eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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"Quelque chose entre le bohème et le pédant": Flaubert, naissance et mort de l’écrivain-chercheur

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Thierry Poyet
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Quelque chose entre le bohème et le pédant » : Flaubert, naissance et mort de l’écrivain-chercheur Thierry Poyet Qui se souvient de Mme Maillart, cette hôtelière rencontrée par Flaubert et Du Camp à Saint-Malo qui « adjoint à son établissement une boutique de curiosités où elle se livre vis-à-vis de l’étranger à une réclame des plus tenaces pour qu’il lui prenne ses assiettes du Japon, son point d’Angleterre, ses colibris empaillés ou ses gros Faënza qu’elle veut faire passer naïvement pour des Palissy 1 » ? Avec ses objets de toutes sortes, précieux ou communs, chers à son cœur ou futiles, Mme Maillart avait pourtant marqué l’esprit du jeune voyageur au point qu’il lui consacrât toute une longue page. Avec son petit commerce, elle semble résumer à elle seule l’esprit d’une époque en même temps que ses contradictions. Car il est un dilemme typiquement flaubertien qui interroge tout à la fois le rapport de l’écrivain à ses contemporains, la définition de son esthétique et l’image que la postérité, partant de cette question de poétique, a décidé de lui attribuer. Est-il pour de bon l’écrivain réaliste que d’aucuns ont voulu voir, fasciné jusqu’à l’obsession par la matérialité des choses, lui qui dans sa propre existence apparaît parfois en fétichiste absolu ? Ou bien serait-il plutôt un de ces esprits supérieurs, détachés de toute forme de contingence, ainsi qu’il se prétend, capables de transcender le quotidien pour accéder au seul monde des idées ? Pour résumer d’une image- offerte par l’intérieur de son cabinet de travail, à Croisset : celui-ci est-il d’abord un lieu vide d’objets entassés au long d’une vie au sein duquel quelques trop rares bibelots, disséminés avec parcimonie, diraient le manque de goût du propriétaire 2 ou bien plutôt un sanctuaire inviolé par le bourgeoisisme 1 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes II (1845-1851), éd. Claudine Gothot-Mersch, Par les champs et les grèves, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p.-247. 2 Ce sont les Goncourt qui, les premiers peut-être, ont remarqué : « Flaubert n’a aucun sentiment artistique. Il n’a jamais acheté un objet d’art de vingt-cinq sous. Il n’a pas chez lui une statuette, un tableau, un bibelot quelconque. Il parle pourtant d’art avec fureur ; mais ce n’est que parce que, littérairement, l’art est une note distinguée, bon genre, qui couronne un homme qui a un style artiste ; et puis, c’est anti-bourgeois. Il a pris l’Antiquité à l’aveuglette et de confiance, parce 168 Thierry Poyet régnant et sa matérialité absurde, où naîtraient libres les idées à l’écart du monde réel ? Autrement dit, encore : qui sont l’homme et l’écrivain Flaubert face aux objets et à la dimension matérielle de la vie ? L’objet entraîne-t-il forcément vers le trivial et le bas, est-il forcément bourgeois ? Sa valeur économique, dans un échange sans fin qui fait du commerce le nouveau dieu du siècle, l’empêche-t-il de prétendre encore à d’autres valeurs, notamment symboliques et affectives ? Comment concilier les deux aspects-de la valeur vénale et de la valeur sentimentale ? L’homme et l’écrivain Flaubert, réalistes pour ne pas subir les foudres du bovarysme, connaissent encore et toujours les attaques du romantisme : écartelés entre un passé et un présent, entre des désirs et la réalité, entre un moi obsédant et une société intrusive, ils subissent de plein fouet les contradictions d’une époque en pleine mutation. Ah ! les objets, leur place, leur histoire et même leur pouvoir… La place des objets : quelques exemples bien connus Tel qu’il apparaît dans ses récits viatiques, Flaubert serait particulièrement sensible à la matérialité des espaces et au rapport des gens aux objets. Il arriverait même que les individus retinssent moins son attention que les objets qui les entourent, les vêtements qu’ils portent, les biens qu’ils possèdent et par lesquels ils manifesteraient- leur véritable identité. Ainsi, à peine arrivé à Marseille, au début de son grand périple oriental, le jeune homme se montre admirant « la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d’Espagne des femmes du peuple 3 . » Un peu plus tard, quand il se remémore avec envie la fameuse Kouchouk-Hanem en pleine danse lascive, c’est pour interrompre le portrait de la courtisane par quelques indications toutes matérielles. La description d’- « un châle brun à raie d’or », la référence aux tarabouks, la mention des « lampes [qui] font des losanges tremblotants sur les murs 4 » se substituent alors à l’évocation érotique. Les objets viennent occuper sinon toute la place du moins un espace considérable dans un récit dont la sensualité apparaît ainsi bridée. que là est le beau reconnu. Mais trouver le beau, non désigné, non officiel d’une toile, d’un dessin, d’une statue, saisir son angle aigu, pénétrant, sympathique, il en est absolument incapable. Il aime l’art comme les sauvages aiment un tableau : en le prenant à l’envers. » Goncourt, Jules et Edmond de. Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 3 vol., 1989, t.1, 28 décembre 1862, pp.-910-911. 3 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes II (1845-1851), op.-cit., p.-606. 4 Ibid., p.-661. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 169 Ils participent même à la dissimulation de l’expression des sensations et des émotions. Ils contribuent à retarder l’aveu d’un ressenti sincère. Sans aucun doute, le réalisme de l’observateur protège le romantique trop enclin à se dévoiler au risque de se perdre. Il couvre celui qui vient de prendre conscience du danger couru. Mais un tel prosaïsme affiché non sans ostentation se transforme en précaution susceptible de tromper un lecteur naïf et oublieux de ce que Flaubert sait aussi s’en prendre à des objets considérés comme autant de colifichets en trompe-l’œil. Il en est persuadé : la vérité des choses n’existe pas. Derrière le cache-sexe, c’est toujours la même « origine du monde » qui intrigue le regard. Le romantique qui persiste en lui est resté persuadé que la perception la plus juste du monde passe par les sens et les sentiments, par le Beau qui se confond avec le Vrai, par le dévoilement des êtres jusqu’à leur âme. Il faut oser déposer son bouclier et rendre les armes devant l’essence pure. Le voilà qui s’emporte désormais contre tous les objets truqueurs : Ce qu’on demande aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt le contraire du nu, du simple et du vrai ? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole. Lois, arts, politique, caleçon partout ! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-luien, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile. Il se ruera sur la gravure et laissera le tableau, chantera la romance et dormira à Beethoven, saura tout Béranger par cœur et pas un vers d’Hugo 5 ! Le temps est au mensonge et les objets constituent le meilleur prisme pour l’analyse de cette tromperie généralisée. Pourtant, chez Flaubert, les personnages romanesques apparaissent tous envieux d’objets dont la possession traduit la matérialisation inaboutie de leur être frustré. Les objets les aident à tromper la vacuité de leur existence ; ils diffèrent la prise de conscience de l’inanité de la condition humaine. Les personnages flaubertiens sont de leur temps : à l’époque du Bon Marché, ils sont déjà entrés dans la société de consommation. Ils s’en remettent aux choses considérées comme un moyen agréable de supporter, grâce au mensonge qu’elles constituent, le vide abyssal de leur désenchantement. Ils en font la dernière béquille contre le désespoir. Quelques exemples ? C’est le cas, évidemment, avec la frénésie dépensière d’Emma Bovary qui juge dans les cadeaux faits à ses amants un des atouts efficaces de son pouvoir de séduction. Acheter et offrir, c’est exister devant l’Autre. Sans parvenir cependant à se rendre indispensable, Emma 5 Id. Œuvres complètes II (1845-1851), Par les champs et les grèves, op.-cit., pp.-241-242. 170 Thierry Poyet « réalise » son amour à défaut de le vivre pour de bon. Alors que son prince charmant ne l’enlèvera jamais pour aucune contrée lointaine - mais ne s’en doutait-elle pas ? -, elle n’a pas hésité à multiplier les emplettes en vue du voyage impossible. Mieux, la quête de l’objet a rempli le vide de l’instant présent ; l’achat des choses a remplacé le don d’amour. Un tel comportement répondrait-il à un mal typiquement féminin ? Peut-être si l’on se souvient que la servante d’Emma, après la mort de sa maîtresse, est partie en volant quelques robes et autres fanfreluches… Comme si la vraie vie commençait alors, grâce aux reliques de sa défunte maîtresse ! Il est vrai, aussi, qu’une autre Félicité, celle d’Un Cœur simple, a cru goûter à une forme de bonheur le jour où elle a possédé en propre un certain nombre d’objets. Flaubert raconte : On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! Félicité poussait même ce genre de respect si loin, qu’elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d’Artois dans l’enfoncement de la lucarne 6 . L’accumulation présente pour taire, tout en la révélant, la frustration ancienne : en récupérant ce « dont ne voulai[en]t plus » les autres, Félicité a espéré mieux oublier son dénuement d’autrefois. Or, la pauvre femme n’en vient à exister qu’au travers d’objets qui non seulement ont appartenu à d’autres - se donnant une vie d’occasion, en quelque sorte - mais surtout à d’autres qui sont décédés. Le jugement du romancier ne fait plus aucun doute : Félicité vit par procuration à travers des objets dont le caractère hétéroclite - « cet endroit […] avait l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar » - exprime la réalité d’une existence dénuée de sens. Son bonheur révèle une tromperie. Les objets ainsi chinés, en contribuant à rassurer leur nouvelle propriétaire qui se sent plus vivante par leur possession, n’en sont pas moins une supercherie : Félicité reste à jamais une servante que tout vient moquer, jusqu’à l’ironie de son propre prénom. L’objet ne serait donc qu’une compensation, un moyen plus ou moins pratique pour surmonter les épreuves de la vie. Même les personnages les mieux nés, les plus nantis, se les arrachent et croient que leur acquisition a 6 Id. Œuvres II, éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1952, Un cœur simple, p.-617. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 171 le pouvoir de les assurer d’une identité nouvelle ou d’une place confortée. Le lecteur se souvient dans L’Éducation sentimentale de l’achat si symbolique dans lequel se lance Mme Dambreuse, en s’offrant le fameux « petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent » qui avait appartenu tantôt à Marie Arnoux, tantôt à Rosanette. Son enchère lui donne « l’air vainqueur » et pourtant il s’agit d’un simple « bibelot » selon Frédéric, même « pas curieux »… Mais on pouvait « y mettre des lettres d’amour, peut-être 7 ! » Sa possession en fait la maîtresse des secrets du passé, il lui confère, croit-elle, une emprise nouvelle sur Frédéric, sur ses rivales défaites. Tant pis si, dans la réalité, il lui fait perdre définitivement son amant ! Au demeurant, les objets n’appartiennent jamais à personne : ils sont trompeurs parce qu’on se les échange ou qu’on les double. Ils poussent forcément à la méprise. On se souvient, encore, dans L’Éducation sentimentale, toujours, de la fameuse ombrelle que Frédéric casse chez les Arnoux et qu’il se croit obligé de remplacer par « une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine 8 » à l’occasion de l’anniversaire de la maîtresse de maison… Pauvre jeune homme qui n’avait rien compris à l’identité exacte de sa propriétaire, qui met dans l’embarras Marie Arnoux étonnée de ce présent et de son explication et qui s’entendra dire par le mari : « Vous n’êtes guère malin, vous ! » Flaubert sait depuis longtemps l’importance des objets. Tout au long de sa vie, il a rempli sa bibliothèque d’ouvrages dédicacés, précieusement conservés après avoir lu le mot de l’ami ou du confrère. En effet, dans sa matérialité renforcée de l’hommage reçu, le livre a toujours revêtu une valeur particulière : il fait accroire à sa propre existence sociale, il confère peut-être une forme de