reproduit avec la permission du Musée d’Art et d’Archéologie de Senlis