eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Le "cachet de beauté" ou la prosopopée des cendres: le cas d’Arria Marcella de Théophile Gautier (1852)

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Pascale Hummel-Israel
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres : le cas d’Arria Marcella de Théophile Gautier (1852) Pascale Hummel-Israel En 1852, Théophile Gautier (1811-1872) a quarante-et-un ans et assiste à l’avènement du Second Empire, dont il est promu bibliothécaire (1868) au service de la princesse Mathilde Bonaparte (1820-1904). Polygraphe insatiable, celui que le canon scolaire 1 limite paresseusement à la seule fonction de poète formaliste et novateur est avant tout un témoin avisé de toutes les expériences esthétiques 2 de son temps. Journaliste par curiosité et par nécessité, il est le chroniqueur prolifique des formes nombreuses que la modernité revêt en un siècle où le présent invente de nouvelles façons d’explorer le passé, comme autant de « Variations nouvelles sur de vieux thèmes » selon le titre d’une contribution poétique versée à la Revue des Deux Mondes (1849) 3 . En 1852, Théophile Gautier a déjà beaucoup écrit, renouvelant les genres littéraires existants et inventant d’originales hybridations (contes et nouvelles, romans, poésie, théâtre, récits de voyages, mémoires, critique d’art et critique littéraire, essais, études monographiques, articles de presse, correspondance, portraits et souvenirs littéraires, etc.) 4 . Sa créativité 1 Henry, Freeman G.-(dir.). Relire Théophile Gautier. Le Plaisir du texte, Amsterdam - Atlanta, Rodopi, 1998 : -« l’image peu exacte du Théophile Gautier des anthologies et des manuels littéraires. » (p.- 5), avec les principaux jugements erronés et tranchés sur Théophile Gautier (p.-11). 2 L’Esthétique dans les correspondances d’écrivains et de musiciens, XIX e -XX e siècles. Actes du colloque de la Sorbonne des 29 et 30-mars 1996, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001. 3 Pp.-308-314. 4 Claretie, Léo. Histoire de la littérature française (900-1900), 4, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 1909 : -« Bien des choses surprennent dans cet homme étonnant. Il eut une facilité merveilleuse ; ses manuscrits sont à peine raturés ; -il écrivait avec la plus prodigieuse aisance ; -l’idée se faisait image sous sa plume ; sa pensée se colorait en sortant de son cerveau. Son esprit vaste et mobile s’ouvrait avec le même intérêt sur tous les sujets, tout l’intéressait, et il savait tout vivifier, tout rendre sensible et visible par la magie du style. Quel genre n’a-t-il pas abordé ? Le feuilleton, le voyage, le roman, l’histoire littéraire, le théâtre, la poésie lyrique : il a tout tenté et touché, et partout il a apporté la merveilleuse 148 Pascale Hummel-Israel ne connaît ni borne ni exclusive : rien du beau ne lui est étranger, pour paraphraser l’écrivain latin Térence mentionné dans les premières lignes du roman Avatar (1856) 5 . Tel le docteur Balthazar Cherbonneau (dont le nom rappelle celui de Balthazar 6 Claës, le protagoniste de La Recherche de l’absolu d’Honoré de Balzac, 1834), dont l’âme survit en Octave de Saville (alias Olaf Labinski) 7 , Théophile Gautier est l’un des plus talentueux alchimistes et prestesse, l’éblouissante fantasmagorie de son imagination, les fusées étincelantes et multicolores de sa riche et rutilante fantaisie. » (p.- 244), « Th. Gautier fut éclectique en ses goûts. Il aima l’antiquité, les peuples d’Orient, la Grèce, le moyen âge, le seizième siècle, le règne de Louis XIII et aussi celui de Louis- XV. Le dix-huitième le séduisit. » (p.-251) ; -Lanson, Gustave. Manuel bibliographique de la littérature française moderne, Paris, Hachette, 1925, chapitre-IX, pp.-1267-1280, qui cite les travaux bibliographiques anciens : Tourneux, Maurice. Théophile Gautier. Sa bibliographie, Paris, J. Baur, 1876 ; Spoelberch de Lovenjoul, Charles de. Histoire des œuvres de Théophile Gautier, Paris, G.-Charpentier, 1887 ; Cadet de Gassicourt, Félix. Catalogue des portraits, dessins, autographes et ouvrages imprimés de Théophile Gautier […] exposés […] à l’occasion du centenaire de la naissance du poète, Paris, H.-Champion, 1911. 5 Initialement publié en 1856 dans le Moniteur universel, le roman Avatar paraît séparément l’année suivante (Paris, Michel Lévy, 1857) en un volume in-32 de la collection Hetzel. Voir à ce sujet Feuillet, Alfred. Flânerie littéraire à travers quelques œuvres récentes, Paris, E.- Dentu, 1859, pp.- 99-102, notamment : « Théophile Gautier est une des physionomies les plus sympathiques, les plus multiples et les plus heureusement douées de notre époque. Tour à tour poëte, conteur, romancier, voyageur, critique d’art et de théâtre, il a brillé dans tous les genres ; peintre journellement la plume à la main, il a même tenu le pinceau […] Mais avant tout et par-dessus tout, c’est un poëte : dans sa prose même on entend chanter la poésie. » (pp.-99-100). Le texte d’Avatar est cité ici d’après la pagination de Romans et contes de Théophile Gautier (Paris, Charpentier, 1863), dont les trois premiers chapitres sont respectivement Avatar, Jettatura et Arria Marcella, le deuxième récit se situant également à Naples et traitant de la superstition napolitaine du « jeteur de sort ». 6 Le prénom possède une sonorité « magique ». 7 « Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau : -‘Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois votre science à l’épreuve : -il faut réintégrer nos âmes chacune dans son domicile habituel.- - Cela ne doit pas vous être difficile ; - j’espère que M.- le comte Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait changer un palais contre une chaumière et loger quelques heures sa personnalité brillante dans mon pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une puissance à ne craindre aucune vengeance.’-Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur Balthazar Cherbonneau dit : - ‘L’opération sera beaucoup plus simple cette fois-ci que l’autre ; -les imperceptibles filaments qui retiennent l’âme au corps ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas cet obstacle qu’oppose au magnétiseur la résistance instinctive du magnétisé. M.-le comte pardonnera sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir pu résister Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 149 expérimentateurs de la littérature de son temps. Le terme « avatar » est en effet celui qui résume le mieux, voire symbolise, la démarche intellectuelle et littéraire de notre auteur. À-la manière des « incarnations de Wishnou » 8 , chacun de ses textes est un « avatar » du seul dieu que celui-ci vénéra jamais, à savoir la Beauté. Par « transformation » ou « métamorphose » (les deux termes figurent dans le roman de 1856), le Beau s’incarne par métempsyau plaisir de pratiquer une expérience pour laquelle on ne trouve pas beaucoup de sujets, puisque cette tentative n’a servi d’ailleurs qu’à confirmer avec éclat une vertu qui pousse la délicatesse jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre eût succombé. Vous regarderez, si vous voulez, comme un rêve bizarre cette transformation passagère, et peut-être plus tard ne serez-vous pas fâché d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu d’hommes ont connue, celle d’avoir habité deux corps.