eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Un dieu errant: Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIXe siècle

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Cecila Hurley
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) Un dieu errant : Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle Cecilia Hurley À la fin de l’année 1862, deux articles paraissent dans deux périodiques influents. Tous deux critiquent le roman Salammbô de Flaubert. Charles- Augustin Sainte-Beuve y consacre trois livraisons dans Le Constitutionnel, et ce long essai attaque le livre avec mesure mais grande précision 1 . Sainte- Beuve reconnaît le talent considérable de Flaubert, mais regrette que ce talent soit gâché sur un sujet peu propre à le mettre en valeur. Sainte-Beuve loue la maîtrise de la langue française comme l’excellence du style. Il ne conteste pas la connaissance, par l’auteur, de sa matière : le texte de Flaubert atteste en effet de sa vaste érudition. Une recherche historique méticuleuse a permis de recréer l’atmosphère de Carthage, dans un moment dramatique inspiré par le livre I des Histoires de Polybe. Et pourtant, selon Sainte-Beuve, cet étalage de connaissances compromet la réputation du livre en trahissant un auteur trop conscient de ses connaissances historiques, et trop axé sur la reconstitution d’une période éloignée. Sainte-Beuve y voit un paradoxe : Flaubert a sans doute échoué - et le critique n’en fait pas mystère - justement parce qu’il a tenté de ressusciter l’antiquité. Sainte-Beuve oppose l’œuvre de Flaubert à celle du maître du roman historique, Walter Scott. Ce dernier sait - dans Ivanhoe par exemple - développer un cadre, un contexte bien plus familier à son auteur. Scott, pour Sainte-Beuve, était entouré par l’histoire qu’il narrait, par les traditions et coutumes qu’il décrivait. C’est en ce point que réside la faiblesse de Salammbô. L’antiquité fournit, pour Sainte-Beuve, un thème très inadéquat pour un « roman historique » parce que ce genre « suppose l’entière familiarité et l’affinité avec le sujet. 2 » 1 Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Le Constitutionnel, 8, 15 et 22 décembre 1862. Voir Jacques Neefs, « Salammbô, textes critiques », Littérature, 15 (1974), pp.-52-64 ; Saminadayar-Perrin, Corinne. « Salammbô et la querelle du ‘roman archéologique’ », Revue d’histoire littéraire de la France, 111/ 3 (2011), pp.- 605-620 ; Strong, Isabelle « Deciphering the ‘Salammbô’ Dossier : Appendix 4 of the ‘Club De l’Honnête Homme’ Edition », The Modern Language Review, 72/ 3 (1977), pp.-538-554. 2 Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Le Constitutionnel, 22 décembre 1862. Quelques lignes plus tard il fait allusion au « roman archéologique ». 188 Cecilia Hurley Exactement à la même époque, le jeune archéologue Wilhelm (Guillaume) Froehner, un Allemand qui vient d’entrer au Louvre comme attaché au département des Antiquités, publie un texte dans la Revue contemporaine 3 . Intitulé « Le roman archéologique en France », l’article analyse Salammbô, Le Roman de la momie par Théophile Gautier et la Promenade dans les galeries du Musée Napoléon III par Ernest Desjardins 4 . Froehner ne se montre pas moins critique que Sainte-Beuve. Il décrit Salammbô comme « la fille naturelle des Misérables et du musée Campana. 5 » Comme Sainte-Beuve, Froehner ne dénie pas les qualités du roman de Flaubert : des idées colossales, des phrases sublimes, mais un langage forcé, des épisodes recherchés. La nouvelle est remplie de détails archéologiques, que Froehner attribue à l’impact du Musée Campana, une institution qui a offert au public un vaste dépôt d’objets et d’œuvres d’art. Seul le plus discipliné des auteurs - et ici, Froehner cite Desjardins - peut offrir un compte-rendu ordonné d’une telle masse d’objets exposés. Pour un auteur comme Flaubert, le désir de corroborer sa narration avec des faits archéologiques tirés de la collection Campana apparaît trop clairement. L’auteur tombe dans une chausse-trappe, car le « roman est devenu un magasin. 6 » Et parce que Froehner est un archéologue, il repère toutes les fautes, tous les anachronismes saillants dans le roman, surtout dans la description de Carthage. Froehner se montre à peine moins critique à l’égard de Gautier, dont le roman a paru quatre ans auparavant. Sa conclusion est simple : Flaubert deviendra célèbre pour avoir écrit Madame Bovary, et Gautier, pour son Voyage en Espagne. Comme Sainte-Beuve, Froehner en profite pour mettre en doute le mérite intrinsèque des romans archéologiques. Il ne compare pas ces œuvres avec les romans construits sur une histoire plus récente, comme ceux de Walter Scott ou, en France, ceux de Victor Hugo. Il se concentre sur des romans consacrés à l’antiquité qu’il dénigre en bloc. Ainsi, le Voyage d’Anacharsis écrit par l’abbé Barthélemy a sans doute été un best-seller durant la Révolution française et bien après, mais Froehner y 3 Sur Froehner voir : Hellmann, Marie-Christine. Wilhelm Froehner, Paris, Bibliothèque nationale, 1982 ; Hellmann, Marie-Christine. « Wilhelm Froehner, un collectionneur pas comme les autres », dans Anne-France Laurens, Krzysztof Pomian (dir.), L’Anticomanie, la collection d’antiquités aux XVIII e et XIX e siècles, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1992, pp.-251-264. 4 Froehner, Wilhelm. « Le Roman archéologique en France », Revue contemporaine,-1862, 11 ème année, t.-30 (LXV de la collection), pp.-853-870 (15 décembre 1862). 5 Ibid., p.-855. 6 Ibid., p.-857. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 189 reconnaît « une des terreurs de notre jeunesse » 7 . D’autres auteurs ont tenté d’investir ce genre, mais sans doute parce qu’ils sont en panne d’inspiration lorsqu’ils traitent d’une matière contemporaine : « Les romanciers, mécontents de leurs ressources restreintes ou épuisées, ont plus d’une fois empiété sur le domaine de la science, quelques-uns avec talent, rarement avec le même talent que l’auteur des Derniers jours de Pompéi. 8 » Froehner ne précise pas s’il s’agit ici de l’œuvre originale écrite par Edward Bulwer Lytton, une fiction qui parut en anglais en 1834, - elle est inspirée par une peinture due au pinceau de Karl Briullov, commandée par le prince Anatole Demidoff et offerte au tsar Nicolas I er - ou une version française dérivée, due à Adrien Lemercier, et portant le même titre, ‘Imité de Bulwer’ 9 . Curieusement, Froehner ne mentionne pas un autre roman qui paraît juste après le texte de Gautier. Car à la fin de l’année 1858, une fiction en quatre parties, sous le titre Le Dieu Pepetius est sérialisée dans les colonnes de la Revue contemporaine. Son auteur est Paul Lacroix (1807-1884), aussi connu sous le pseudonyme de ‘bibliophile Jacob’. Cet homme, bibliographe et éditeur de textes, occupe la fonction de bibliothécaire de l’Arsenal 10 . Auteur fécond, il multiple les études historiques, mais aussi les romans historiques. A ces titres divers, il est crédité pour avoir contribué à la popularité du goût pour le moyen âge 11 . Le roman Pepetius constitue un nouveau départ pour Lacroix - c’est un roman qui traite de l’antiquité classique - un roman archéologique. Peut-être Froehner n’a-t-il tout simplement pas lu le roman de Lacroix ? L’explication tente par sa simplicité, mais ne paraît pas vraisem- 7 Ibid., p.-854 ; Silver, Marie-France. « La Grèce dans le roman français de l’époque révolutionnaire : Le voyage du jeune Anacharsis en Grèce au IV e siècle avant l’ère vulgaire », Man and Nature/ L’homme et la nature, 9, 1990, pp.-145-155. 8 Froehner, « Le Roman archéologique », op.- cit. (note 4), p.- 854. Pour les romans de ce genre, voir : Kapor, Vladimir. « La vogue des archéofictions au XIX e siècle : le passé ressuscité et le passé interprété », Nottingham French Studies 51/ 1 (2012), pp.