eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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La poésie archéologique des Parnassiens

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Yann Mortelette
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) La Poésie archéologique des Parnassiens Yann Mortelette Le recueil de Théophile Gautier Émaux et camées a été la Bible des poètes du Parnasse. Son poème final, L’Art, expose l’art poétique de l’auteur. Or, les dernières strophes de ce poème utilisent la métaphore de l’archéologie pour évoquer un art capable de braver le temps par sa perfection formelle : Tout passe. - L’art robuste Seul a l’éternité. Le buste Survit à la cité. Et la médaille austère Que trouve un laboureur Sous terre Révèle un empereur. Les dieux eux-mêmes meurent, Mais les vers souverains Demeurent Plus forts que les airains. Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant 1 ! La poétique parnassienne a trouvé une caution dans la science archéologique naissante : ce qui dure, c’est l’art dur. Gautier a opté pour une poésie dense, aux dimensions resserrées, éliminant les parties faibles qui résisteraient mal aux injures du temps. Émaux ou camées, marbres sculptés ou médailles en métal, ses poèmes engagent une lutte contre l’impermanence 1 Théophile Gautier. L’Art, v. 45-60, Émaux et camées [quatrième édition], dans Poésies nouvelles, Paris, Charpentier, 1863. Ce poème, écrit en réponse à une Odelette de Théodore de Banville datant de mai 1856, parut d’abord dans la revue L’Artiste le 13 septembre 1857. Sans une erreur de l’éditeur Auguste Poulet- Malassis, il aurait figuré à la fin de l’édition d’Émaux et camées de 1858. 210 Yann Mortelette universelle. En faisant allusion au célèbre vers d’Horace « Exegi monumentum aere perennius 2 », Gautier suggère toutefois que l’immatérialité de la poésie la rend encore plus durable que les matériaux les plus solides. La métaphore numismatique appliquée à l’art des vers sera fréquente dans la poésie parnassienne. Dans la première de ses Médailles antiques, Leconte de Lisle voit dans le travail minutieux du ciseleur un gage de gloire immortelle : Celui-ci vivra, vainqueur de l’oubli, Par les Dieux heureux ! Sa main sûre et fine A fait onduler sur l’onyx poli L’écume marine 3 . Dans les tercets de son sonnet Médaille antique, José-Maria de Heredia constate comme Gautier que « l’art robuste » « survit à la cité » et qu’il permet de conjurer la fuite du temps et la dégradation de la beauté : Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s’use. Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ; Et seul le dur métal que l’amour fit docile Garde encore en sa fleur, aux médailles d’argent, L’immortelle beauté des vierges de Sicile 4 . Pour l’auteur des Trophées, la forme fixe et brève du sonnet devient l’équivalent de la médaille au « dur métal ». En 1896, le néo-parnassien Marc Legrand ouvre son recueil L’Âme antique par le poème Désir de statuaire, dans lequel il compare la poésie à la sculpture et à l’orfèvrerie, en employant la strophe favorite de l’auteur d’Émaux et camées, le quatrain d’octosyllabes à rimes croisées : Quelle œuvre ! la forme qui dure, Bête ou Dieu, chimère ou héros, Vivant dans la matière dure, Onyx ou bois, bronze ou paros ! 2 « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain » (Horace, Odes, livre III, 30, v.-1). 3 Leconte de Lisle. Médailles antiques, I, v. 1-4. Paru en préoriginale dans la Revue contemporaine du 31 juillet 1859, cet ensemble de cinq poèmes figurera d’abord dans les Poèmes barbares en 1862, avant d’être recueilli dans les Poèmes antiques en 1874. 4 Heredia, José-Maria de. Médaille antique, v. 9-14, dans Les Trophées (1893). Préoriginale dans la Revue des deux mondes du 1 er janvier 1888. La Poésie archéologique des Parnassiens 211 J’ignore ce travail sublime. Pour rendre mon rêve concret, Je n’ai que ton métal, ô Rime ! Mais ma main en connaît l’apprêt Et, comme des urnes antiques Dignes d’une pure liqueur, Façonne des strophes plastiques Que j’emplis du vin de mon cœur 5 . Les vestiges du passé révélés par l’archéologie - statues, médailles, urnes antiques - invitent les Parnassiens à réfléchir sur les qualités artistiques pouvant assurer la pérennité de leurs œuvres. Ils les confortent également dans leur conception pessimiste de l’histoire, vue comme un naufrage universel dont n’auraient réchappé que de rares objets. Plus encore que leurs prédécesseurs romantiques, les Parnassiens, qui appartiennent à la génération postérieure à 1848, sont convaincus de l’inanité des efforts humains pour réaliser une œuvre durable. Leur intérêt pour l’Antiquité leur fait prendre conscience de tout ce qui a disparu. Mais si les vestiges archéologiques sont à leurs yeux d’ironiques épaves du passé, ils leur apportent aussi la preuve que certaines productions humaines peuvent vaincre le temps. Le goût des Parnassiens pour l’archéologie est une façon de lutter contre la fuite du temps que les romantiques avaient déplorée. Un poème de Frédéric Plessis, La Vieille Église de Thaon, publié dans Vesper en 1897, est à cet égard significatif. Le benjamin du Parnasse, futur professeur de poésie latine à la Sorbonne, y décrit en détail les ruines d’une belle église romane, classée monument historique en 1840 et située près de Bény-sur-Mer, dans le Calvados, où il avait une propriété. Dans ce poème, dédié à Henri Onfroy, auteur d’une nouvelle archéologique ayant pour cadre cette vieille église 6 , il s’interroge sur la fascination que les ruines exercent sur lui : Siècles morts ! jours enfuis ! de quel amer prestige Troublez-vous le plus fort de nous jusqu’au vertige ? Ô passé ! quel est donc ton pouvoir sur le cœur Qu’à ton moindre contact le regret l’ensanglante ? […] Réponds-moi, vieille église aux pierres féodales ! […] 5 Legrand, Marc. Désir de statuaire, dans L’Âme antique, Paris, Armand Colin, 1896, p.