- - La métempsychose n’est pas une doctrine nouvelle ; mais, avant de transmigrer dans une autre existence, les âmes boivent la coupe d’oubli […]- - Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, répondit poliment le comte, équivaut au désagrément d’en avoir été exproprié, cela doit dit sans aucune mauvaise intention pour M.-Octave de Saville que je suis encore et que je vais cesser d’être.’ Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à cette phrase, qui n’arrivait à son adresse qu’à travers une enveloppe étrangère, et le silence s’établit entre ces trois personnages, à qui leur situation anormale rendait toute conversation difficile. […] Octave n’aurait pas voulu causer à sa mère le chagrin de son suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre silencieusement de son chagrin inconnu sous le nom scientifique d’une maladie plausible. S’il eût été peintre, poëte ou musicien, il aurait cristallisé sa douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de blanc, couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de Dante, aurait plané sur son inspiration comme un ange lumineux ; - mais, nous l’avons dit en commençant cette histoire, bien qu’instruit et distingué, Octave n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment sur ce monde la trace de leur passage. Âme obscurément sublime, il ne savait qu’aimer et mourir. » (Romans et contes, pp.-124-126) 8 Romans et contes, p.-67. Voir aussi « Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à outrance de fluide magnétique, les deux jeunes gens tombèrent bientôt dans un anéantissement si profond qu’il eût ressemblé à la mort pour toute personne non prévenue : -le docteur fit les passes, accomplit les rites, prononça les syllabes comme la première fois, et bientôt deux petites étincelles apparurent au-dessus d’Octave et du comte avec un tremblement lumineux ; -le docteur reconduisit à sa demeure primitive l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un vol empressé le geste du magnétiseur.-[…]-Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que la chaleur de la vie n’avait pas encore abandonné, regarda dans la glace son visage ridé, tanné et rugueux comme une peau de chagrin, d’un air singulièrement dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec lequel on jette un vieil habit lorsque le tailleur vous en apporte un neuf, il murmura la formule du sannyâsi Brahma- Logum. Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé sur le tapis, et celui d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace. » (Romans et contes, pp.-128-131) 150 Pascale Hummel-Israel cose 9 sous toutes les formes qu’il plaît au « poïète » de créer. Entre Prométhée et Protée 10 , l’artiste n’a pour forme(s) que celle(s) qu’il prête lui-même à ses créatures. La croyance (spirituelle ou intellectuelle) en la réincarnation convient parfaitement à l’idée que la création littéraire, autant que la pensée elle-même, relève de l’anamorphose continuelle. À- l’instar de ses illustres prédécesseurs, le Latin Apulée ou encore le Prussien E.T.A.- Hoffmann 11 , Théophile Gautier puise son imagination dans de solides « connaissances philologiques » 12 . Le fécond polygraphe que l’approximation de la doxa historiographique réduit fréquemment à la seule figure du chantre de l’art pour l’art se révèle plus justement un habile polymathe et « polyhistorien » (polyhistor), c’està-dire un érudit encyclopédique 13 , dans la plus noble lignée moins des humanistes de la Renaissance que des fondateurs de la moderne et germanique « science de l’Antiquité » (Alterthumswissenschaft). Entre romantisme et symbolisme, Théophile Gautier apparaît ainsi comme le plus moderne des anciens et le plus ancien des modernes. Les pages que dans son ouvrage L’Art moderne (1856, paru la même année que l’œuvre romanesque Avatar) il consacre au peintre allemand Johann Friedrich Overbeck, auteur du célèbre tableau Italia et Germania (1828), rendent compte de la fertilité du mariage de l’Allemagne avec l’Italie 14 . Le peintre Overbeck incarne exemplairement 9 Le terme est défini dans le roman : Romans et contes, p.-125. 10 On peut rappeler que le Frankenstein de Mary Shelley (1818) a pour sous-titre The Modern Prometheus. Comme pour ses contemporains, l’œuvre de Gautier foisonne de références mythologiques. 11 Prénommée Prascovie, l’aimée d’Octave (Avatar, 1856) est dans le roman comparée à la « Béatrice de Dante » (Romans et contes, p.- 126) : le prénom évoque la capitale polonaise (Varsovie), où le conteur allemand Hoffmann (1776-1822) séjourna au milieu d’une effervescence artistique particulièrement inspirante. 12 « Ce jour-là on lut aux faits divers dans les journaux du soir : ‘M.- le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par le long séjour qu’il a fait aux Indes, ses connaissances philologiques et ses cures merveilleuses » (Romans et contes, p.-135). 13 Claretie, op.- cit. : - « Ce poète fut un savant, un archéologue, un médiéviste, un critique fort bien informé de notre histoire littéraire. » (p.-245), « Il était énorme, ce savoir, comme sa mémoire. […] Cet homme était une encyclopédie vivante. » (p.-246) 14 L’Art moderne, 1856 : - « Overbeck et Cornélius furent, à Rome, le centre d’une petite colonie artistique allemande, composée de Shadow, de Veit, de Schnorr, du graveur Amsler et de quelques autres. Dans ce cénacle s’agitaient les plus hautes questions d’art et se déduisaient des théories qui ne restèrent pas à l’état de rêve, grâce à l’enthousiasme de Louis, alors simplement prince royal. » (p.- 239), « À côté de Cornélius et en tête de la liste des peintres allemands contemporains se place tout naturellement Overbeck. Celui-ci est le Raphaël de son pays comme Cornélius en est le Michel-Ange ; - il est bien entendu que nous ne voulons rien dire autre chose par là, sinon que chacun de ces éminents artistes a choisi pour Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 151 la « modernité » de la peinture allemande dont le « style » se définit par l’« érudition » et la « pensée » 15 : - si Overbeck est un peintre philologue, son art peut volontiers être appelé philologique. Autrement dit, c’est le retour au passé, l’inspiration antique 16 qui paradoxalement définit la modernité : d’abord celle de la Renaissance, puis patron le maître qui lui a semblé le plus conforme à ses tendances et à son tempérament.-[…] Overbeck, nature calme, esprit religieux, âme évangélique, a passé toute sa vie à Rome, où nous avons eu l’honneur de le voir, et a laissé à l’Italie la plupart de ses productions ; -il n’est donc pas étonnant qu’elles soient rares dans sa patrie. Les deux seuls échantillons de ce maître que possède la Pinacothèque sont : - d’abord le portrait de Vittoria Caldoni, une de ces belles filles d’Albano dont les artistes aiment à faire des études, et qui n’a pas d’autre importance ; -puis un groupe de deux femmes, intitulé Allemagne et Italie, que l’on a pu voir souvent exposé en gravure aux vitres des marchands d’estampes de Paris.