- 54-65 ; Éric Perrin-Saminadayar (dir.), Rêver l’archéologie au XIXe siècle : de la science à l’imaginaire, Saint-Etienne, PUSE, 2001 ; et Martine Lavaud (dir.), La Plume et la pierre : l’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007. 9 Bulwer Lytton, Edward. The Last Days of Pompeii, London, Routledge, 1834 ; Lytton, Edward Bulwer. Les Derniers jours de Pompéi, édition revue par M. Amédée Pichot, 2 vol., Paris, Fournier, 1834 ; Lemercier, Adrien. Les Derniers jours de Pompeï. Imité de Bulwer, Tours, A. Mame et Cie, 1840. Le tableau se trouve maintenant au State Russian Museum à St. Petersbourg. 10 Adamy, Paule. Paul Lacroix : l’homme aux 25000 livres, 1806-1884, Bassac, Plein chant, 2015. 11 Il rédige plusieurs romans historiques dont l’action se déroule sur un fonds moyenâgeux. Voir Aude Déruelle. « Le roman historique selon le bibliophile Jacob », Œuvres & Critiques, 39/ 1 (2014), Le roman historique français, pp.-27-42. 190 Cecilia Hurley blable ; l’auteur a sûrement eu connaissance de ce feuilleton paru dans les colonnes de la Revue contemporaine, à peine quatre ans avant la parution de son propre article. Peut-être se sent-il moins concerné par un détail capital pour notre compréhension du genre du « roman archéologique ». Lacroix se déclare auteur d’un tel type de roman, mais contrairement à un Gautier ou à un Flaubert, il n’adhère pas aux éléments fondamentaux propres au genre. Lacroix ne demande pas à son lecteur de traverser les époques, ni de se projeter dans un temps ou dans un pays lointain pour devenir le témoin d’un passé reculé. Car le lieu d’action et le temps d’action chez Lacroix dans Le Dieu Pepetius restent résolument contemporains. Contrairement aux lecteurs d’un Gautier ou d’un Flaubert, ceux qui lisent le texte de Lacroix sont transportés sur une scène qui leur est beaucoup plus familière - la Rome moderne. Des lecteurs de la Revue contemporaine ont pu sillonner les rues et les vicoli de Rome ; la ville leur est familière par des récits, des descriptions, la littérature. De même, les personnages leur sont beaucoup plus familiers - des contemporains, aux traits bien dessinés, actifs dans une série de scenarios familiers. Lacroix a rédigé un roman qui traite de l’archéologie et des archéologues, et surtout, qui met en scène la fascination de ses contemporains pour l’archéologie, génératrice d’un immense imaginaire collectif. En d’autres termes, il s’agit d’un roman archéologique qui réfléchit sur l’imaginaire lié à la discipline de l’archéologie à l’ère contemporaine. Comment résumer le scénario du Dieu Pepetius ? Un aristocrate anglais, Sir Olivier Crawfurt, vient d’arriver à Rome où il consacre ses journées à la contemplation d’une seule et unique statue antique, récemment découverte et conservée au Musée étrusque des Musées du Vatican - le dieu Pepetius. Crawfurt, lui-même propriétaire d’une collection d’antiquités, éprouve une véritable fascination maladive pour cet objet, qui génère en lui un comportement pathologique. Il exige - et obtient, grâce à la complicité du gardien, Balettini - un rapport exclusif avec cette divinité. La salle où est exhibée la statue reste fermée à tous les autres visiteurs ; Crawfurt peut donc se livrer à une contemplation ininterrompue de l’objet de sa convoitise. Pas question de partager son admiration avec d’autres curieux. Mais ce rapport d’exclusivité réclame des sacrifices à Crawfurt. En arrivant le matin dans les Musées du Vatican, il se dirige directement vers le Musée étrusque, installé dans une série de salles derrière le Musée des Sculptures. Il traverse à grandes enjambées les parquets des galeries, et ne se permet même pas le moindre coup d’œil sur le Laocoon, ni sur l’Apollon, ni encore sur le célèbre Torse. Son amour pour un objet unique l’incite même à rendre visite au cardinal responsable des Musées pontificaux pour lui proposer l’achat de sa statue tant aimée - contre une somme assez considérable. L’offre est refusée. Crawfurt ne peut donc que redoubler ses efforts de concentration et d’observation devant le dieu Pepetius. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 191 Mais un jour, son observation de la statue est soudain perturbée. Il entend l’arrivée de plusieurs visiteurs, tous motivés par un seul désir : voir et étudier le dieu Pepetius. Tour à tour un professeur et conservateur allemand, le grand savant Hengel (accompagné de sa fille), des académiciens bolonais, des touristes français se présentent en demandant l’accès au saint des saints, la salle où se trouve la figurine étrusque. Crawfurt sent qu’il ne peut plus empêcher l’entrée de ces visiteurs ; il devra donc renoncer à sa relation privilégiée avec son objet fétiche. Sa crainte est telle, qu’elle égare momentanément sa raison. Dans un accès de folie, il quitte brusquement le Musée après avoir subtilisé l’objet, soigneusement caché dans la poche de sa redingote. Cet acte de folie et de désespoir donne le branle à une série d’aventures comiques, tragiques et sentimentales. Crawfurt regrette son acte, essaie de le réparer. Il visite le musée le lendemain pour rendre l’objet volé, mais trouve la porte fermée. Les recherches de l’objet se multiplient. Redoutant une descente de la police et des autorités, Crawfurt quitte son logement et, la nuit tombée, il jette la figurine dans le Tibre. Le cœur allégé, il rentre à Rome. Mais l’histoire de l’objet volé commence à se répandre. Elle suscite même des pasquinades. L’une d’entre elles pointe du doigt la responsabilité probable d’un Anglais dans cette sombre affaire. Crawfurt, offusqué, provoque l’auteur en duel. L’heure est fixée, mais au moment de se rendre sur les lieux du duel, Crawfurt fait face à un inconnu, un pêcheur qui se présente à son logement et qui demande à voir le gentilhomme anglais collectionneur d’antiquités. Il tente de lui vendre un objet retrouvé dans ses filets - mais cette découverte n’est autre que le Pepetius ! Crawfurt, gêné, paie la somme demandée, jette le Pepetius dans sa poche avant de rejoindre le lieu de son duel, accompagné de l’homme chez qui il loge, le marchand d’antiquités Cocota. Le duel n’aura pas lieu - l’Anglais et l’Italien tombent dans un guet-apens, sont enlevés par des brigands, et emprisonnés. Crawfurt réussit à se faire libérer, laissant derrière lui Cocota et … Pepetius, perdu dans l’échauffourée. Rentré chez lui, l’Anglais est donc soulagé, de sa libération certes, mais surtout parce que les circonstances l’ont délesté de la statue étrusque. Son contentement sera de courte durée : le chef des brigands arrive et demande le paiement d’une rançon pour la libération de Cocota. Sir Olivier accède à cette demande. Comme pour prouver qu’il n’est pas malhonnête, le brigand lui rend un objet que - dit-il - il aurait pu garder - le dieu Pepetius. Sir Olivier comprend que cette maudite statuette lui reviendra toujours. Il décide donc de l’ensevelir pour de bon. Il se rend au Colisée ; là, il jette Pepetius dans une fosse, et le recouvre soigneusement de terre. Il ignore qu’à son insu, le professeur allemand est aussi allé se promener au Colisée, à l’endroit même où la statuette vient d’être enterrée. Perdant son équilibre 192 Cecilia Hurley sur les ruines, le savant tombe ; il étend sa main sur le sol pour amortir le choc. Il déloge alors accidentellement un morceau de terre, dans lequel surgit … le dieu Pepetius. Le gardien du musée, aussi présent sur les lieux, tente d’espionner cet étranger qu’il soupçonne de malhonnêteté. En surprenant Hengel avec la statuette, il croit que le professeur allemand a accompli le vol de la statue. Il arrête l’Allemand et l’amène devant les autorités. Hengel nie le forfait, et profite de l’occasion pour présenter sa théorie sur la statue et son identité. Les autorités sont offusquées devant l’attitude de ce