-5. Ce poème ouvre la section Poèmes plastiques en tête du recueil. 6 Onfroy, Henri. L’Abbé Gerbold, archéologue, Paris, Émile-Paul, 1903. 212 Yann Mortelette Ah ! c’est la répugnance et c’est la certitude D’entrer, au jour prochain, dans la décrépitude, C’est la peur de la mort, c’est l’horreur du destin. […] La ruine est le plus éloquent des exemples ! Elle nous dit : « Bientôt vos palais et vos temples, Dédiés sous des noms en lettres d’or inscrits, La chaire du savant et la chaire du prêtre Dans l’herbe qui les laisse à peine reconnaître Ne seront qu’un amas de sordides débris. Votre foi, vos amours, votre chère espérance, L’orgueil de votre rêve et de votre souffrance, L’idéal rajeuni dont votre âge est si fier, Et vous-mêmes… la tombe est là qui vous aspire. Voyez : Demain, dont rien ne retarde l’empire, Fera de vous ceci qu’Aujourd’hui fait d’Hier 7 . » Symbole de la fuite du temps, la vieille église de Thaon provoque finalement chez Plessis ce même « sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée » que madame de Staël avait défini dans De l’Allemagne en 1813. Mais si les poètes du Parnasse ne sont pas moins sujets au mal du siècle que leurs aînés préromantiques, la contemplation des ruines suscite chez eux un souci de conservation de ces précieuses traces d’un passé qui ne veut pas mourir. Frédéric Plessis a écrit ce long poème de 168 vers afin de sensibiliser l’opinion publique à la restauration de l’église de Thaon, que l’architecte Léon Bénouville dirigea de 1896 à 1902. Ses préoccupations sont celles d’un archéologue : S’il est une ruine étrange et désolée, C’est l’église de Thaon, au fond de sa vallée, Vieille église romane au cintre surbaissé Sur laquelle bientôt huit siècles ont passé, Et dont ne veulent plus les gens de la paroisse Que son délabrement en leur vanité froisse. […] Et c’est encore heureux qu’on n’ait point abattu, Pour déblayer le sol et pour tirer des pierres, Le temple où les aïeux offrirent leurs prières 8 . 7 Plessis, Frédéric. La Vieille Église de Thaon, III e partie, v. 85-88, 97, 103-105 et 109-120, dans Vesper. Poésies (1886-1896), Paris, Alphonse Lemerre, 1897 ; Poésies complètes. La Lampe d’argile. Vesper. Gallica (1873-1903), Paris, Albert Fontemoing, 1904, pp.-270-271. 8 Ibid., v. 1-6 et 12-14, pp.-266-267. La Poésie archéologique des Parnassiens 213 Dans L’Escalier de l’Ara Cœli, poème composé à Rome en janvier 1867 et recueilli dans les Croquis italiens en 1872, Sully Prudhomme s’indigne lui aussi du manque de respect pour les vestiges antiques, que des générations ultérieures n’hésitent pas à démolir pour leurs propres besoins. En remployant au XIV e -siècle les marbres de la Rome antique pour réaliser l’escalier de la basilique Sainte-Marie d’Aracœli, l’architecte Simone Andreozzi les a finalement préservés d’une destruction assurée : Il prit des marbres sans rivaux, Fragments de ces pierres illustres Que la pioche aveugle des rustres Brisait pour faire de la chaux, Et qui toutes étincelèrent Au front des temples abattus, Ou que les Gracques et Brutus Au Forum de leur pied foulèrent ! L’incidence des découvertes archéologiques L’attention que les Parnassiens ont portée aux vestiges du passé est à mettre en relation avec l’essor de l’archéologie en France au milieu du XIX e -siècle. En 1867, alors que le Parnasse s’affirme à l’avant-garde de la poésie, Mathieu- Auguste Geffroy note dans son Rapport sur les études historiques : Au service de l’école historique moderne, la philologie comparée, la haute archéologie et l’épigraphie ont été d’admirables instruments. La première de ces sciences a rattaché au sol propre de l’histoire de vastes domaines recélant des origines jusqu’alors ignorées ; la seconde a exhumé des séries de siècles d’histoire positive […] ; enfin l’épigraphie […] s’est armée d’une critique érudite pour apporter beaucoup de lumières nouvelles à l’histoire purement classique 9 . Les progrès de l’archéologie ont marqué la poésie parnassienne. En 1842, le premier recueil de Théodore de Banville, Les Cariatides, témoigne non seulement du renouveau de l’hellénisme, mais aussi de la mode de l’égyptologie ; le poème La Voie lactée compare ainsi de façon inattendue le déclin de la poésie lyrique en France pendant la période classique au sommeil éternel des pharaons au fond de leurs tombeaux : 9 Recueil de rapports sur les lettres et les sciences en France. Rapports sur les études historiques, par MM.- Geffroy, Zeller et Thiénot, Paris, Imprimerie impériale, 1867, pp.-82-83. 214 Yann Mortelette Alors ce fut sur nous comme une nuit étrange, Où nul rayon d’en haut ne dora notre fange, […] Et comme les débris de cette antique Égypte, Où, dans leur pyramide ou leur obscure crypte, Dorment les Sésostris auprès des Néchaos, Notre art, monde autrefois, redevenait chaos. En 1850, la découverte du Sérapéum de Memphis par Auguste Mariette renforce l’engouement pour l’égyptologie, déjà très fort en France depuis l’expédition d’Égypte en 1798 et 1799 et le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822. C’est en lisant, dans le Journal asiatique de 1858 ou dans la Revue contemporaine de 1859, les travaux du vicomte de Rougé sur une stèle égyptienne retrouvée par Champollion que Leconte de Lisle a eu l’idée de son poème Néférou-Ra, publié dans la Revue européenne du 15 septembre 1861, puis recueilli dans les Poèmes barbares. Le long poème égyptien de Léon Dierx Souré-Ha, recueilli dans ses Poèmes et poésies en 1864, a pour cadre la Memphis de Rhamsès- II et fait allusion à l’allée des Sphinx mise au jour par Auguste Mariette en 1850 : Aux pourtours des palais, auprès des pyramides, Ces monstrueux défis aux nations timides, Sont rangés les grands sphinx accroupis et sereins. Dans la Revue du monde nouveau du 1 er avril 1874, Heredia fait paraître La Terre de