- […] L’œuvre d’Overbeck brille entre toutes les toiles de la Pinacothèque par un sentiment de grâce exquise et par une suavité toute raphaélesque. Au milieu d’un paysage lumineux qui reproduit, d’un côté, quelques fabriques italiennes s’enlevant sur des touffes d’arbres et sur l’outremer des montagnes lointaines, et, de l’autre, une ville allemande du moyen âge avec ses clochers aigus, ses tourelles en poivrière, ses pignons tailladés en scie, comme Albert Durer aime à en découper au fond de ses tableaux, deux jeunes filles, d’une beauté toute céleste, semblent échanger quelque confidence virginale : -l’une d’elles, tendre et naïve blonde, au corsage de velours vert garni de marbre, aux larges manches rattachées par des agrafes de pierreries, costume tout septentrional, interroge d’un regard affectueux sa compagne, qui se penche vers elle, les yeux baissés comme une madone, dans une pose attendrie et d’une grâce mélancolique : - leurs belles mains entrelacées, qui font sur leurs genoux l’effet d’un bouquet de lis, sont étudiées et modelées avec une rare finesse. L’ardeur contenue du Midi et la rêverie candide du Nord différencient heureusement ces deux types. La blonde Allemagne paraît interroger sa brune sœur, avec une curiosité enfantine, sur les secrets de l’art et les mystères de la beauté ; -l’Italie écoute indulgemment, sous sa couronne de lauriers, la naïve jeune fille, coiffée des humbles fleurs de la prairie.-À-en juger par le tableau, les conseils de l’Italie doivent être excellents ; -car, placée dans une galerie ancienne, entre un Pérugin et un Raphaël, la toile d’Overbeck n’y ferait pas tache. Ce petit cadre, où l’artiste n’a eu aucune prétention à entrer en lice avec les grandes machines de ses confrères, satisfait également l’œil et l’esprit, et nous n’hésitons pas à le proclamer la meilleure peinture moderne de Munich. » (pp.-263-265) 15 « Cette moderne école allemande, si érudite et si pleine de pensées et de style sous son froid coloris, a été de sa part [Chenavard] l’objet d’un examen attentif. » (op.-cit., p.-3) 16 Claretie, op.-cit. : -« Mais la Révolution et les guerres de l’Empire avaient fermé les collèges, et avaient préparé des générations ignorantes de l’antiquité. Plusieurs refirent eux-mêmes leur éducation, et revinrent spontanément à nos ancêtres intellectuels (Théophile Gautier […] » (p.- 97) ; - le chapitre- VII (pp.- 239-254), dévolu à « Théophile Gautier », contient une section intitulée « L’érudit ». 152 Pascale Hummel-Israel celle du romantisme 17 . Nourri conjointement d’érudition et d’imagination, le romantisme archéologique 18 (1840-1880), dont Gautier est le parfait contemporain, accompagne la modernité philologique. L’auteur que la tradition scolaire cantonne à sa seule identité de « Parnassien » est l’enfant de son siècle tendu entre spiritualisme et positivisme. Or, si l’archéologie est le versant « positif » (c’est-à-dire matériel) de la philologie (« Sachphilologie »), son empirie en quelque sorte, la critique textuelle (« Wortphilologie ») en est le versant « spirituel » ou « idéal/ idéel » (au sens platonicien 19 et hégélien du terme). Quand le « savant de l’Antiquité » est bien souvent uniquement l’un ou l’autre (archéologue ou philologue), l’artiste-poète possède la faculté d’unir en une même personne la matérialité et l’idéalité d’un savoir auquel, mieux que l’érudit, il conserve sa dimension humaine. Tandis que la philologie est essentiellement une critique (Kant), l’archéologie 20 est d’abord une phénoménologie (Hegel). Ayant pour objet (d’étude) des objets, les vestiges 17 Gautier, Théophile. Histoire du romantisme, suivie de Notices romantiques, et d’une Étude sur la poésie française, 1830-1868, Paris, Charpentier, 2 1874 : « Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. […] Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. » (p.-2) Voir aussi Faniel, Stéphane. Le XIX e siècle français, Paris, Hachette, 1957 : -« ce style laisse des traces profondes dans l’esprit des artistes, et c’est de lui que naissent les deux premières formes qu’emprunte le romantisme : - le romantisme néo-gothique et le romantisme archéologique (1831-1855). » (p.-180) 18 La Conservation des monuments d’art & d’histoire, Paris, Office national des musées, 1933 : -« Que faire ici de ce romantisme archéologique où la personnalité du savant prime la personnalité de l’œuvre, où la fantaisie remplace le savoir » (p.-89). 19 Brix, Michel. Le Romantisme français. Esthétique platonicienne et modernité littéraire, Louvain-Namur, Peeters, 1999. 20 Perrin-Saminadayar, Éric (dir.). Rêver l’archéologie au XIX e siècle. De la science à l’imaginaire, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001 : - « Le XIX e - s. a- donné à l’archéologie ses lettres de noblesse : - apparue alors sous la forme d’une discipline scientifique, avec ses écoles et sa méthode, elle fait également irruption dans la littérature du siècle. La représentation et l’enseignement de l’Antiquité s’en sont trouvés profondément modifiés : l’Antiquité qui se présentait jusque-là comme une réalité verbale et toujours médiatisée par la littérature - avec au premier chef le rôle des Humanités et des langues anciennes -- devient un objet d’étude relevant de la science et du concret. D’où une confrontation et une crise des imaginaires dont on peut trouver une preuve dans l’extraordinaire résistance de l’Université à intégrer les découvertes nouvelles de l’archéologie. Le XIX e - s. représente donc le moment d’une véritable conversion sémiotique : on passe d’une représentation filtrée par la lecture à une reconstitution dans laquelle le vestige est à lire autant comme signe que comme preuve. L’archéologie vient ainsi concurrencer l’histoire ; -d’où les débats qui agitent la fin du-XIX e et le Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 153 (matériels, visibles et concrets) du passé antique, l’investigation des traces est aussi une « esthétique », en d’autres termes une science des sens jointe à une pensée du sens, c’est-à-dire une philosophie de l’art et du beau (Hegel), un découvrement du visible par interprétation de la trace « phénoménale ». Voyage dans le présent du passé 21 , l’archéologie met au jour le temps dans l’espace historisé des ruines. Avant d’être philologue, l’archéologue est longtemps antiquaire, c’est-à-dire amateur et collectionneur d’« antiquités ». La tentation est grande alors pour le voyageur d’arracher à la terre des morceaux de temps pour se les approprier. Quand certains pillent pour mieux thésauriser, d’autres s’emparent des vestiges par la seule forme de la mémoire et de l’esprit. Il en va ainsi (après bien d’autres, et en même temps que nombre de ses contemporains) de Théophile Gautier, qui des pays qu’il arpente et des lieux qu’il visite 22 emporte uniquement l’« idée » qu’il se fait du Beau et du passé. Comme il l’explique dans un entretien informel avec son futur genre, Émile Bergerat, l’écrivain à la curiosité multiple « voyage pour voyager », afin de « réaliser un rêve 23 » consistant à poursuivre « le Beau sous toutes ses formes de Protée » 24 . début du-XX e -s. : -histoire et archéologie, histoire ou archéologie, histoire contre archéologie ? La science nouvelle suscite de nouveaux imaginaires qui lui sont propres. » (quatrième de couverture) 21 Claretie, op.- cit. : - « De ses voyages dans le passé ou dans le présent, il [Gautier] rapporta, fidèlement notées et sûrement retenues, toutes ses impressions, qu’il avait fort vives.- […]- L’Italie avec ses ruines antiques et ses jeunes femmes aux yeux de velours, tout cela revit devant nous si étincelant, si ensoleillé, si éclatant, que c’est une lecture éblouissante, une fantasmagorie aveuglante. » (p.-247) 22 Gautier, Théophile. Quand on voyage, Paris, Michel Lévy frères, 1865. 23 Bergerat, Émile. Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, G.-Charpentier, 1879 : -« Quant à ma méthode, c’est celle de Lord Byron. Je voyage pour voyager, c’est-à-dire pour voir et jouir des aspects nouveaux, pour me déplacer, sortir de moi-même et des autres. Je voyage pour réaliser un rêve tout bêtement, pour changer de peau, si tu veux. Je suis allé à Constantinople pour être musulman à mon aise ; en Grèce, pour le Parthénon et Phidias ; en Russie, pour la neige, le caviar et l’art byzantin ; en Égypte, pour le Nil et Cléopâtre ; à Naples, pour le golfe de Pompéi- […] » (p.- 126). Voir aussi Gautier, Théophile. « Tunis » [1867], dans L’Orient, 2, Paris, G.- Charpentier, 1877 : - « l’instinct du voyage, instinct très-rare en littérature, et qui ne consiste pas seulement dans l’humeur vagabonde, mais bien dans le don de voir. Cela semble aisé, ouvrir les yeux, regarder devant soi, et raconter ce qu’on a vu. » (p.-324) 24 Bergerat, op.- cit. : - « J’ai usé ma vie à poursuivre, pour le dépeindre, le Beau sous toutes ses formes de Protée et je ne l’ai trouvé que dans la nature et dans les arts. […] une ville ne m’intéresse que par ses monuments » (pp.-128-129). 154 Pascale Hummel-Israel Théophile Gautier qui goûta également au plaisir de parcourir 25 l’Espagne (Voyage en Espagne. Tras los montes, 1843), la Grèce (Loin de Paris, 1865), l’Égypte (L’Orient, 1877), ou encore la Turquie (Constantinople, 1853) effectue son propre « voyage en Italie » (1850) en compagnie de Marie Mattei (1817-1902), une amante rencontrée en juin 1849. Deux ans après, paraît en 1852 la nouvelle Arria Marcella, ainsi que la première édition du recueil Émaux et camées et l’ouvrage Italia. Initialement annoncé sous les titres Pompéia et Mammia Marcella, le récit connu sous l’appellation Arria Marcella, et sous-titré Souvenir de Pompeï, est publié d’abord en mars 1852 dans la Revue de Paris 26 , puis dans Le Pays (24 au 28-août 1852), enfin dans les recueils Un trio de romans (1852) et Romans et contes (1863), avant de reparaître en 1881 à la suite de Mademoiselle Dafné 27 . Le texte est rédigé entre août et novembre 1850 : après Venise, Florence, Rome et Naples, son auteur découvre avec émerveillement Pompéi et le musée archéologique, lequel conserve le moulage d’une femme morte lors de l’éruption du Vésuve, déjà remarqué auparavant par Madame de Staël, Chateaubriand, ou encore Alexandre Dumas. Le chapitre « XVIII.- Les Beaux-Arts » de son ouvrage Italia, également paru en 1852, compare un Titien oublié sous la poussière des ans au manteau de cendre ayant enseveli la cité antique 28 . 25 Pour le détail des « Récits de voyage », voir Relire Théophile Gautier, op.- cit., pp.-25-27. 26 Revue de Paris, 1852,-3, pp.-1-38. La nouvelle est citée ici d’après la pagination de cette publication initiale. 27 Spoelberch de Lovenjoul, Charles de. Histoire des œuvres de Théophile Gautier,- 2, Paris, G.-Charpentier, 1887, p.-6, notice-1161. 28 Gautier, Théophile. Italia, Paris, Victor Lecou, 1852 : « La noble toile, conservée intacte sous cette couche de poudre, comme Pompéi sous son manteau de cendre, apparut si jeune et si fraîche que le comte ne douta pas qu’il n’eût retrouvé une toile de grand maître, un chef-d’œuvre inconnu. », phrase concluant le passage suivant : - « La perle du Musée de Madrid est un Raphaël ; celle de Venise est un Titien, merveilleuse toile oubliée, puis retrouvée, qui a aussi sa légende. Pendant de longues années Venise a possédé ce chef-d’œuvre sans le savoir. Relégué dans une vieille église peu fréquentée, il avait disparu sous une lente couche de poussière et derrière un réseau de toiles d’araignées. À-peine si le sujet pouvait vaguement se discerner. Un jour, le comte Cicognara, fin connaisseur, trouvant un certain air à ces figures encrassées et flairant le maître sous cette livrée d’abandon et de misère, mouilla de salive une place de la toile et la frotta avec le doigt, action qui n’est pas d’une propreté exquise, mais qu’un amateur de tableaux ne peut s’empêcher de faire lorsqu’il est face à face d’une croûte enfumée, fût-il vingt fois comte et mille fois dandy. » (p.- 238), « Débarbouillée de la crasse qui la souillait, l’Assunta du Titien apparut radieuse comme le soleil vainqueur des nuages. Les lecteurs parisiens peuvent se faire une idée de l’importance de cette découverte en allant voir aux Beaux-Arts la belle copie de Serrur, récemment exécutée et placée. » (p.- 239) La description du tableau se prolonge Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 155 Pour les contemporains, Pompéi est une aventure intellectuelle autant qu’une expérience de voyage. Dans les décennies 1830-1850, les éditeurs proposent aux curieux bien des titres alléchants invitant au voyage dans l’espace et dans le temps : Henri Labrouste, Maisons à Pompeia (1826-1828) ; Delphine Gay (de Girardin), Le Dernier jour de Pompéï, poème, suivi de Poésies diverses (1828) ; -André de Jorio, Plan de Pompéi (1831) ; -Adrien Lemercier, Les Derniers jours de Pompéi (1851) ; Désiré Raoul-Rochette, Choix de peintures de Pompéi, la plupart de sujet historique, avec l’explication archéologique de chaque peinture et une introduction sur l’histoire de la peinture chez les Grecs et chez les Romains ; lithographiées en couleur par M. Roux (1844-1851) ; - Die schönsten Ornamente… Les plus beaux ornements et les tableaux les plus remarquables de Pompeï, d’Herculanum et de Stabiae, dessinés… sur les lieux, par Guillaume Zahn (1852-1859) ; - Louis Barré, Herculanum et Pompéi. Recueil général des peintures, bronzes, mosaïques, etc., découverts jusqu’à ce jour … accompagné d’un texte explicatif (1840-1861) ; Causeries d’un antiquaire, suite à Lettres à mes amis et à mes collègues sur l’archéologie (sept. 1850), Recherches et fouilles dans le but de former un musée provincial à Liége (mars 1851), par Albert d’Otreppe de Bouvette (1852) ; Adolphe Breulier, L’Art et l’archéologie. Salon de 1852 (1852) ; Stanislas d’Aloé, Les Ruines de Pompéi (Naples, 1852), lequel consacre de longues pages aux « Tombeaux de la famille Arria 29 » et à la « Maison dite de Marcus Arrius Diomèdes » 30 . La « découverte » de Pompéi certes ne date pas du milieu du XIX e -siècle : le repérage originel a-lieu en 1592, les premières fouilles débutent en 1709, l’identification historique et toponymique du site est réalisée en 1763, et l’étude scientifique commence en 1860. Le Voyage en Italie (Italienische Reise) du grand Goethe, que Théophile-Gautier cite abondamment dans ses écrits, paraît en 1786-1787. Si l’Italie n’a cessé d’attirer les voyageurs et les curieux 31 , les sites archéologiques mis au jour suscitent un intérêt croissant, par une analyse comparative : -« En regardant cette vierge, et en la comparant en idée à d’autres vierges de maîtres différents, nous songions combien l’art est une chose merveilleuse et toujours nouvelle. Ce que la peinture catholique a brodé de variations sur ce thème de la Madone, sans l’épuiser jamais, étonne et confond l’imagination ; - mais en réfléchissant, l’on comprend que sous le type convenu, chaque peintre glisse à la fois son rêve d’amour et la personnification de son talent. » (p.-241) Le thème de la conservation « naturelle » par l’oubli est présent dans « Grâce au linceul poudreux qui l’a recouverte pendant si longtemps, l’Assunta brille d’un éclat tout jeune, les siècles n’ont pas coulé pour elle, et nous jouissons de ce suprême plaisir de voir un tableau de Titien tel qu’il sortit de sa palette. » (p.