savant étranger, et décident qu’il passera une nuit dans le Château Saint-Ange. Le lendemain, la fille de l’archéologue allemand se présente aux autorités et se désigne comme l’auteur du vol. Cet acte de piété filiale sert deux fins : protéger un père que sa fille sait innocent, mais aussi protéger l’aristocrate, qu’elle soupçonne mais dont elle est tombée amoureuse. Son père, lui, jure que le vrai dieu Pepetius a été volé et vendu à un Anglais ; l’objet qu’il a trouvé au Colisée ne peut passer pour un Pepetius, mais correspond au signalement du dieu Orcus ! Les autorités, soulagées mais aussi anxieuses de réparer leur tort à l’égard de Hengel, offrent le Pepetius aux collections royales à Munich. Sir Olivier demande alors la fille de l’archéologue en mariage. Le père accepte, et Crawfurt renonce à l’archéologie, en faisant don de son cabinet d’antiquités à son futur beau-père. Comment définir le statut de ce petit roman qui présente une histoire édifiante et moralisante sous des traits humoristiques ? Il convient tout d’abord de retracer l’histoire de sa publication. Le texte paraît pour la première fois en feuilletons, en quatre parties dans la Revue contemporaine pendant le dernier trimestre de 1858 12 . Quelque seize ans plus tard, en 1874, une édition in-18 paraît à la Librairie de la Société des Gens de Lettres 13 . L’auteur l’a doté d’une préface, dans laquelle il éclaire les raisons de cette réédition. Menacé d’arrestation sous la Commune, Lacroix doit fuir Paris. Le 14 avril, il arrive à Saint Prix (Val d’Oise) où il demande l’aide et l’hospitalité de son ami le baron Léopold Double, grand collectionneur et propriétaire du château Saint-Prix, ancienne propriété des Vendôme 14 . Lacroix y séjourne pendant deux mois, et quitte les lieux le 2 juin. Pendant cette période, il est témoin d’un incident très émouvant. Le baron collectionne depuis longtemps des objets d’art de grand prix ; certains ont appartenu 12 Il paraît pendant les mois d’octobre, novembre et décembre dans la Revue contemporaine, 1858, 7 ème année, 2 e série, t.- 5 (XL de la collection), pp.- 730-759 (15 octobre) ; t.- 6 (XLI de la collection), pp.- 31-75 (1 er novembre), 257-287 (15-novembre), 612-643 (1 er décembre). 13 Lacroix, Paul. Le Dieu Pepetius, roman archéologique par P.-L. Jacob, bibliophile, Paris, Librairie de la Société des gens de lettres, 1874. 14 Double, Lucien. Promenade à travers deux siècles et quatorze salons, Paris, impr. de C. Noblet, 1878. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 193 à Marie-Antoinette, et ont meublé le Trianon. En quittant Paris en mars 1871, Double doit abandonner tous ses trésors dans son hôtel particulier rue Louis le Grand. Craignant les descentes des Communards, il se résout à organiser un sauvetage audacieux : il soustrait aux yeux avares et aux mains destructrices des éventuels émeutiers les possessions de l’ancienne reine de France. Opération très risquée : le moindre colis, le plus modeste paquet transporté hors des murs de Paris subit le contrôle impitoyable des ‘douaniers’ commis par les Communards. Et pourtant, un soir, un grand fourgon parvient devant la porte principale du château, et y dépose sa précieuse cargaison. Le soulagement et la jubilation du propriétaire sont immenses : en témoigne le sonore cri de joie qu’il pousse alors. Lacroix observe l’attitude émue de son hôte, et avoue qu’à cet instant il comprend enfin « ce que c’était que la grande passion d’un amateur. 15 » Il décide, sur le champ, d’honorer cette passion, cet amour pour l’objet en dédiant à Double la réédition du Pepetius. En 1874, le livre paraît sous le titre Le Dieu Pepetius : roman archéologique. Trois ans plus tard, on imprime une deuxième édition chez Calmann-Lévy, avec une légère modification du titre. Le livre s’intitule maintenant Les amours d’un antiquaire, ou le Dieu Pepetius 16 . Enfin, treize ans plus tard, la Librairie Delagrave publie Le Dieu Pepetius, roman archéologique, accompagné d’illustrations signées A. de Parys, un dessinateur qui a laissé très peu de traces 17 . Une première parution dans les colonnes de la Revue contemporaine, suivie de trois éditions en volume dont une illustrée - voilà qui pourrait attester un certain succès littéraire. Rien n’est moins sûr. La critique est mitigée. Lors de la première édition du livre, un critique (qui reste anonyme) dit simplement : « Je ne veux pas faire mal à Jacob ni à la Librairie de la Société des gens de Lettres. Donc je ne dirai pas tout le mal que je pense de ce livre. 18 » L’auteur du compte-rendu paru quelques années plus tard dans la Revue britannique ne partage pas cet avis : « Nous avons pris grand plaisir à relire une œuvre, très ignorée, du bibliophile Jacob […]. C’est un roman fort original, qui se déroule de nos jours, à Rome dans le monde des archéologues et des amateurs de curiosités. 19 » La maison Delagrave semble confirmer le caractère peu connu de l’ouvrage dans la publicité qu’elle lance au moment de la publication du roman, constatant que ce texte représente « une vraie trouvaille littéraire, car ce roman archéologique n’est connu que 15 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), 1874, p.-x. 16 Id. Les amours d’un antiquaire ou Le Dieu Pepetius, par Le bibliophile Jacob, 2. éd., Paris, Calmann Lévy, 1877. 17 Id. Le Dieu Pepetius, roman archéologique, Paris, C. Delagrave, 1890. 18 La Bibliographie contemporaine, 2 ème année, 33, 15 mai 1874, p.-77. 19 Revue britannique, 66 e année, 1890, janvier, p.-212. 194 Cecilia Hurley de quelques intimes du célèbre conteur. 20 » Même le public cible du livre n’est pas très déterminé. Une première parution dans les colonnes de la Revue contemporaine s’adresse plutôt à un public adulte. Pourtant, la maison Delagrave en 1890 destine ce texte aux enfants 21 . L’auteur d’un compterendu paru dans Le Temps avertit : « Les recherches du savant archéologue bavarois-… amuseront d’autres personnes encore que les enfants. 22 » La décision de cibler un public jeune peut se comprendre, vu la lecture moralisante à laquelle ce petit roman peut se prêter. Le narratif construit par Lacroix constitue d’une certaine manière un très beau récit édifiant. Le vol de la statuette a certes été commis dans un moment de folie, quand le malfaiteur a agi sous l’effet de pulsions qu’il ne parvient tout simplement pas à maîtriser. Il reste néanmoins un acte répréhensible et doit donc être réparé - le coupable en prend immédiatement conscience. Pour se faire pardonner cet acte, il se lance dans une série de tentatives d’expiation ou de compensation. Mais toutes ces actions, motivées par une très bonne intention, ne mènent à rien, et plongent même Crawfurt dans des situations de plus en plus difficiles, voire dangereuses. Comment ne pas interpréter cette série d’accidents comme une mise en garde à l’attention de jeunes lecteurs ? Cependant, cette lecture ‘juvénile’ semble avoir été construite assez tard - dans les années 1890 - et il n’est pas du tout sûr que Lacroix ait songé à ce public lorsqu’il a écrit son roman. Aucune mention n’y est faite dans la préface rédigée pour l’édition de 1874. Dans ce texte, Lacroix exprime l’espoir de dédicacer à Léopold Double, un jour, une monographie consacrée à la figure de l’amateur, du curieux et du dilettante ; dans l’intervalle, il espère que son ami acceptera le Dieu Pepetius, c’est-à-dire « le portrait de l’archéologue, qui avait déjà été fait par Walter Scott, dans son délicieux roman de l’Antiquaire. 23 » Lacroix signe ici une promesse hardie : il ose comparer son texte à The Antiquary, un classique dans son genre. Il justifie cette promesse en expliquant qu’il offre ici le portrait d’un archéologue. Conscient peut-être de la hardiesse de ses prétentions, il les tempère immédiatement : il n’offre pas le portrait d’un archéologue mais de deux. Il espère ainsi remplacer la qualité par la quantité 24 . 