légitimité tant sociale que personnelle. L’existence bourgeoise ne peut s’affranchir de cadeaux, d’objets précieux, de choses qui offrent une épaisseur à un intérieur en même temps qu’ils rassurent sur sa propre identité. Être le destinataire des attentions d’autrui, c’est se sentir un peu plus - un peu mieux ? - exister pour les autres, et pour soi. Exister, tout est là, en effet,-avec les objets. Ils ont une vie qui dépasse la durée de l’existence humaine. Ils survivent à leurs propriétaires, ils les rappellent aussi, ils leur confèrent en cela comme une sorte d’éternité impossible. Pour un Flaubert particulièrement sentimental, sinon émotif, la mort de ses proches a imposé une épreuve insoutenable. Le vide dont il fait alors l’expérience ne peut s’endurer cependant qu’à condition de se raccrocher à quelques objets. Seuls, ils permettent de surmonter la disparition. Il lui importe peu que leur présence permanente, sous ses yeux, entre ses mains, constitue une autre tromperie, de celles qui aident faussement à dépasser la 7 Id. Œuvres II, op.-cit., L’Éducation sentimentale, pp.-444-445. 8 Ibid., p.-113. 172 Thierry Poyet mort, c’est-à-dire les limites de la condition humaine. Ainsi Flaubert après la disparition de sa sœur-a-t-il besoin de matérialiser à jamais l’être cher : C’est moi qui l’ai fait mouler. […] J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait 9 . Et le même, après la mort de sa mère : Qu’as-tu fait du châle et du chapeau de jardin de ma pauvre maman ? Je les ai cherchés dans le tiroir de la commode et ne les ai pas trouvés. - Car j’aime de temps à autre revoir ces objets, et à rêver dessus. Chez moi, rien ne s’efface 10 . Il est un véritable fétichisme flaubertien qui trouve à s’exprimer en d’autres circonstances aussi, parfois plus érotiques. Ainsi, l’amoureux qui se prive plus ou moins volontairement de la présence physique de sa maîtresse, n’en écrit pas moins à Louise Colet : Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé, et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table ; les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres ; je les relis, je les retouche 11 . Un tel rapport à l’objet, aussi intime, et si caractéristique de ce que la psychiatrie appellera quelques années plus tard une déviance sexuelle, se retrouve bien entendu dans les personnages du romancier. De Charles devenu veuf, Flaubert raconte : Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez, en promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma […] 12 . 9 Flaubert, Gustave. Correspondance, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc pour le dernier volume, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 5 vol., 1973/ 2007. Toutes les citations des lettres de Flaubert renverront désormais à cette édition de référence. Lettre à Maxime Du Camp, 25 mars 1846, t.-1, p.-258. 10 Lettre à sa nièce Caroline, 9 décembre 1876, t.-5, p.-140. 11 Lettre à Louise Colet, 23 août 1846, t.-1, p.-308. 12 Flaubert, Gustave. Œuvres complètes III (1851-1862), éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, Madame Bovary, pp.- 327- 328. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 173 De Frédéric, dans L’Éducation sentimentale, tombé amoureux : Aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue […] il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion 13 . De Marie Arnoux, justement bien compréhensive : Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir 14 . Et les exemples pourraient se multiplier… Les objets sont partout. Ils sont devenus si importants. Ils ne déçoivent pas, eux. Une esthétique en question La poétique de Flaubert a suscité de nombreux commentaires tant pour en définir les contours exacts que pour en montrer les origines réelles, et les représentations se sont superposées les unes aux autres parfois jusque dans l’erreur. Ainsi a-t-on fait de Flaubert un artiste isolé, concepteur d’un roman nouveau, seul dans son coin, alors que le romancier a construit son esthétique aussi au cœur de relations confraternelles et de réseaux successifs d’amis 15 - depuis Alfred Le Poittevin jusqu’aux Goncourt et le groupe de Médan autour de Zola. La réalité de son parcours intellectuel, à considérer à la fois dans les échanges épistolaires de l’écrivain, les écrits mémoriels de ses amis et leurs œuvres respectives, nous offre de nombreuses traces de son évolution, sinon de ses contradictions. C’est pourquoi, avant de passer pour une réalité incontestable, l’image d’un Flaubert érudit, celle du savant qui collecte et lit des centaines d’ouvrages avant de passer à l’écriture, se doit d’être analysée à l’aune des interrogations et des doutes de l’écrivain lui-même dont l’esthétique est restée en balance jusqu’à sa mort. Grâce à sa correspondance, notamment, Flaubert n’a rien tenu secret de la manière dont il a alterné ses œuvres, tantôt contemporaines, tantôt historiques. Est bien connue, par exemple, la raison qui le pousse après Madame Bovary à écrire Salammbô-selon une volonté farouche d’échapper aux réalités du hic et nunc pour se rendre dans un in illo tempore plus confortable : 13 Id. L’Éducation sentimentale, op.-cit., p.-87. 14 Ibid., p.-303. 15 Voir notre ouvrage à paraître dans la collection « Bibliothèque des lettres modernes », Minard : La Gens Flaubert. 174 Thierry Poyet je m’occupe, avant de m’en retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir 16 . Que Flaubert devienne bientôt archéologue, avec Salammbô, au sens strict, pour se reposer des observations déjà effectuées en historien du temps présent- avec Madame Bovary, c’est à croire dès lors qu’on le voit partir à la découverte d’une civilisation oubliée, qui n’a pas même laissée de traces et dont il prétend tout réinventer, ou presque. Ainsi Madame Bovary à peine publié, le voilà qui fanfaronne : Je laboure La Bible de Cahen, Les Origines d’Isidore, Selden et Braunius. Voilà ! J’ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin. - Et bien que tu m’accuses d’ignorance crasse en botanique, je te foutrai une flore tunisienne et méditerranéenne très exacte, mon vieux. - Mais il faut, auparavant, l’apprendre 17 . Ou bien : Moi, dès le commencement d’août, je me mets à Carthage ; j’ai bientôt tout lu. On ne pourra pas, je crois, me