-242) 29 Pp.-132-133. 30 Pp.-133-142. 31 « L’Italie si aimée, si visitée, si étudiée en tous sens par les artistes allemands » (L’Art moderne, p.- 278). Voir aussi Valery, Antoine-Claude. Voyages historiques et 156 Pascale Hummel-Israel et surtout d’un nouveau type : - les trouvailles faites par les archéologues qui désormais remplacent les antiquaires alimentent l’imagination des écrivains autant qu’elles nourrissent les conjectures des savants. La philologie est moins « à la mode » qu’elle ne s’impose comme un outil épistémologique irremplaçable pour comprendre le passé nouvellement découvert par un présent se proclamant volontiers « moderne ». L’archéologie verse à la philologie une matière plus vivante, plus concrète, plus émouvante aussi par conséquent, que les textes antiques transmis à la postérité 32 : -alors que les héritiers des Romains ont pendant des siècles vécu au milieu des ruines sans se soucier d’en interroger le secret, les « modernes » choisissent de donner la parole à ces pierres trop longtemps demeurées muettes : - « L’aspect de Pompeï est des plus surprenants ; - ce brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques et les moins compréhensives ; deux pas vous mènent de la vie antique à la vie moderne » 33 , écrit Théophile Gautier dans Arria Marcella. L’activité philologique s’enrichit et se colore de tous les pigments d’une antiquité qui reprend chair et vie. Parallèlement, l’ensemble des domaines de la pensée trouve dans l’outil philologique une extension épistémologique d’un nouveau genre. La philologie infiltre et insémine toutes les activités de l’esprit, comme l’attestent diverses publications contemporaines de la nouvelle étudiée (1852) : Adolphe Breulier, Philologie numismatique. Considérations nouvelles sur la numismatique gauloise (1852), Jean Lapaume, La Philologie appliquée à l’histoire (1852), Schweich, Archéologie philosophique (1852), etc. Pour Théophile Gautier la philologie est loin de se réduire à une « nomenclature monotone », à quelque « dissertation sur une cruche ou une tuile » ou à une enfilade de « citations latines » 34 . Essentielle à la restitution littéraires en Italie, pendant les années 1826, 1827 et 1828 ; ou L’Indicateur italien, Paris, Le Normant, 1831-1833. Pour l’histoire du « grand tour », voir De- Seta, Cesare. L’Italia del grand tour. Da Montaigne a Goethe, Napoli, Electa, 2001. 32 L’Art moderne, 1856 : - « Athènes n’est plus qu’une ruine. Ce qui reste d’elle et de sa tradition, nous allons le retrouver dans la bibliothèque d’Alexandrie. Voici les versificateurs, les grammairiens, les commentateurs, les érudits, les philosophes qui raturent, épluchent, scrutent, compilent, dissertent, pâles desservants d’un art mort qu’ils ont embaumé pour lui conserver l’apparence de la vie, mais qui n’émeut personne, et auquel nul ne veut croire. » (p.-13) 33 Arria Marcella, 1852, p.-5. 34 Formules extraites de divers passages d’Arria Marcella (1852) : - « la nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme une leçon » (p.-5), « Assez d’archéologie comme cela ! s’écria Fabio ; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules César pour devenir membres d’une académie de province, ces souvenirs classiques me creusent l’estomac. » (p.-11), « citations latines comme un feuilleton des Débats » (p.-13). Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 157 du sens, l’acribie philologique 35 conduit à la résurrection du passé autant qu’« aux sources du vrai beau » 36 . L’antiquité est ainsi tout à la fois objet de connaissance et d’admiration - la « Realphilologie 37 » n’excluant pas l’« archéofiction 38 » - et non d’imitation au sens horatien du terme. Théophile Gautier est indémêlablement érudit et esthète, savant et littérateur, écrivain et artiste. Le titre de la revue Le Philologue et l’artiste 39 (1852-1853) convient parfaitement à la démarche moins polyvalente qu’indivise de l’auteur d’Arria Marcella. Celui qui hésita longtemps « entre le pinceau et la plume 40 » trouve en Prosper Marilhat (1811-1847) un modèle esthétique et éthique 41 : - « Pour bien écrire un voyage, il faut un littérateur avec des qualités de peintre ou un peintre avec un sentiment littéraire, et Marilhat remplit parfaitement ces conditions » 42 . Parce qu’il échappe à « la maladie du style » 43 , son « pittoresque » est signe de bonne santé, car « ce n’est jamais l’érudition qui manque aux Allemands ; ils savent de l’art tout 35 Le fils de Théophile Gautier, Théophile Gautier fils (1836-1904), traduit de grands textes de la littérature allemande : -Aventures du Baron de Münchhausen de Gottfried August Bürger, Wilhelm Meister de Goethe, Contes bizarres d’Achim von Arnim. 36 L’Art moderne, 1856 : - « Vingt ans d’étude sur la peinture ancienne et moderne, la connaissance des procédés de l’art, l’examen attentif de toutes les galeries du monde, des voyages en Espagne, en Italie, en Grèce, aux sources du vrai beau, nous donnent ce courage et la certitude que nous ne nous trompons pas, à notre grand regret ; -car c’est une si douce chose d’admirer. » (pp.-259-260) 37 Real-Encyclopädie der classischen Alterthumswissenschaft in alphabetischer Ordnung, Stuttgart, J.B.-Metzler, 1839-1852. 38 Zamaron, Alain. Récits et fictions des mondes disparus. L’Archéologie-fiction, Aix-en- Provence, Publications de l’université de Provence, 2007. 39 Le titre complet est Le Philologue et l’artiste. Philosophie. Sciences. Littérature. Beaux- Arts. Philologie. Grammaire générale. Langues vivantes. Biographie. Journal mensuel d’enseignement, par Amand Hennequin, n°1 (15- novembre 1852)-n°6 (15- avril 1853), Paris, Christophe, 1852-1853. 40 L’Art moderne, 1856, p.-98. Le chapitre sur « Marilhat » occupe les pages 95 à-128. Voir aussi Histoire du romantisme, 2 1874 : -« Notre intention était d’être peintre, et dans cette idée nous étions entré à l’atelier de Rioult […] il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j’aurais été ! » (p.-3) 41 Garnier, Auguste Pierre. La Muse française, 13, 1934 : « M.- Adolphe Boschot remarque avec justesse que Gautier, en cette matière, s’est comporté en artiste et non en littérateur- […] Théophile Gautier a su tirer hors de pair les vrais peintres de son époque qui n’étaient point encore glorieux » (p.-379). Voir aussi Fournou, Marie. « L’Écriture picturale dans les nouvelles de Théophile Gautier. Entre dialogisme et interférence », Postures, Dossier « Arts, littérature : dialogues, croisements, interférences », 7, 2005, pp.-138-157. 42 L’Art moderne, p.-123. 43 Ibid., p.-124. 158 Pascale Hummel-Israel ce qu’on en peut esthétiquement savoir » 44 . En faisant entrer dans la langue des « objets » jusque-là tenus pour « irréductibles au verbe », le contemporain Gérard de Nerval fait coïncider la « sphère de la littérature » avec l’« orbe immense » de la « sphère de l’art 45 » afin de rendre possible la réalisation du « rêve de beauté ». En ce temps où « la peinture et la poésie fraternis[ai] ent » 46 , Théophile Gautier aspire, dans le sillage d’Eugène Delacroix, lequel pense en poète et exécute en peintre, à faire vivre par et dans l’art « les rêves, les sensations et les idées que [lui] inspire l’aspect du monde ». Or, seule l’observation minutieuse du visible 47 permet d’opérer la conversion de la réalité phénoménale en « microcosme » artistique 48 . Entre éternité spinozienne de la matière et mobilité perpétuelle du devenir hégélien 49 , Gautier cultive avec une espiègle ironie sa propre phéno- 44 Ibid., p.