20 Publicité pour la Maison Delagrave dans Le Rappel, 30 décembre 1889, n° 7234, p.-[3]. 21 C’est aussi l’opinion de Marie-France David-de Palacio : « ‘L’homme-pioche’, ou les dérives de l’enthousiasme archéologique dans la littérature fin-de-siècle », dans Martine Lavaud (dir.), La plume et la pierre : l’écrivain et le modèle archéologique au XIX e siècle, Nîmes, Lucie éditions, 2007, pp.-225-246, p.-238. 22 Le Temps, 29 ème année, n° 10460, 26.12.1889, p.-[4]. 23 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-xi. 24 Ibid. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 195 Mais Lacroix fait bien plus que de produire le portrait habile de deux archéologues. Le roman travaille un grand nombre de lieux communs sur l’archéologie ; il met en scène sa représentation dans l’imagination populaire. On peut y voir une série de vignettes, de gestes, de commentaires sur des figures archéologiques, et sur la pratique, même éthiquement répréhensible, de l’archéologie. Lacroix propose un choix limité de caractères, qui représentent quatre nations : l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la France. Les Français n’apparaissent qu’une seule fois et brièvement dans la fiction, mais l’occasion est utilisée pour jouer sur les stéréotypes nationaux. Lacroix évoque un groupe de touristes qui arrivent au Musée pour admirer Pepetius - sans apparemment savoir pourquoi : « le custode introduisait une joyeuse société française, qui s’annonça par des rires fous, en demandant à présenter ses hommages au dieu Pepetius. 25 » Leur arrivée exaspère Crawfurt ; il ne s’offusque pas devant leur légèreté, ni devant leur manque d’érudition. Par contre, il ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur les longues querelles entre la France et l’Angleterre : « L’Anglais, furieux et indigné, ne manqua pas de se dire que les Français seraient éternellement les rivaux et les ennemis de sa nation. 26 » Les caractères principaux sont au nombre de cinq : un aristocrate anglais, un érudit allemand et sa fille, enfin un gardien de musée et un marchand d’antiquités (et accessoirement un faussaire) italiens. Cette constellation, certes, n’est pas sans évoquer le prologue du Roman de la Momie de Théophile Gautier, avec sa mise en scène d’un aristocrate anglais, lord Evandale (célibataire, comme sir Crawfurt), d’un érudit allemand (Rumphius) et d’un escroc - grec chez Gautier, italien chez Lacroix 27 . Neuf ans plus tard, dans la boutade qu’il publie dans la Revue du Lyonnais, Emile Guimet propose un récit qui mettra en scène un Parisien qui correspond avec deux experts - un Anglais et un Allemand - à propos d’un objet égyptien qui se révélera finalement un faux, communiqué par un escroc égyptien 28 . Les exemples se multiplient ; les types nationaux apparaissent régulièrement dans un 25 Ibid., p.-37. 26 Ibid. 27 Gautier, Théophile. Le Roman de la momie, Paris, L. Hachette, 1858 ; Bernard, Claudie. « Démomification et remomification de l’histoire : ‘le roman de la momie’ de Théophile Gautier », Poétique : Revue De Théorie Et d’Analyse Littéraires, 22 (1988), pp.- 463-486 ; Whyte, Peter. Théophile Gautier, conteur fantastique et merveilleux, Durham/ Manchester, University of Durham/ Manchester University Press, 1996, ch. 5 : « Idéologie et archéologie (1852-1857) ». 28 Guimet, Émile. « Le scarabée indéchiffrable », Revue du Lyonnais, 3 e série, t.- III, 1867, pp.-147-155. 196 Cecilia Hurley tel contexte, élevés à la dignité de vrais stéréotypes. Dans le monde créé par le conte de Lacroix, comme dans ceux de Gautier et de Guimet, ces caractères exemplifient les caractères principaux des archéologues, et les intérêts prépondérants de l’archéologie. Pour la plupart, on les découvre engageants et agréables, en dépit de leur idiosyncrasie, de leurs défauts, qui sont soulignés à dessein dans le roman. Comment fonctionnent ces caractères, et comment représentent-ils le corps des archéologues de l’époque ? Nous sommes confrontés à des caricatures très significatives, qui proposent des types qui correspondent partiellement à notre connaissance des cadres théoriques et des paradigmes qui président à la pratique nationaliste de l’archéologie, telle qu’elle est analysée par des auteurs modernes qui portent leur attention sur l’œuvre d’archéologues du XIX e siècle 29 . Les stéréotypes nationaux sont évidents : l’Anglais est un gentilhomme, riche amateur, connaisseur mais pas très érudit - selon Lacroix, il « ne se piquait pas de l’être. 30 » Il est passionné par les antiquités et surtout il les collectionne 31 . Riche, voire très riche, il a rassemblé une belle collection d’antiquités grecques, romaines et principalement étrusques. Les antiquités nationales n’intéressent pas Sir Olivier ; il n’accorde guère plus d’attention à l’archéologie orientale ou égyptienne. Il serait sans doute incapable d’expliquer clairement son refus d’investiguer ces champs du savoir. Tout simplement, il n’acquiert que des objets liés à l’antiquité classique. La passion de Sir Olivier est d’autant plus remarquable, qu’elle ne vient pas étayer une vaste érudition en philologie, lettres et histoire classiques. Elle n’est pas davantage le fruit d’une longue et coûteuse éducation dans les meilleures écoles et universités. Sir Olivier ne lit qu’avec beaucoup de peine les langues anciennes, et il ne suit aucun des débats les plus épineux sur des questions 29 Díaz-Andreu, Margarita. A world history of nineteenth-century archaeology : nationalism, colonialism, and the past, Oxford, Oxford University Press, 2007, pp.- 338-367 ; Díaz-Andreu, Margarita et Champion, Timothy C. (dir.). Nationalism and archeology in Europe, London, UCL Press, 1996. Voir aussi Trigger, Bruce G. A history of archaeological thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Marchand, Suzanne. Down from Olympus : Archaeology and Philhellenism in Germany, 1750-1970, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Schnapp, Alain. La conquête du passé : aux origines de l’archéologie, Paris, Carré, 1993 ; Malina, Jaroslav et Vašícˇek, Zdeneˇk. Archaeology yesterday and today : the development of archaeology in the sciences and humanities, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, pp.-32-57. 30 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-10. 31 Thompson, Erin L. Possession : the curious history of private collectors from antiquity to the present, New Haven, Yale University Press, 2016 ; Levine, Philippa. The Amateur and the professional : antiquarians, historians and archaeologists in Victorian England, 1838-1886, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 197 pointues d’érudition qui noircissent les pages des journaux savants. Il sait, par contre, ce qu’il aime. Il aime acquérir et posséder : « La possession faisait sa joie et son triomphe, quoiqu’il fût presque constamment éloigné de sa collection » 32 . Une fois un objet acquis, il sera envoyé dans sa résidence pour n’en plus sortir. Crawfurt n’exemplifie pas que l’aristocrate anglais, il représente dans ce récit le collectionneur fou : « il pourrait l’enfouir [la statuette], au fond de l’Angleterre, dans sa collection, dont elle ferait l’ornement à huis clos ; il en jouirait seul ; seul il la verrait, seul il la toucherait, seul il la posséderait. 