prouver que j’ai dit, en fait d’archéologie, des sottises. - C’est déjà beaucoup 18 . Telle est la mission que Flaubert se donne désormais, et de manière systématique : avoir « tout lu ». En l’occurrence, il est question au bout de quelques mois d’une centaine d’ouvrages en plus des dix-huit tomes de la Bible de Cahen. Alors la rédaction même du roman semble sans cesse repoussée, les recherches primant sur l’écriture, avant que, lassé de sa procrastination, il avoue enfin : « Je m’y mets. Ce n’est pas que je sois inspiré le moins du monde, mais j’ai envie de voir ça 19 . » À quoi bon, en effet, prétendre à la fameuse inspiration romantique ? D’ailleurs, s’il ne se sent pas « réellement émotionné par la passion de [s]es héros 20 », il le regrette en vieux romantique désabusé sans pour autant s’inquiéter : sa poétique est passée à d’autres exigences. Pendant des années, il ne cessera plus de mentionner dans les lettres à ses amis le nombre de livres lus et étudiés, la montagne de notes prises sous laquelle il finit par crouler, la dureté d’un travail éprouvant à 16 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, t.-2, p.-691. 17 Lettre à Ernest Feydeau, fin juin ou début juillet 1857, t.-2, p.-740. 18 Lettre à Jules Duplan, début juillet 1857, t.-2, p.-742. 19 Lettre à Jules Duplan, 26 juillet 1857, t.-2, p.-747. 20 Lettre à Ernest Feydeau, 26 juillet ? 1857, t.-2, p.-749. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 175 force d’être interminable. Son objectif, établi avec lucidité, est de parvenir à « s’imaginer une vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables dans un milieu qui est à deux mille ans d’ici 21 . » Un vrai défi d’archéologue ! Et il en fera tout autant avec les textes qui succéderont à Salammbô : pour la Tentation de saint Antoine ou pour les Trois Contes, pour telle ou telle scène de L’Éducation sentimentale, par exemple les pages consacrées à la Révolution de 1848 ou celles qui font le tableau d’une faïencerie 22 ou, bien entendu, au moment d’écrire Bouvard et Pécuchet. Le moindre détail devient utile, nécessaire et même indispensable. L’écriture flaubertienne veut que tout soit vrai, quitte à ce que l’effort pour obtenir le renseignement juste s’affiche disproportionné à l’effet sur le lecteur. Pour lui éviter de faillir, tous les amis chers et les simples connaissances 23 sont mis à contribution. Tour à tour, ils doivent aider le chercheur insatiable. Voilà par exemple Flaubert, à propos de quelques détails sans importance pour le lecteur de base, qui demande à Jules Duplan : Tu n’imagines pas comme ça m’embête ! J’ai donc besoin de savoir : 1°- comment, en juin 1848, on allait de Paris à Fontainebleau ? 2° peutêtre y avait-il quelque tronçon de ligne déjà faite qui servait ? 3° quelles voitures prenait-on ? 4° et où descendaient-elles à Paris 24 ? Quant à Du Camp, il est de son côté chargé de lui rappeler comment se déroulaient les tours de garde, ce qu’étaient les postes de la Garde Nationale, où se trouvait la grosse artillerie 25 … Les débats les plus érudits peuvent s’engager : Flaubert se fait fort de se défendre au mieux contre ses contradicteurs les plus savants. Il se rappellera toujours ses échanges avec Gustave Froehner au moment de Salammbô. Car il se veut définitivement l’archéo- 21 Lettre à Ernest Feydeau, fin novembre 1857, t.-2, p.-783. 22 Il raconte par exemple à sa nièce : « Je suis perdu dans les fabriques de porcelaine. - J’ai passé hier tout mon après-midi avec des ouvriers du faubourg Saint-Antoine et de la barrière du Trône. […] Rentré chez moi, je lis des traités sur les faïences. » Lettre à sa nièce Caroline, 3 février 1866, t.-3, p.-480. 23 Dans son article « La mémoire des images dans L’Éducation sentimentale », Takaschi Kinouchi a montré combien Flaubert avait emprunté jusqu’aux costumes de bal dessinés par Gavarni dans Le Charivari pour décrire le bal costumé chez Rosanette. Toujours à la recherche de la vérité historique tel que le dessinateur avait pu en rendre compte dans un numéro de 1841… Revue Flaubert, n°11-2014, « Flaubert et les arts visuels ». 24 Lettre à Jules Duplan, 2 septembre 1868, t.-3, p.-795. 25 Correspondance Flaubert-Du Camp, éd. Yvan Leclerc, Paris, Flammarion, 2000, lettres du 20 juin 1868, pp.-368-369 et du 1 er octobre 1868, p.-374. 176 Thierry Poyet logue de la littérature : celui qui part à la découverte des objets d’autrefois sans laquelle la création littéraire ne pourrait donc advenir. Au risque de passer pour pédant ? Peut-être bien, lui qui n’est pas sans savoir la réputation qu’on lui prête : on a sur moi une opinion toute faite et que rien ne déracinera (je ne cherche pas, il est vrai, à détromper le monde), à savoir : que je n’ai aucune espèce de sentiment, que je suis un farceur, un coureur de filles (une sorte de Paul de Kock romantique ? ), quelque chose entre le bohème et le pédant 26 . « Entre le bohème et le pédant » : entre le romantique et le réaliste, entre l’écrivain des émotions et l’archéologue de la littérature. Car, si Flaubert invente la littérature moderne faite d’impersonnalité et d’autotélisme, il n’en demeure pas moins que ses certitudes ne sont jamais inébranlables. D’ailleurs, plus souvent qu’à son tour, l’épistolier se montre enclin à se plaindre de ses « recherches fastidieuses 27 ». Usé peut-être, désireux d’une écriture plus facile assurément, il lui arrive même d’envisager une autre littérature. Alors il se rêve autrement qu’en écrivain archéologue. Bientôt, son œuvre aux sources plus hétérogènes qu’on ne l’avait cru s’écrira entre savoirs acquis, inventions pures et opinions personnelles, comme si les expressions factuelles, fictives et idéologiques rivalisaient au cœur de l’opération de création. Sans aucun doute, la problématique de la démarche archéologique revient à interroger la réalité des conditions d’émergence de la poétique flaubertienne. D’où naît l’imaginaire flaubertien ? Dans le savoir et le passé ; dans l’imaginaire personnel d’un présent reconfiguré ou dans une opinion entre politique et idéologie pour des lendemains revus et corrigés ? Il convient désormais de prendre en compte toute la complexité de l’entreprise de création littéraire : chez Flaubert, la connaissance érudite ne constitue pas les fondations exclusives du roman à bâtir, contrairement à ce que laisse accroire un mythe bien entretenu. Les thuriféraires aveuglés n’ont pas toujours raison. Il arrive au contraire que les motivations du Maître se situent bien loin de la recherche savante. Le souvenir personnel dans ce qu’il a de plus subjectif - inventé ? - au sein des œuvres de jeunesse autobiographiques ; la primeur accordée aux impressions personnelles dans les récits de voyage ; la gratuité du fait divers à l’origine de Madame Bovary ou encore la volonté de clamer des opinions personnelles notamment politiques dans L’Éducation sentimentale, multiplient ainsi les sources de création de l’œuvre littéraire. Elles la retranchent au seul rendu du réel, 26 Lettre à Amélie Bosquet, novembre 1859, t.