- 276 ; voir aussi « C’est à la fois l’œuvre d’un peintre et d’un savant. » (p.-286) 45 Gautier, Histoire du romantisme, 2 1874 : -« Une foule d’objets, d’images, de comparaisons, qu’on croyait irréductibles au verbe, sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s’est élargie et renferme maintenant la sphère de l’art dans son orbe immense. Telle était la situation de nos esprits ; les arts nous sollicitaient par les formes séduisantes qu’ils nous offraient pour réaliser notre rêve de beauté » (pp.-18-19), « Puissions-nous, après tant d’années de labeurs et de recherches poussées en divers sens, être aussi devenu presque un maître dans un seul art, dans l’art d’écrire en français. » (p.-19) 46 Histoire du romantisme, 2 1874 : - « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poëtes et les poëtes visitaient les artistes. On trouvait Shakspeare, Dante, Goethe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. » (pp.-204- 205) 47 Mademoiselle de Maupin [1835], nouvelle édition, Paris, G.-Charpentier, 1877 : -« Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché la beauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible » (pp.-196-197). 48 Histoire du romantisme, 2 1874 : - « S’il [Delacroix] exécutait en peintre, il pensait en poëte, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie. » (pp.-205-206), « Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspire l’aspect du monde. » (p.-216) 49 Histoire du romantisme, 2 1874 : -« La vie et la mort ne sont que la recomposition et la décomposition des formes qui, sous le voile de la couleur, se métamorphosent Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 159 ménologie critique des apparences 50 , dont la nouvelle Arria Marcella (1852) constitue pour ainsi dire l’allégorie 51 . Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studij, à Naples, où l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de Pompeï et d’Herculanum 52 . Le paragraphe liminaire affiche la densité d’une amorce programmatique. Les cinq premiers mots composent un rythme hexasyllabique, dont le nombre « trois » (deux fois) est le chiffre et la clef, chacun des trois personnages masculins du récit (Octavien, Max et Fabio) représentant l’une des facettes du génie (art, littérature et critique) de leur auteur, autrement dit le triangle épistémologique figurant la cohérence holistique et organique de la philologie. La polyphonie discursive est inscrite dans la juxtaposition du plan verbal de la fiction (plus-que-parfait, imparfait) et de la narration (passé composé et, plus loin dans le texte, présent) qui manifeste le va-etvient énonciatif entre la temporalité fictionnelle d’une antériorité fabulée et le présent du commentaire d’auteur superposant au récit la voix du narrateur garantissant son authenticité. Le complément de temps « l’année dernière » et le passé composé « où l’on a réuni » attestent la contemporanéité de ce qui apparaît bien vite comme un récit de témoignage : - l’auteur raconte un « Souvenir » (sous-titre de la nouvelle), le sien transposé en des personnages de fiction, l’emploi du pronom indéfini « on » (ainsi que des pronoms « nous » et « vous ») tout au long du texte brouillant de surcroît les frontières entre le dedans et le dehors de l’« histoire ». La nouvelle a pour cadre initial le musée de Naples, aussi appelé Palazzo degli Studi, où à- partir de 1777 sont « exposés » des « objets » issus des fouilles d’Herculanum et de Pompéi. Dans ce lieu institutionnel représensans cesse, et la matière éternelle de Spinosa a pour levain, dans la fermentation qui ne s’arrête jamais, le perpétuel devenir de Hégel. » (p.-374) 50 David-Weill, Natalie. Rêve de pierre. La Quête de la femme chez Théophile Gautier, Genève, Librairie Droz, 1989 : -« Respecté ou détesté, Gautier est difficile à classer dans une école ; - il n’est plus romantique tout en n’étant pas encore réaliste, il préfigure à la fois le Parnasse et le Symbolisme. » (p.-1), « l’esthétique commande toute la vie de Gautier, aussi bien sa critique d’art que sa morale ou sa politique » (p.-2), « il tente de représenter le visuel […] L’ambition de Gautier est de faire une œuvre visuelle. » (p.-7) 51 Labarthe, Patrick. Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Librairie Droz, 1999, notamment les sections intitulées « Le ‘spiritualisme esthétique’ », « Paganisme et modernité », « L’art analogique de Gautier », « Ut pictura poesis », et passim. 52 Arria Marcella, 1852, p.-1. 160 Pascale Hummel-Israel tant le savoir officiel des instances académiques 53 , une « vitrine » contenant un « morceau de cendre » est le filtre 54 (celui de la science archéologique et philologique : - « L’on sait ») par lequel le passé antique s’offre au présent (« parvenue jusqu’à nous ») 55 . L’« empreinte creuse » (qui à la fin du récit devient « l’empreinte en creux » 56 ) donne libre cours à l’imagination (du poète) autant qu’à l’interprétation (du savant). L’œil de l’amateur et l’esprit du connaisseur s’éclairent mutuellement : - la narration est ainsi continûment doublée par le métadiscours de l’exégète, dont la conscience critique 57 définit précisément la modernité. À- chaque paragraphe de la nouvelle, Gautier est indissociablement simple curieux, amateur, dilettante, érudit, critique d’art et « guide » 58 . La contemplation de la « noble forme 59 » d’un corps de femme est le point de départ d’un voyage à la fois physique (au milieu des ruines) et métaphysique (à travers les fantasmes que celles-ci alimentent). Par sa nature intrinsèquement lacunaire, le vestige est une invitation à combler les interstices. Tel Énée descendant aux Enfers sous la conduite de la Sibylle, Octavien interroge les ombres et poursuit des fantômes : sa catabase archéologique a toutes les allures d’un itinéraire mystique dont la quête du sens est la finalité ultime. De la vitrine du musée aux rues de la cité antique, Octavien erre en rêveur éveillé 60 à la recherche d’un « idéal rétrospectif » 61 : il est l’homme au « secret 62 » que son imagination mène au bout de ses fantasmes. Tel « Faust », le jeune voyageur peu séduit par la réalité du monde réel est enclin à s’éprendre « d’une passion impossible et folle pour tous les grands 53 Ibid. : - « Le latin enseigné par l’Université lui servit en cette occasion unique, et rappelant en lui ses souvenirs de classe, il répondit au salut du Pompeïen en style de De viris illustribus et de Selectæ è profanis, d’une façon suffisamment intelligible » (p.-23). 54 Ibid. : -« à travers la vitre d’une armoire de musée » (p.-34). 55 Lavaud, Martine (dir.). La Plume et la pierre. L’Écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie Éditions, 2007. 56 Arria Marcella, 1852, p.-28. 57 Court-Pérez, Françoise. Gautier, un romantique ironique. Sur l’esprit de Gautier, Paris, Honoré Champion, 1998. 58 Arria Marcella, 1852, pp.-7, 9, 10, 37 : « le cicerone ». 59 Claretie, op.- cit., nomme l’obsession de Gautier pour la forme un « culte de la plastique » (p.-239). 60 Comparer à Octave de Saville dans Avatar (1856) : -« Octave paraissait se réveiller d’un songe. » (Romans et contes, p.-2) 61 Arria Marcella, 1852, p.-16. 62 Boschot, Adolphe. Théophile Gautier méconnu, Monaco, Imprimerie de Monaco, 1925. Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 161 types féminins conservés par l’art ou l’histoire » 63 . L’« ivresse poétique 64 » guide ses « élans insensés 65 » vers un amour irréel 66 , plus réel que la réalité elle-même 67 . L’excursion à Pompéi se mue ainsi en un parcours initiatique dont le tracé visible n’est que la surface d’un cheminement intérieur, en l’occurrence onirique (et éthylique). Ce qui arrive à Octavien est, selon les termes mêmes de l’auteur, « une aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie » : rendue à la vivacité de son existence antérieure, la « cité fossile » de Pompéi devient par l’imagination d’un rêveur le « théâtre » de « quelque représentation » fantastique. Un tel « prodige » suppose assurément la croyance au surnaturel. Comme par surexposition photographique, l’éclat du soleil et la transparence de l’air 68 révèlent les « mille détails » de la ville arrachée au sommeil de l’oubli 69 . Membre de la Société héliographique depuis 1851, Théophile Gautier n’ignore rien des possibilités du nouvel art consistant à écrire avec la lumière. Sous le « jour aveuglant » de Pompéi, le noir et blanc du vestige de cendre exposé au musée se pare des « couleurs fabuleuses » du rêve 63 La suite du passage développe l’idée : - « Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié : - ‘Oh ! qui te rendra les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre ? ’ À- Rome, la vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire ; il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte » (1852, p.-15). Comparer Mademoiselle de Maupin [1835], 1877 : « Qui nous a donné l’idée de cette femme imaginaire ? -de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible ? » (p.-63). 64 Arria Marcella, 1852, p.-16. 65 Ibid. 66 Voisenat, Claudie. Imaginaires archéologiques, Paris, Les Éditions de la MSH, 2008, intitule un chapitre « La jeune fille au cœur du vestige » (pp.-189-191 pour l’analyse d’Arria Marcella). Voir aussi le poème de Goethe (auteur cité dans la nouvelle ici étudiée) « La Fiancée de Corinthe » (1797) qui raconte les amours nocturnes d’un jeune homme et d’une jeune femme décédée. 67 Arria Marcella, 1852 : - « Il accepta sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention de personnes mortes depuis longtemps et qui agissent pourtant avec les apparences de la vie ; d’ailleurs son émotion ne lui permettait aucun raisonnement. » (p.-28) 68 Ibid. : - « Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable nostalgie. » (p.-4) 69 Ibid. : « la ville ressuscitée, ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant » (p.-4). L’expression « linceul de cendre » figure déjà dans la préface de Mademoiselle de Maupin [1835], 1877, p.-27. 162 Pascale Hummel-Israel éveillé 70 . Par la force d’un regard 71 émerveillé s’entichant d’un fantôme, la promenade archéologique se mue en un subtil jeu d’optique 72 et de lumière. Pompéi revit sous la forme d’un gigantesque diorama 73 , dont le dispositif illusionniste, fort prisé au XIX e - siècle, entremêle artifices et effets de réel. Se jouant de la perception et des sens 74 , la « fantasmagorie archaïque » d’une ville renée de ses cendres est la « chimère rétrospective 75 » donnant corps à la quête d’un idéal (artistique et amoureux). Si l’archéologie est une science, elle est aussi un art de l’illusion 76 , lequel par la réanimation des « formes d’une existence évanouie » superpose à la vérité historique des ruines (inscrites dans un sol et une époque) la véracité d’une reconstitution savante. À- l’instar d’Octavien, l’archéologue est un rêveur (au double sens de « rêverie » et de « rêve » 77 ) qui croit à ses chimères et à la possibilité de leur réalisation. Or, une telle croyance se trouve au fondement même de la démarche philologique : la folie ou la lubie du philologue consistant à croire à la résurrection des morts, qu’ils soient textes (philologie) ou objets (archéologie), la « constatation de petits détails réels » lui prouve à chaque trouvaille qu’il n’est pas « le jouet d’une hallucination » 78 . Par-delà l’effritement de la « figuration matérielle », le savant possède le talent de ramener à la vie « des siècles écoulés en apparence, et [de] faire revivre des personnages morts » pour les mener aux « confins de l’éternité » 79 . 70 Ibid. : - « Il s’interrogea sérieusement pour savoir si la folie ne faisait pas danser devant lui ses hallucinations ; mais il fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi ni fou. » (p.-19) 71 Benesch, Rita. Le Regard de Théophile Gautier, Zurich, Juris Druck u. Verlag, 1969. 72 L’expression « jeu d’optique » figure dans le texte de la nouvelle (op.-cit., p.-17). 73 Arria Marcella, 1852 : - « La ville se peuplait graduellement comme un de ces tableaux de diorama, d’abord déserts, et qu’un changement d’éclairage anime de personnages invisibles jusque-là. » (p.-20). Voir aussi L’Art moderne, 1856 : -« Cette façon d’éclairer, empruntée aux dioramas, ajoute singulièrement à l’illusion » (p.-285). 74 Arria Marcella, 1852, p.-17. 75 Ibid. : -« Il se trouvait face à face avec sa chimère, une des plus insaisissables, une chimère rétrospective. » (p.-28) ; comparer « amour rétrospectif » (p.-11). 76 Ibid. : -« un art qui faisait illusion » (p.-31). 77 Les deux termes apparaissent alternativement dans la nouvelle. 78 Arria Marcella, 1852 : - « il cherchait par la constatation de petits détails réels à se prouver qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination.- -- Ce n’étaient pas des fantômes qui défilaient sous ses yeux, car la vive lumière du soleil les illuminait avec une réalité irrécusable » (p.-21). 79 Ibid. : - « rien ne meurt, tout existe toujours ; nulle force ne peut anéantir ce qui fut une fois. Toute action, toute parole, toute forme, toute pensée tombée dans l’océan universel des choses y produit des cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins de l’éternité. La figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires, et les spectres qui s’en détachent peuplent l’infini. Pâris continue Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 163 Le spectacle « si vieux et si nouveau 80 » de la renaissance archéologique frappe d’une « impression aussi étrange que profonde » les trois amis voyageurs, pourtant « préparés » par « les livres et les dessins » 81 . Une servante au nom propitiatoire de Tyché (en grec : fortune, chance, hasard) conduit le plus rêveur d’entre eux auprès de sa maîtresse Arria Marcella, une « beauté merveilleuse 82 » à la pâle main « étoilée de bagues ». Tel un myste orphique avançant par des « chemins détournés 83 » sous la houlette de « Phœbé », Octavien passe « comme dans un songe 84 » de l’autre côté du miroir, derrière le « rideau 85 » de la scène des apparences. Sur fond dioramique d’amphithéâtre 86 antique rendu à sa fonction de représentation se matérialise la croyance en la possibilité de la résurrection. Double antique de La Cafetière (Conte fantastique, 1831) qui pour Théodore s’anime dans le manoir normand où trouvent refuge trois camarades d’atelier, Arria Marcella incarne la vitalité de la « superstition » surpassant la « religion » 87 . La puissance de l’évocation (au sens étymologique du terme : - faire sortir les morts en les appelant au dehors) fonde assurément la croyance 88 en une palingénésie. Récent adepte de la jeune secte « des disciples du Christ » 89 , Arrius Diomèdes, le père de l’aimée fantomatique 90 , d’enlever Hélène dans une région inconnue de l’espace. La galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur d’un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts pour tous. » (pp.