33 » Ici nous avons dépassé le stade de l’excentrique, mis en scène par Dominique Pety 34 . Nous sommes aussi loin du tressaillement ressenti - et avoué - un siècle auparavant par le comte Caylus quand il reçoit un lot d’antiquités : « Dans l’instant où ses trésors arrivent, il ouvre avec une douce inquiétude, mêlée d’espérance, les caisses qui les renferment : il se flatte d’y trouver des choses rares & inconnues. Le moment de la découverte est pour lui une jouissance vive. 35 » Car Caylus aime se débarrasser d’un objet une fois qu’il l’a étudié et décrit. Crawfurt au contraire est atteint d’une affection bien particulière, et Lacroix choisit bien le mot pour le décrire : l’antiquaire ne peut pas s’imaginer se séparer de l’objet de son « fétichisme » 36 . Depuis sa création par Charles de Brosses presqu’un siècle auparavant, le néologisme ‘fétichisme’ a fait son chemin. Le président de Brosses propose une théorie du fétichisme dans son ouvrage Du culte des dieux fétiches ; dans cette première version, le mot porte sur un rapport religieux, bien plus que sur une relation esthétique ou purement matérielle 37 . Au cours des années, le sens va devenir plus large, et un Auguste Comte va pouvoir manifester une relation fétichiste à une mèche de cheveux provenant de sa maîtresse 32 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-11. 33 Ibid., p.- 61. Bielecki, Emma. The collector in nineteenth-century French literature : representation, identity, knowledge, Oxford/ New York, P. Lang, 2012. 34 Pety, Dominique. « Le personnage du collectionneur au XIX e siècle : de l’excentrique à l’amateur distingué », Romantisme, 2001, 112, La collection, pp.- 71-81 ; Ead. Poétique de la collection au XIX e siècle : du document de l’historien au bibelot de l’esthète, [Nanterre], Presses universitaires de Paris Ouest, 2010. 35 Caylus, Anne-Claude-Philippe de Tubières, comte de. Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, 7 vol., Paris, Desaint & Saillant, 1752-1767, vol.-2 (1756), p.-ii. 36 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-12. 37 Brosses, Charles de. Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion de l’Egypte avec la religion actuelle de Nigritie, [S.l.], [s.n.], 1760 ; Pietz, William. Le fétiche : généalogie d’un problème, Aude Pivin trad., Paris, Kargo & l’Éclat, 2005, ch. 4 : « Charles de Brosses et la théorie du fétichisme ». 198 Cecilia Hurley décédée 38 . Lacroix, ici, présente le cas d’un des premiers textes où se marque un déplacement de signification en direction du fétichisme esthétique. Contrairement à Crawfurt pour qui la possession est tout, et qui garde jalousement tout objet antique, l’Allemand illustre l’idéal d’une sphère publique de l’archéologie. Hengel est le conservateur des collections archéologiques du roi de la Bavière, et donc le conservateur de la Glypothek. Il est aussi professeur 39 . Très savant et très axé sur la nécessité de propager ses connaissances, il essaie sans cesse d’ouvrir le champ de l’archéologie à un public bien plus vaste - par des cours mais aussi par ses publications. Il n’est pas sans nous faire penser au grand archéologue, Eduard Gerhard, conservateur à l’Altes Museum de Berlin, qui mènera son travail au musée en parallèle avec ses activités en tant que professeur à l’Université de Berlin, où il occupe une chaire dès 1844. Conscient de la nécessité d’ouvrir la science archéologique à un plus vaste public, il fonde même en 1841 l’Archäologische Gesellschaft zu Berlin 40 . Hengel appartient à cette même classe de savants qui prône une ouverture des découvertes archéologiques à la population la plus large. Au-delà donc du simple contraste entre deux personnes, entre deux hommes, Lacroix décèle une opposition entre deux systèmes de collection. D’un côté la collection privée, de l’autre le musée public 41 . Il n’est guère étonnant que les collections privées soient ici assimilées à l’Angleterre. Les lecteurs de Lacroix pouvaient se rappeler la mémoire de l’exposition des « Art Treasures », organisée à Manchester en 1857. Plusieurs d’entre d’eux pouvaient avoir lu le compte-rendu qu’en avait fait Théophile Thoré-Bürger, avec ses remarques acerbes sur le collectionnisme en Angleterre 42 . Thoré-Bürger dit en effet : 38 Pietz, William. « Fetishism », dans Nelson, Robert S. et Shiff, Richard (dir.), Critical terms for art history, 2 e éd., Chicago [Ill.], the University of Chicago Press, 2003, pp.-306-317, p.-309 ; Eck, Caroline van. Art, agency and living presence : from the animated image to the excessive object, Boston/ Berlin/ Munich, De Gruyter, 2015, pp.-101-118. 39 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-22-23. 40 Stürmer, Veit. « Eduard Gerhard : Begründer der institutionellen Archäologie in Berlin », dans Annette M. Baerschi et Colin G. King (dir.), Die modernen Väter der Antike : die Entwicklung der Altertumswissenschaften an Akademie und Universität im Berlin des 19. Jahrhunderts, Berlin, de Gruyter, 2009, pp.- 145-164 ; Wrede, Henning (dir). Dem Archäologen Eduard Gerhard 1795-1867 zu seinem 200. Geburtstag, Berlin, Arenhövel, 1997. 41 Siapkas, Johannes et Sjögren, Lena. Displaying the ideals of antiquity : the petrified gaze, New York, Routledge, 2014, ch. 5 : Whitehead, Christopher « Museums and the construction of disciplines : art and archaeology in nineteenth-century Britain », London, Duckworth, 2009. 42 Bürger, William. Trésors d’art exposés à Manchester en 1857 et provenant des collections royales, des collections publiques et des collections particulières de la Grande- Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 199 De tous les pays du monde, la Grande-Bretagne est le plus riche en trésors d’art. […] Tout objet d’art importé dans cette île n’en sort plus ; il est condamné à la réclusion perpétuelle ; on ne le revoit plus jamais dans la circulation, et l’on finit même par ne plus savoir s’il existe. […] Si l’on fait, un jour, l’inventaire des collections enfermées dans les hôtels et les châteaux de l’aristocratie anglaise, ce sera peut-être l’ouvrage le plus instructif sur l’histoire de l’art 43 . Le Crawfurt que dépeint Lacroix est donc un digne représentant de cette aristocratie avare des trésors d’art et d’archéologie qu’elle possède, et qui les garde en secret dans ses châteaux. Thoré-Bürger n’est de loin pas le seul à se plaindre. Jacob Burckhardt et Adolph Michaelis gémissent sur la difficulté de visiter les collections d’art et d’antiquités aux mains des grands collectionneurs privés 44 . Michaelis ajoute que ces ensembles sont d’ailleurs souvent mal catalogués : With the exception of the few Museums of a public character, such as those in Cambridge and Oxford, private galleries therefore have supplied the main part of this catalogue. Everybody knows, how widely spread they are over the country, though perhaps few are aware how difficult it is to get information about them, much more to obtain such access to them as shall enable a visitor thoroughly to examine the works of art, without being at every moment disturbed by the impatient noise of the housekeeper’s keys. But the greatest of all hindrances is the want of good catalogues or other literary means of general, as well as special, preparation and instruction 45 . De l’autre côté, on trouve illustré le système des collections publiques, qu’exemplifie ici Hengel. Conservateur et professeur, il appartient à un Bretagne, Paris, V ve J. Renouard, 1857 ; voir aussi Pergam, Elizabeth A. The Manchester Art Treasures Exhibition of 1857 : entrepreneurs, connoisseurs and the public, Farnham, Ashgate, 2011 ; Evans, Émilie Oléron. « Gustav Friedrich Waagen et l’institutionnalisation des « trésors de l’art » en Grande-Bretagne », Revue germanique internationale, 21 (2015), pp.-51-64. 43 Bürger, Trésors d’art, op.-cit. (note 42), pp.-1-2. 44 Lettre de Jacob Burckhardt à Carl Lendorff-Berri, Londres, 29 aout 1879, dans JB- Briefe VII, éd. Max Burckhardt. Bâle, Schwabe, 1969, doc. 832, p.- 102-104 ; Herrmann, Frank (dir.), The English as collectors : a documentary chrestomathy, London, Chatto & Windus, 1972. 45 Michaelis, Adolf. Ancient marbles in Great Britain, Cambridge, University Press, 1882, pp.