Khémi un cycle de six sonnets, dont trois seront repris dans Les Trophées sous le titre La Vision de Khèm. Il y décrit les ruines d’une « nécropole antique » qui somnole au soleil de midi, mais qui s’anime fantastiquement à la faveur des rayons de la lune : « Se détachant des murs brodés d’hiéroglyphes », « tout un peuple », « tel qu’aux jours de Rhamsès », « s’ordonne et se déploie et marche dans la nuit ». Grâce à une illusion d’optique, l’imagination du poète parvient à redonner vie à « l’horreur des temples ruinés ». Selon Miodrag Ibrovac 10 , l’énumération des dieux « Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor » viendrait de l’Album du musée de Boulaq, publié par Mariette en 1872. Un manuscrit de composition révèle que Heredia projetait de dédier son cycle égyptien à Théophile Gautier 11 . L’auteur d’Émaux et camées avait en effet indiqué ce nouveau thème d’inspiration aux Parnassiens dans son poème Nostalgies d’obélisques, publié d’abord dans La Presse du 4 août 1851 : mettant en vers un passage d’une lettre que Maxime Du Camp lui avait 10 Ibrovac, Miodrag. Les Sources des « Trophées », Paris, Les Presses françaises, 1923, p.-131, n. 1. 11 Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 5685, chemise 4. La Poésie archéologique des Parnassiens 215 envoyée de Louqsor le 31 mars 1850, Gautier imagine la prosopopée de l’obélisque égyptien érigé sur la place de la Concorde en 1836 et celle de son frère jumeau resté à Louqsor. La nostalgie qui saisit l’obélisque transplanté à Paris pose le problème de la dénaturation des sites mis au jour par l’archéologie, tandis que l’ennui auquel est en proie l’obélisque de Louqsor rappelle que, sans l’attention des vivants, les vestiges du passé sont comme morts : l’un « voit à ses sculptures/ S’arrêter un peuple vivant,/ Hiératiques écritures,/ Que l’idée épelle en rêvant » ; l’autre n’a « pour compagnons et pour amies » que « les fellahs et les momies/ Contemporaines de Rhamsès ». En 1858, la publication du Roman de la momie de Gautier contribua à l’intérêt des Parnassiens pour l’Égypte ancienne. Un autre intercesseur fut peut-être l’égyptologue Eugène Lefébure (1838-1908), proche ami de Mallarmé depuis 1862 et qui donna six poèmes d’inspiration baudelairienne au Parnasse contemporain de 1866, ainsi qu’une élégie amoureuse au Parnasse contemporain de 1869 12 : bien qu’il ne semble pas avoir entretenu de relations étroites avec les principaux membres du Parnasse, on peut penser qu’il avait suffisamment de liens avec eux pour figurer au sommaire de leurs deux premiers ouvrages collectifs. En 1820 est découverte la Vénus de Milo, qui entrera dans les collections du Louvre l’année suivante. Cette statue va devenir l’emblème de l’art parnassien. Dans le poème qu’il lui consacre dans La Phalange en mars 1846 et qu’il recueillera dans ses Poèmes antiques en 1852, Leconte de Lisle fait d’elle le symbole de ce « bonheur impassible » que rechercheront les Parnassiens : la Vénus de Milo incarne à ses yeux une beauté soustraite aux souffrances humaines ; elle correspond à sa volonté d’exorciser son romantisme intérieur dans un mouvement de sublimation apollinien. Nombreuses sont les évocations de la Vénus de Milo dans les poèmes parnassiens 13 . Il n’est pas indifférent que cette figure tutélaire de la poésie parnassienne soit une statue antique sauvée de l’oubli et de la destruction grâce à l’archéologie : 12 Lefébure, Eugène. Le Pingouin, Le Réveil, À ma fenêtre, La Noce des serpents, Couchant et Le Retour de l’Ennemi, dans Le Parnasse contemporain, 14 e livraison, 2 juin 1866 ; et La Rose malade, dans Le Parnasse contemporain, 4 e livraison, [5-décembre] 1869. Le seul vers « égyptien » qu’on trouve sous sa plume dans Le Parnasse contemporain est un vers du Retour de l’Ennemi : « Sombre, j’étais heureux du bonheur des momies ». 13 Jean Aicard, l’un des compagnons de route des Parnassiens, qui publia ses premiers recueils chez leur éditeur Alphonse Lemerre (Les Jeunes Croyances, 1867 ; Les Rébellions et les Apaisements, 1871 ; Poèmes de Provence, 1873) et qui collabora au Parnasse contemporain de 1871, est l’auteur d’une étude historique sur la Vénus de Milo dans laquelle il tente de montrer que la statue avait dû être retrouvée avec ses bras-(La Vénus de Milo. Recherches sur l’histoire de la découverte d’après des documents inédits, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1874). 216 Yann Mortelette pour Leconte de Lisle comme pour ses disciples du Parnasse, c’est le rôle de la poésie que de retrouver la beauté antique à laquelle le monde moderne a fait écran. « L’impure laideur est la reine du monde,/ Et nous avons perdu le chemin de Paros », déclare l’auteur d’Hypatie : la poésie parnassienne est une archéologie de la beauté. Elle suit la même direction que la science contemporaine, comme le note Leconte de Lisle dans la préface de ses Poèmes antiques en 1852 : Maintenant la science et l’art se retournent vers les origines communes. Ce mouvement sera bientôt unanime. Les idées et les faits, la vie intime et la vie extérieure, tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser, d’agir, des races anciennes appelle l’attention générale. Le génie et la tâche de ce siècle sont de retrouver et de réunir les titres de l’intelligence humaine. Pour condamner sans appel ce retour des esprits, cette tendance à la reconstitution des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées, il faudrait logiquement tout rejeter, jusqu’aux travaux de géologie et d’ethnographie modernes 14 . Leconte de Lisle était un ami intime de Thalès Bernard, secrétaire de Philippe Le Bas, l’auteur du Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure (1847-1857). En 1846, Thalès Bernard publia une traduction du Dictionnaire de mythologie d’Eduard Jacobi, qui prônait une analyse philologique des mythes en rupture avec