-32-33) 80 Ibid., p.-21. Le thème du « mélange d’antique et de moderne » (p.-3) est récurrent. 81 Ibid., p.-5. 82 Ibid., p.-27. 83 Ibid., p.-29. 84 Ibid., p.-27. 85 Ibid. : -« Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à Octavien » (p.-29). 86 Le terme apparaît aux pages-6, 8, 25 et 27 de la nouvelle (1852). 87 Arria Marcella, 1852 : « il se dit qu’une superstition durait plus qu’une religion » (p.-22). 88 Ibid. : -« L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme rentrait dans les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes pas loin de partager. » (p.-32) 89 Ibid. : -« une petite croix de bois noir pendait à son col et ne laissait aucun doute sur sa croyance : il appartenait à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ » (p.-34). 90 Ibid. : - « ce frêle vestige conservé par la curiosité des hommes m’a par son secret magnétisme mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un rêve ou une réalité, un fantôme ou une femme » (p.-33). 164 Pascale Hummel-Israel rejette le credo païen d’une « larve 91 » amoureuse (sa fille), ainsi que la chimère archéophilique (comme on dirait nécrophilique) de celui qu’elle séduit 92 . Arria Marcella proclame sans honte ni fard son attachement indéfectible au paganisme 93 . Seul le son d’une cloche (chrétienne) de village 94 (telle une métaphore du christianisme, religion qui au visible phénoménal préfère un lointain au-delà métaphysique, annihilant le paganisme, lequel croit en la beauté des apparences) met fin à l’apparition féminine en rompant le charme de l’éphémère fantasmagorie « au clair de lune » 95 , la jeune fille se trouvant finalement ramenée à une « pincée de cendres », tandis que le « promeneur nocturne » gît évanoui sur une « mosaïque disjointe » 96 . Théophiliques chacun à sa façon, Arria et Arrius personnifient en une singulière prosopopée des cendres le syncrétisme pagano-chrétien qui fonde les sciences de l’antiquité. De la résurrection à la recréation, le récit allégorique met en abyme le caractère polymorphe et polygonal 97 de 91 Ibid. : - « Retourne dans les limbes du paganisme avec tes amants asiatiques, romains ou grecs. Jeune chrétien, abandonne cette larve qui te semblerait plus hideuse qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle qu’elle est. » (p.-35) 92 Voir Voisenat, op.-cit., p.-191. 93 Arria Marcella, 1852 : - « moi, je crois à nos anciens dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir ; ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence que l’amour m’a rendue. » (p.-35) 94 Ibid. : -« la cloche lointaine d’un des villages qui bordent la mer […] fit entendre les premières volées de la salutation angélique. À-ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine brisée de la jeune femme. » (p.-36) 95 Ibid., p.-37. 96 Ibid., pp.-36-37. 97 L’Artiste (fondé en 1831), dont le sous-titre porte « journal de la littérature et des arts », « est un titre vaste et complexe qui embrasse tout le monde de l’intelligence : la poésie comme la prose, le livre comme le théâtre, la musique comme la danse, la statue comme le palais, le tableau comme l’estampe, le bijou comme la médaille, l’archéologie comme la curiosité », comme l’écrit son nouveau rédacteur en chef Théophile Gautier (« Prospectus », 14- décembre 1856, p.- 1), qui plus loin précise : - « tout artiste qui se propose autre chose que le beau n’est pas un artiste à nos yeux ; nous n’avons jamais pu comprendre la séparation de l’idée et de la forme, pas plus que nous ne comprendrions le corps sans l’âme, ou l’âme sans le corps, du moins dans notre sphère de manifestation - une belle forme est une belle idée, car que serait-ce qu’une forme qui n’exprimerait rien ? » (p.- 2), « Tout ce que la forme touche est de notre ressort » (p.- 3). Sur cette note d’intention du nouveau rédacteur, voir Feuillet, op.- cit. : « Fidèle à son principe que : - ‘la critique doit être plutôt le commentaire des beautés que la recherche des fautes,’ M.- Gautier, bien que mêlant à ses appréciations une pointe de juste critique, regarde les objets d’art plutôt avec l’œil d’un amateur, l’amour passionné d’un artiste, l’esprit et l’enthousiasme d’un poëte » (p.-140), et plus généralement Le « cachet de beauté » ou la prosopopée des cendres 165 l’activité créatrice de Théophile Gautier, dont l’éclectisme singulier apparaît irréductible à quelque épistémè que ce soit. Rédigée avec un soin pressé, loin de l’injonction parnassienne de l’art pour l’art 98 , la nouvelle Arria Marcella (1852) ne relève pas à proprement parler de l’écriture picturale ni même du style artiste que les exégètes lui prêtent volontiers. Entre prose (la promenade des trois voyageurs) et poésie (le rêve nocturne d’un amour impossible), le texte de la nouvelle entrelace savamment les ressources respectives de la diégèse narrative et de la mimésis poétique (ainsi que théâtrale) en brouillant les diverses formes de la discursivité, comme en une résolution esthétique du paradoxe lessingien (Du Laocoon, ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture, 1766, traduction française par Charles Vanderbourg, 1802) réconciliant la plastique (représenter l’immobile) et la littérature (dépeindre l’action). Tel un papyrus palimpseste, le Souvenir de Pompeï se révèle par conséquent artistiquement prosaïque et prosaïquement artistique. Plus métaphilologique (le texte étant à lui-même sa propre glose) qu’archéologique, la philologie de Théophile Gautier est en quelque sorte La Mille et deuxième nuit (1842 99 ) de l’antiquité classique, où le passé se fait une nouvelle fois présent. Artiste philologue autant que philologue 100 artiste, Théophile Gautier imprime à chaque parcelle du réel un « cachet de beauté 101 » tel un sceau d’immortalité. La modernité (« cette langue morte dans une bouche vivante ») 102 , plus jeune en principe que l’antiquité, clame énergiquement son droit à l’hérésie idolâtrique et païenne de vénérer le passé. En herméneute éclairé capable de reconnaître le déjà connu (August Boeckh, Enzyklopädie und Methodologie der philologischen Wissenschaften, 1877), Octavien-Théophile est Mercure 103 épousant Philologie/ Arria Marcella le temps d’une noce épistémologique avec le temps retrouvé. sur le style de cet « écrivain coloriste » : « Il a une palette de la plus opulente richesse de tons, de la plus éclatante fraîcheur de coloris. Ses termes sont tous vrais, pittoresques, bien trouvés. » (p.-141) 98 Cassagne, Albert. La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Paris, Hachette, 1906. 99 Ce texte suit immédiatement Arria Marcella dans l’édition Charpentier des Romans et contes, pp.-317-351. 100 Un article amusant (« Le Congrès des philologues ») paru le 26-octobre 1852 dans L’Argus des théâtres atteste la vogue de la philologie à cette époque. Voir aussi l’article « Des Philologues » dans L’Indépendant. Journal littéraire et d’annonces, 9-février 1834. 101 Arria Marcella, 1852 : -« Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé. » (p.-2) 102 Ibid., p.-23. 103 Voir Les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella, un ouvrage du V e -siècle.