-vii-viii. Voir aussi Ernst, Wolfgang. « La transition des galeries privées au musée public et l’imagination muséale : l’exemple du British Museum », dans Anne-France Laurens, Krzysztof Pomian (dir.), L’Anticomanie, la collection d’antiquités aux XVIII e et XIX e siècles, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1992, pp.-155-168. 200 Cecilia Hurley monde muséal qui veut proposer un accès plus démocratique aux collections. Il conçoit son travail comme une mise à disposition des collections au public. Il refuse, par exemple, d’aller en Angleterre avant d’avoir terminé le classement et la description de la Glyptotek dont il a la charge 46 . Mais le musée public est aussi représenté ici par les musées du Vatican, une institution auguste qui détient une place très importante dans le monde de l’archéologie. Il ne faut pas non plus sous-estimer la position très particulière de ce musée - et c’est une position dont Lacroix exploite, pour le bien de son drame, toutes les éventualités. Car les collections antiques, païennes du Musée du Vatican sont placées sous l’égide de l’église catholique 47 . Quand Crawfurt veut acheter le dieu Pepetius il doit aller présenter sa demande auprès du cardinal administrateur du Musée. Ce dernier doit ensuite transmettre cette curieuse demande aux Jésuites du Collège romain, qui à leur tour doivent requérir une décision du Pape. Or le Pape refuse la demande, expliquant qu’il faut conserver l’objet à Rome pour « l’honneur de l’archéologie romaine ». C’est cette décision qui, selon Lacroix, jette « dans la consternation l’adorateur anglican du dieu Pepetius. 48 » Mais le désir de protéger l’honneur de l’archéologie romaine dépasse cette simple interdiction de vente. A la fin du récit, Hengel passe une nuit dans la prison papale - le Château Saint-Ange. Une juste punition pour un homme qui a volé le dieu Pepetius ? Il s’agit moins de punir le voleur présumé, que de donner au professeur allemand la possibilité de se repentir de son opiniâtreté et de se ranger de l’avis des autorités ecclésiastiques. Le cardinal administrateur, Carpobonnacio, justifie la mise en prison du professeur en termes clairs : “Il s’agit de cet Allemand, opiniâtre et têtu, qui veut que le dieu Pepetius soit Orcus ? […]. Il faut être Allemand, pour s’obstiner à de pareilles rêveries ! Nous avons eu ensemble à ce sujet une vive discussion, quand Balettini me l’amena hier soir, et je l’ai fait conduire au Château Saint-Ange, pour lui donner le temps de réfléchir sur l’inanité de son système…” 49 46 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-137. 47 Gilson, Patricia Ann. Rituals of a nation’s identity : archaeology and genealogy in antiquities museums of Rome, D. Phil dissertation, University of Southern California, 2008, ch. 1 ; Dyson, Stephen L. In Pursuit of Ancient Pasts : A History of Classical Archaeology in the Nineteenth and Twentieth Centuries, New Haven, Yale University Press, 2006, pp.-98-107 ; Barbanera, Marcello. L’ archeologia degli italiani : storia, metodi e orientamenti dell’archeologia classica in Italia, Roma, Ed. Riuniti, 1998, pp.-34-39. 48 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-13. 49 Ibid., p.-344. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 201 Voler un objet est moins grave que de s’opposer à la doxa catholique en ce qui concerne les antiquités romaines et étrusques qui peuvent encore servir à assurer l’autorité intemporelle de l’Eglise. Mais il y a une autre grande différence entre Hengel and Crawfurt. Comme on l’a déjà vu, Crawfurt aspire à posséder totalement un objet, dont il ne considère que le caractère unique. Hengel, lui, étudie méticuleusement les monuments antiques figurés et crée « des systèmes ingénieux sur la mythologie grecque et romaine » ; il est à ce titre un digne émule de Creuzer (« on citait honorablement son nom à côté de celui de Creuzer […]. » 50 ) Il désire étudier toutes les antiquités pour en former une idée la plus générale possible. Même le simple fait de se promener à Rome l’oblige à se vêtir correctement et surtout de se munir d’un Guide : « le chapeau sur la tête et la canne à la main, ayant sous le bras le Guide ou Itinéraire de Rome, son compagnon inséparable dans ses promenades archéologiques. 51 » Peu étonnant, par ailleurs, de l’entendre prononcer une phrase qui rappelle Quatremère de Quincy : « dans cette prodigieuse ville, qui est tout entière un véritable musée, il y a des antiquités presque à chaque pas… » 52 . Pour lui, le but principal, à l’étude du Pepetius, n’est pas d’en tirer une jouissance privée, toute mêlée de fétichisme, mais de l’étudier en profondeur, de lui donner une place dans la reconstruction d’un système théologique antique. Or, c’est justement autour de cette question cruciale - l’analyse de Pepetius - que se joue l’intrigue principale du roman proposé par Lacroix. Un des caractères centraux de la fiction, l’objet pose beaucoup de problèmes. Revenons sur la description de cette statuette dont Crawfurt s’est entiché : C’était une statuette en bronze, haute de 25 centimètres, d’un travail assez grossier, mais vraiment très-singulière de forme et de figure. Elle représentait une espèce d’enfant accroupi, les mains posées sur ses genoux ; cet enfant, ou plutôt ce monstre hideux, avait seulement les traits de l’enfance, avec une bouche démesurément ouverte, comme s’il était censé rire à gorge déployée ; ses petits yeux, largement fendus, qui paraissaient avoir été, dans l’origine, remplis par des émaux ou des pierres précieuses, n’offraient plus que deux cavités éraillées, au fond desquelles on croyait voir luire un sombre regard. Son nez épaté, aux narines ouvertes, ses joues grimaçantes et bouffies, son menton garni d’une barbiche pointue, ses oreilles plates et pendantes, ne s’accordaient 50 Ibid., p.-23. 51 Ibid., p.-137. 52 Ibid., p.-140. Quatremère de Quincy, Antoine Chrysostome. Lettres sur le préjudice qu’occasionneroient aux Arts et à la Science le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation des ses collections, galeries, musées, etc., Paris, Desenne, 1796, p.-22. 202 Cecilia Hurley pas mal avec les cornes de chèvre, qui venaient s’en rouler comme un diadème au sommet de sa tète ovoïdale. Le corps difforme de cette idole était bien plus étrange que sa figure : le dos se relevait en bosse au-dessus des épaules, et le ventre proéminent arrivait presque à la hauteur du menton. Un serpent, dont la partie antérieure semblait engagée dans les entrailles du personnage, enveloppait de ses replis écailleux les bras et les jambes de ce nain horrible et lui faisait un panache avec l’aigrette de sa queue. Ce n’est pas tout : les pieds du monstre se terminaient en pattes de lézard, et un vilain crapaud, sur lequel il avait l’air de vouloir s’asseoir, semblait disposé à s’y prêter de bonne grâce et s’enflait de toutes ses forces comme pour lui fournir un siège convenable. Enfin, on remarquait au bas des reins de ce dieu fantastique un œil cyclopéen, encore émaillé, qui n’avait pas d’autre usage, en apparence, que de surveiller sans cesse les faits et gestes du crapaud 53 . L’obsession de Crawfurt devient même moins compréhensible à l’égard de cet objet infâme, laid et monstrueux. L’adorer au point même de ne plus regarder ni l’Apollon de Belvédère ni le Laocoon a de quoi étonner le lecteur qui n’a pas apprécié le pouvoir, la puissance de ce fétichisme qui a rendu Crawfurt le prisonnier de son obsession - au point même de voler un objet pour l’assouvir. S’agit-il d’un acte de foi, ou d’un comportement pathologique 54 ? Si seulement cet objet correspondait à une divinité importante, connue pour ses pouvoirs, une telle attention serait quelque peu légitimée, mais tel n’est pas le cas. Car personne ne sait qui est ce dieu. La figurine a été découverte à peine deux mois avant le début de l’action de ce roman. Déterrée soi-disant à Tarquinium, ville inconnue 55 , la statuette représente un dieu inconnu ; le nom Pepetius a été créé de toutes pièces (« son nom postiche de Pepetius »), avant l’identification précise de cette divinité. L’étymologie du nom n’est pas non plus éclaircie. On est tenté de reconnaître dans ce néologisme latinisant une allusion au mot ‘pépettes’ - qui, pour Gaston Esnault, désigne les pièces d’argent chez les ouvriers et les prostituées aux alentours de 1866 56 . Clairement, aucun dieu du panthéon des divinités étrusques ne porte ce nom. Aucune mention de ce nom ailleurs dans la littérature - à une exception près. En 1859, dans un article paru dans le Répertoire archéologique de l’Anjou, dans son « Rapport sur les mémoires 53 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-7-9. 