-3, p.-60. 27 Lettre à George Sand, 12 juin 1867, t.-3, p.-653. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 177 à l’expression de la vérité historique ou au témoignage indiscutable sur des civilisations disparues. Si Flaubert cultive l’image du chercheur et du savant, derrière son imposante bibliographie préparatoire, s’il revendique sans cesse l’objectivité de son écriture, s’il condamne au nom d’une gratuité insupportable les romans de Stendhal et les œuvres faciles d’un Scribe ou d’un Feuillet, c’est prisonnier d’une scénographie auctoriale. Celle-ci a fait de lui le chef de l’école réaliste et l’a imposé en maître de la modernité littéraire alors même que tout se serait déroulé contre son gré (si l’on le croit) et sa propre sensibilité (il est resté un romantique acharné pour qui la recherche érudite n’est qu’une posture afin de mieux dissimuler un moi encombrant). Le même Flaubert n’a-t-il pas écrit à Guillaume Froehner, au début de sa fameuse longue lettre : « Je n’ai, Monsieur, nulle prétention à l’archéologie 28 » ? Sans conteste, la poétique de Flaubert n’en finit plus d’apparaître complexe et la question de l’archéologie est peut-être la première frappée par cet esprit de contradiction. Quoi qu’il en soit, et même s’il s’en montre particulièrement fier, Flaubert n’aboutit à rien en ayant remporté le défi qu’il s’était lancé et qu’il résume de cette formule à propos de Salammbô : « Au reste, je ne distingue plus maintenant dans mon livre, les conjectures des sources authentiques 29 . » Belle gageure 30 en effet, mais après ? Un tel résultat ne saurait le satisfaire longtemps. Né au nord, il a le tempérament chaud des gens du sud qui aiment à crier contre leur temps. Il ne peut s’empêcher de dire à chacun ses quatre vérités, il aime à proclamer sa propre philosophie. Écrire ne peut être, toujours, un absolu : il a envie, aussi, d’écrire pour quelque chose ou, mieux encore, contre quelqu’un. 28 Lettre à Guillaume Froehner, 21 janvier 1863, t.-3, p.-293. 29 Lettre à Félicien de Saulcy, 18-19 décembre 1862, t.-3, p.-274. 30 C’est cette gageure que Martine Lavaud a justement définie en introduction de l’ouvrage qu’elle a dirigé, La plume et la pierre. L’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, lorsqu’elle explique : - « L’archéofiction pourrait donc être une mystification artistique élaborée sur la base d’un savoir effectif, mais perverti au point de risquer le sophisme narratif. Hantise, imposture ou risque calculé, la transgression de la frontière du savoir est certes au cœur de l’archéofiction sans doute peuplée de chimères qui parfois s’ignorent […] Mais il semble que l’idée de « chimère » mette trop rapidement au second plan une quête obsessionnelle du savoir dont bénéficient certains romans, comme celui de Flaubert […] Chez lui, se moquer de l’archéologie n’est possible qu’après ingestion complète d’une information qui, justement, s’avère digne d’un archéologue minutieux : la boutade signale alors une étape de ce qui, dans le processus d’innutrition, relève moins de la transgression que du dépassement pour accéder à la catégorie du plausible, et si possible à celle du probable » (Nîmes, Lucie Éditions, 2007, pp.-16-17) Mais n’oublions jamais que, pour Flaubert, il n’en allait là que d’une gageure ! 178 Thierry Poyet Étudions d’un peu plus près ses intentions avec L’Éducation sentimentale. La première définition de son projet tient en ces mots, bien connus : Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive 31 . Aucune place, donc, pour une quelconque dimension archéologique dans un pareil projet. Quelques jours plus tard, dans le même esprit, il définit d’ailleurs le « but de l’art [comme] l’exaltation vague » et déplore que la mode soit en son temps aux « exigences scientifiques 32 ». Il lui arrive d’expliquer : « Je veux représenter un état psychologique - vrai selon moi - et non encore décrit 33 . » Ou bien encore : Je voudrais bien que mon futur roman pût vous amuser ! Il est entrepris pour apitoyer un peu sur ces pauvres hommes tant méconnus, et prouver aux dames combien ils sont timides 34 . L’art littéraire ne serait plus à l’empilement des savoirs. La subjectivité de l’écrivain pourrait l’emporter. Une thèse est à défendre, une opinion personnelle à professer. Le temps des recherches sans fin aurait-il déjà lassé l’écrivain ? Ce qui est certain, c’est que Flaubert s’interroge sur ce qu’il doit écrire ou bien taire. Sand prétend-elle qu’il n’a d’opinion sur rien d’autre que le Beau ? Il lui répond : Ah ! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher de faire des phrases harmonieuses en évitant les assonances, que je n’ai pas, moi aussi, mes petits jugements sur les choses de ce monde ? Mais il pense encore, vieux réflexe de savant, qu’il devra peut-être les taire et il ajoute- alors à regret : « et même je crèverai enragé de ne pas les dire 35 . » Une concession ? Pas vraiment puisque son nouveau projet devient le suivant : ne pas clamer ses opinions mais savoir, malgré tout, dans son roman, les révolter toutes comme il s’en vante dans une lettre à son amie, Amélie Bosquet, du 17 février 1867 36 . Le temps n’est plus à la parade du savoir : peut s’imposer celui de la colère et du cri. Ainsi, alors qu’il a bien avancé dans la rédaction de L’Éducation sentimentale, il explique tout 31 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864, t.-3, p.-409. 32 Lettre à Edma Roger des Genettes, fin novembre 1864, t.-3, p.-416. 33 Lettre à Alfred Maury, 20 août 1866, t.