le syncrétisme de Friedrich Creuzer. Par son intermédiaire, Leconte de Lisle fut informé des progrès de l’archéologie ; il lui devrait, aux dires de Thalès Bernard lui-même, sa volonté de restituer aux dieux grecs leur véritable identité grâce au sens originel de leur nom 15 . Un sonnet inachevé de Heredia prouve l’intérêt des Parnassiens pour l’actualité archéologique. Intitulé La Victoire de Samothrace, il date vraisemblablement du milieu des années 1880 : la plus complète des deux ébauches qui nous restent se trouve sur le même feuillet qu’un poème daté du 15 septembre 1886. Heredia a donc probablement composé son sonnet peu après la présentation de la statue au public, au musée du Louvre, en 1883. On n’en connaît que les tercets : Et la nuit, les marins allongés à l’avant De leur nef, la voyaient, les deux ailes au vent, Planer au-dessus d’eux 16 , blanche, au sommet des côtes ; 14 Leconte de Lisle. Poèmes antiques, Paris, Librairie de Marc Ducloux, 1852, p.-XI. 15 [Bernard, Thalès]. « Leconte de Lisle », dans Ferdinand-Nathanael Staaff, La Littérature française depuis la formation de la langue française jusqu’à nos jours, t.-III, Paris, Didier, 1871, pp.-817-818. 16 « Sur leur sommeil » en surcharge dans l’interligne. La Poésie archéologique des Parnassiens 217 Et, de son bras tendu vers l’extrême horizon, Elle semblait montrer aux nouveaux Argonautes Le sillage immortel qu’avait laissé Jason 17 . Lorsque Charles Champoiseau découvrit la statue de la Victoire sur l’île de Samothrace, au nord de la mer Égée, en 1863, il ne s’aperçut pas que les blocs de marbre qui gisaient à proximité constituaient la proue d’un navire de guerre servant de base à la statue. Ce n’est qu’en 1875 qu’une mission archéologique autrichienne révéla la fonction de ces blocs et permit la reconstitution du monument dans son ensemble. Les vers de Heredia tiennent compte du fait que la Victoire se pose sur un bateau. La situation géographique de l’île de Samothrace a suggéré au poète le parallèle qu’il établit entre ce monument commémorant une victoire navale et la geste des Argonautes. Heredia place ces « nouveaux Argonautes » dans la même position symbolique que les conquistadores qu’il évoque dans son célèbre sonnet Les Conquérants : Ou penchés à l’avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles. Le poète se plaît à voir dans La Victoire de Samothrace le même élan héroïque vers l’inconnu que celui qu’il exaltait chez les aventuriers espagnols de la Renaissance. Une poétique des ruines Ruines et vestiges constituent une dialectique dans la poésie parnassienne : si les ruines reflètent le pouvoir destructeur du temps, les vestiges témoignent des possibilités de survie des civilisations anciennes. Bien qu’une de leurs préoccupations majeures soit de faire revivre les époques héroïques du passé, les Parnassiens affichent un pessimisme profond à l’égard des monuments destinés à perpétuer la gloire des hommes. Dans le sonnet À un triomphateur, Heredia associe le thème des vanités à celui des plantes saxifrages pour rappeler que même les trophées les plus glorieux ne sauraient échapper à la mort et à l’oubli : 17 Heredia, José-Maria de. La Victoire de Samothrace, Bibliothèque nationale de France, Nouvelles Acquisitions françaises, ms.- 14828, f.- 31, v° ; Œuvres poétiques complètes, t.- II : Autres Sonnets et poésies diverses, édition critique par- Simone Delaty, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p.-191. 218 Yann Mortelette Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre, Des files de guerriers barbares, de vieux chefs Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs, Et la flotte captive et le rostre et l’aplustre. Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre, Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs, Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs Profondément, de peur que l’avenir te frustre. Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ? Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ; Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée, Quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx. Ce faucheur samnite est une allégorie de la Mort. Sa nationalité, en rappelant que Rome a dû passer jadis sous les Fourches-Caudines, devrait inciter le triomphateur à faire preuve d’humilité ; elle marque l’ironie du sort : bien qu’ils aient été finalement vaincus par de glorieux généraux romains, les modestes paysans samnites prendront leur revanche en installant des cultures là où se dressaient les orgueilleux trophées de leurs vainqueurs. À la fin du sonnet, l’emploi de deux rimes antisémantiques, liées entre elles par la même consonne d’appui, souligne le sort inéluctable des monuments de gloire : « trophée », « triomphaux », « étouffée », « faulx ». Le rejet de l’adverbe « Profondément » au vers 8 et l’assimilation de la gloire à un « bruit » au vers 10 indiquent le ton sarcastique du poème. L’arc de triomphe de l’Imperator croulera en « blocs épars ». La préfiguration du sort de ce monument est confirmée par le sonnet suivant, Les Rostres, qui commence par ce vers : « Franchis l’arc triomphal qui croulera demain ». Au vers 11 d’À un triomphateur se trouve l’unique occurrence du mot trophée dans Les Trophées : cet effet de mise en abyme montre que Heredia est conscient que ses propres Trophées sont, comme ceux du général romain, menacés par le temps et l’oubli. L’héroïsme triomphant de nombreux sonnets de Heredia ne masque pas le pessimisme de leur auteur : les ruines sont le reflet inversé des trophées. Dans Les Vers dorés, le premier recueil de poésie d’Anatole France, publié chez Alphonse Lemerre en 1873, on trouve également une préfiguration de la ruine universelle qui guette les monuments des hommes. À la manière d’Hubert Robert, qui avait peint en 1796 une Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine, Anatole