54 Nye, Robert A. « The medical origins of sexual fetishism », dans Emily Apter et William Pietz (dir.), Fetishism as cultural discourse, Ithaca (N.Y.)/ London, Cornell University Press, 1993, pp.-13-30. 55 Le nom de la ville est Tarquinii, moderne Tarquinia. Lacroix n’ignorait sûrement pas ce fait. 56 Esnault, Gaston. Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965, p.-481. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 203 présentés au concours de 1858 », l’archéologue Albert Lemarchand commente un objet non-identifié qui figure dans les collections de Mamert : « Il est encore une figure, une sorte de dieu Pepetius, qui excite beaucoup la curiosité de nos antiquaires. 57 » L’objet considéré n’entretient aucune relation avec le Pepetius de Lacroix : il s’agit d’une figure féminine, debout, entièrement humaine, auquel il manque la tête, en terre de pipe 58 . On doit en conclure que ‘Pepetius’ est devenu synonyme, aux yeux de Lemarchand, - sans doute grâce au roman de Lacroix - d’un objet mystérieux sur lequel les archéologues se déchirent. C’est justement parce que Pepetius est toujours inconnu qu’Hengel se passionne à son propos. Comme nous l’avons vu, contrairement à Crawfurt, il ne désire pas le posséder. Il n’a pas besoin d’entrer en communion avec cette statue, ou d’entretenir une relation avec lui. Il désire seulement la voir - même brièvement - pour l’inspecter, corroborer sa théorie, produire un texte prouvant que l’objet correspond à une représentation du dieu Orcus, un démon des Enfers. Une fois la preuve établie, Hengel aspire à insérer cette figure dans le contexte plus large de la mythologie. Le fétiche de l’objet le cède ici au fétichisme du système. Pepetius n’est pas unique - mais seulement le maillon d’une longue chaîne. Dans sa folie scientifique, et son absence de passion pour l’objet même, l’archéologue allemand trahit également une conception intéressante de l’usage et de l’importance des dessins archéologiques, des instruments qui avaient été utilisés de plusieurs manières - surtout comme relevés durant les siècles antérieurs ; mais au XIX e siècle, ces dessins devenaient des documents scientifiques pour les archéologues professionnels et amateurs 59 . Une fois encore Lacroix attire l’attention du lecteur sur cet élément important dans l’attirail de l’archéologue, en contrastant deux caractères. Crawfurt passe des heures dans sa contemplation de ce dieu Pepetius qu’il idolâtre. Mais il ne reste pas immobile devant cet objet tant aimé : il passe une bonne partie de son temps à en faire des dessins. Lacroix nous l’explique : « il fit plus de cinquante dessins, très-habilement touchés, d’après l’original qu’il eût voulu posséder à tout prix, quitte à ne plus le regarder une seule fois en 57 Lemarchand, Albert. « Rapport sur les mémoires présentés au concours de 1858 », Répertoire archéologique de l’Anjou, 1858-1859, pp.-145-168, p.-160. 58 Un moulage de l’objet figure dans les collections du Musée d’Angers dix ans plus tard : Godard-Faultrier, Victor. Musée des antiquités d’Angers fondé en 1841 : Inventaire, Angers, impr. de P. Lachèse, Belleuvre et Dolbeau, 1868, p.- 38, n o . 127 bis : « Moulage d’une statuette en terre de pipe (Vénus, absolument nue, portant cette légende : REX TUSENOS). » 59 Klamm, Stefanie. Bilder des Vergangenen : Visualisierung in der Archäologie im 19.-Jahrhundert : Fotografie - Zeichnung - Abguss, Berlin, Mann, Gebr., 2016. 204 Cecilia Hurley sa vie. 60 » Le dessin joue le rôle d’un souvenir : il permet à Crawfurt de se remémorer l’objet une fois qu’il a quitté Rome. Il ne pourra plus contempler l’original, mais du moins ses représentations fidèles - cinquante en tout. Crawfurt a croqué la statue de tous les points de vue possibles, et de tous les côtés. Curieusement, lorsqu’il quitte le musée dans sa hâte, prenant la statue avec lui, il abandonne les dessins derrière lui. Cette perte n’est pas d’une grande conséquence ; nul besoin d’esquisse, quand l’original est possédé. L’attitude de Hengel est différente : il croit en l’importance capitale du dessin archéologique. Quand il apprend que l’objet original manque, il marque sa tristesse, mais cette dernière reste passagère. Il se console rapidement - en fait, dès qu’il aperçoit les dessins précis de l’objet laissés par Crawfurt. Alors qu’on lui demande avec inquiétude des nouvelles de la statue, il examine déjà ses représentations fidèles, qui lui suffisent pour élaborer ses hypothèses à propos de Pepetius 61 . Cette croyance en le pouvoir documentaire du dessin est attestée plus loin dans le roman. Hengel affirme en effet que l’original n’est plus nécessaire, après l’inspection des dessins : « “Il n’est pas nécessaire que je le voie, […] puisque j’ai vu vos dessins.” 62 » Il révèle qu’il vient d’écrire un essai de 150 pages sur la statuette et sur l’identité de la silhouette informe de bronze sans avoir jamais observé l’original… 63 Il réitère sa foi dans ces dessins : « “Moi, j’ai vu les dessins que vous en avez faits, continua le professeur, et ces dessins me suffisent pour établir mon système sur une base de granit.” 64 » Objet, original, copie, représentation. Il est sans doute surprenant qu’un conservateur de musée, tel qu’il est exemplifié ici par Hengel, se révèle si peu scrupuleux sur le caractère unique, irremplaçable de l’objet représenté. Il se rachète à la fin du roman, surtout dans ses rapports avec la principale figure italienne, Cocota. Le roman est situé en Italie, et les caractères italiens y sont en nombre conséquent. Certains appartiennent au genre du roman, et on les trouve dans tout type de fiction située en Italie : les carabiniers, l’armée du Vatican qui exerce la justice à quelque distance de là. Ils préfèrent vivre « en assez bonne intelligence » avec d’autres figures typiques, les brigands, qui ont installé leurs quartiers à l’extérieur des murs de Rome ; la police est peu encline à les chasser ou à les emprisonner 65 . D’autres fonctionnaires se révèlent tout aussi faux. Si un voyageur ou un touriste parvient trop tard à l’entrée de la Ville éternelle, il trouvera les portes fermées. Le portier honnête refuse 60 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), p.-13. 61 Ibid., p.-50. 62 Ibid., p.-217. 63 Ibid., p.-228. 64 Ibid., p.-229. 65 Ibid., p.-149. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 205 d’ouvrir les battants, pendant qu’il « calculait tout bas la somme qu’il pouvait demander. 66 » Lacroix dépeint également une scène amusante, avec la foule rassemblée sur la place du Pasquino, et la cérémonie du pasquillo 67 . Non moins typique est le gardien de musée Balettini, un être incompétent, et très enclin à accepter des « cadeaux » - une pièce d’or que Crawfurt lui glisse dans la main, et un peu plus tard, une grosse pièce d’argent que lui donne Hengel 68 . Après tout, comme le mentionne Lacroix, sa main est toujours ouverte : « la main, que Balettini, par habitude, tenait toujours ouverte. 