-3, p.-518. 34 Lettre à la Princesse Mathilde, 31 août 1866, t.-3, p.-523. 35 Lettre à George Sand, 29 septembre 1866, t.-3, p.-537. Voir également la lettre à la même du 5 décembre 1866, t.-3, pp.-574-575. 36 Il répète la même chose à George Sand, le 19 septembre 1868, t.-3, p.-805. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 179 heureux d’avoir rompu avec une stricte dimension scientifique : « Je me ferai encore bien voir avec celui-là ! N’importe, il faut avant tout : défendre la Justice, engueuler l’Autorité, - et Ahurir les Bourgeois 37 . » Un Flaubert engagé et politique plutôt qu’archéologue ? De la distanciation : la postérité et les minores À travers l’exemple de Bouvard et Pécuchet, il faut essayer aussi d’aborder la notion de distance chère à la création flaubertienne. La démarche du romancier, pour ce texte, est bien connue : elle porte à son paroxysme l’entreprise du chercheur et minimise au fond, en tout cas dans la gestion du temps par exemple, l’exercice d’écriture. Pourtant, l’inachèvement de l’œuvre interroge la pratique archéologique : au lieu de donner naissance à une nouvelle littérature, n’est-elle pas responsable d’une sorte d’avortement, du moins d’une mort précoce du texte qui disparaît avant même de naître complètement ? Comme toutes les formes de rage, celle de la description serait donc dangereuse. Le risque existe : la suprématie de l’objet peut noyer le sujet, atténuer la portée du roman, perdre le lecteur. En ce cas, Flaubert archéologue de la littérature, ce serait un Flaubert condamné au silence. Le romancier se serait perdu à trop chercher… On connaît chez Flaubert son refus initial mais récurrent de l’édition, son mépris du lecteur, sa hantise du livre abandonné à l’Autre et ses peurs posent la question du mobile de la démarche archéologique : quand le romancier se fait archéologue, le fait-il au nom du savoir qu’il cherche, en érudit, ou d’une conception sacralisante de l’œuvre littéraire qui veillerait à retarder le temps de l’écriture, pour mieux maintenir l’œuvre littéraire en gestation, donc à l’état d’idée ? C’est-à-dire un idéal ? Selon cette deuxième hypothèse, Flaubert aurait donc volontairement laissé son fameux Dictionnaire des Idées reçues phagocyter le projet Bouvard et Pécuchet. Il en aurait fait une œuvre dans l’œuvre, un ver dans le fruit qui rend la priorité à l’expression du subjectif par le choix arbitraire des citations, les condamnations sans appel ou l’idéologie contestataire et totalisatrice qui s’y exprime. Il l’aurait développé pour détruire par sa séduction et son charme l’entreprise de l’écrivain-archéologue prétendument en train de se faire chercheur et savant. Au fond, les deux comparses, Bouvard et Pécuchet, s’offrent un peu comme les clones du romancier lui-même. Alors qu’ils n’ont pas été élus aux meilleures places de la société - ils ne sont que des employés de bureau - un peu comme Flaubert n’est pas l’héritier immédiat de son père selon une lecture sartrienne - ni l’aîné, ni le chirurgien-en-chef de l’Hôtel-Dieu, 37 Lettre à Jules Duplan, 11 octobre 1867, t.-3, p.-695. 180 Thierry Poyet contrairement à son frère -, ils cherchent leur grandeur dans le Savoir. Comparés aux autres villageois, ils sont admirables par leur soif de curiosité intellectuelle ; confrontés à la difficulté de l’autodidactisme, ils sont ridicules. Et Flaubert ? Sa manière de mener l’enquête avant d’écrire la moindre page le grandit auprès de ses amis, stupéfaits et admiratifs devant tant de travail, de courage et d’abnégation. Sa lenteur à écrire, le résultat obtenu - quel est le vrai succès de Salammbô sans la publicité faite par l’Impératrice désireuse de porter une robe telle que le romancier l’a décrite ? - ou encore les débats suscités poussent cependant ses confrères à se méfier d’une pareille manière de faire et même à la rejeter. Comme Bouvard et Pécuchet, Flaubert s’isole. Pour les deux compères, l’aventure archéologique est un nouvel échec avant d’autres qui suivront. Pour le romancier, l’esthétique de la démarche archéologique constitue une impasse : elle conduit vers de derniers retranchements où personne ne le suit. C’est peut-être dans sa correspondance avec Hippolyte Taine que Flaubert a le mieux expliqué sa propre démarche créatrice. On sait que Maxime Du Camp théorisera un peu plus tard, dans ses Souvenirs littéraires, une esthétique de l’écriture myope, celle d’un écrivain qui place sous la loupe de ses mots et de son style ce qu’il ne peut peindre en une fresque qui embrasserait large ; il en fait une sorte d’handicapé, en quelque sorte incapable d’une vision panoramique, interdit au grand angle seul pourtant susceptible de donner sens à l’agencement des choses. Ce procédé est cependant bien simple : c’est par l’accumulation, par la superposition et la précision des détails qu’il est arrivé à la puissance. Ce procédé est physiologique : c’est le procédé des myopes qui voient les choses les unes après les autres, très nettement, et qui les décrivent successivement. Toute la littérature d’imagination peut se diviser en deux écoles distinctes, l’école des myopes et l’école des presbytes. Les myopes voient par le menu, étudient chaque contour, donnent de l’importance à chaque chose parce que chaque chose leur apparaît isolément ; autour d’eux il y a une sorte de nuage, sur lequel se détache dans une proportion qui semble excessive l’objet qu’ils aperçoivent ; on dirait qu’ils ont un microscope dans l’œil où tout se grossit ; la description de Venise, vue du haut du campanile de Saint-Marc, la description du château de la Misère dans le Capitaine Fracasse, toutes deux faites par Théophile Gautier, sont le produit admirable de la vision myope 38 . 38 Du Camp, Maxime. Souvenirs littéraires, Paris, Aubier, 1994, pp.- 448-449. Il avait expliqué plus tôt : « Il avait dans l’esprit je ne sais quelle force lenticulaire qui grossissait les choses qu’il regardait à distance ; dès qu’il les saisissait, il s’en dégoûtait, car alors il les voyait dans des proportions amoindries. » (p.