France imagine dans La Vision des ruines un Paris en décombres, dépeuplé et recouvert par la végétation : La Poésie archéologique des Parnassiens 219 Dans l’île, un portail et deux tours, Retraite aux hiboux familière, Dressent sous la mousse et le lierre Leurs profils noirs, douteux et lourds. De maigres figures de pierre Gisant dans les iris épais, Les mains jointes, suivent en paix Le rêve qui clôt leur paupière […] De longtemps ne sera troublé Le silence de l’île sainte : Dans le fleuve dont elle est ceinte Le dos des ponts s’est écroulé 18 . Cette évocation des vestiges de la cathédrale Notre-Dame sur l’île de la Cité est suivie d’autres descriptions imaginaires du Panthéon, de l’Arc de Triomphe, de l’Opéra Garnier et du Louvre en ruine. Mais après le siège de Paris en 1870 et les incendies provoqués par les Communards en 1871, la fiction d’un tel poème n’a plus rien d’irréaliste : elle témoigne du désabusement d’Anatole France à l’égard de la pérennité des civilisations. La poétique des ruines permet également aux Parnassiens d’exprimer leur pessimisme métaphysique. En 1867, dans un poème des Lèvres closes intitulé La Ruine, Léon Dierx relate un rêve au cours duquel lui est apparu la ruine d’un temple aux proportions fantastiques : Et le plus effrayant de ce monde effroyable C’était, au centre et hors des épaisseurs du sable, Un temple ruiné, mais colossal encor Mille fois plus que ceux de Karnak et d’Angkor ! Il renforce l’hyperbole en faisant référence d’une part aux ruines de Karnak, le plus vaste complexe religieux de l’Égypte antique, qui fit l’objet des fouilles d’Auguste Mariette de 1858 à 1860, et d’autre part aux ruines d’Angkor, l’ancienne capitale de l’Empire khmer, que le naturaliste Henri Mouhot venait d’explorer et de faire découvrir aux Occidentaux en 1859 et 1860. Le temple en ruine dont le poète a eu la vision est celui des premiers dieux de l’humanité : 18 France, Anatole. La Vision des ruines, v.- 13-20 et 29-32, dans Les Poèmes dorés, suivis d’Idylles et légendes, Paris, Lemerre, 1873 ; recueilli dans Poésies d’Anatole France. Les Poèmes dorés. Idylles et légendes. Les Noces corinthiennes, Paris, Lemerre, 1896, pp.-38-42 (passage cité ici pp.-39-40). 220 Yann Mortelette Toute une inconcevable histoire dormait là, Du haut en bas gravée en langue originelle Sur le bronze inusable et la pierre éternelle, Au fond de l’Invisible et du Silence, au fond De l’Oubli, derniers Dieux en qui tout se confond. En annonçant in fine la disparition des dieux, mais en rappelant que le bronze est « inusable » et la pierre « éternelle », Dierx considère que les vestiges matériels des temples survivent aux êtres immatériels dont ils célébraient la gloire : son pessimisme métaphysique se double d’un optimisme archéologique. Une pensée similaire se trouve dans un fragment de sonnet inédit de Heredia intitulé Ruines d’Angkor : Où depuis dix mille ans sur leurs échines amples Tordant leur trompe immense autour des fûts géants Des éléphants pensifs portent le poids des temples 19 . Ces vers sont proches de ceux de Dierx, qui évoque dans La Ruine des « chapiteaux massifs où des bêtes hybrides/ Sur leurs trompes en l’air tenaient des pyramides » : le génie architectural des hommes sert de base aux temples des Dieux. Dans le poème Torses antiques de ses Croquis italiens, Sully Prudhomme développe, quant à lui, une conception optimiste des ruines. Certes, il déplore d’abord la mutilation que le temps a fait subir aux statues d’un musée romain : Le long des corridors aux murailles de pierre, Les marbres déterrés et dégagés du lierre Offrent leur grand désastre à la pitié des yeux. Peuple autrefois sacré de héros et de dieux, Ils tombèrent, gardant leur attitude auguste. La chute a fait rouler la tête loin du buste. Mais le poète trouve tous ces corps sans tête plus suggestifs que s’ils avaient été conservés dans leur intégralité, car ils invitent à retrouver, par la seule contemplation attentive du buste, la divinité ou le héros dont ils sont l’incarnation : On dirait qu’au sortir des mains qui les ont faits Ces grands décapités n’étaient pas plus parfaits, Et qu’obstinés à vivre en ce peu de matière Leur beauté paraît mieux en ruine qu’entière ! La ruine se pare des prestiges de l’esquisse. 19 Bibliothèque de l’Arsenal, ms.-13578, f.-29, v°. La Poésie archéologique des Parnassiens 221 Anastyloses parnassiennes Les Parnassiens, ces stoïciens du romantisme, ont voulu réagir au mal du siècle que la génération précédente leur avait inoculé. Si la poétique des ruines leur sert à exprimer leur pessimisme après la révolution ratée de 1848, on remarque qu’ils s’efforcent souvent de redonner vie aux ruines qu’ils évoquent et qu’à l’instar des archéologues de leur temps ils cherchent à reconstruire parfois les monuments du passé grâce aux fragments retrouvés. En 1863, dans son premier recueil, Philoméla, Catulle Mendès emploie l’image de l’archéologie dans le sonnet La Ruine, afin d’expliquer comment l’amour l’a aidé à relever son âme délabrée : Mon âme était pareille aux ruines antiques, Débris désespérés des monuments déchus ; Le lierre y cramponnait ses mille doigts crochus, Et des chœurs de serpents sifflaient sous les portiques. […] Mais l’œil de ma maîtresse a lui dans ce dédale ; Elle a soigneusement défriché les moellons, Tué chaque serpent, nettoyé chaque dalle ; Et maintenant, fermée au choc des aquilons, Mon âme est une grande église synodale Où j’adore sans fin ma sainte aux cheveux longs ! La même allégorie s’impose à François Coppée dans le sonnet Ruines du cœur qui ouvre son recueil Arrière-Saison en 1887 : Mon cœur était jadis comme un palais romain, Tout construit de granits choisis, de marbres rares. Bientôt les passions, comme un flot de barbares, L’envahirent, la hache ou la torche à la main. Ce fut une ruine alors. Nul bruit humain. Vipères et hiboux. Terrains de fleurs avares. Partout gisaient, brisés, porphyres et carrares ; Et les ronces avaient effacé le chemin. […] Mais tu parus enfin, blanche dans la lumière, Et, bravement, afin de loger mes amours, Des débris du palais j’ai bâti ma chaumière. 