69 » Ses sollicitations semblent profitables, puisqu’elles lui rapportent environ deux ou trois piastres par jour en pourboires 70 . Trop confiant, il n’a pas compris que c’est Crawfurt lui-même qui a volé Pepetius, et qu’il a facilité sans le vouloir sa fuite hors du musée. Comme pour chercher à réparer son erreur, il est zélé dans sa recherche de la statue, même s’il finit par désigner les mauvais coupables. Il poursuit ses suspects avec ardeur. En toute justice, il est présent quand Hengel retrouve Pepetius dans le jardin du Colisée. Balettini rend triomphalement l’objet tant convoité aux autorités 71 . Balettini campe une figure attachante, qui gagne rapidement la sympathie du lecteur. Lacroix le présente comme un être bien intentionné, mais maladroit et balourd. L’autre caractère italien saillant est tout opposé - peu sympathique, envahissant et avant tout - on le découvre bientôt - impliqué dans des activités archéologiques malhonnêtes. C’est avec ce caractère que Lacroix touche à la question du marché des faux en Italie à cette époque. Crawfurt a pris un logement dans une maison qui appartient à Cocota, marchand d’antiquités obséquieux. Il guette systématiquement les mouvements de son hôte 72 . Il connaît les objets qui pourraient intéresser Crawfurt, et il prend bien soin de les lui montrer. Apprenant que l’Anglais s’est entiché de la statuette étrusque au Musée, il lui fait comprendre qu’un autre exemplaire a été trouvé lors d’une campagne de fouilles, et qu’il y aurait donc moyen de l’acquérir. Crawfurt ne se laisse pas persuader, convaincu que l’objet de son désir est unique. Mais il accepte enfin de visiter la boutique du marchand puisqu’il veut acquérir deux objets - un vase grec et un bijou étrusque. Cocota, ravi, lui propose deux objets, au prix élevé. L’Anglais ne décline pas. Il les achète et demande à Cocota de les emballer et les envoyer au Musée étrusque. Ce qui jette un froid ; le marchand tergiverse et essaie 66 Ibid., p.-124. 67 Ibid., pp.-153-154 ; Silenzi, Fernando et Silenzi, Renato. Pasquino : quattro secoli di satira romana, Firenze, Vallecchi, 1968. 68 Lacroix, Le Dieu Pepetius, op.-cit. (note 13), pp.-28, 33. 69 Ibid., p.-6. 70 Ibid., p.-97. 71 Ibid., p.-304. 72 Ibid., pp.-16, 59, 100. 206 Cecilia Hurley de convaincre Crawfurt de ne pas acheter les objets, citant une raison pour le moins surprenante. « Supposez-vous que je veuille vous tromper, Eccellenza, et que ces objets sont faux ou falsifiés… 73 » Crawfurt balaye cette excuse, et les objets partent au Musée en dépit des craintes du marchand. Craintes qui s’avèrent justifiées à la fin du roman. Pendant la scène du dénouement, Hengel aperçoit les bibelots sur une table dans le bureau du directeur du Musée et s’écrie : « Ce sont des antiquités de fabrique moderne ! Le gentilhomme anglais s’est laissé tromper par un faussaire : vase et collier, cela ne vaut pas cinq piastres. Je vous invite, Monseigneur, à ne point accepter le présent et à punir le faussaire. 74 » Les autorités n’hésitent pas : Cocota est mis en prison pour vente de fausses antiquités 75 . Et Hengel, le conservateur, prouve sa connaissance profonde de l’objet : c’est lui, et pas le collectionneur fou qui a bien vu qu’il s’agit d’un faux. Lacroix n’invente rien ici. Cocota représente bien le marchand escroc, celui qui profite des lubies de collectionneurs - surtout, mais non exclusivement les Anglais 76 . L’amour de l’antique, associé au désir de posséder des œuvres d’art attestant de connaissance et de goût avait encouragé beaucoup de Grand Touristes (des Anglais, le plus souvent) à acquérir des objets d’art en Italie. Les marchands offraient des objets authentiques, des faux, ou des objets composés, bricolés par l’imagination. Seul l’œil le plus exercé, celui du connaisseur, pouvait déjouer ces tentatives de tromperies. Le commerce des faux battait son plein au XIX e siècle 77 . La collection Campana - mentionnée par Froehner dans son compte-rendu des romans archéologiques 73 Ibid., p.-82. 74 Ibid., p.-358. 75 Ibid., p.-364. 76 Jones, Mark (dir.). Fake ? The Art of Deception, Berkeley, University of California Press, 1990 ; Nobili, Riccardo. The Gentle art of faking : a history of the methods of producing imitations and spurious works of art from the earliest times up to the present day, London,-Seeley Service, 1922 ; Kurz, Otto. Fakes, a handbook for collectors and students, London, Faber and Faber, 1948 ; Lenain, Thierry. Art forgery : the history of a modern obsession, London, Reaktion books, 2011 ; 77 « The 19th century : the great age of faking » dans Mark Jones (dir.), Fake ? The Art of Deception, Berkeley, University of California Press, 1990, pp.- 161-234 ; Helstosky, Carol. « Giovanni Bastianini, art forgery, and the market in nineteenth-century Italy », The Journal of Modern History, 81/ 4 (décembre 2009), pp.- 793-823 ; Unger, Marina « “Ein durchaus ungewöhnliches, ja bis jetzt einziges Stück” : Archäologie, Antikenhandel und Fälschungen im 19. Jahrhundert », dans Kathrin Barbara Zimmer (dir.), Rezeption, Zeitgeist, Fälschung - Umgang mit Antike(n), Akten des Internationalen Kolloquiums am 31. Januar und 1. Februar 2014, in Tübingen, Rahden, Westf., Leidorf, 2015, pp.- 121-134 ; Briefel, Aviva. The Deceivers : art forgery and identity in the nineteenth century, Ithaca, NY,- Cornell University Press, 2006. Paul Lacroix, le roman et le marché de l’art au XIX e siècle 207 - exposée au Louvre dans les années 1860, incluait, sans que les visiteurs du musée s’en doutassent, plusieurs faux 78 . Vingt-deux ans après la première parution de Pepetius, Gustave Flaubert mourut. Il travaillait alors sur une vaste fresque caricaturant les vanités de ses contemporains, et qu’il qualifia d’“encyclopédie de la bêtise humaine”. L’ensemble resta inachevé à sa mort, mais fut tout de même publié : Bouvard et Pécuchet. Au chapitre quatre, les deux caractères principaux, deux copistes, aspirent à devenir archéologues ; ils collectionnent un ensemble d’objets propres à former un musée : « Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues ; et leur maison ressemblait à un musée. 79 » Les deux clercs qu’un héritage a rendus riches ne ressemblent guère à un Crawfurt, aristocrate anglais, ou à un Hengel, conservateur et professeur allemand. Et, pourtant, les similitudes entre les deux fictions se détachent aisément. L’amour de l’objet, le désir de posséder, le culte du morceau peu goûté, l’adoration quasi-religieuse de l’objet : plusieurs gestes et actions décrits par Lacroix réapparaissent chez Flaubert. Bouvard et Pécuchet multiplient les sorties, les recherches, les visites pour s’informer mais aussi pour acquérir des objets. Et, tout comme Crawfurt, ils ne rechignent pas à se livrer à des actes répréhensibles - le vol - pour se procurer les objets qu’ils convoitent. Ils vont donc jusqu’à déterrer une cuve druidique. Un objet dont l’identité n’est pas sûre - car la cuve tant désirée se révèle en fait un font baptismal. Une fois leur erreur et crime découverts, les deux hommes doivent réparer leur forfait. Ils demandent un délai supplémentaire - pour effectuer des dessins de la soi-disant cuve avant de la rendre. La puissance cognitive du dessin est, ici encore, pleinement célébrée. Chez Flaubert, tout comme chez Lacroix, l’archéologie est ici mise en perspective dans la totalité de son fonctionnement complexe - avec ses acteurs, ses gestes, ses attitudes, jusqu’à ses erreurs. C’est ce fonctionnement, créateur de récits et de fictions historiques, qui a fasciné le monde du roman, non moins que les fictions historiques elles-mêmes. 78 Sarti, Susanna. Giovanni Pietro Campana 1808-1880 : The man and his collection, Oxford, Archaeopress, 2001, pp.-28-30. 79 Flaubert, Gustave. Bouvard et Pécuchet : œuvre posthume, Paris, A. Lemerre, 1881, p.-125 ; Schuerewegen, Franc. « Muséum ou Croutéum ? Pons, Bouvard, Pécuchet et la collection », Romantisme, 55, 1987, pp.-41-54.