-279) « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 181 Flaubert, pour sa part, préfère évoquer « l’hallucination artistique ». Il explique : Dans l’hallucination artistique, le tableau n’est pas bien limité, quelque précis qu’il soit. Ainsi je vois parfaitement un meuble, une figure, un coin de paysage. Mais cela flotte, cela est suspendu, ça se trouve je ne sais où. Ça existe seul et sans rapport avec le reste, tandis que, dans la réalité, quand je regarde un fauteuil ou un arbre, je vois en même temps les autres meubles de ma chambre, les autres arbres du jardin, ou tout au moins je perçois vaguement qu’ils existent. L’hallucination artistique ne peut porter sur un grand espace, se mouvoir dans un cadre très large. Alors on tombe dans la rêverie et on revient au calme. C’est même toujours comme cela que cela finit 39 . Voilà donc comment les objets auraient pris, à la fin, toute la place par le jeu même de cette « hallucination artistique ». L’obsession bientôt infernale du détail aurait retranché l’individu regardant à l’ensemble du réel : elle aurait isolé à la fois les choses et les gens. Une écriture du particulier, en quelque sorte. L’originalité du style et donc du récit tiendrait à cette manière spéciale de voir pour qui a toujours considéré un livre comme « une manière de vivre dans un milieu quelconque 40 . » Flaubert avait également expliqué au même Taine qu’une telle poétique oblige l’écrivain à éliminer beaucoup.-Dans l’accumulation des observations toutes plus détaillées les unes que les autres, Flaubert, à la relecture, n’a jamais vu que tout ce qu’il avait dû abandonner pour parvenir au roman. Il aurait donc souffert d’être devenu l’archéologue-romancier obligé de retrancher sous peine de n’être plus qu’une sorte de dresseur de listes, un auteur de descriptions d’objets à la manière peut-être d’un commissairepriseur dans une vente aux enchères ! Ainsi à propos de Madame Bovary, il confiait : « Il y a bien des détails que je n’écris pas. […] Dans le passage que j’écris immédiatement je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot 41 . » Or, il convient de s’arrêter sur une telle conception de la création romanesque. La relation à l’objet ainsi définie traduit un véritable type de rapport au monde. L’écrivain flaubertien se définit comme celui qui isole et singularise : du magma des choses qui entourent l’individu, il extrait nécessairement un élément sur lequel son regard se concentre jusqu’à parvenir à une focalisation absolue. Il ne peut en aller autrement : il ne sait pas regarder sans cette concentration ultime. Plus rien alors n’existe et dans cette sorte de mise à l’écart de l’objet, par son appréhension sans équivalent, 39 Lettre à Hippolyte Taine, 1 er décembre 1866, t.-3, p.-573. 40 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 26 décembre 1858, t.-2, p.-846. 41 Lettre à Hippolyte Taine, 20 novembre 1866, t.-3, p.-562. 182 Thierry Poyet se dit une sorte d’élection. Celui-là seul vaut d’être observé tandis que le reste se perd dans un flou qui n’a rien d’artistique et signifie au contraire un rejet de l’extérieur. C’est une relation unique qui se met systématiquement en place quand le regard ne sait pas tout prendre en compte et qu’une description d’ensemble est même considérée comme une sorte de maladresse ou de survol de la réalité. Pour Flaubert, les choses ne peuvent s’appréhender qu’au singulier : une chose pour une conscience, une conscience pour une chose ainsi distincte et distinguée. Car il s’agit d’élever l’objet à une hauteur nouvelle, une supériorité que lui donne seul le regard du romancier et sans lequel ledit objet, justement, n’aurait pas d’existence spécifique. La relation à l’Autre se construit d’ailleurs de la même manière. L’observateur, c’est-à-dire le romancier, tire de la masse : il extrait l’individu du groupe de ses semblables, il fait advenir le personnage. Il insuffle l’étincelle de vie un peu à la manière de Dieu tendant son index vers Adam. La force symbolique et esthétique d’une telle conception de la création romanesque va sans dire. Bien sûr, Du Camp n’explique rien d’autre avec sa théorie de l’écriture myope : le myope, aussi, pour mieux distinguer un objet ou un individu dans une masse ou un groupe, focalise toute son attention, concentre son esprit et bande ses forces sur le seul objet ou individu en question. Il extrait, isole et singularise aussi. Mais une telle explication, forcément, est bien réductrice. Là où Du Camp évoque un handicap, pour le moins une incapacité à faire autrement, Flaubert met en avant une manière d’être, un rapport au monde, une force peut-être supérieure. Or, pour mieux comprendre l’esthétique flaubertienne, il faut justement prendre en compte celle d’un Du Camp ou plutôt celle des minores qui ont entouré le maître de Croisset. Ont-ils, dans leurs œuvres, fait montre d’une autre esthétique, d’un autre rapport à l’objet ? Le cas de deux confrères et amis, très proches de Flaubert, Ernest Feydeau et Maxime Du Camp, sera instructif : le premier pour son parcours étonnant qui, d’homme de Bourse et d’archéologue, justement, en fait bientôt un romancier couru ; le second pour une évolution tout aussi rare, mais inverse, qui transforme bientôt le littérateur reconnu, romancier, nouvelliste et poète, en historien et en sociologue exilé de la République des Lettres. Comme si, pour les deux amis de Flaubert avec lesquels les conversations ont été nombreuses tant en matière de poétique(s) que de postures, la question de la contribution de la démarche dite archéologique à la genèse de la littérature moderne, avait dû être tranchée une fois pour toutes-dans la proclamation définitive que littérature et archéologie n’allaient pas de pair ! Ces deux exemples interrogent de l’extérieur le parcours flaubertien : ils en révèlent surtout les revirements. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 183 En réalité, les deux minores ne veulent pas d’une littérature savante qui ne puisse advenir qu’au prix de recherches interminables. Ils craignent qu’une telle démarche ne tue l’émotion. Ils préfèrent écrire à l’instinct - et à l’instant -, en quête d’émotion. Peut-être ont-ils pensé, avant Michel Brix, que la poétique prônée par Flaubert, en « Attila du roman », risquait de détruire la littérature… Alors ils relèvent le défi du pathos, ils ne se privent pas de coups de théâtre : ils jouent la carte du sensible et il peut leur arriver de le revendiquer. Du Camp, par exemple, reprochera à Flaubert et à leur ami Bouilhet d’avoir imposé leur culte de l’impersonnalité en littérature comme l’aboutissement de la malheureuse démarche archéologique : Les grands intérêts humains leur ont paru indifférents. Dans l’antiquité, dans le moyen âge, dans la renaissance, dans les temps modernes, ils n’ont admiré que les formes, c’est-à-dire les apparences 42 . Du Camp et Feydeau sont-ils des écrivains réalistes ? On l’a dit de Feydeau, on pourrait le penser de Du Camp qui fait la part si belle à l’inspiration autobiographique. Pourtant, l’objet, chez eux, n’est là qu’à titre d’« effet de réel » selon la formule de Roland Barthes : l’exactitude ne leur importe guère. Le détail apparaît pour que « ça » fasse vrai, jamais par souci de rigueur scientifique. Ils refusent de se perdre dans une recherche archéologique. Ils ne croient pas en la nécessité, pour la création littéraire, de se mettre en accord avec la vérité historique. Si « le XIX e siècle est l’âge de la matière 43 » comme le prétend Ernest Feydeau, alors ce serait une terrible méprise pour Flaubert qu’un artiste comme lui succombe à la tentation des objets car il tomberait alors, avec ses contemporains, dans un art utile. Et n’est-ce pas précisément ce que le Maître a justement refusé depuis toujours ? D’ailleurs, Feydeau l’explique bien : l’attention portée aux choses n’est que la conséquence d’une époque trop matérialiste. Les artistes en victimes… Pourquoi seraient-ils restés purs, élevés, détachés de la matière et des sens, quand le reste de l’humanité s’y enfonçait tout d’un bloc ? C’est au siècle, au siècle tout seul, qu’incombe la responsabilité du réalisme 44 . Rien n’est simple et ces contradictions-là seront à la fois celles de Flaubert et d’un art rénové - par ses soins. La littérature moderne, celle de l’autotélisme, n’en a pas fini, après Flaubert, d’interroger la place et le poids des choses, de Pérec et Ponge jusqu’aux tenants du Nouveau Roman. 42 Du Camp, Maxime. Souvenirs littéraires, op.-cit., p.-577. 43 Feydeau, Ernest. Un début à l’opéra, « préface », Paris, Lévy, 1871 [4 ème éd.], p.-XLVII. 44 Ibid., p.-XLIX. 184 Thierry Poyet Piqué au vif, touché là où ça fait mal, Flaubert ne cessera plus de tenir pour négligeables les œuvres de ses amis puisqu’elles ne se sont pas confrontées à la difficulté de la démarche archéologique. Il est trop facile de faire la leçon sans s’être sali les mains. Alors, comme lancé en pleine contreattaque, Flaubert reprochera à ses amis de ne le suivre ni dans sa critique de l’époque - son matérialisme - ni dans son inclination pour la démarche archéologique et la peinture obstinée des choses. Il les condamnera pour ce qui lui apparaît comme de la légèreté. Bientôt, il n’aura plus qu’un seul compliment pour son ami Feydeau : ses livres ont le charme d’être « amusants »… Il en est persuadé : chez Feydeau et Du Camp, le Beau et le Vrai ne se confondent pas en leurs œuvres incapables d’illustrer le Beau puisque le Vrai y fait défaut. Et ses jugements sans concession, avec le temps, deviendront mises à mort esthétiques teintées de mépris. Drapé dans sa bonne conscience et gonflé d’autorité sous l’effet de l’admiration de quelques pairs, de Zola à Maupassant notamment, Flaubert refuse désormais d’entendre les inquiétudes des minores accablés de ce que « les objets familiers cessent de renvoyer à l’Homme pour découvrir leur indépendance essentielle 45 . » Pour son propre compte, pourtant, Flaubert n’a rien résolu. À la fin de sa vie, il continue de penser comme après Madame Bovary : « Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment par des élans d’idéalisme 46 ». Il ne se tient pas si loin d’un Du Camp ou d’un Feydeau ! Ce n’est peut-être que par bravade qu’après Bouvard et Pécuchet, il a prévu de se mettre à son fameux récit du Combat des Thermopyles, qui lui tient à cœur depuis si longtemps. La démarche archéologique, une fois encore convoquée, pour écrire un nouveau roman tout aussi archéologique que Salammbô ! Une manière d’enfoncer le clou même si ses amis sont morts - Feydeau - ou qu’ils ont abandonné la littérature - Du Camp : ne faut-il pas toujours faire la leçon aux jeunes impétrants, petits-naturalistes et consorts ? Qui, cependant, suivra Flaubert ? Probablement personne, et aucune œuvre de renom ne sortira d’une pareille poétique. C’est « la faute à Flaubert » comme l’explique Michel Brix qui prétend sans demi-mesure : L’écrivain normand a donné à l’esthétique romanesque une série d’orientations qui sont devenus en France des dogmes et qui ont eu pour résultat d’éloigner de la littérature le grand public, lassé d’une production qui ne prend plus en compte ses demandes traditionnelles. Aujourd’hui, les écrivains, et notamment les romanciers, […] dépourvus d’inspiration véritable […] cherchent la matière de leurs récits dans les bibliothèques 45 Philippot, Didier. Vérité des choses, mensonge de l’homme dans Madame Bovary de Flaubert, Paris, Champion, 1997, p.-34. 46 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 février 1859, t.-3, p.-16. « Quelque chose entre le bohème et le pédant » 185 ou dans leurs souvenirs personnels ; tout autant dépourvus d’originalité, ils pensent pouvoir y remédier par des raffinements formels qui - à leurs yeux - doivent les placer hors de pair (il est courant d’entendre les auteurs contemporains décréter sentencieusement, et absurdement, que le sujet de leurs livres, c’est l’Écriture) 47 . Au fond, comme on vient de le voir, Flaubert, lui-même, s’était plaint depuis longtemps des difficultés insolubles de son esthétique, que Michel Brix a réduit donc à du « Balzac en blague »- expliquant que, chez l’aîné, « la description redouble, éclaire, approfondit l’intrigue 48 » tandis que sa fonction serait plus obscure chez le second. C’est pourquoi notre conclusion sera sans appel au risque de la polémique : pour nous, et quoi qu’en dise une imagerie facile et hâtive, le parcours de Flaubert rend compte tout à la fois de la naissance et de la mort de l’écrivain-chercheur. En 1880, la démarche archéologique est déjà condamnée à n’être qu’un vestige de la longue histoire de la poétique française. 47 Brix, Michel. L’Attila du roman, Paris, Champion, coll. « Essais », 2010, p.-187. 48 Ibid., p.-81.