222 Yann Mortelette L’utilisation de phrases nominales brèves, la diérèse divisant le mot ruine, la multiplication des rejets et des contre-rejets internes provoquant un décentrement de l’alexandrin par rapport à la césure soulignent le pouvoir destructeur des passions, tandis que le choix de la forme fixe du sonnet et le retour, au dernier vers, d’un alexandrin strictement césuré et solidement structuré par une antithèse traduisent une volonté de reconstruction intérieure. Chez d’autres Parnassiens, c’est l’alliance de la nature et du rêve qui redonne vie aux ruines. En 1864, dans La Ruine, poème de son recueil Les Espérances, Georges Lafenestre décrit une ancienne église de campagne, dans laquelle il voit l’allégorie de son état d’âme désabusé : Moi-même, je regardai mieux Dans mon âme muette et vide Où le vent de ce siècle aride A trop tôt balayé les Dieux ; Mes vieilles, mes chères croyances À terre y gisaient pour toujours ; De pâles débris d’espérances Dormaient sur des débris d’amours. Mais la présence d’hirondelles dans cette ruine le rend à nouveau confiant dans la force de sa pensée : La Vie a jailli de la Mort. Les hirondelles lumineuses, En tournant dans les froids débris, S’embaumeront aux fleurs joyeuses Qui s’échappent des piliers gris. Aux lèvres des maigres statues L’air du soir va rire en passant, Le blé se lève en frémissant Dans les chapelles abattues. La personnification des éléments architecturaux indique un mouvement de palingénésie. De même, dans Sur un marbre brisé, le dernier sonnet des Trophées, Heredia évoque la statue d’un dieu Terme recouverte de plantes grimpantes qui animent sa physionomie : Les feuilles, l’ombre errante et le soleil qui bouge, De ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant. La Poésie archéologique des Parnassiens 223 Ce poème conclusif est emblématique de la poésie hérédienne, qui fait revivre le passé grâce à l’évocation, dans le cadre étroit du sonnet, d’objets ayant échappé à la disparition des civilisations qui les ont produits : statues, médailles, vases, bijoux, armes anciennes ou stèles épigraphiques. Il fait écho au premier sonnet des Trophées, L’Oubli, qui ouvre symboliquement le recueil sur un champ de ruines : Le temple est en ruine au haut du promontoire. Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain, Les Déesses de marbre et les Héros d’airain Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire. Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire, De sa conque où soupire un antique refrain Emplissant le ciel calme et l’horizon marin, Sur l’azur infini dresse sa forme noire. La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux Fait à chaque printemps, vainement éloquente, Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ; Mais l’Homme indifférent au rêve des aïeux, Écoute sans frémir, du fond des nuits sereines, La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes. Apparemment, seule la Nature parvient à redonner un semblant de vie à ces vestiges sacrés. Mais ce sonnet inaugural révèle chez le poète la ferme intention de réagir à la disparition du passé. Dominique Maingueneau considère les ruines de L’Oubli comme la parfaite illustration de ce qu’il appelle le « paradoxe du Phénix 20 » : Une œuvre littéraire triomphe à travers l’échec même qu’elle donne à voir, construisant son unité à travers le spectacle de la décomposition. Le temple initial représenté en ruine constitue aussi la première pierre de ce temple parnassien éternellement intact que doivent être Les Trophées 21 . À la différence de « l’Homme indifférent au rêve des aïeux », le poète sait encore faire le lien entre le monde moderne et le monde antique ; c’est un passeur entre les vivants et les morts. Dominique Maingueneau qualifie cette situation paradoxale de « paratopie archéologique » : 20 Maingueneau, Dominique. Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Dunod, 1990, p.-168. 21 Id. Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-La-Neuve, Academia-L’Harmattan, « Au cœur des textes », 2016, p.-42. 224 Yann Mortelette Heredia est le survivant d’un monde héroïque à jamais perdu, il appartient au présent sans lui appartenir. L’ensemble de l’énonciation du poète est ainsi prise dans l’anachronie constitutive du Parnasse, dont les tenants tirent leur autorité de leur inscription dans une Antiquité fabuleuse 22 . Comme Heredia, Marc Legrand confie à la Nature le soin de réaliser l’anastylose dont il rêve. Dans son poème Les Thermes de Julien, il imagine la vie débordante qui animait les thermes de Cluny à l’époque romaine ; mais bientôt le visiteur de ces « débris de la vieille Lutèce » revient à la sordide réalité du présent : des ruines, des rats, des cloportes, des bains qui ressemblent à « un funèbre caveau », un jardin qui a l’air « d’un cimetière autour d’un grand tombeau ». Pourtant, comme le sonnet de Heredia Sur un marbre brisé, son poème se termine sur une note d’optimisme : Et la Nature au mur branlant a mis la main, Et, cachant la ruine au regard de l’artiste, Le lierre a remplacé le vieux ciment romain 23 . La pensée de Sully Prudhomme suit les mêmes étapes dans son poème La Voie Appienne. L’auteur des Croquis italiens évoque dans un premier temps ce qu’était la Voie Appienne dans l’Antiquité, avec ses grands tombeaux invitant « la vie à quelque heureuse halte » ; puis il déplore le caractère sinistre qu’elle a pris aujourd’hui, avant que la présence d’un pâtre et de son chien ne fasse ressurgir dans son esprit l’image de la Rome antique éternelle : Et le long du chemin, rangés sur les deux bords, Gisent des bustes blancs aux prunelles funèbres Où le sable et la pioche ont mis plus de ténèbres Que la corruption dans les yeux des vrais morts. Dans les champs d’alentour, qu’agrandit leur détresse, Errent le pâtre antique et l’antique troupeau, Et parfois, sur le ciel, au-dessus d’un tombeau, À la louve pareil, un grand chien noir se dresse. 22 Ibid., p.- 69. Selon Dominique Maingueneau, tout auteur écrit depuis un lieu paradoxal, à la fois lié à la réalité et séparé d’elle, « un lieu- à côté » (c’est le sens du mot paratopie en grec), qui structure son identité énonciative tout en étant structuré par elle. La « paratopie archéologique » qu’il décèle chez Heredia est un cas de « paratopie temporelle » (l’époque dans laquelle vit un écrivain n’est pas celle dans laquelle il se reconnaît). 23 Legrand, Marc. Les Thermes de Julien, dans L’Âme antique, op.-cit., p.-46. La Poésie archéologique des Parnassiens 225 Ces anastyloses imaginaires comportent une part d’utopie. La poésie archéologique des Parnassiens ne vise pas seulement à faire revivre le passé ; elle aspire également à le substituer au présent : les Parnassiens nourrissent le fantasme de retrouver l’énergie, la nouveauté et la pureté des origines. Dans la préface des Poèmes antiques,-Leconte de Lisle justifie ainsi la supériorité absolue de la poésie grecque : Depuis Homère, Eschyle, Sophocle, qui représentent la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain 24 . Dans son poème Devant la Vénus de Milo, qu’il dédie à Théodore de Banville dans Le Prisme en 1886, Sully Prudhomme voit la célèbre statue non comme un débris du passé, mais comme l’incarnation de cette vitalité des origines que le monde moderne a perdue : Ô Vénus de Milo ! tu sors jeune de l’ombre Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi. Tu viens régénérer l’aspiration lasse, Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ; Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce, Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais. Pour lui comme pour Leconte de Lisle, le but de l’archéologie consiste moins à exhumer les vestiges du passé qu’à retrouver à travers eux le sens de l’idéal antique. Des poètes archéologues Au cours du XIX e siècle, l’archéologie, qui se fonde sur la découverte d’objets anciens, s’est efforcée de faire valoir sa légitimité scientifique face à l’histoire, qui s’appuie prioritairement sur les textes du passé. Si de nombreux poèmes parnassiens relèvent de la méthode historique par leur connaissance approfondie des textes anciens, d’autres, tout aussi nombreux, participent de la méthode archéologique par leur intérêt pour les cultures matérielles. Dans Les Trophées de Heredia, la première tendance est illustrée par des sonnets comme Pour le vaisseau de Virgile, Tranquillus, consacré à l’historien romain Suétone (Caius Tranquillus Suetonius), Suivant Pétrarque ou Sur le Livre des Amours de Pierre de Ronsard ; la seconde, par des sonnets comme Le Vase, Épigramme votive, Épigramme funéraire, Vitrail, L’Estoc, Médaille, Vélin doré, L’Épée, Médaille antique ou Sur un marbre brisé : Les Trophées sont un livre 24 Leconte de Lisle. Poèmes antiques, op.-cit., p.-X. 226 Yann Mortelette d’histoire en sonnets autant qu’un musée rempli des dépouilles opimes du passé. Le poète chartiste considère même que les objets anciens sont parfois de meilleurs témoins que les textes anciens ; dans L’Estoc il écrit ainsi : Et ce glaive dit mieux qu’Arioste ou Sannazar, Par l’acier de sa lame et l’or de sa poignée, Le pontife Alexandre et le prince César. Ses cinq Sonnets épigraphiques mettent en vers des épigraphes gallo-romaines qu’il a découvertes à Bagnères-de-Luchon en 1880 dans une brochure d’archéologie locale qui venait de paraître 25 . Tous portent en épigraphes les épigraphes mêmes dont ils constituent l’amplification poétique : cet effet de mise en abyme suggère que la forme brève du sonnet est l’équivalent de la forme incisive de l’épigraphe. La source de ces poèmes est archéologique, tout autant que leur but : ils visent à retrouver le sens des rites gallo-romains à partir des inscriptions lapidaires retrouvées. À la fin du sonnet Le Vœu, Heredia déclare : C’est pourquoi, dans ces vers, accomplissant les vœux, Tel qu’autrefois Hunnu, fils d’Ulohox, je veux Dresser l’autel barbare aux Nymphes Souterraines. Le sonnet La Source décrit un autel qui « gît sous la ronce et l’herbe enseveli » et dont les hommes d’aujourd’hui ont oublié la fonction ; mais comme l’archéologue, le poète parnassien sait redonner à ce monument sa signification : De loin en loin, un pâtre errant s’y désaltère. Il boit, et sur la dalle antique du chemin Verse un peu d’eau resté dans le creux de sa main. Il a fait, malgré lui, le geste héréditaire, Et ses yeux n’ont pas vu sur le cippe romain Le vase libatoire auprès de la patère. L’emploi de termes antiques précis montre que le poète, à la différence du pâtre, a conservé le sens des rites gallo-romains et qu’il se pose symboliquement comme le gardien fidèle des traditions antiques. Les sonnets des Trophées montrent la rémanence des cultures anciennes dans le monde moderne. Les différentes catégories d’objets auxquelles les Parnassiens recourent dans leurs poèmes pour faire revivre les époques révolues requièrent une organisation et une mise en valeur au sein de leurs recueils : l’intérêt pour 25 Sacaze, Julien. Épigraphie de Luchon, Paris, Didier, 1880. La Poésie archéologique des Parnassiens 227 les cultures matérielles a pour corollaire une réflexion muséologique. Après avoir publié ses sonnets pendant une trentaine d’années dans diverses revues, Heredia décide de les regrouper dans ce musée que sont Les Trophées, non seulement pour éviter leur éparpillement et augmenter leurs chances de passer à la postérité, mais aussi parce que son but est précisément de lutter contre le pouvoir dévastateur du temps et contre l’oubli qui menace les belles créations du passé. Une telle démarche est comparable à celle d’un archéologue comme Auguste Mariette, qui œuvra à la création du musée du Boulaq pour conserver les découvertes qu’il avait faites en Égypte. La métaphore du musée convient d’autant mieux à un recueil de poèmes qu’un musée est à l’origine le temple des Muses. Dans Les Trophées, cette Légende des siècles en sonnets, Heredia opte pour un art de la miniature, en vertu de la poétique de la condensation prônée par Gautier, pour qui elle permet de créer des œuvres plus résistantes aux atteintes du temps. Le musée des Trophées contient des sculptures, comme Le Coureur ou Michel-Ange, des stèles gravées, comme les Sonnets épigraphiques, des médailles, comme Médaille ou Médaille antique, des armes anciennes, comme L’Estoc ou L’Épée, des émaux, comme Émail ou Rêve d’émail, des vitraux, comme Vitrail, des céramiques, comme Le Vase, ou encore de vieux ouvrages, comme Vélin doré. Les cinq sections du recueil sont comme les différentes salles d’un musée ; elles évoquent tour à tour des époques différentes (La Grèce et la Sicile ; Rome et les Barbares ; Le Moyen Âge et la Renaissance) ou des lieux différents (L’Orient et les Tropiques ; La Nature et le Rêve). À l’intérieur de chacune d’elles, les cycles de sonnets constituent des vitrines particulières, comme Les Conquérants, La Vision de Khèm-ou La Mer de Bretagne. La science archéologique du XIX e siècle a donc servi de modèle à l’art poétique des Parnassiens et à leur volonté de retour aux origines. Elle leur a offert de nouveaux thèmes d’inspiration et les a confortés dans le choix de formes poétiques brèves et denses. Elle leur a permis d’exprimer leur mélancolie à l’égard de l’impermanence du monde, tout en leur montrant comment il était possible de faire ressortir de l’oubli des pans entiers du passé. Enfin, elle a suscité leur intérêt pour les cultures matérielles et complété leur approche historique des civilisations anciennes. Ce sont l’archéologie classique et l’égyptologie qui ont surtout retenu l’attention des Parnassiens. L’archéologie de la Préhistoire, qui avait inspiré à Louis Bouilhet le long poème Les Fossiles en 1854, ne les a guère tentés 26 . De même, ils se sont très peu inspirés de l’archéologie médiévale, sans doute parce qu’ils avaient le souci de se distinguer du goût des romantiques pour 26 Heredia, par exemple, ne mentionne que brièvement les mégalithes qu’il a vus dans le Finistère, comparant à un « infrangible cyprès » « le menhir sous lequel gît la cendre du Brave » dans le sonnet Bretagne. 228 Yann Mortelette le Moyen Âge. L’extension des aires archéologiques dans le dernier tiers du XIX e siècle a probablement été trop tardive pour les influencer, même s’ils mentionnent dans leurs vers les découvertes des ruines d’Angkor. L’archéologie mésopotamienne, l’archéologie américaine, l’archéologie extrêmeorientale ou encore l’archéologie sous-marine n’apparaissent pas dans leurs poèmes. Malgré son origine cubaine et sa traduction de la Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernal Diaz, José-Maria de Heredia n’évoque pas les vestiges des anciennes civilisations amérindiennes dans Les Conquérants de l’or, le long poème qui clôt Les Trophées. Dans le sonnet À une ville morte, il décrit toutefois la décrépitude de Carthagène des Indes, fondée en 1532 par son ancêtre Pedro de Heredia. Bien qu’il ait reçu à l’Académie française en 1902 l’archéologue Melchior de Vogüé, explorateur de la Syrie et de la Palestine en 1853 et 1854, et qu’il ait été l’ami de son neveu Eugène-Melchior, auteur de Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage aux pays du passé (1876), il ne s’est pas intéressé aux antiquités mésopotamiennes dans ses sonnets. En revanche, certains poètes néo-parnassiens trouveront en elles une source d’inspiration. Ami de Heredia et disciple de Leconte de Lisle, André de Guerne évoquera les civilisations babylonienne, assyrienne, égyptienne, chaldaïque et sémitique dans L’Orient antique en 1890 ; dans la préface de cette première partie des Siècles morts 27 , il explique : Chaque année de nouvelles fouilles sont exécutées, de nouvelles ruines sont découvertes et explorées. Récemment encore, l’antique civilisation sumérienne surgissait des monticules de la Basse-Khaldée. Et voici que depuis peu un autre empire, celui des Hitthites, que la Bible et les textes égyptiens mentionnent souvent, semble sortir de l’ombre. […] Ainsi du mouvement historique procède le mouvement poétique actuel. Profiter des découvertes archéologiques, évoquer dans leur milieu les hommes et les choses, et tenter de représenter à son tour, dans une suite de poèmes, le long déroulement des siècles, telle fut l’ambition de l’auteur 28 . Les Parnassiens, comme leur nom l’indique, ont nourri une prédilection pour l’Antiquité gréco-latine : c’est elle que leur poésie archéologique a voulu ressusciter, parce que c’est elle qui exprime leur conception du beau. Considérant la poésie comme un art technique, dont la maîtrise devait assurer la pérennité de leurs œuvres, ils ne pouvaient manquer de s’intéresser aux progrès de l’archéologie, cette science consacrée aux objets que l’homme a fabriqués et qui ont traversé les âges. Leur poésie archéologique se préoccupe moins de la découverte des vestiges que du souci de leur 27 Guerne, André de. Les Siècles morts, Paris, Alphonse Lemerre, t.-I : L’Orient antique, 1890 ; t.-II : L’Orient grec, 1893 ; t.-III : L’Orient chrétien, 1897. 28 Id. « Préface », dans L’Orient antique, ibid., pp.-III-IV et VII. La Poésie archéologique des Parnassiens 229 sauvegarde. Il est essentiel à leurs yeux que le dialogue entre les hommes du présent et les hommes du passé ne s’interrompe pas : comme l’archéologie, la poésie parnassienne relève avant tout d’un profond humanisme.